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Le destin se plaît à inventer des dessins et des figures. Sa difficulté tient à sa complexité. Mais la vie elle-même est difficile par sa simplicité. Elle n’a que quelques éléments d’une grandeur qui nous surpasse. Le saint, en déclinant le destin, choisit ceux-ci pour l’amour de Dieu. Mais que la femme, conformément à sa nature, doive faire le même choix par rapport à l’homme, c’est là ce qui évoque la fatalité de toutes les amours : Résolue et sans destin, comme une éternelle, elle est debout à côté de lui qui se transforme. Toujours l’aimante surpasse l’aimé, parce que la vie est plus grande que le destin. Son don d’elle-même peut être infini ; c’est là son bonheur. Mais la misère sans nom de son amour a toujours été celle-ci : qu’on lui ait demandé de limiter ce don.
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Veröffentlichungsjahr: 2021
Rainer Maria Rilke
LES AMANTES
Traducteur : Maurice Betz
1944
© 2021 Librorium Editions
ISBN :9782383831655
BETTINA(1)
CHANSON D’AMOUR(2)
LE DESTIN SE PLAÎT À INVENTER(3)
BERCEUSE(4)
CEUX QUI SONT AIMÉS…(5)
MAIS SI LA NOSTALGIE…(6)
REMONTEZ EN ARRIÈRE…(7)
AMANTS, VOUS QUI…(8)
SAPHO(9)
SUR LE SOUPIR(10)
ABELONE(11)
CHANSON(12)
LES LIVRES D’UNE AMANTE(13)
FACE AU CIEL(14)
SUR LA RELIGIEUSE PORTUGAISE (Deux lettres)(15)
I
II
« Être aimée veut dire se consumer dans la flamme. Aimer c’est rayonner d’une lumière inépuisable. Être aimée c’est passer ; aimer c’est durer. »
LES CAHIERS DE MALTE
LAURIDS BRIGGE.
Cette promesse se remplit encore et toujours : par hasard le même livre se retrouve de nouveau parmi les miens, au nombre des quelques livres dont je ne me sépare pas. À présent, pour moi aussi, il s’ouvre aux passages auxquels je pense justement, et pendant que je les lis, il est incertain si je songe à Bettina ou à Abelone.
Non, Bettina est devenue plus vivante en moi, Abelone que j’ai connue n’a fait que préparer l’autre, et voici qu’elle a fleuri en Bettina comme en son être le plus propre et le plus inconscient. Car cette étrange Bettina a, par toutes ses lettres, créé de l’espace, et comme un monde de dimensions élargies. Elle s’est depuis le commencement répandue en tout comme si elle avait déjà dépassé sa mort. Partout elle s’était installée profondément dans l’être, elle en faisait partie, et tout ce qui lui arrivait, était de toute éternité contenu dans la nature ; là elle se reconnaissait, elle s’en détachait presque douloureusement ; elle se devinait peu à peu, comme remontant à des traditions, elle s’évoquait comme un esprit, et s’affrontait.
Voici un instant, Bettina, tu étais encore ; je te comprends. La terre n’est-elle pas chaude de toi, et les oiseaux ne laissent-ils pas de l’espace pour ta voix ? La rosée est autre, mais les étoiles sont encore les étoiles de tes nuits. Où le monde entier n’est-il pas tien ? Car combien de fois l’as-tu incendié de ton amour, et l’as-tu vu flamboyer et se consumer, et l’as-tu, en secret, remplacé par un autre monde, tandis que tous dormaient. Tu te sentais bien d’accord avec Dieu, lorsque, chaque matin, tu lui demandais une nouvelle terre, afin qu’eussent leur tour tous ceux qu’il avait créés. Il te semblait peu digne de les épargner, et de les réparer, et tu avançais tes mains vers un monde toujours nouveau. Car ton amour égalait tout.
Comment est-il possible que tous ne parlent encore de ton amour ? Qu’est-il depuis arrivé de plus mémorable ? Qu’est-ce donc qui les occupe ? Toi-même, tu connaissais la valeur de ton amour, tu le disais à haute voix à ton plus grand poète, afin qu’il fût rendu humain ; car il était encore élément. Mais le poète, en t’écrivant, en a dissuadé les hommes. Tous ont lu ses réponses et les croient plutôt, parce que le poète leur est plus intelligible que la nature. Mais peut-être comprendront-ils un jour qu’ici était la limite de sa grandeur. Cette aimante lui était imposée, et il ne l’a pas supportée. Qu’est-ce à dire qu’il n’ait pu lui répondre ? Un tel amour n’a pas besoin de réponse, il contient l’appeau et la réponse ; il s’exauce lui-même. Mais le poète aurait dû s’humilier devant elle, dans toute sa magnificence, et ce qu’elle dictait, l’écrire à deux mains, comme Jean de Pathmos, à genoux. Il n’y avait pas de choix possible en présence de cette voix, qui « remplissait la fonction des anges », qui était venue pour l’envelopper et l’entraîner vers l’éternel. C’était là le char de sa montée embrasée vers le ciel. C’était là qu’était préparé à sa mort le mythe obscur qu’il laissa vide.
CHANSON D’AMOUR(2)
Comment tenir mon âme afin
qu’elle ne frôle pas la tienne ?
Comment l’enlever assez loin,
par dessus toi, vers d’autres choses ?
Je voudrais l’abriter sous quelque objet perdu,
en un recoin étranger et muet
où ton frémissement ne pourrait pas l’atteindre.
Mais tout ce qui nous touche, toi et moi,
nous réunit ainsi qu’un coup d’archet
ne tire des deux cordes qu’une voix.
Quel est cet instrument sur quoi l’on nous fit tendre ?
Et quelle main nous tient, formant ce son ?
Ô douce chanson !
Le destin se plaît à inventer des dessins et des figures. Sa difficulté tient à sa complexité. Mais la vie elle-même est difficile par sa simplicité. Elle n’a que quelques éléments d’une grandeur qui nous surpasse. Le saint, en déclinant le destin, choisit ceux-ci pour l’amour de Dieu. Mais que la femme, conformément à sa nature, doive faire le même choix par rapport à l’homme, c’est là ce qui évoque la fatalité de toutes les amours : Résolue et sans destin, comme une éternelle, elle est debout à côté de lui qui se transforme. Toujours l’aimante surpasse l’aimé, parce que la vie est plus grande que le destin. Son don d’elle-même peut être infini ; c’est là son bonheur. Mais la misère sans nom de son amour a toujours été celle-ci : qu’on lui ait demandé de limiter ce don.
Aucune autre plainte n’a jamais été exprimée par des femmes. Les deux premières lettres d’Héloïse ne contiennent que celle-là, et cinq siècles plus tard elle s’élève encore des lettres de la Portugaise ; on la reconnaît comme un appel d’oiseau. Et soudain le clair espace de cette connaissance est traversé par la forme la plus lointaine de Sapho, que les siècles ne trouvèrent pas, parce qu’ils l’ont cherchée dans le destin.
BERCEUSE(4)
Un jour, si je te perds,
pourras-tu dormir
sans qu’au-dessus de toi je bruisse
comme une couronne de tilleul ?
Sans que je veille, ici,
déposant des mots,
pareils à des paupières,
sur tes seins, tes membres, tes lèvres ?
Sans que je te referme,
te laissant seule avec toi-même,
comme un jardin peuplé
d’anis étoilés et de mélisses ?