Les âmes égarées - Olivier Hovasse - E-Book

Les âmes égarées E-Book

Olivier Hovasse

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Beschreibung

Les âmes égarées est le dernier roman de Douaratil et fait suite à "L'honneur perdu", "L'ombre intime" et "Le hurlement du loup". Arawn poursuit sa quête dans le vaste Orient pour accomplir la prophétie et retrouver Cerridwen. Il a laissé ses compagnons et celle qui l'aime. L'étau des forces obscures se ressert insidieusement. Telles des âmes égarées se débattant dans l'océan du destin, ils devront trouver leur chemin et se réaliser. Ce livre conclut le cycle de Douaratil.

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Seitenzahl: 467

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Table des matières

Mot de l'auteur

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Lexique

Personnages

Douaratil

1. L'honneur perdu

2. L'ombre intime

3. Le hurlement du loup

4. Les âmes égarées

Yerkum

1. Les dunes de sang

Olivier Hovasse est né à Poitiers en France en 1971. Il a suivi des études d'histoire à l'université de Nice-Sophia Antipolis. Passionné de littérature fantasy, il découvre le jeu de rôle dés le début des années 80, hobby qu'il pratique toujours. Des auteurs l'influenceront particulièrement comme JRR Tolkien, Michael Moorcock et Marion Zimmer Bradley.

C'est au début des années 2000 qu'Olivier écrira les premières lignes de Douaratil. Ce roman de fantasy prend place dans un monde entièrement créé par l'auteur où sont développées des légendes, des cultures et même une langue. Depuis ce premier livre, il n'a jamais arrêté d'écrire et investit son énergie créative dans Douaratil, un monde qu'il veut riche et envoûtant.

MOT DE L'AUTEUR

Ce livre clôt les aventures de Douaratil. J’aurai mis des années à l’écrire avec de nombreuses phases d’abandon et de découragement . C’est le mystère de l’écriture. Certes, il s’agit d’une discipline exigeante qui demande de l’endurance mais quand l’inspiration n’est pas là, impossible d’avancer. Alors avec une certaine acceptation, j’ai laissé le temps passer mais j’ai aussi été attentif aux moments propices à la reprise de l’écriture. C’est le lot de toute activité de création et dans un monde où nous sommes inondés d’images et d’informations, notre propre capacité de création peut s’en trouver affectée et amoindrie. Mais cette profusion est aussi, à contrario, une source d’inspiration. Je sais d’où viennent mes influences, de quels livres, de quels films et de quelles musiques.

Je ne sais pas si je continuerai d’écrire après ce roman mais je veux croire que je trouverai le temps de continuer à développer le monde de Douaratil dans de nouveaux récits.

Douaratil est né il y a maintenant plus de vingt ans, il a atteint une maturité même s’il reste tant à décrire.

Je remercie ceux qui m’ont toujours accompagné dans cette aventure, mon épouse Denise, qui aura été une grande source d’inspiration, mon ami David qui se reconnaîtra au travers de ces livres, mais aussi mon ami Hervé pour ses conseils avisés et Hubert pour ses relectures et ses compétences en langue française.

Je dédie ce dernier livre à mes enfants car je sais qu’ils garderont cette création et, qui sait, plus tard, se l’approprieront pour la développer. Je vous souhaite une bonne lecture. Merci de me lire.

Olivier

A mes enfants ...

Le vent qui avait balayé inlassablement la steppe durant la journée, avait laissé la place au calme funeste et glacial d’une fin d’après-midi silencieuse d’où émanait un sentiment de solitude, exacerbé par une gamme chromatique de gris et de blancs. De minuscules flocons de neige s’amoncelaient dans les creux et reliefs des ornières de boue, figées par le froid. Le temps semblait s’être arrêté dans cette nature, d’où aucun signe dans l’environnement ne dévoilait âme qui vive. Le Minghour1 releva la tête et plissa ses yeux bridés en direction de l’horizon. Il grelottait, enveloppé dans ses couvertures. Bientôt, elles ne suffiraient plus et de bonnes fourrures seraient nécessaires pour combattre la torpeur des températures glaciales. Il essuya son nez morveux d’un revers de la main qu’il frotta rapidement contre sa cuisse sans quoi il s’exposait à la morsure du fluide qui se serait immanquablement congelé dans ses chairs. Les cheveux de l’homme de l’Est, habituellement d’un noir de jais, avaient blanchi au contact de l’hiver. Leng avait vu de nombreuses choses dans sa vie de voyage. Sa passion pour la connaissance et les légendes l’avait conduit dans maints endroits, mais la quête qu’il entamait aujourd’hui lui paraissait dès son commencement au-dessus de ses forces. Il était ancien le temps de la rencontre avec Arawn, le guerrier khernaë qui l’avait défendu dans la taverne de la ville de Thaouet. Depuis cet instant, il avait partagé son destin avec le jeune homme. Il était allé plus loin qu’il n’aurait jamais espéré, jusqu’à Alicantys, la décadente cité alcante. Ils y avaient laissé leurs compagnons Finn, Ailynn et Sinead et avaient repris la route, à la recherche de Cerridwen.

Cerridwen, il ne l’avait vue qu’un court moment durant la convalescence miraculeuse d’Arawn, mortellement blessé au ventre lors de l’affrontement au pied de la forteresse de Lornac, en terre khernaëe. Cette jeune femme lui avait laissé une impression singulière. Elle paraissait faible et fragile, d’une grande beauté, la peau claire. Ses yeux d’un bleu profond lui conféraient un regard de saphir qu’une chevelure blonde venait orner de fils d’or. Cette apparence était pourtant trompeuse et il en avait déduit qu’au contraire, cette dame était habitée d’une rare détermination et d’un étrange et terrible don. Elle était douce et triste, résignée, mais armée d’une forte volonté telle une pierre inaltérable et d’un courage forgé dans le métal le plus dur. Cerridwen était partie ensuite, avant le réveil d’Arawn, en direction de l’est pour rencontrer le grand empereur Xhia, régent suprême des terres orientales.

Après leurs déboires dans la cité d’Alicantys, Arawn s’était mis en quête de la princesse khernaëe, poursuivant un destin et un ancien amour. Il avait laissé Sinead dans la capitale alcante, car celle-ci avait été blessée durant le siège de la ville. En sus de sa convalescence, elle portait un enfant qui lui interdisait désormais de longs voyages.

Leng cessa de raviver ses souvenirs qui ne le rassuraient pas sur l’avenir. Il alla vérifier que sa monture se trouvât bien. Son coursier était robuste. Il s’agissait d’un cadeau de Dynisis, la magistrate alcante. L’animal s’était couché sur la terre et le Minghour lui avait posé sur l’abdomen une couverture pour le protéger de la froideur. Les sabots de l’animal étaient aussi enroulés dans des tissus. Ainsi tapi, au ras du sol, le cheval se préservait du froid et des vicieuses bourrasques glacées. L’homme lui frotta le museau et lui approcha un peu de sel dans la paume de sa main que l’équidé lécha patiemment pour ne pas en perdre un grain. Leng voyait que son cheval s’adaptait à la rudesse du climat et même dans son comportement, tout n’était qu’économie et attention. Cette monture était exceptionnelle et le Minghour s’en était vite rendu compte dès les premiers jours de trajet. Le cheval semblait doué d’un instinct et d’une marque d’intelligence, grâce auxquels, les deux voyageurs avaient échappé à plusieurs périls ou les avaient contournés. Les deux montures étaient bien dressées et répondaient rapidement à la demande de leurs cavaliers. Ces animaux étaient devenus tellement familiers qu’Arawn et Leng avaient pris l’habitude de ne plus les attacher. Au moindre sifflement de leur part, ils accouraient dans l’instant.

Leng s’approcha du foyer. Une petite pyramide de bois se consumait lentement et quelques timides flammes léchaient les parois métalliques d’une marmite. Le Minghour regarda à l’intérieur, y plongea une louche et porta à ses lèvres le breuvage. Des racines, quelques plantes aromatiques et le dernier morceau de lard : cette soupe était très goûteuse, mais le cuisinier redoutait déjà les longs jours qui allaient s’écouler avant de pouvoir en savourer une semblable. Des moments difficiles de rationnement s’annonçaient, car le gibier était peu abondant et farouche, bien que peu coutumier à la présence des hommes. Les animaux se méfiaient de tout et s’enfuyaient à la première alerte, preuve que la compétition pour la survie était féroce dans ces terres inhospitalières. Pas le temps de poser des collets, étant donné que les deux compagnons voyageaient beaucoup. Arawn était parti depuis le milieu de journée avec son arc. Leng pria pour qu’il ne revienne pas bredouille.

La fin d’après-midi passa et la soirée approcha. L’impatience fit place à l’inquiétude et Leng se leva pour scruter l’horizon. En vain, aucune silhouette ne se profilait dans le lointain et la visibilité diminuait. Le Minghour se résigna. L’obscurité arriva totalement et recouvrit la steppe d’ombre et de froid. La température chuta rapidement et la neige éparse cessa de tomber. Le silence se fit complètement, excepté quelques sons d’animaux qui furetaient dans les broussailles.

Au moins, il y a du gibier, pensa le Minghour pour se rassurer de ne pouvoir en identifier la source.

Un gibier qui ne finira pas dans nos ventres, s’amusa-t-il.

La nuit acheva d’envelopper définitivement le campement et Leng, emmitouflé dans ses couvertures, ne sentit pas le sommeil le gagner. Il s’affala la tête posée sur une selle. Emporté dans une léthargie peuplée de rêves glacés, il se réveilla dérangé par une lumière.

Déjà le matin, pensa-t-il.

Les rayons du soleil inondaient son visage. Il resta les yeux fermés, mais se félicita à l’idée que les nuages aient pu disparaître. Pour combien de temps ?

Il s’enroula un peu plus dans sa couverture et la rabattit par-dessus son crâne. Pourtant, le bruit du craquement d’une branche, puis du crépitement d’une flamme lui firent ouvrir les yeux. Il voulut prendre une dague, mais se rappela qu’il n’en mettait jamais à proximité de sa couche, car il était sujet au somnambulisme.

Il renifla, puis huma l’air. Une douce odeur de tisane et d’omelette au lard se diffusait dans le campement.

Leng se retourna et distingua une silhouette accroupie près du feu dans le contre-jour.

— Arawn ? Quand es-tu rentré ? demanda le Minghour.

— Dans la nuit, répondit le jeune homme, tes ronflements m’ont guidé dans l’obscurité.

Leng se redressa en gardant la couverture autour de ses épaules. Il regarda les œufs brouillés rissoler sur une plaque circulaire métallique au milieu de tranches de viande et couenne. Il s’approcha et saisit avec un tissu l’anse de la théière qui était posée directement dans les braises. Il se servit de la tisane dans un gobelet. Leng admit qu’ils étaient bien équipés et que les Alcantes avaient été généreux. Ils avaient tout le nécessaire pour un tel périple, des richesses et des armes. Ils étaient parés pour les régions hostiles, exception faite des vivres qui venaient à manquer.

— Tu ne peux pas poursuivre ainsi, Arawn, dit Leng en portant l’infusion à ses lèvres.

— Continuer comment ? s’étonna le Khernaë.

— Comme tu fais, répliqua l’homme de l’Est. Nous voyageons quotidiennement et chaque fois que nous établissons un campement, tu repars immédiatement en reconnaissance ou à la chasse.

— Il faut bien que nous sachions où nous sommes et que nous récoltions quelques vivres, répondit Arawn en bâillant. Il s’aperçut effectivement qu’il était fatigué. Il avait chevauché une partie de la nuit. Il n’était pas revenu bredouille. Ses flèches avaient trouvé le poitrail d’une chèvre blanche. Probablement un animal isolé qui avait été abandonné par son troupeau. Le Khernaë avait rendu grâce pour cette pièce de viande. Il s’astreignait à respecter les traditions. Cerridwen l’avait toujours fait, et Sinead aussi était très attachée à ne pas s’attirer le courroux des esprits. Son expérience grandissant, le jeune homme avait déjà vu de nombreuses choses. Il avait même voyagé en rêve dans des terres inconnues avec les songes de Cerridwen au temps où elle était prisonnière de l’infâme Tadeg. Il n’avait donc plus de certitude sur l’exactitude de ce qui l’entourait. Il n’avait plus que des doutes qui lui donnaient un autre regard sur le monde environnant. Il était dans un état d’esprit plus ouvert qu’à l’époque où il ne fréquentait que les alentours de Ker-kroaz. La maturité sans doute, mais aussi la conviction que de nombreuses choses dans cette existence, s’expérimentaient et que les leçons et les interdits des savants avaient toute leur limite à la lumière du vécu.

— Tu as raison, mon ami, dit le jeune combattantdanseur de guerre qui était tant fatigué qu’il n’aurait pu faire face à l’assaut d’un adversaire.

Il continua.

— Nous allons repartir et pendant que tu prépareras les chevaux, je ferai un petit somme.

Leng ne sembla pas convaincu, mais il pensa qu’il ne fallait pas brusquer le Khernaë qui bien que de bonne constitution, était à bout de forces.

— Repose-toi et mange tranquillement, dit le Minghour. Si nous voulons aller plus vite, nous ne devons pas perdre notre temps à chercher du gibier.

— Nous n’allons pas nous nourrir uniquement de racines et de baies, s’insurgea Arawn.

— Pas du tout ! Rassure-toi. Nous devons trouver une ville ou un comptoir sur une voie commerciale et là-bas nous ferons l’acquisition de provisions, expliqua l’explorateur Leng.

Le Khernaë était las et ne se sentait pas le courage de discuter.

— Soit ! admit-il. Du moment que cela ne nous détourne pas trop de notre route.

— Nous y veillerons, rassura le Minghour.

Arawn sommeilla contre une rocaille, bercé par le souffle des montures qui étaient impatientes de reprendre le voyage.

Il s’éveilla alors que le soleil était à son zénith.

— Mais pourquoi ne m’as-tu pas réveillé ? se lamenta Arawn.

Leng le regarda, un sourire aux lèvres. Il n’écoutait pas les reproches de son ami. Il tenait la bride des chevaux et en tendit une au jeune homme.

— Cela fait plaisir de voir que tu as repris des forces, dit-il, même si c’est pour mieux râler.

Ils empruntèrent le chemin de l’Est ; toujours plus à l’est. Les jours se suivirent et les steppes laissèrent apparaître dans le lointain la crête blanche d’une chaîne de montagnes. Arawn pensa qu’elles étaient semblables aux monts du Menezlatar. Il faisait fausse route, car la barrière qui se trouvait devant lui était infranchissable pour le commun des mortels. Contourner ces amas rocheux prendrait des lunes et malgré les suppliques de Leng, ils mirent le cap directement sur l’obstacle.

Cinq jours s’étaient écoulés depuis leur départ et l’ascension des premières montagnes avait débuté. Le tapis neigeux, qui s’était fait discret jusque là, s’était épaissi et les sabots des chevaux crissaient sourdement. Le paysage était à couper le souffle et les deux voyageurs s’arrêtèrent admirer les vallées escarpées et les rivières qui serpentaient dans les gorges profondes. Ils s’émerveillèrent aussi sur de somptueux couchers de soleil et de surprenantes mers de nuages. Chaque col, combe ou crête, promettait une nouvelle découverte et motivait le Khernaë et le Minghour.

1 Peuple d’orient constitué de nombreuses tribus et peuples dont les Yotakaïs, les Oynours ou les Ygouths.

La cité millénaire d’Alicantys2 allait panser ses blessures pendant de nombreux cycles. Une grande partie de la section haute du Palatius était détruite. Les incendies avaient ravagé plusieurs palais des jours durant. La montagne avait tremblé après le départ des armées shahimas et s’était séparée en deux. Une part importante du plateau supérieur avait glissé dans la mer, causant un retrait des eaux, puis une vague avait dévasté les côtes. La cité semblait ainsi décapitée et engourdie, des flocons de neige venaient le souligner.

Dynisis observait au travers de la tenture de son palanquin. Ses esclaves la transportaient vers le Consejys3pour une audience extraordinaire. Toutes les réunions portaient ce titre, car chaque jour avait son lot d’affaires essentielles à régler.

La magistrate contempla au fil de sa progression, la ville meurtrie. Ses yeux d’ambre fixèrent chaque dégât, chaque signe de deuil et chaque regard de supplication. Elle imprimait ces images sur sa rétine pour mieux appréhender le dénuement dans lequel se trouvaient les citoyens d’Alicantys. Elle, dans son palais luxueux, n’était guère atteinte. Elle s’étonna un instant de s’intéresser à ces miséreux. Elle se rassura en se rendant compte qu’elle n’était réellement que peu bouleversée. Cette sympathie n’était que politique. Elle savait qu’elle devait se garantir l’affection du peuple pour contrecarrer éventuellement des alliances ou des groupements de sénateurs au Consejys.

La magistrate alcante passa sa main dans les mèches blondes de ses cheveux et les replaça derrière son oreille. Encore quelques instants à déambuler dans les rues de la cité avant l’arrivée au siège du conseil. Elle se concentra : les séances n’avaient rien de parties de plaisir et de nombreux conflits étaient mis à jour au travers des discussions politiques. La brève concorde entre les élus contre les Shahims laissait maintenant la place aux rivalités plus personnelles et aux ambitions locales. Dynisis avait conscience de cela et comprenait qu’elle devait maintenir la cohésion au risque de voir revenir le péril des royaumes de Shahia sans y être préparée. Pour cela, elle était prête à couper quelques branches pourries. Elle savait qu’elle n’hésiterait pas à le faire.

Le palanquin s’arrêta devant les marches du conseil. Les légionnaires en faction redressèrent leur position à l’arrivée de la personnalité. La belle Alcante, mit pied à terre et huma l’air pour mieux s’imprégner du lieu et de l’ambiance. À son passage, les poings fermés résonnèrent contre les pectoraux de bronze. Elle hocha rapidement la tête en guise de salutation, mais s’immobilisa. Par-dessus l’épaule du garde, au-delà des escaliers, elle remarqua son esclave favorite qui se trouvait en discussion avec un jeune homme. Elle fronça les sourcils, mais la distance ne lui permettait pas de distinguer les traits de l’individu.

— Vous devez vous hâter, le conseil vous attend, déclara Savinius, magistrat et sénateur allié politique de Dynisis, en descendant quelques marches à la rencontre de la belle trentenaire.

— Qu’ils patientent ! siffla la dame en prenant la direction de son esclave.

Elle se fraya un chemin parmi les badauds et le passage d’un palanquin aveugla un instant sa proie. Lorsque celui-ci s’écarta, elle s’élança, mais croisa immédiatement la jeune esclave à la peau cuivrée et aux yeux de nacre. Elle fixait Dynisis. La jeune femme, métisse, portait un étrange tatouage triangulaire dont le sommet inversé retombait sur l’arête nasale et trônait sur son front, inspirant curiosité et mysticisme. Les cheveux noirs de la belle étaient nattés et annelés de perles blanches sculptées dans l’ivoire. La sénatrice la trouva magnifique et désirable. Sa colère fit place à la tendresse.

— Nymaya ? Que fais-tu ici ? questionna-t-elle.

— Je ne suis jamais loin, répondit-elle froidement.

La maîtresse alcante marqua une pause et regarda pardessus l’épaule de son esclave.

— Je le connais ? interrogea-t-elle.

Nymaya se figea perceptiblement même si elle voulut ne rien faire paraître.

— Qui ça ? demanda l’esclave d’apparence candide.

— Le jeune homme avec qui tu étais en discussion, s’agaça la sénatrice.

— Personne, esquiva la servante qui s’éloignait déjà.

La magistrate voulut protester, mais déjà la silhouette de la jeune femme se perdait dans la foule. Dynisis scruta encore longtemps la foule en cherchant vainement les traces de sa préférée.

— La séance va bientôt débuter, avertit Savinius qui avait rejoint la domna. Elle se retourna, le visage fardé d’un masque sans émotion.

— Ne les faisons pas attendre alors, répondit-elle.

Ils s’engagèrent dans le bâtiment. Leurs pas résonnaient contre le sol dallé de marbre et précédaient leurs déplacements, annonçant leur arrivée.

Au bout du couloir, le tumulte des conversations enflait puis refluait comme le ressac des vagues sur la grève. L’hémicycle du Consejys était rempli et Dynisis marqua une pause. Savinius l’interrogea du regard, mais n’obtint aucune réponse. Il ne put qu’observer la magistrate qui s’était figée. Le regard fixe, elle sembla se préparer à affronter l’assemblée. Chacun de ces évènements était devenu une épreuve. Prendre la tête du conseil s’était révélé rapidement inconfortable et les alliances politiques qu’elle avait tissées pour organiser la chute des Élus s’effilochaient désormais à l’épreuve du pouvoir. Par le passé, il avait été bien plus facile de se présenter comme la meneuse d’un groupe d’opposition, mais aujourd’hui, elle gouvernait et d’aucuns ne manquaient une occasion de lui demander des comptes.

— Nous devons y aller, ils nous attendent, rappela le conseiller.

— Encore un instant, répondit la domna alcante.

Elle prit quelques inspirations lentes et profondes, tourna légèrement la tête sur sa gauche dans une attitude de résignation puis s’avança vers l’entrée du Consejys. Savinius, surpris de cet élan de détermination, tenta de la rattraper en allongeant sa foulée, mais déjà Dynisis pénétrait dans la salle, accueillie par des applaudissements, quelques huées et un grand vacarme.

La magistrate balaya les dizaines de paires d’yeux qui la fixaient. Elle tint tous ceux qu’elle rencontra, relevant chaque défi individuellement. Un petit sourire s’inscrivit sur ses lèvres, mélange d’amusement et de mépris et elle se dirigea vers son siège pour prendre place. Une fois installée, Savinius vint se poster à sa gauche et saisissant le maillet, il asséna quelques coups sur la planche de percussion en réclamant le calme dans l’assemblée. Un silence précaire s’installa, seulement ponctué de quelques raclements de gorges et d’un pet provocant qui déclencha quelques ricanements.

Dame Dynisis se redressa lentement et s’appuya sur la table, déployant uniformément ses pouces, ses index et ses majeurs en deux petites pyramides invisibles qui servait de fondement à son assise. Depuis quelque temps, elle était régulièrement prise de vertiges, qui se manifestaient le plus souvent dans des moments de grande émotions ou en présence de la foule. Elle attribuait cela à de la fatigue, mais redoutait par-dessus tout de laisser paraître cette faiblesse. Le pouvoir lui prenait du temps, tout son temps.

— Certains d’entre vous ont demandé la parole, déclara-t-elle solennellement. Je la donne donc pour ouvrir les débats à notre dévoué et respecté Apius Terentius Naso.

Et joignant le geste à la parole, elle saisit sur la table un bâton d’ivoire d’une coudée, finement sculpté et le tendit à l’orateur qui s’était manifesté et avait rejoint le centre de l’hémicycle. Il s’en saisit et se retourna vers l’assemblée. La prise de parole durant les sessions du Consejys était sacrée et seul le détenteur du sceptre pouvait s’exprimer, ce qui occasionnellement entraînait quelques empoignades, mais la séance des questions qui s’en suivait, laissait tout le loisir aux contradicteurs d’intervenir à postériori.

L’homme, vêtu de sa toge blanche brodée de fils d’or, était de petite taille. Sa chevelure sombre et bouclée tombait en cascade sur sa nuque. De petits yeux noirs insondables centraient son visage anguleux sans âge.

Apius prit la parole :

— Merci domna Dynisis, je me présente à vous en ce jour pour vous faire part des nombreuses interrogations, inquiétudes - des ricanements se firent entendre dans l’assemblée - qui s’imposent à nos responsabilités. La noblesse alcante dans son ensemble se félicite des évolutions politiques qu’a vécues notre grande cité. La chute des Élus n’a été que le symptôme final de la maladie qui nous rongeait depuis si longtemps. Notre cité a survécu, mais comme toute période de convalescence, nous sommes affaiblis. Comment nous redresserons-nous ? Car les grands projets que nous élaborons dans cette enceinte ne peuvent devenir réalité qu’avec des richesses. Or, qu’avons-nous aujourd’hui ? Le sac du palais des Élus par les pillards shahims nous a laissés sans ressource. Mon propos s’arrêtera là et ma question sera la suivante : comment comptez-vous redresser la cité que vous avez livrée aux mains de nos ennemis ?

Il ne s’était pas retourné, mais sentait dans sa nuque le regard assassin de Dynisis. Toute l’attention de l’assemblée se focalisa sur eux. Ils échangèrent le sceptre, Apius le retint un instant. Ils se défièrent, les yeux dans les yeux, mais Dynisis avait bien reçu le message : le pouvoir était aussi inconstant que les vents de la baie d’émeraude.

— Je vous remercie pour votre franchise, dit-elle. Et s’adressant à l’assemblée alors qu’Apius, chaleureusement félicité par les gradins qu’il traversait, regagnait sa place, Vos questions sont légitimes et réclament des réponses. Effectivement, comme l’évoquait notre cher Apius Terentius Naso, la situation de notre cité est actuellement délicate. Nous sommes passés par des crises et nous sommes affaiblis. Tout le monde dans cette assemblée peut en faire le constat. Mais ne nous leurrons pas, la cité était mourante depuis longtemps. Cette agonie était lente, mais inexorable. L’empire alcante ne cessait de reculer sur tous les fronts. Nous n’étions plus la puissance militaire d’autrefois, ni la puissance économique, même l’art et la culture fuyaient notre civilisation par le passé si florissante. Apius faisait référence à une maladie. La métaphore employée est très juste. Nous étions gouvernés par des maîtres qui n’avaient même plus un regard pour leur peuple et je vous rappelle qu’en cette enceinte, nous, les castes nobles d’Alicantys avions réclamé plus de prérogatives sur la gestion de notre cité. Les réformes n’arrivaient pas assez vite et les Shahims à nos portes, comme la fièvre qui nous guettait, profitaient de la gangrène de cette cité : j’ai nommé les Élus ! Vous le savez aussi, un membre gangrené ne se soigne pas : il s’ampute !

Le brouhaha gagna l’assemblée et l’oratrice profita de cet instant de répit avant de reprendre :

— Nous étions des enfants. Ceux qui veillaient sur nous ne sont plus, nous voilà adultes désormais. Pour grandir, nous avons dû abattre nos aînés. J’ai participé à cette chute. Je l’assume et je la revendique. D’où viennent ces reproches que j’entends dans l’assemblée ? Vous craignez pour votre avenir ? Avant la chute des Élus, vous n’en aviez pas. Le trésor du Palatius a été pillé ? Je suis sûre que chaque famille ici présente a des richesses à mettre à contribution…

Un grondement de réprobation monta de l’assemblée.

— J’ai moi-même engagé ma fortune, clama Dynisis pour couvrir le tumulte en levant les bras.

Savinius martela la planche de percussion en appelant au silence. Un calme précaire revint.

Elle continua :

— Je ne vous demande pas de vous démunir, mais il faudra, chacun à notre mesure, participer à la reconstruction de la cité et à son essor, car immanquablement nous en récolterons les fruits ; bons ou mauvais. Nous devons reformer nos légions et repartir à la conquête de cités sœurs que les Élus ont laissé tomber aux mains de l’ennemi. Nous devons aussi favoriser le commerce avec nos alliés lacèdes, mais aussi les royaumes du Nord. Pour cela, nous devons baisser nos taxes portuaires et favoriser la venue d’artistes pour nos monuments, nos théâtres. Ils illustreront par leurs œuvres la grandeur de notre cité. Nous devrons désormais penser à l’intérêt commun et plus seulement aux bénéfices de nos familles. L’intérêt commun est notre intérêt, car l’essor d’Alicantys bénéficiera à tous. En étant les architectes de cette prospérité future, nous pourrons légitimement en récolter les fruits.

Le discours se termina en un tonnerre d’applaudissements. L’oratrice profita de ce bref instant de gloire, mais rien n’indiquait qu’il ne s’agissait que d’un simple moment de répit. Elle savait que les véritables tractations se déroulaient dans les couloirs de l’hémicycle et que cette assemblée n’était qu’une scène de théâtre. Que lui importait, elle gagnait en cet instant le temps nécessaire jusqu’à la prochaine séance. Celle-ci se termina sur des sujets divers, mais plus aucun intervenant ne vint la prendre à partie. Elle ne prêta pas attention aux débats qui s’en suivirent, son attention était déjà ailleurs. Le comportement mystérieux de sa servante Nymaya l’intriguait.

2 Capitale alcante.

3 Parlement alcante.

Le chant du vent dans les feuillages frémissants caressait l’oreille du cavalier. Le souffle venait des mers de l’Ouest et n’avait pas la morsure habituelle de celui qui franchit les cols glacés des monts du Menezlatar. Au contraire, il était tiède, pareil à l’exhalation, légèrement humide, et déposait une fine couche de sel sur la peau.

Le baiser d’une femme, pensa l’homme que sa monture emmenait sur les terres meldètes.

Ses yeux noirs scrutèrent l’obscurité naissante. Le crépuscule l’avait surpris. Il laissait derrière lui les collines de Gerhaven. Depuis son départ, il était perdu dans ses pensées. Ses idées vagabondaient, des images quelquefois fugaces, d’autres fois prégnantes et entêtantes. Comment avait-il pu ainsi se laisser manipuler ? Il s’en faisait le reproche.

Le cavalier quitta la forêt avant que les ténèbres ne l’engloutissent complètement. Les troncs noueux et torturés laissèrent la place à une prairie rase balafrée par un petit torrent serpentin qui ondulait entre les rochers. Ce lieu, il le connaissait et avait l’étrange sensation de repartir du début. Peut-être était-ce cela qu’il avait mal appréhendé. Son existence ne lui semblait être que chaos, amertume et bonheur déçu. Il croyait avoir gravi rapidement et atteint les sommets. Tout cela lui paraissait aujourd’hui extrêmement orgueilleux. Tout avait changé depuis la mort du vitnar4 lors de l’attaque du campement melg.

Le cavalier ne releva la tête qu’à l’injonction de s’arrêter.

— Halte !

Il tira sur les brides et fixa la sentinelle à l’entrée du village. Il n’avait pas changé. Il était toujours aussi modeste. Sa palissade de bois l’entourait comme les bras protecteurs d’une mère. Des tours de vigies avaient été rajoutées et rappelaient que l’invasion melge était toujours d’actualité.

— Je suis Conall, dit simplement le cavalier en mettant pied à terre.

La sentinelle meldète, vêtue de sa braie bicolore, beige, striée de bandes orange rehaussées de brun, portait un bouclier circulaire en chêne gravé, renforcé et cerclé de cuivre. Son autre bras tenait trois lances courtes que complétait une épée longue à la ceinture.

— Sois le bienvenu Conall, continua le garde, ta présence est un honneur pour notre village. Je vais faire aviser le genos5 de ton arrivée.

— C’est inutile l’ami. Je ne resterai que le temps d’une nuit et c’est à la petite auberge que je souhaite me reposer. J’irai saluer le genos. Je n’y manquerai pas.

La sentinelle acquiesça et fit signe de laisser passer. Conall s’avança, tenant son cheval aux mors. Dans la nuit, le hurlement d’un loup déchira la quiétude glaciale. Tous les Meldètes présents regardèrent le voyageur, puis la forêt. Un rictus amusé fendit la joue de Conall qui pénétra dans le village. L’annonce de sa venue s’était répandue comme le feu dans un champ de blé avant les moissons. Des têtes étaient apparues derrière les rideaux des fenêtres. Les portes s’étaient ouvertes et les hommes et les femmes sortaient pour regarder passer Conall le loup. Certains s’agenouillaient à son passage en signe de respect et d’allégeance. Il avança jusqu’au centre du village et laissa la bride de sa monture à un jeune homme, puis se dirigea vers l’auberge. Dans son dos, il sentait les yeux curieux des villageois qui le scrutaient. Il les laissa à leurs interrogations et poussa la porte. L’aubergiste qui était affairé à nettoyer des gobelets d’étain releva la tête et regarda son nouveau client.

— Toi ? laissa-t-il échapper.

Il contourna son comptoir et se porta au-devant du jeune genos meldète. Il l’accompagna jusqu’à une table près de la cheminée après avoir déplacé l’un de ses clients qui portait les pommettes rougeaudes en signe de fidélité à l’établissement. L’aubergiste balaya de son chiffon les restes du repas qui se trouvaient sur la table. Les déchets tombés au sol firent le bonheur d’un petit chien ratier et d’un gros matou.

Conall observa amusé le bâtard canin qui mâchait avec difficulté le reste d’un os de cuisse de poulet.

— Il est vieux, tout comme moi ! déclara l’homme qui venait de remettre son torchon sur son avant-bras.

— Je souhaiterais me restaurer, dit le voyageur.

— C’est possible, reprit le tenancier. Il reste des pièces de chevreuil en daube et de la soupe. Il y a du pain de ce matin ; presque chaud, je dirais.

Le guerrier à la chevelure noire fit un signe positif de la tête et se baissa pour caresser le félin domestique qui se délectait d’une part de gras.

— Sers-moi une corne d’hydromel, demanda Conall à l’aubergiste qui avait pris le chemin de sa cuisine.

La salle avait été désertée, mais le sombre genos sentait les regards qui l’épiaient au travers des vitres. Des cris, des rires et une cavalcade lui indiquèrent que les jeunes curieux étaient effarouchés par les anciens.

Conall resta les yeux fermés dans cette salle qui lui évoquait tant de souvenirs. Les odeurs de l’arrière-cuisine vinrent raviver sa mémoire. Il se laissa surprendre par le bruit de la corne d’hydromel qui se posa sur la table. Il sursauta et regarda l’aubergiste qui le fixait. Ils échangèrent un regard et un sourire. Conall était fatigué. Il avait voyagé une longue partie de la journée et le temps, bien que favorable, s’était accompagné de bourrasques entêtantes.

La fatigue s’était immiscée insidieusement dans tout son être. Chacun de ses membres s’engourdissait à mesure que la chaleur de la pièce l’enveloppait. Il cligna plusieurs fois des yeux pour lutter contre le sommeil et se redressa. Il balaya du regard la pièce désormais vide tandis que sa main caressait la surface gravée et sculptée de la corne remplie du nectar. Le bruit rassurant de l’activité quotidienne en cuisine se poursuivait et indiquait au voyageur que son repas allait bientôt être servi. Conall se surprit à saliver, sa mâchoire se contractait. Son ventre produisit un petit gargouillis qui confirma son besoin de se nourrir.

C’est donc avec une satisfaction non dissimulée qu’il regarda l’assiette fumante déposée devant lui. Une belle pièce de gibier baignait dans une sauce d’où émergeaient quelques îlots de féculents et de feuilles de chou. Une vapeur succulente s’exhalait du plat. Conall se rua sur le repas avec un appétit carnassier. Il avait pris le morceau de viande par l’os qui dépassait et maintenant, il arrachait les lambeaux de chair de ses dents. Il était réellement affamé. Il mâchait la chair frénétiquement et engouffrait en même temps quelques bouts de pain.

Il resta penché sur son assiette jusqu’à ce que celle-ci soit terminée. Il prit soin de la nettoyer méticuleusement avec du pain. Puis, Conall l’écarta doucement et termina sa corne d’hydromel. Il bascula ensuite en arrière sur sa chaise et tendit les jambes.

L’aubergiste s’approcha et sourit. Il était visiblement rassuré de voir que son hôte avait fait bonne chère. Il débarrassa l’assiette et prit la corne qu’il plaça sous son bras gauche.

— Désirez-vous autre chose, seigneur ?

Conall leva les yeux dans sa direction.

— Seigneur ? dit Conall qui prit une petite pause pour mieux marquer l’importance de ce mot.

Il reprit.

— Ne suis-je donc plus anam6 à vos yeux ? Parle librement, tu es de mon peuple !

L’aubergiste le regarda, intrigué. Il entama un début de justification en bafouillant, mélangeant tutoiement et vouvoiement, mais renonça en maugréant dans sa barbe. Il retourna en cuisine et se débarrassa des objets qui lui encombraient les mains. Il revint dans la salle principale et se posta devant le jeune homme. Il passa la main dans sa barbe, prenant le temps de la réflexion, et ses doigts s’attardèrent sur la cicatrice qui lui barrait le visage. Cela n’échappa pas à Conall qui se rappela que l’homme, avant de prendre une retraite dans cette petite auberge, avait été un redoutable guerrier. Son père adoptif, Fergal, lui en avait déjà parlé lorsqu’il était plus jeune. Lui-même connaissait ce village et ses habitants.

— Nous savons ce que nous te devons, dit le vieux vétéran. Il est encore étrange pour moi que le jeune avorton que tu étais soit devenu ce héros dont tout le monde parle. Beaucoup de gens mettent leurs espérances en toi. Il faut dire qu’ils sont désespérés. Je n’ai jamais réellement été attaché aux traditions et aux carcans sociaux du tor7. La période est exceptionnelle, tout comme ton ascension dans la société meldète. Et dois-je le rappeler ? Fergal, ton père adoptif, était anam, mais tu n’étais pas frappé de sa condition.

— Était ?

L’aubergiste s’arrêta. Il lui semblait en avoir déjà beaucoup trop dit. Pourtant, il allait être difficile d’en rester là. Conall le regarda, intrigué. Ses yeux s’étaient plissés, lui laissant un masque de soupçons.

— Était ?

Cette deuxième question n’en appelait pas une troisième. L’aubergiste ne sembla pas à son aise. Il alla chercher, une carafe de vin et revint avec deux gobelets en terre cuite. Il vint s’asseoir à la table de Conall, laissant de côté les usages.

— Buvons ! dit-il en remplissant largement deux gobelets.

Conall accepta le verre qui était poussé devant lui. L’aubergiste but le sien cul sec et s’en resservit un immédiatement comme si le premier n’avait servi qu’à lui humecter les lèvres. Il poursuivit :

— Je ne suis pas doué pour parler et je sais que je ne trouverai pas les bons mots. Que tu me pardonnes, je regrette, mais ton père adoptif est mort.

Le genos meldète ne laissa rien transparaître et porta le verre à ses lèvres.

— Comment ? interrogea-t-il simplement.

— Il a été retrouvé dans les bois, près de l’une de ses meules à charbon. Il avait posé quelques bûches et semblait être endormi, raconta l’aubergiste non sans ingurgiter un nouveau verre de vin.

— Quand ? demanda Conall.

— Une lune, répondit simplement l’aubergiste.

Conall resta silencieux, le regard dans le vide, attendant une émotion qui ne vint pas. Il baissa les yeux et expira résigné de ne pas être celui qu’il aurait voulu être, de ne pas ressentir les choses comme il aurait espéré.

— Je passerai la nuit ici, déclara-t-il à l’aubergiste qui s’empressa d’aller lui redonner l’une des chambres qui se trouvaient à l’étage.

Conall ne put réprimer un sentiment de nostalgie en gravissant les marches de l’escalier. Le craquement du bois sous ses pieds lui rappelait la rencontre qu’il avait faite ici, voilà près d’un cycle. La période froide était revenue et malgré cette journée clémente, Conall savait que le sol ne tarderait pas à se couvrir d’une fine couche d’albâtre, de glace et de neige et que l’aménité de la campagne laisserait la place à une froidure pénétrante. Arrivé sur le seuil de la porte, il se retourna et regarda la salle principale. Pour chaque objet qu’il observa, autant de souvenirs s’exhumèrent, vestiges gravés au plus profond de la mémoire, témoins d’un instant aussi court qu’authentique, qui lui avait fait oublier, un temps, son statut d’intouchable dans la société meldète.

Il pénétra dans une chambre simplement meublée, mais très confortable pour le village. Il avait l’impression de ne pas avoir dormi dans un vrai lit depuis une éternité. Il s’était bien souvent accommodé de quelques couvertures et de peaux de bêtes, ayant pour seul toit le ciel étoilé ou la toile d’une tente, bien loin du confort d’une vraie couche. Il remercia l’aubergiste et lui donna congé.

— Je ne veux pas être dérangé, insista le sombre guerrier.

Le tenancier acquiesça en faisant la lippe, accompagnée d’un signe de la main.

— Repose-toi, tu as fait un long voyage, dit-il en sortant.

Il ajouta : — Je m’occupe de ton cheval.

La nuit passa comme un grand trou noir et Conall se réveilla en sursaut en prenant une grande inspiration par la bouche. Il eut un instant l’impression qu’il ne pouvait plus respirer, mais lentement cette sensation se dissipa et l’afflux d’air frais dans sa gorge s’engouffra dans sa cage thoracique. Un sentiment de soulagement le traversa au déploiement de ses poumons, un peu douloureux, mais libérateur. Le Meldète se redressa sur son lit. Il remarqua que le volet de sa chambre était resté ouvert. Il se souvint pourtant de l’avoir fermé.

Il se leva en passant un linge autour de sa taille et se dirigea vers la fenêtre. Le vent avait tourné et sa morsure froide termina d’éveiller ses sens engourdis. Il ouvrit en grand les volets. Conall regarda ses mains et s’aperçut qu’elles étaient maculées de terre.

— Mes nuits sont agitées depuis mon entrevue avec le chaman melg, se dit-il.

Il fit rapidement sa toilette dans la bassine remplie d’eau qui se trouvait sur l’unique table de sa chambre. Une fois habillé, il quitta la pièce et se retourna une dernière fois avec le sentiment qu’il ne viendrait plus jamais ici. Il croisa l’aubergiste et fit préparer quelques victuailles avant de reprendre sa route. Il régla ses dettes malgré les protestations de son hôte et alla récupérer son cheval. Il laissa le village derrière lui sans se retourner, salué par quelques autochtones.

Après quelques cavalcades, il laissa sa monture caracoler avant d’être avalé par une forêt sombre de feuillus. Il revenait sur les lieux de son enfance. Il erra une partie de la journée dans le labyrinthe de troncs noueux. Ses sens s’étaient encore affinés. L’obscurité de la forêt n’était plus dérangeante. Ses narines humaient les odeurs environnantes qui lui fournissaient autant d’informations. Son ouïe percevait les évènements alentour, le battement d’aile d’un oiseau, la fuite d’un chevreuil. La forêt était devenue étrangement familière. Ce nouveau sentiment était bien différent des souvenirs de son enfance. Il connaissait cette forêt depuis toujours, mais comme tout homme, le lien brisé avec la création lui avait toujours laissé le goût d’être un hôte de ce dédale sylvestre. Depuis sa rencontre avec le vitnar melg, cet état de fait avait changé. Il était chez lui.

À la nuit tombée, il déboucha sur la petite clairière qui l’avait vu grandir. Au fond, une cabane de bois se tapissait sous la ramure d’un chêne majestueux.

Il mit pied à terre, flatta sa monture avant de l’envoyer pâturer d’une tape sur la croupe. Le cheval s’écarta en ruant et alla se calmer sur quelques touffes d’herbes éparses.

Le Meldète pénétra prudemment dans la bâtisse et son arrivée effaroucha un couple de corneilles qui y avait élu domicile. Elles s’enfuirent bruyamment, outrées du dérangement en claquant des ailes, manifestant leur dépit de quelques croassements. Les lieux abandonnés avaient été probablement visités par des maraudeurs. Le maigre mobilier, les quelques ustensiles et les rares outils que possédait autrefois Fergal avaient disparu. Même la réserve de bois, à l’extérieur de la demeure, ne rappelait sa présence que par une surface où l’herbe avait renoncé de pousser.

Le Meldète rassembla quelques branchages et alluma un feu dans la vieille cheminée. La fumée âcre du bois mort encore humide commença de s’étaler dans l’unique pièce, piquant les yeux du nouveau locataire. Quelques larmoiements et quintes de toux plus tard, les flammes apparurent et léchèrent les bûches, entraînant la fumée par le conduit de cheminée. En peu de temps, la pièce fut de nouveau respirable et Conall qui était allé patienter à l’extérieur en s’occupant de sa monture, rentra, avec sur ses épaules, armes et bagages. Il posa le matériel au milieu de la pièce, ouvrit un sac et en sortit un linge qu’il déplia. Quelques noix, un peu de pain et de la viande séchée allaient servir d’ordinaire. Il aurait le temps, plus tard de cueillir quelques baies d’églantiers et ramasser des châtaignes. Négligemment, il déposa son épée sur la cheminée. Il arrêta son geste et un sourire traversa son visage. De vieilles habitudes revenaient en même temps que certains souvenirs de son enfance, il ressentit de nouveau l’âme des lieux.

— Je te salue mon père ! dit-il en s’adressant à Fergal.

Conall s’était calé dans l’angle de deux murs. Il avait passé la soirée en silence, mâchant lentement les noix et la viande séchée, les yeux perdus dans la danse des flammes. Le sommeil ne vint pas tout de suite : la question obsédante de comprendre son rôle le taraudait. Signifier cette existence et combler enfin le néant qui l’habitait auraient pu panser ses plaies et redonner le goût d’être. En milieu de nuit, il sombra d’un sommeil sans rêve dans une léthargie réparatrice.

Une lune passa. Conall avait pris possession des lieux et ses jours étaient désormais rythmés par les tâches quotidiennes. Il se sentait mieux. La solitude avait fait son œuvre agissant en cautère sur le vide béant de son âme. C’est en apercevant deux silhouettes à l’orée du bois qu’il comprit que son repos s’achevait. Il n’était pas encore venu le temps où il vivrait au rythme de la nature et des saisons. Les contingences humaines le rattrapaient, lui attribuant un rôle trop important à son goût. Le Meldète avait longtemps recherché la reconnaissance de ses pairs, mais sa déchéance lui avait fait toucher du doigt la désespérance. Cette humilité contrainte, qui l’avait abaissé, presque fait chuter, l’avait en réalité grandi.

Il fixa les deux arrivants et reconnut Judicaël le bhegelm8 et Ségovax le drodan9. Conall ne s’était pas caché en retrouvant la maisonnée de son enfance, mais il aurait aimé rester plus longtemps loin des turbulences humaines. Il s’étonna de ne pas en être contrarié et se leva pour accueillir les deux hommes.

Ségovax, rédès du cercle drodan de Kerduenn, serviteur du Ladan Branwen « le corbeau blanc » était habillé traditionnellement d’un vêtement brun sans couture et sa ceinture simple de cordage laissait se balancer un étui de toile qui protégeait son gobal10. Son regard ardoise centrait une chevelure rousse, coiffée en tresses qui retombaient dans le dos jusqu’aux omoplates. Sa barbe, pareille à une rivière de feu aux écumes d’argent, prolongeait son menton et s’étalait sur son poitrail. Son homologue khernaë était plus jeune. Habillé d’une tunique claire, il portait les cheveux courts. Son regard, d’un bleu limpide, transperçait l’âme de ses interlocuteurs.

Les individus se firent face un moment puis s’avancèrent pour se rencontrer au centre de la clairière. Les deux druides saluèrent le guerrier meldète en s’inclinant et celui-ci répondit en leur adressant un petit hochement de tête qui n’était pas dépourvu de respect, mais qui exprimait suffisamment clairement que les deux hommes n’étaient pas forcément les bienvenus.

Judicaël fixa de son regard céruléen le Meldète à la chevelure et à la barbe noire. Le regard transperçant du druide ne percevait pourtant rien dans celui de Conall qui semblait insondable. Quelque chose avait changé, et Judicaël le perçut, lui qui, par le passé, avait fréquenté en plusieurs occasions, ce guerrier qui avait pris la tête des armées de l’Ouest et que tout le monde appelait « le loup noir ». Il ne parvint pas à définir la nature de son trouble, mais des forces qu’il ignorait étaient en action, il en avait la certitude. Le bhegelm prit l’initiative et la parole :

— Mon maître, Madenig de Koadtymenezatil et le Ladan Branwen « le corbeau blanc » du cercle de Kerduenn, vous transmettent leurs salutations seigneur Conall…

— Il n’y a plus de seigneur, coupa le guerrier, il n’y en a jamais eu, il n’y en aura plus…

— Vous ne pouvez nous laisser dans un tel embarras, intervint Ségovax, depuis votre départ, à peine une lune, les hommes se démobilisent et quittent le service des armées de l’Ouest. Ils rentrent chez eux…

— Et que m’importe ? questionna Conall. J’ai voulu porter tout cela à bout de bras, croyant que je serai suivi. Le résultat ? J’ai été monté au plus haut pour mieux me voir chuter. J’ai été trahi. Désormais, je m’occupe de mes affaires, celles des royaumes m’indiffèrent.

— De quelle trahison parlez-vous ? demanda Judicaël. Rien ne m’a été rapporté de la sorte. Votre décision de partir en a surpris plus d’un.

— Ma compagne Veia est une sermazloth11, déclara Conall sans s’attendre à être pris au sérieux. Elle ne s’est approchée de moi que pour œuvrer à ma chute et dans cette chute, entraîner la cohésion des peuples de l’Ouest, dans le but de semer le chaos auquel les sermazloths aspirent.

— Veia ? Une sermazloth ? Une sœur pécheresse ? Impossible ! s’exclama Ségovax. Nous comptons sur vous.

C’est pour cela que les drodanos vous ont apporté leur soutien.

— C’en est pourtant une, elle me l’a craché au visage la dernière fois que je l’ai vu, se rappela Conall, ouvrant une blessure qu’il croyait cicatrisée.

— C’est impossible. Veia est connue de tous. C’est une bhanere12, s’indigna Ségovax. Elle n’en a ni les scarifications ni les signes rituels. Si elle avait été initiée aux rites du monastère de Vantréhic, son appartenance serait connue et visible de tous.

— Ce que nous dévoile le seigneur Conall est plausible, suggéra le bhegelm khernaë. Je me suis approché de certaines d’entre elles lors de tractations. Leurs objectifs sont troubles et il est difficile de savoir ce qu’elles projettent. Le chaos ? C’est bien probable et les temps sont favorables pour sombrer définitivement dans l’individualisme, l’égoïsme et la sauvagerie. Écoutez, Conall, vous êtes désormais un genos et vos responsabilités se rappelleront à vous. Vous, que les hommes et femmes des terres de l’Ouest appellent « le seigneur aux mains vides » ou « le loup noir ». Ces gens placent leurs espoirs en vous. Nous comprenons que vous ayez pu ressentir le besoin de respirer, d’ôter ce joug que vous aviez autour du cou. Laissez-nous vous convaincre. Partageons un repas et nous parlerons. Ensuite, nous partirons, je l’espère en votre compagnie.

Conall resta un instant dubitatif, réfléchit, pesant chaque implication puis, faisant un pas sur le côté, il s’écarta et étendit son bras pour indiquer la cabane.

Les deux hommes s’avancèrent et Conall s’engagea dans leurs pas. Ils pénétrèrent dans l’habitation de fortune, non sans avoir pris garde de baisser la tête. Les trois hommes s’installèrent autour de l’âtre, à même le sol. Conall, accroupi, souffla sur les braises pour les raviver. Rapidement, des petites flammes apparurent et dansèrent sur les noix incandescentes de charbon. Il rajouta de petites branches et prit un moment de silence. Tous trois bénirent le feu dont les langues flavescentes léchaient les écorces qui produisaient un petit crépitement régulier, seulement interrompu par le craquement caractéristique suivi d’un petit sifflement, avertissant de la projection d’une escarbille. Conall plaça une gamelle d’eau sur les braises. Ils restèrent silencieux, seulement occupés à regarder les flammes, écouter le feu et le frémissement de l’eau. Il y jeta ensuite quelques feuilles d’ortie, de sauge et de menthe sauvage. Les essences de plantes s’exhalèrent.

— Je n’ai que cela à vous offrir, dit Conall en s’adressant aux deux druides. Chaque jour me donne ma nourriture, mais aujourd’hui vous êtes arrivés avant ma chasse.

— Une infusion nous aidera à garder les idées claires, répondit Judicaël pour couvrir les grognements de contestation de Ségovax.

Le guerrier meldète touilla les plantes pour qu’elles diffusent leurs vertus.

— Je ne sais pas si quelqu’un se reconnaîtra en moi, poursuivit-il. Beaucoup de choses se sont déroulées. Beaucoup de choses ont changé.

— L’évolution est importante. C’est le mouvement et la vie, ponctua Judicaël.

— Longtemps, j’ai voulu être autre chose que moi-même, continua Conall. Tous mes projets me portaient et me faisaient regarder le jour suivant. Mais à quoi bon vivre pour demain quand je ne suis pas ? Je dois me trouver et si telle est ma destinée, je me remettrai au service de la communauté.

Ségovax, qui gardait le silence, intervint :

— Les temps sont troublés. Nous avons tous des responsabilités et aux tiennes, tu ne peux te dérober. Dans cette période difficile, le commun d’entre nous se refermerait sur lui-même, seulement préoccupé par sa survie et dans le meilleur des cas, par son confort. Nous ne pouvons nous autoriser cette inclination. Les forces de l’Ouest vont s’éparpiller et dès que le temps redeviendra clément, les Melgs déferleront sur nos maisons. Est-ce ce que tu veux Conall ?

Le guerrier meldète se fendit d’un sourire qui méprisait le pic destiné à blesser son orgueil.

— Je ne suis pas Arawn, répondit-il à son tour sur un ton provocateur. Je ne suis pas celui qui va tout abandonner pour suivre un destin obscur prédit par d’autres. Je ne veux plus être le pantin que j’ai été jusqu’à maintenant.

— Quelle ingratitude ! s’exclama le drodan. Toute la communauté meldète a œuvré pour votre ascension…

— Nous ne le savons que trop, coupa le bhegelm. J’étais présent lors de nos nombreuses assemblées. Je sais que les drodanos ont favorisé la communauté meldète. Le temps n’est pourtant pas aux polémiques. Je m’adresse à vous Conall, pas en tant qu’élu d’une prophétie, mais en tant qu’homme. Je ne me prononce pas sur votre destinée même si elle est assurément supérieure à chacun. Vous devez chercher en vous les ressources pour le bien de tous. Vous devez creuser et je suis certain que vous trouverez des réponses.

— Je ne suis pas l’homme bien que vous décrivez, déclara-t-il résigné.

— Si vous ne l’êtes pas, vous pouvez le devenir. En notre for intérieur, au plus profond de notre intimité se terre le pire et le meilleur de l’homme. Celui qui se croit dans la Vérité est sans nul doute dans l’erreur. Celui qui doute, qui s’interroge, doit utiliser cet état pour son discernement. L’homme doit faire des choix et surtout poser des actes. Vous avez décidé de fuir et je peux le comprendre, car je n’aurais pas pu porter la charge qui était sur vos épaules. Mais ce fardeau, vous devez en faire quelque chose.

— Vous parlez d’homme, druide, répondit Conall, mais vous ne me connaissez pas. Peut-être suis-je la pire des bêtes ?

— L’homme peut devenir un animal dans certaines circonstances, reconnut Judicaël. Mais la maîtrise de nous-mêmes nous permet de garder le contrôle, de le reprendre.

— Je ne fais pas partie de cette meute, dit simplement Conall en se rendant sur le pas de l’entrée.

Les deux sages se regardèrent, surpris de l’expression employée.

Le guerrier meldète s’en aperçut, mais ne parut pas y prêter attention.

— Que savez-vous des seigneurs des bêtes ? demanda-t-il.

Les deux sages restèrent muets et Conall enchaîna :

— J’ai une bête en moi et elle m’est très mystérieuse.

— Chaque personne a une part animale, tempéra Ségovax.

— Je ne parle pas de cette part d’humanité, poursuivit le guerrier meldète. La bête dont je vous parle vient chercher ses origines dans une très ancienne alliance.

— Je n’ose comprendre, déclara le drodan.

— C’est que vous ne faites pas d’effort, rétorqua l’autre. Je n’ai pas vos connaissances des mythes, mais je crois comprendre que nous partageons beaucoup de croyances avec d’autres peuples.

— Certes, reconnut Judicaël prenant la parole, mais comme vous le dites, nous partageons des mythes. Si une réalité émanait de tout cela, c’était en des temps immémoriaux.

— Donnez-moi des réponses et je viendrai, dit simplement Conall.

Ils partagèrent un repas en silence et les deux druides quittèrent le « seigneur aux mains vides » avec seulement l’espérance que des paroles qu’ils avaient délivrées au loup noir germeraient la prise de conscience et la conviction nécessaire pour que Conall reprenne sa place de meneur d’hommes.

— Ce qui est semé est semé, dit Ségovax en quittant la clairière. Son compagnon de voyage, le bhegelm, acquiesça d’un hochement de menton, mais ses pensées partaient déjà vers ses recherches, devant ses yeux ; des images de vieilles pierres sombres couvertes d’oghens de Briach13 défilaient. Il évoquerait le sujet plus tard avec son compagnon drodan, d’autant que la garde de ces lieux incombait à ses semblables.

4 Chaman melg

5 Noble, puissant chez les Meldètes

6 Caste des anamos, qui signifie “intouchable” chez les Meldètes

7 Réputation chez les Meldètes qui est très importante dans cette société scindée en castes.

8 Druide khernaë

9 Druide meldète

10 couteau de pierre sacré utilisé pour les rituels drodanos 11 Sœurs de la souffrance

12 Barde khernaëe

13 Ecriture magique utilisée par les drodanos

La pluie avait frappé violemment les toits rouge brique de la cité d’Alicantys. Comme souvent, en cette période, le climat était particulièrement

capricieux, alternant petits déluges accompagnés de températures glaciales suivies d’accalmies découvrant des cieux d’azur. Le soleil, profitant de ces courtes apparitions, réchauffait les environs en procurant une douceur printanière. Durant les épisodes pluvieux, la baie d’Émeraude se parait d’une robe d’ardoise. Les habitants de la capitale alcante trouvaient refuge dans leurs demeures ou dans les lieux publics. Les aléas climatiques étaient sources de conversations intarissables et occupaient tous les esprits, preuve que les affres de la guerre et leurs cruels souvenirs, s’estompaient avec la banalité d’un quotidien, certes à reconstruire, mais dont la principale essence tire sa substance des petites choses.

La jeune femme était immobile dans la rue, au milieu d’une foule mouvante et affairée.