Les barbares - Sylvain Moraillon - E-Book

Les barbares E-Book

Sylvain Moraillon

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Beschreibung

Une confrérie secrète, dont les racines remontent à l’Égypte ancienne, maintient l’humanité dans un état de soumission et de souffrance indicible pour protéger le plus grand secret de tous les temps. À présent, cette organisation prépare un holocauste nucléaire visant à plonger le monde dans une ignorance abyssale. Adrien de Launay, l’un de ses membres les plus influents, choisit de rompre le silence et de se sacrifier pour révéler l’existence de cette confrérie au grand jour. S’engage alors une course contre la montre : Adrien doit tout risquer pour sauver ce qui peut encore l’être et empêcher la destruction totale de la civilisation. Parviendra-t-il à accomplir sa mission ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Auteur d’une dizaine d’ouvrages et de nombreuses chansons, dont certaines pour Michel Fugain et Patricia Kaas, Sylvain Moraillon est également interprète et scénariste pour la télévision. Dans "Les barbares", il propose un thriller moderne et fascinant, offrant une vision à la fois fantasmée et lucide du monde contemporain et de ce qu’il pourrait en advenir.

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Seitenzahl: 548

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Sylvain Moraillon

Les barbares

Roman

© Lys Bleu Éditions – Sylvain Moraillon

ISBN : 979-10-422-5891-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

– Crime pour l’Humanité, Édilivre, 2009 ;

– Le crime d’être père, La boite à Pandore, 2014 ;

– On chante à Paris, NP, 2017 ;

– Comment foutre sa vie en l’air en 10 leçons, Édilivre, 2018 ;

– Comment rater sa vie de couple en 10 leçons, Édilivre, 2018 ;

– Juridik Park, Édilivre, 2019 ;

– Halte aux placements abusifs d’enfants, L’Harmattan, 2019 ;

– Je voulais juste écrire des chansons, L’Harmattan, 2020 ;

– Les maîtres de la pluie, Le Lys Bleu Éditions, 2023 ;

– Comment se faire avoir par un pervers narcissique en 10 leçons, Édilivre, 2023 ;

– Le prince d’Orcha, Complicités, 2024.

À Alain Danel,

dont le sens de l’honneur et l’intégrité

m’ont prouvé que tout espoir n’était pas perdu.

À l’aurore, lorsque que tu te réveilles péniblement, aie toute prête cette pensée : « C’est pour faire œuvre d’homme que je m’éveille ».

La substance de l’univers est docile et facile à modifier.

Marc-Aurèle

Aux portes du secret

Nous gardons le silence

La lumière est notre ombre

Notre ombre est la lumière

Aux portes du secret

Nous sommes la fin des temps

Et le début des ères.

Prologue

En France, quelque part aujourd’hui

Ce que vous ne comprendrez jamais si je n’écris pas ce livre, c’est le sens de l’Histoire. Je veux dire pourquoi le monde est comme il est : guerres, génocides, famine, pauvreté, fanatismes, krachs boursiers, épidémies… Nous concevons le mal comme une essence particulière, une singularité métaphysique inhérente aux lois qui gouvernent l’univers. Mais le diable est multiple, toutes les mythologies en témoignent. En lui-même, le mal est une aberration religieuse, l’insoutenable conséquence du monothéisme triomphant. Ce sont les juifs qui l’ont inventé, en dévoyant la cosmogonie sumérienne, pour en extraire un remède miracle à l’existence. Ils ont échoué.

Je suis arrivé ce matin par le train, dans un lieu de campagne abandonné, à des centaines de kilomètres de Paris en direction du nord. J’ai loué une chambre d’hôtel au hasard, la plus discrète possible. Je me suis contenté d’un médiocre trois étoiles. Le confort austère de ce prétendu lieu d’accueil me suffit néanmoins, même si je me demande qui a eu l’idée incongrue de peindre les murs en safran. Le maigre mobilier à disposition, bureau mélaminé, chaise en résine et lit à une place, ressemble à une mauvaise présentation de magasin discount. Qui penserait à venir me chercher dans un bouge pareil, à la sortie d’une autoroute si peu fréquentée ? C’est parfait, car à partir de maintenant, personne ne doit savoir où je suis ni se montrer en mesure de m’identifier par mon patronyme légitime. J’entre dans un nouveau monde où l’imprévisible seul me permettra d’assurer ma survie.

Jusqu’à présent, j’étais ce qu’ils avaient fait de moi. Je faisais ce qu’ils me commandaient. Et je ne posais aucune question. Pour prix de ma loyauté, j’appartenais à la race des seigneurs, celle des dieux régnant sur le commun des mortels et protégés par leur anonymat. Le concept d’élite dirigeante est depuis toujours une imposture. Ceux qui décident réellement du cours du monde ne se montrent jamais, pas plus à la télévision qu’ailleurs. Ils se gardent bien de faire connaître leur immense pouvoir.

Nous aussi, à l’instar des éminences grises, nous œuvrons dans l’ombre. Elle nous rend plus efficaces, en nous gardant à distance des intempéries médiatiques et politiques. Le reste est un écran de fumée. Au cours des dernières décennies, parce qu’Internet a failli un temps échapper à notre contrôle, d’innombrables théories du complot ont parcouru la planète. Certaines étaient partiellement vraies, d’autres parfaitement fumeuses, mais toutes étaient bien éloignées de la réalité.

Cette réalité, qui n’est en fait qu’une gigantesque imposture.

L’air est humide, même à l’intérieur, en raison d’un défaut d’isolation dans la fenêtre de la chambre. Dehors, le vent souffle son désarroi sans pour autant réussir à déraciner l’immobilité des âmes. Je l’entends s’infiltrer à travers la fissure du dormant. Certains endroits ressemblent au néant. Ici, même la télévision s’ennuie. Je la réveille en l’allumant. Je n’aurais peut-être pas dû. Aussitôt, une chaîne d’information en continu s’impose bruyamment. J’assiste en direct à une extravagante prolifération de mensonges exhibitionnistes, soutenue par une abondance d’images sanglantes : enchaînement de catastrophes naturelles, conflits armés, traumatismes sanitaires, prises d’otages sanglantes et paupérisation galopante de l’Occident…

C’est un jour d’actualités sombres, comme nous les aimons.

L’une d’elles, plus énigmatique, retient mon attention. Le présentateur, la quarantaine orgueilleuse, s’y prend à plusieurs reprises pour vérifier son prompteur, tant il semble lui-même surpris par ce qu’il annonce :

En Inde, une opération de contre-espionnage sans précédent s’achève en scandale retentissant. L’information est officielle, elle a été confirmée par le président indien, Vayla Missani. Les services secrets ont démasqué une vingtaine d’espions pakistanais qui avaient, depuis plusieurs mois, infiltré le gouvernement et certaines administrations, ainsi que quelques-unes des principales entreprises du pays…

D’habitude, ce genre de manipulations n’affleure jamais à la connaissance du grand public. À l’heure où la France est en train de négocier un énorme contrat d’armement avec les autorités pakistanaises, aucun média ne devrait d’ailleurs être habilité à en parler. Mais cette fois, le contexte est différent : notre plan est en marche. Nous sommes en train de créer les conditions primitives de son accomplissement. Comme le disait Franklin D. Roosevelt, dans ce domaine, rien n’arrive jamais par hasard.

La voix désormais hésitante, le journaliste poursuit :

Selon des sources proches du gouvernement indien, les agents doubles seront jugés par un tribunal militaire d’exception dès ces prochains jours. Malgré les démentis du président pakistanais Ashem Rasi concernant ces allégations, lequel a demandé l’extradition immédiate de ses ressortissants, ils risquent d’être rapidement exécutés…

Ou échangés, pour les plus chanceux, ce que la dépêche évite avec soin de préciser. Dans tous les cas, ils servent de fusibles à une cause dont ils ignorent tout. Vayla Missani, l’Indien, tente de récupérer l’affaire pour échapper au déluge, en affirmant qu’il s’agit d’une victoire sans précédent de ses services de renseignements. Que son propre état soit infesté par des puissances étrangères depuis des lustres, et qu’il s’agisse donc d’un camouflet, cela semble échapper à son analyse officielle. Quoiqu’il en soit, la tension monte. Et mon inquiétude, face à un déroulé que je ne maîtrise plus, s’accentue du même coup.

J’éteins, agacé, en pressant si fort sur la télécommande que je la broie presque dans ma main. J’en ai assez vu, et surtout trop entendu. La télévision, petit écran, mais grande supercherie, demeure par excellence le média déformant. Les assassins y sont présentés comme des héros, les héros comme des tyrans, ou pire, les tyrans comme des victimes. On y parle de balles magiques, de subprimes ou d’islamisation. Rien n’y est dit qui soit vrai, utile, impératif. Dictateurs ou prétendus démocrates, les dirigeants du monde entier l’utilisent pour propager leur dispendieux égocentrisme. Ils réussissent à se faire aimer des foules en les insultant, grâce à un peu de maquillage et à un angle de caméra flatteur. Les gens ont tellement envie d’y croire qu’il est facile de les berner. Leur besoin d’avoir un chef dont ils soient fiers, et dont ils avalent les promesses volubiles jusqu’aux plus grotesques, suffit à les avilir au nom de leur jeunesse, de leur liberté illusoire, de leurs droits inaliénables qu’on leur dénie pourtant au moindre risque de sédition.

En ce qui nous concerne, nous utilisons la télévision dans la seule intention d’abrutir les masses. C’est même la raison pour laquelle nous l’avons inventée. Et force est de reconnaître que c’était un choix judicieux, la mystification fonctionne parfaitement. Tout n’existe qu’à travers elle, encore aujourd’hui, malgré l’infection planétaire des réseaux sociaux.

Je regarde l’heure sur le réveil digital, accroché à la table de chevet par un antivol. Minuit passé, il commence à se faire tard. Je n’ai aucune envie de dormir. L’idée ne m’effleure même pas. Je prends mon ordinateur portable et je m’installe sur le lit, mes chaussures au pied, tout habillé. J’ai revêtu une tenue sport, confortable et moderne, qui passe inaperçue : jean délavé, sweat à capuche noir et paire de Thorton Ralph Lauren. Une casquette NY vissée sur le crâne, je me suis rendu méconnaissable. Un vrai Yankee ! Si quelqu’un doit surgir à l’improviste dans l’hôtel en espérant me mettre le grappin dessus, je suis prêt à bondir de mon lit et à m’enfuir à la seconde par l’escalier de secours.

Je cale mon PC, froid et silencieux comme une arme blanche sur mes genoux. Il s’appelle Ikachi. La firme qui le fabrique, Lathmatech, est installée à Manama, sur l’île de Bahreïn. Elle appartient à Thomas, et personne n’en connaît l’existence, puisqu’elle ne travaille que pour nous. Moyennant un accord financier d’envergure, Thomas a négocié un contrat de confidentialité avec le royaume de sorte qu’elle n’apparaisse jamais sur aucun document officiel ou comptable. Lathmatech est invisible, Ikachi inconnu du grand public. Avant de l’ouvrir, je caresse son capot du bout des doigts en dessinant des cercles d’une extrême régularité. Je ne suis plus émerveillé par grand-chose à mon âge, mais cette machine aux performances incroyables, qui restera pour longtemps encore inaccessible au grand public, en fait partie. Elle bénéficie d’une puissance de calcul exponentielle, presque infinie, dépassant de loin tout ce que les actuels géants du secteur sont capables de concevoir, d’Apple à IBM, de Microsoft à Intel, d’Oracle à Motorola. En toute logique, nous ne leur avons concédé que des miettes d’évolution capacitante. Ils n’ont aucune chance de nous rattraper à court terme. Nous y veillons. La grande mode de l’intelligence artificielle, riche de promesses et qui paraît si spectaculaire aujourd’hui, arrive très en retard sur notre propre développement technologique. Il y a longtemps, pour notre part, que nous maîtrisons les concepts de réalité augmentée, d’ingénierie biologique, de nanosciences. Google, pour nous, est une vaste plaisanterie, un amuse-gueule que nous avons fait éclore juste pour détourner l’attention de l’essentiel. L’implémentation cognitive dans la matérialité physique, le transfert du psychisme dans la matière dure, l’inversion des processus fondamentaux régissant ce que la science croit avoir découvert, dépassent de très loin les niveaux extrêmes des recherches actuelles jusqu’en Chine.

Je suis moi-même relié à mon disque dur par des implants cérébraux. Ils me les ont insérés dès les premiers jours, comme à chacun d’entre nous. Au nombre de quatre, un par lobe, ils assurent des fonctions différentes et toutes essentielles, comme notre acuité visuelle et notre faculté de dissociation angulaire, notre interprétation automatique de toutes les langues écrites ou parlées, notre gestion protéiforme de la mémoire ou notre résistance à la douleur. Ils font partie de nous. Après quelques années, nous finissons par oublier leur présence, à l’origine étrangère. Ils sont à peine plus larges qu’un moucheron, mais d’une densité proportionnelle aux facultés physiques et mentales qu’ils nous confèrent. Grâce à eux, il est certes impossible à tout autre que moi d’utiliser mon ordinateur ou de m’en déconnecter. Je ne crains pas le piratage, mais s’il était détruit par accident ou malveillance, je ne serais plus aussi fonctionnel. C’est presque une tierce personne, assimilable à une projection externe de mon cortex amplifié. Je le commande par l’impulsion de mes pensées… à moins que ce ne soit l’inverse.

Du cerveau ou du processeur, lequel ordonne réellement à l’autre ?

Tel est le prix de ce transhumanisme débridé. Plus nous contrôlons les paramètres de notre corps et de notre environnement, plus nous sommes en retour contrôlés à distance, à la merci des outils qui, sous couvert d’élargir notre liberté, nous livrent en fait à l’asservissement total de leurs créateurs, uniques et véritables propriétaires des données et des indicateurs dont nous sommes porteurs. Moi-même, j’ignore si mes implants sont localisables partout, à tout moment. Je ne tarderai pas à le savoir, mais je n’ai aucun moyen de les désactiver ni de les faire retirer. Ils se sont fondus dans ma matière cérébrale et disséminés entre mes neurones comme des synapses envahisseurs et conquérants. Même si je mourais, ils resteraient actifs. Ils constituent la part de mon âme technologique, puisque c’est à Ikachi qu’ils sont connectés. Inversement, si ce dernier était mis hors d’usage, mes implants seraient incapables de se connecter à une autre machine. Ils ne sont tout simplement pas conçus pour, ce qui réduirait son efficience à néant. Lui et moi formons une boucle imprenable dont nous ne pouvons pas nous-mêmes nous échapper, sauf à nous détruire mutuellement.

En appuyant sur la touche F5, par une simple pression mentale, un mouvement de la pensée difficile à décrire, j’accède instantanément à une métabase universelle contenant l’ensemble des informations passées et présentes. Je peux ordonner un tri, par thématique, par époque ou par pays, et même modéliser l’objet de la recherche qui m’intéresse en plusieurs dimensions, qu’il s’agisse d’une scène mémorielle, d’un fait historique, d’une archive audiovisuelle, d’un livre ou d’un article de presse très ancien.

Cette omniscience nous offre une matrice corvéable dont nous définissons seuls les règles. Elle n’a qu’une seule limite : un verrou sécuritaire nous empêche d’accéder à toute information qui nous concerne à titre personnel, ou qui impliquerait l’un des nôtres. Nous ignorons pourquoi existe et comment fonctionne ce filtre, mais il a l’avantage de maintenir entre nous le minium de distance nécessaire sans laquelle il nous serait impossible de conserver nos individualités propres. Il nous garantit aussi de nous protéger de nous-mêmes, en nous évitant de rester indéfiniment prisonniers de nos souvenirs intimes. Nul ne pourrait s’échapper de sa mémoire s’il y avait un accès illimité. Le temps de chacun deviendrait alors virtuel, la vie réelle disparaîtrait au bout d’une seule génération.

Mais ce qui m’impressionne le plus, au-delà de la métabase, c’est notre outil de Probabilité. Grâce aux mathématiques discrètes et au génie statistique, nous avons créé une méthode rationnelle de prédiction de l’avenir. Notre logiciel est d’une extrême précision. Il nous permet d’inclure le champ de tous les possibles dans nos analyses. La survenue potentielle de certains évènements, chiffrée par l’exclusion des risques incohérents, nous aide à déterminer nos actions. Il contient l’intégralité de la mémoire humaine, de l’origine jusqu’à nos jours. L’insupportable désastre du monde qui court des cultures primitives aux déplorables civilisations actuelles.

Pour moi cependant, le sens du mot passé est un peu divergent.

Jusqu’à maintenant, j’étais immensément riche. Je menais grand train, avec une indécence outrageusement vaticane. Galeries d’art, collections d’antiquités, haras et villas, domaines privés, châteaux, industries d’armements, tout m’appartenait. J’employais presque deux mille personnes à mon seul service, et dans le monde entier je vivais à demeure. Quand un homme accumule autant ou davantage de richesses qu’un état, il en devient le maître tout puissant et s’étend bien au-delà de ses frontières. C’était mon cas. Ma qualité de conseiller spécial auprès du ministère des Armées m’assurait une couverture idéale, à l’abri des ors de la République. Je dirigeais le commerce des armes, même illégal ; je contrôlais les projets militaires secrets ; j’orientais les recherches et j’en restreignais parfois le champ pour tempérer le développement de nouvelles technologies risquant d’ouvrir la voie vers des singularités scientifiques dont nous souhaitions taire la réalité. Je marchandais la guerre en faisant commerce de la paix, j’inventais sans cesse de nouveaux procédés de tueries de masse avec une sournoiserie fertile.

Mais aujourd’hui, j’abandonne à l’abîme tout ce que j’ai possédé dans mes existences antérieures. Je n’ai plus besoin de rien, de toute façon, pas même de racheter mes péchés. Il est trop tard pour dieu comme pour le diable, je ne mérite que le néant dont j’arriverai peut-être à extirper enfin une parcelle d’espoir, que d’autres enflammeront derrière moi. Pour y parvenir, je dois devenir un être furtif, me rendre indétectable à toute géolocalisation éventuelle. J’ai donc brûlé mes innombrables cartes de crédit officielles et fermé tous mes comptes en banque. Mon avocat d’affaires, maître Ferban, m’a aidé à me débarrasser de mon patrimoine personnel. Je ne pouvais évidemment pas lui expliquer pour quelles raisons je souhaitais me déposséder de tous mes biens, mais il a accompli sa tâche avec un incontestable talent. Je l’ai récompensé pour sa discrétion et sa rapidité d’exécution. À sa grande surprise, il a hérité en guise d’offrandes de ma collection de Bentley, et de mon manoir près de Monfort-l’Amaury. Malgré sa fortune personnelle colossale, en grande partie grâce à moi, et les centaines de maisons qu’il a acquises à travers le monde au cours de sa brillante carrière, le geste l’a touché. Il l’a pris comme il était accompli, un gage de mon respect à son égard en remerciement de sa parfaite loyauté. J’en ai profité pour remercier également Edwige, ma secrétaire particulière, mon ombre indissociable, à laquelle j’ai légué mon appartement de l’avenue Foch tout en la dotant d’un capital financier considérable. Cette générosité me paraissait le seul moyen de réparer tout ce que je n’avais jamais pu lui dire, les silences meurtriers que mes errements m’obligeaient si souvent à lui imposer.

Nous avons ensuite revendu tous mes biens, jusqu’à la dernière usine, à des investisseurs, des groupes financiers, des industriels extérieurs à nos réseaux. Il était essentiel qu’aucun trafic d’influence ne survienne dans l’avenir immédiat, au moins le temps que je mette en place mon plan d’action. Nous avons distribué une partie conséquente de ma fortune à d’innombrables œuvres caritatives, une autre aux centres de recherches les plus prometteurs. Pour le reste, les bateaux, les maisons, les tableaux, je les ai légués aux gens que j’estimais et que je ne reverrai sans doute jamais.

Durant ces multiples opérations, Ferban s’est arrangé pour répondre à mon besoin pressant de liquidités. Au moins physiquement, l’argent prend finalement peu de place, même s’il pèse son poids. Je me promène avec cinq millions d’euros en espèces depuis ce matin, et cela n’a rien de guère encombrant. Ils tiennent dans une valise à roulettes de vingt kilos, en coupures de 100 €, plus faciles à utiliser pour les paiements réguliers autant que pour soudoyer les esprits récalcitrants que je ne manquerai pas de rencontrer dans ces prochains jours. Je dispose également de plusieurs cartes de crédit fantômes, intraçables, aux noms d’individus virtuels qui se modifient à chaque transaction, m’autorisant à atteindre des plafonds indécents. Ferban sait y faire en matière d’argent, je n’en serai jamais à court.

Je pose Ikachi à côté de moi, au bord du lit. Je me lève, agacé par ma propre indécision, et je me ressers un verre – le troisième depuis une heure. Le Lagavulin, trônant seul sur le bureau près de mon cendrier, m’appelle comme un ami fidèle dont vous savez d’avance qu’il va vous réconforter grâce à sa présence bienveillante. J’ai l’impression trompeuse que l’alcool m’aide à écrire. Peut-être qu’il m’en donne le courage. J’en suis à une bouteille de whisky par jour. Et j’encaisse sans problème. Je ne mange pas, ou très peu. Ce serait inutile. Je grignote à l’occasion, des chips, des cacahuètes, quelques barres de céréales. Je fume d’ailleurs trop pour me nourrir correctement. Je m’étonne souvent moi-même de m’adonner à un vice aussi roturier. Cet excès m’aurait paru scandaleux il y a encore quelques mois. La plupart des gens ont peur de la maladie ; cancer, cirrhose, arrêt cardiaque, tout est prétexte à les angoisser. Moi, je ne me sens évidemment pas concerné. Je bois ma rasade cul sec, puis j’allume, encore, une cigarette.

À mon niveau, le danger est ailleurs. Plus franc, plus destructeur. Ils feront tout ce qui est en leur pouvoir pour m’empêcher d’agir. Et leur pouvoir est au-delà de tous les pouvoirs. Mais quoiqu’il m’arrive par la suite, je dois accomplir mon devoir envers vous, mes frères humains qui après nous vivez…

Je tire quelques taffes, par saccades intenses et profondes. L’âcre fumée du poison légal distille son goût légèrement sucré dans ma bouche. Elle me rabote la gorge pendant que la nicotine, en infiltrant mon sang, fait soudain s’évanouir toute hésitation. J’écrase mon mégot, je vais me rasseoir en m’adossant au chevet si mal capitonné que je sens presque le mur derrière moi. J’ouvre l’ordinateur et je m’y colle enfin.

Toute cette rage, cette colère primale réprimée depuis si longtemps, doit sortir maintenant en révélant au monde notre abomination. Il me faut parler, dire et informer. C’est ce que doivent, depuis toujours, ressentir les lanceurs d’alerte que nous avons réduits au silence par centaines de milliers en utilisant nos méthodes de décomposition les plus sophistiquées. La nécessité de raconter l’envers du décor, le mensonge de l’homme, le pire prédateur de sa propre espèce.

La renonciation à Dieu.

1 h 42

Je ne suis pas en train d’écrire un roman. Je rédige un journal pamphlétaire. C’est une dénonciation de l’invraisemblable, la révélation la plus immorale de tous les temps. Il est déjà difficile d’écrire ce que l’on a vécu, mais écrire ce que l’on est en train de vivre, au moment où l’on est en train de le vivre, est un défi bien plus éprouvant surtout lorsqu’on sait qu’on participe au cours de l’histoire, et que sa finalité risque de nous conduire au chaos. Ma mission est d’autant plus délicate que je dois protéger les gens dont je parle. J’emploie des noms de lieux falsifiés. J’affuble les protagonistes faisant partie de mes alliés de pseudonymes hasardeux, dans l’hypothèse où ce manuscrit tomberait entre leurs mains. Je n’ai pas le choix, même si je sais que c’est peine perdue : les rares qui échappent pour l’instant à leur vigilance deviendront des proies à leur tour, quoi que je fasse. Ce n’est qu’une question de minutage. Mais chaque seconde compte désormais pour une vie entière.

Des années durant, je me suis demandé ce que l’on pouvait ressentir à partir du moment où l’on sait qu’on va mourir. Je suis le premier étonné de la réponse. Tout continue comme avant. Il y a simplement l’idée, quelque part, implicite, que tout va s’arrêter d’un coup. Comme au cinéma, lorsque le film est terminé, à la différence près qu’il n’y a pas de générique. Dans mon cas, le final cut sera forcément violent. Mais en conclusion, rien ne change. Et je n’ai pas peur. Au moins pour les athées, l’après-vie n’est que la négation de l’être, le néant de Sartre pour les philosophes. J’envie les croyants, les fidèles, les fous de Dieu. J’aimerais avoir leur naïveté. En ce qui me concerne, je n’ai jamais réussi à obtenir la moindre preuve de son existence. Mais peut-être n’ai-je pas suffisamment cherché.

Dieu. Ce Dieu des autres.

Nous avions pris sa place. J’ai décidé de la lui rendre.

J’écris toute la nuit. Je ne souffre pas de la crampe de l’écrivain, car ma pensée s’impose aux touches du clavier sans que j’aie à les frapper moi-même. Le livre prend déjà corps, dans son effrayante raison d’être.

Je ferme Ikachi et je le range dans ma sacoche. Je ne me suis jamais habitué à cet étrange voile de dispersion qui m’occulte l’esprit, au moment où mes implants se déconnectent pour se mettre en état de veille. Une partie de moi s’endort tandis que l’autre reste éveillée. Je m’affale sur le matelas, et je somnole une heure ou deux.

Puis, à l’aube, décidé à faire les choses dans l’ordre, j’appelle ma « mère ». J’ai pris soin de sécuriser mon téléphone portable avant mon départ de Paris. Avec de la chance, j’aurai une marge d’environ trois jours avant qu’ils ne puissent à nouveau le repérer. Une application de ma propre conception, très légère, détourne leur système d’écoute vers les numéros d’appel d’urgence. En croyant m’espionner, dès qu’ils le déclenchent, ils tombent de manière aléatoire sur les pompiers, la police ou le Samu. Cette solution provisoire me laisse une longueur d’avance. J’ai prévu d’en profiter pour régler quelques détails prioritaires, comme celui d’informer ma mère, autant que je sois en mesure de le faire sans la mettre en péril, de mon changement de situation personnelle. Elle décroche à la première sonnerie. Il est à peine cinq heures du matin, mais elle est déjà debout, fidèle à ses habitudes.

— Maman, bonjour. Comment ça va ?

Elle laisse passer un long silence. J’entends sa respiration, pesante et saccadée, m’agressant comme l’aveu de l’injustifiable anxiété que je lui inflige.

— À ton avis, finit-elle par dire ?
— Je sais, j’aurais dû te prévenir. Mais tout s’est précipité plus vite que je ne l’aurais cru. Je suis désolé.
— Je ne t’en veux pas, mais je suis inquiète. Je crois que c’est la première fois que tu m’appelles aussi tôt.
— C’est l’heure où tu t’occupes de ta comptabilité, et où tu signes les chèques pour tes œuvres caritatives, en général. Je savais que tu ne dormirais pas.
— Toi non plus, apparemment. Tu prends juste de mes nouvelles, ou tu as quelque chose de particulier à me dire ?
— Tu n’as aucun souci à te faire, maman. Les choses finiront par s’arranger.

Je fais ce que font tous les enfants du monde. Ils mentent effrontément à leurs parents pour les rassurer tout en sachant qu’ils ne sont pas dupes. Et ma mère, encore moins que les autres.

— C’est ce que tu me dis toujours. Mais la vie est moins optimiste que toi. Pour ton père, tu étais certain que ça irait, et regarde où nous voilà… Nous sommes devenus deux étrangers, il n’est quasiment plus jamais là et je ne sais même pas ce qu’il fait. Je pense qu’il a une maîtresse. Ou plusieurs.
— Mais non, je suis sûr que tu te trompes.
— Je l’ai toujours su, au fond, et je l’ai toujours accepté. Mais maintenant, je ne sais pas. C’est peut-être de vieillir.
— Arrête, tu sais comment il est. Un peu macho, de la vieille école. Mais tu es la seule qu’il aime, et ça, personne ne te le prendra jamais.

Comprenant que j’emploie à dessein des mots vides de sens et impersonnels, elle esquive en se mettant à rire à l’autre bout du fil. Au moins ai-je réussi à l’amuser un peu. Mais une quinte de toux la surprend, et je dois reculer mon smartphone de mon oreille pendant quelques secondes pour épargner mon tympan. Le calme revenu, elle reprend :

— Où tu es, Adrien ?
— Je ne peux rien te dire, tu t’en doutes.
— Tu reviens bientôt ?

Cette fois, c’est moi qui prends le temps de répondre. Tout en réfléchissant, je surveille le parking et l’entrée de l’hôtel par la fenêtre. Seuls un camion de livraison et ma voiture de location sont garés, à croire que j’étais le seul client toute la nuit. J’hésite un long moment, mais je ne peux pas lui mentir sinon par omission. J’allume une énième cigarette, je tire une large bouffée puis je lui annonce :

— Je ne reviens pas. Je pars à l’étranger. Tu risques de rester sans nouvelle de moi pendant un certain temps.

À part Ferban, je n’ai prévenu personne d’autre que je disparaissais dans la nature. À l’intonation de sa voix lorsqu’elle me répond, je devine pourtant qu’elle est déjà au courant. L’intuition maternelle ne se trompe jamais.

— Pourquoi vas-tu te mettre en danger, me demande-t-elle ?

Elle confirme mes soupçons. Il est trop tard. Ils ont parlé ensemble. Elle aussi est en danger. Et je crains malheureusement de ne pas pouvoir compter sur mon père pour la protéger.

— Je pars pour un long voyage d’affaires.
— Tu mens. J’ai eu ton avocat.
— J’avais compris.
— Comme je n’arrivais pas à te joindre, je l’ai appelé. Tout cet argent que tu m’as versé, je voulais savoir pourquoi… Il m’a donné des explications vaseuses, évidemment. Comme si j’avais besoin de ta charité ! Si tu veux que l’argent reste en famille, ça ne sert à rien. Tu ferais mieux de le donner à des organisations humanitaires honnêtes, elles sauront quoi en faire.
— Tu t’en chargeras très bien, sûrement mieux que moi d’ailleurs. Ferban a juste fait son travail, maman. Ne te retourne pas contre lui, s’il te plaît. Il n’y est pour rien. C’est presque un ami de la famille.
— Ça ne me dit pas ce que tu prépares. Ni si c’est lui qui t’a entraîné là-dedans. Je ne sais pas dans quelles magouilles sordides tu t’es fourré, mais cette fois, ça m’a l’air plus grave que d’habitude. Ou alors c’est ton père… N’est-ce pas ? Tu peux me le dire, tu sais, ça ne changera plus rien. Plus rien ne changera jamais, de toute façon.
— Ça n’a rien à voir, j’ai une mission à remplir pour le ministère, mais je n’ai pas le droit de t’en parler. Secret-défense. Tu comprends ?
— Non, je ne comprends pas. Je suis ta mère… Et tu devrais pouvoir tout me dire.
— Non, justement.

Même si j’ai sécurisé temporairement ma ligne, rien ne me dit qu’ils n’aient pas disséminé des micros dans son appartement ou installé un second système de surveillance à proximité. Il me serait alors impossible de le brouiller sans être repéré. M’en approcher pour tenter de le neutraliser serait me trahir et me jeter tout seul dans la gueule du loup. J’aurais pu lui envoyer un mail, la manœuvre m’aurait épargné cette discussion pénible. Mais ils interceptent les courriers électroniques si facilement que je ne l’ai même pas envisagé. J’ai beau créer sans cesse de nouvelles adresses, écrire à partir d’IP fantômes ou utiliser des VPN multiples, ils nous suivent à la trace quoi que nous fassions, où que nous soyons, quelle que soit la feinte que nous utilisions. Un mail ou une connexion laissent une empreinte trop facilement traçable, qui détermine avec précision l’endroit d’où ils sont émis. Nous avons nous-mêmes créé les systèmes de sécurité et les modules antipiratage que les start-up vendent à prix d’or aux utilisateurs du monde entier. Nous en connaissons les moindres failles, nous les avons volontairement programmées afin d’obtenir des portes d’entrée dans tous les réseaux planétaires. Nous sommes les mieux placés pour savoir qu’ils ne servent à rien sinon à nous permettre, à nous, une surveillance infaillible à l’échelle globale. Je dois donc m’efforcer de prendre les bonnes habitudes dès maintenant, même s’ils n’ont encore aucune raison tangible, a priori, de m’avoir ciblé. Mais le simple fait d’allumer mon ordinateur représente déjà un risque. Je connais parfaitement toutes les stratégies de harcèlement en réseau qu’ils sont capables de mettre en œuvre pour détruire leurs adversaires. J’en ai moi-même inventé et perfectionné certaines, personne ne peut leur échapper. L’individu ciblé est condamné par avance, victime du crime parfait : pas de trace, pas de preuve, pas de coupable, mais un sabotage permanent et une surveillance de chaque instant jusqu’à ce que mort s’ensuive. Peu importe le coût de l’opération, ou sa durée, qui peut se prolonger pendant des années, dix, quinze, vingt ans. À la fin, la cible succombe toujours. Accidents, suicides ou maladies n’en sont que les conclusions officielles, l’expression du formalisme d’un ordre public souvent complice rechignant à reconnaître une criminalité invisible qu’il redoute lui-même. Parfois, c’est le passage à l’acte, la commission d’un meurtre ou d’un attentat par la proie elle-même qui clôt le dossier. C’est ainsi que nous élaborons notre toute-puissance.

Ma mère, qui comme Éva ignore tout, m’en veut de l’opacité dans laquelle je la maintiens. Mais si je lui dévoilais ne serait-ce qu’une parcelle de la réalité, ils la tueraient sans hésitation. Et elle deviendrait folle avant.

— Pour en revenir à ton père, enchaîne-t-elle enfin, tu as des nouvelles de ton côté ?

Il n’est pas dans les habitudes de Réjan de ne pas se manifester du tout. En général, mon père envoie un message ou passe un coup de téléphone, même quand il est parti à l’improviste sur un autre continent. Au pire, il mandate un émissaire pour informer ma mère. Ne lui donner aucun signe de vie, venant de sa part, est parfaitement anormal. Cela ne peut signifier qu’une chose, ils sont déjà en train de s’activer auprès de mon entourage. Si j’ai raison, ils savent que je serai leur pire ennemi à partir de maintenant. Ils vont se méfier. Je me fais aussi rassurant que possible :

— Papa doit être occupé, je te l’ai dit. Il voyage beaucoup lui aussi ces derniers temps.
— Mais toi, tu vas au Pakistan ? Pour cette histoire d’espions ?
— N’insiste pas, je ne te dirai rien.
— Ils me font peur, tous ces gens, tu sais.
— Ce ne sont pas les plus dangereux, maman… J’ai pris des dispositions, je suis en sécurité, et toi aussi. Je te laisse.
— Au revoir, Adrien. Et ne laisse pas ta vieille mère mourir de chagrin.

Je raccroche, fataliste.

Je ne crois pas du tout qu’elle soit en sécurité. Et je ne crois pas du tout pouvoir la protéger.

Elle ne saura jamais l’obscénité à laquelle elle a participé à son insu, ni qui je suis vraiment, moi, son propre fils. Elle a passé sa vie à aimer un homme qui n’est pas non plus ce qu’elle s’imagine. Elle découvrira bientôt que son entière existence a servi à dissimuler la plus grande mystification de toute l’histoire de l’humanité. À près de soixante-quinze ans, elle va bientôt devenir veuve, et perdre son fils. Si jamais elle nous survit. Elle le pressent. Ensuite, et même dans cette hypothèse, elle se laissera partir. Plus rien ne la retiendra.

5 h 52

Il est bientôt six heures. Le jour se lève comme une corvée. Je vais dans la salle de bains, faire une rapide toilette. En me brossant les dents, je décide de garder ma barbe de trois jours naissante. Le dentifrice mentholé évacue par magie mon haleine d’alcoolique distingué. L’eau froide, presque glaciale, dont j’inonde mon visage, rend à ma peau son infatigable jeunesse en une fraction de seconde. Je m’observe rapidement dans le miroir, avec un certain malaise. En croisant mon propre regard, ce n’est pas moi que je vois dans le reflet. Je mets tout le monde en danger, mais c’est surtout Éva qui est exposée aux foudres de mes frères de caste. Or, notre relation, de nature avant tout sexuelle au départ, justifierait mal que je la laisse courir le moindre risque. Mais ils décident de tout, et vous n’avez pas le choix. Votre nom, votre travail, votre lieu de vie, vos amis, vos relations, ils les choisissent pour vous. Jusqu’à récemment, je le vivais comme un privilège. Mais mon cœur a désobéi. J’ai failli tomber amoureux d’une créature pure et innocente, loin de se douter à qui elle avait affaire. La seule solution est de rompre dès maintenant pour la protéger, au moins le temps que je me sois donné une chance de réussir.

Du haut de ses vingt-deux ans, c’est une enfant pour un homme de mon tempérament. Mais elle possède une aura incroyable. Sa longue chevelure mordorée, retombant comme un vase parfait sur le creux de ses reins, est déjà une invitation à la sensualité. Elle apporte sa touche finale à la parfaite harmonie d’un corps souple et élégant. Éva donne l’impression d’être plus grande qu’elle n’est en réalité. J’ai toujours aimé sa peau blanche, presque fragile, qui contraste avec le vert intense de son regard ciselé en amende. Elle a de lointaines origines asiatiques, diffuses, imperceptibles, mais réelles. Lorsqu’elle parle, ses lèvres incarnadines, si fines, semblent à peine s’entrouvrir, mais sa voix emplit aussitôt l’espace d’une incandescence lascive prompte à mettre n’importe quel public en émoi. Malgré son jeune âge, après quelques films, elle est devenue l’icône de toute une génération. Elle mérite son succès. Si sa beauté a fait le tour du monde, c’est aussi et d’abord parce qu’elle a beaucoup de talent. Je crois que si j’avais mené une existence normale, je l’aurais épousée. Je lui aurais vraiment fait des enfants. Mais je n’ai jamais su que lui faire l’amour. Il est vrai que j’ai rapidement été confronté à de graves difficultés en raison de son statut de star. Ils craignent par-dessus tout que nous soyons exposés, connus, médiatisés. Lorsqu’ils ont vu ma photo dans les journaux, avec elle main dans la main, ils ont réuni le Haut Conseil pour « trouver une solution ». C’est l’expression qu’ils ont employée. J’étais donc, avec Éva, devenu un problème. J’ai résisté, et ils n’ont rien pu faire parce que je suis moi-même membre du Haut Conseil. Je créais un précédent, puisque toutes les décisions doivent se prendre à l’unanimité. Ils ont alors commencé à devenir plus circonspects à mon égard. C’était la première fois depuis longtemps, voire depuis toujours, que quelqu’un de l’intérieur leur tenait tête. J’ai tout de suite redouté qu’ils s’en prennent à elle. Mais je crois que sa célébrité l’a provisoirement protégée, ce que je ne serai pas en mesure de faire au-delà de quelques semaines, dans le meilleur des cas.

Sans qu’elle le sache, hier, nous avons fait l’amour pour la dernière fois. Nous avons passé une soirée exceptionnelle. Je l’ai emmené dîner chez Tante Marguerite, où j’avais réservé une salle pour notre tête-à-tête, puis nous sommes retournés chez moi. Nous avions déjà bu plus que de raison, entre le muscadet de l’apéritif et l’excellent Cheval-Blanc de 1982 que le sommelier nous avait consacré, mais nous n’avons pas pu renoncer au champagne en arrivant. Éva a minutieusement roulé un joint. Je l’ai aidée à le fumer. Nous avons dansé, seul à seul, comme des adolescents. Pour la dernière fois, là aussi. Elle s’en est doutée. Mes gestes exprimaient une rage à peine contenue, un désespoir évident trahissant la fin programmée de notre histoire. Elle y a décelé la frénésie de l’amant qui s’apprête à partir au combat, au risque de n’en jamais revenir. Pourtant, elle s’est abstenue de m’infliger ce genre d’interrogatoire si délicat qui nous aurait tous deux indisposés en gâchant ce moment d’extase unique. Elle ne s’atermoie jamais, cela fait partie de ses grandes qualités. Je ne confonds pas pour autant cette discrétion innée avec de l’indifférence. Elle est beaucoup trop intelligente.

Au contraire, moi qui fais partie des cyniques, j’ai été profondément bouleversé par sa grandeur. Elle m’a radicalement changé. Elle m’a donné à comprendre un autre sens à la vie. Et à la mort.

Je lance l’appel en vidéo. Elle décroche, les cheveux ébouriffés, encore en nuisette, recroquevillée dans son immense lit à mémoire de forme. Je la vois si amoureuse.

— Je commençais à m’inquiéter !
— Tu n’as aucune raison…
— On devait se retrouver ce soir, mais silence radio de ton côté. Je n’ai rien fait qui t’ait déplu, j’espère ?
— Bien sûr que non ! Regarde, je vais bien. Et toi ? Je te réveille, je suis désolé.
— Qu’est-ce qui se passe ?

Elle se frotte la main sur le visage pour en effacer sa fatigue apparente. Elle a tout de suite compris que j’allais lui annoncer une mauvaise nouvelle. J’ai de plus en plus de mal à me contenir. Je ne suis plus imperméable aux évènements ni à mes propres émotions, pour peu que les anomalies qui me parasitent depuis quelque temps et que je peine à identifier soient réellement ce que l’on appelle des sentiments.

— Éva, ça va te paraître brutal, mais…
— Pourtant tu m’aimes, m’interrompt-elle avant que j’achève ma phrase…
— Oui.
— Et après la dernière soirée qu’on a passé chez toi, je pensais…
— J’aurais voulu, j’aurais tellement voulu.

Elle se redresse soudain en arrêtant de sourire et prend une expression si sérieuse que je reste figé dans la contemplation inerte de sa beauté. Elle use de ses artifices d’actrice même avec moi. Je suis vaincu.

— Je sais que tu as des secrets. Je l’ai toujours su. Il y a trop de silences en toi. Je n’ai pas envie de les connaître. Je t’aime ainsi, fugitif et mystérieux. J’ai toujours su aussi que tu partirais. Parce que les hommes comme toi sont de passages, ils ne sont fidèles qu’à leur course effrénée vers la postérité. Ils vous emmènent au bout du monde en jet privé et vous laissent revenir toute seule en ramant sur votre barque en train de couler, et de prendre l’eau de tous les côtés !
— Tu n’y es pas…
— C’est toi qui n’y es pas. Je ne suis pas en colère, mon amour. Je te suis reconnaissante de ces instants de grâce inoubliables que tu m’as fait vivre, et qui ont été les plus beaux de ma vie. Une telle intensité ne peut être qu’éphémère. Je fais du cinéma, je sais de quoi je parle.

Elle se lève et se dirige vers sa cuisine américaine, où elle se précipite devant la machine à café. Je remarque à ses mouvements d’épaules que quelque chose a changé dans sa démarche. Aussi imperceptible que soit cette différence de fluidité, elle ne m’a pas échappé. Elle allume sa Krup, déjà obsolète, qu’elle conserve en dépit de ses défaillances parce qu’elle en adore le côté vintage.

— Tu as commencé une belle carrière, lui dis-je. Avec moi, ce sera difficile de la poursuivre. Et je refuse que tu aies le destin de Grâce Kelly.
— Quel est le rapport, me demande-t-elle intriguée ? Parce qu’elle est morte prématurément ou parce que Rainier l’a obligée à quitter les plateaux de tournage ?

J’ai manqué de délicatesse, troublé par l’incroyable déclaration qu’elle vient de me faire. J’essaie de me rattraper :

— Ce que tu as dit… C’est la même chose pour moi. Je te le jure.
— Tu vois, me confie-t-elle en lançant la préparation de son expresso, je crois bien que c’est la première fois que je me fais plaquer.

Elle retrouve son sourire. Est-ce une manière de masquer son désarroi ? Ou parce qu’elle ne me prend pas au sérieux ? Elle m’épargne en tout cas la crise d’hystérie à laquelle je m’attendais. Je ne devrais pas m’en réjouir. Une séparation aussi facile révèle en général un attachement superficiel, en parfaite contradiction avec son discours enflammé d’il y a quelques instants, même si cela nous facilite la tâche à tous les deux.

Pour autant, malgré cette apparente sagesse, son inquiétude la trahit.

— Toi aussi, tu as l’air d’avoir quelque chose à me dire.
— Il faut qu’on se voie, Adrien.

C’est inutile, j’ai déjà compris. Elle attend un enfant de moi. Elle est enceinte, d’où cette infime divergence que j’ai décelée dans sa gestuelle.

Mais il nous est impossible d’en parler. Même en vidéo, ils risquent d’intercepter la discussion. Ce serait son arrêt de mort immédiat. Je clos mes lèvres de l’index afin de l’enjoindre à se taire, et je coupe court en raccrochant. Elle l’ignore, mais je viens sûrement de lui sauver la vie. J’éteins mon mobile. Je suis le père d’un enfant que je ne connaîtrai jamais.

Je la revois ce premier soir, assise à une table de producteurs tristes comme une nuit sans étoiles. Et elle, toujours affable, acquiesçant d’un léger mouvement de tête, remerciant un serveur, ou refusant un nouveau cocktail de ses admirateurs aux aguets. Tous ces gestes anodins qui montrent avec pertinence à quel point l’on s’ennuie dans les soirées mondaines, elle les exécutait avec un tel raffinement qu’au bout d’un moment, trop long, je me suis levé, je suis allé à sa table et je l’ai emmenée avec moi. Les pontes de la Warner ont moyennement apprécié sa fugue, mais je suis intervenu ensuite pour qu’elle obtienne le rôle génial qu’ils étaient en train de négocier. Avec ce film, elle a obtenu sa première nomination aux Oscars. Je n’ai rien fait pour qu’elle l’obtienne, et elle repartit cette fois-là les mains vides. Mais elle le remportera tôt ou tard, grâce à ses seuls talents. Cela ne fait pas l’ombre d’un doute, ni pour moi ni pour la profession.

En écrivant ces lignes, je me rends compte que je ne suis plus insensible à la douleur émotionnelle. Je dois l’admettre. C’est un fait établi, je souffre. Éva a décidément réussi à refaire de moi un être humain. Je suis lentement en train de renaître à la conscience. Je ressens. Je revois. Je suis vivant. À nouveau !

Nous n’aurons malheureusement jamais la chance d’en profiter. Car s’ils ignorent encore mes intentions précises, ils ne tarderont plus à les apprendre.

Les quitter suffit à trahir le Serment. J’encours, par mon simple départ, le châtiment suprême. C’est à ce prix qu’ils ont préservé le Grand Secret durant plus de 10 000 ans.

Car ils existent depuis toujours. Ils se perpétuent de génération en génération depuis bien avant l’Égypte ancienne, pour défendre leur cause anthropophage. Ils dominent le monde, opprimant les milliards d’esclaves que les humains représentent à leurs yeux. Je leur appartiens. Je fus, j’étais et je reste des leurs. Mais ils vont tenter de m’abolir, parce que je suis le premier, et le seul peut-être, à les trahir ou à envisager de le faire. À moins que les autres ne soient morts avant d’avoir pu révéler à quiconque le Grand Secret…

À partir de demain, après mon ultime rendez-vous avec eux, je changerai chaque soir d’hôtel, de ville, de région, de pays quand il le faudra. Le mouvement me préservera, suffisamment longtemps, je l’espère, de leurs assauts. S’il doit en advenir autrement, lorsqu’ils retrouveront ma trace, il sera trop tard. J’aurai échoué à mon tour, comme les juifs, à découvrir l’artefact idéal de la conscience morale.

Ces gens constituent l’élite au-dessus de l’élite, l’intelligentsia suprême. Mais qu’ils soient vêtus de soie et recouverts d’or n’y change rien. Ce sont des barbares. Ils sont protégés par une vigoureuse omerta. Les membres du Majestic 12, les Illuminati, les Bildeberg et les chevaliers du Temple sont des enfants de chœur en comparaison.

Ils sont toujours là.

Là, c’est partout. La musique, le cinéma, la littérature moderne… Mais par-dessus tout, la télévision est leur plus belle victoire. Pendant que des milliards de gens s’anesthésient devant leur écran de télévision, ils restent à l’abri des curieux. Les reality shows leur ont permis de faire croire aux nouvelles générations, d’une insipide naïveté, que les plus chanceux deviendraient peut-êtreautre chose que les simples prisonniers d’une époque sordide, en s’exhibant sans pudeur, s’ils acceptaient de se ridiculiser à l’antenne et de renier toute forme de morale sociale. Ils ont procréé, grâce à ce nouveau fantasme universel de célébrité, des peuples entiers d’analphabètes ayant pour seul objet de vénération leur propre image, autolâtrie consacrée par la culture du selfie. Nous sommes parvenus à ce stade délirant où la planète entière se prend elle-même seule en photographie par effet miroir, pour s’admirer indéfiniment dans la galerie des glaces de sa constante médiocrité. La glorification permanente des egos, ce narcissisme dévorant qui engloutit tout espoir de faire un jour à nouveau société, nous les avons fabriqués, puis exacerbés. C’est la raison pour laquelle nous avons développé et démocratisé les réseaux sociaux. Nous les faisions tous passer du chacun pour soi au chacun sur soi. Nous avons injecté des dizaines de milliards dans les GAFA, convaincus qu’ils signeraient l’arrêt de mort de toute communication réelle entre les êtres. Et nous avions raison, le paradoxe ultime s’est matérialisé à l’échelle mondiale à une vitesse vertigineuse. L’ère de la communication a réussi à détruire, en quelques années à peine, ce qui constituait depuis toujours le fondement de l’humanité : la relation à l’autre, l’échange, le dialogue. Mieux encore, en octroyant à n’importe quel crétin muni d’un clavier le pouvoir de donner librement son avis sur la culture, la politique, le sport, les faits divers ou son voisin, chacun a commencé à se prendre pour le roi, autorisé de droit divin à juger ses semblables du haut de son clavier numérique, nouveau trône délétère de la convoitise et de la jalousie. Les social networks nous ont aidés à répandre la haine en raréfiant l’intelligence. Nous les avons inondés de théories du complot absurdes, d’œuvres pseudo artistiques dénuées de sens et d’esthétique, d’actualités et d’images anxiogènes, de fake news abracadabrantes. Nous y avons travaillé à la promotion d’individus affligeants accélérant par leurs discours et leurs comportements ineptes les processus de régressions que nous avions enclenchés. L’environnement virtuel offert par cette planète monde grotesque, accessible depuis n’importe quel terminal, appauvrissait le langage courant, et donc la réflexion, en assassinant grammaire, syntaxe et orthographe. Cette fois, les résultats dépassèrent nos espérances. Une génération après, le niveau global du quotient intellectuel avait déjà sensiblement diminué. L’utilisation frénétique d’Internet n’en était pas la seule raison, mais y contribuait pour une grande part, à côté des poisons sournois que nous inséminions dans la nourriture grâce aux réseaux de grande distribution alimentaires et ménagers. Nos perturbateurs endocriniens impactaient directement le développement cérébral des nouveau-nés, et le temps qu’une poignée de scientifiques engagés s’en rendent compte et parviennent à documenter leurs recherches, le mal était fait. En inondant les terres agricoles, en pervertissant les appareils ménagers et les produits d’entretien les plus courants, en souillant les boissons les plus consommées à travers le globe, jusqu’aux laits infantiles, nous obtenions l’explosion des cancers et des cas d’autisme. Nous provoquions par incidence le retour du crétinisme, pathologie éradiquée au XXe siècle qui s’était remise à sévir et ajoutait à nos réjouissances.

Cette débauche de moyens, quoiqu’efficace, demeurait insuffisante. Notre stratégie consistait donc à profiter également de la révolution technologique que nous avions initiée pour en finir définitivement avec les artistes, qui nous posaient un problème majeur depuis toujours. Nous n’eûmes aucune peine à saborder l’industrie de la musique, puis celle du cinéma, en offrant leurs œuvres gratuitement aux populations afin de les assécher économiquement et de décourager toute vocation dans les décennies futures. Les livres commencèrent à mourir, faute de lecteurs. À court de moyens et de mécènes dignes de ce nom, les véritables créateurs, noyés dans la masse des imposteurs que nous portions aux nues à leur place, furent bientôt dans l’impossibilité de continuer à produire la moindre création décente. Bientôt, personne ne fut plus capable de faire la différence entre une croûte et un chef-d’œuvre, et le patrimoine culturel de l’humanité cessa de s’accroître ; sa courbe jusqu’alors ascensionnelle s’inversa. Une civilisation qui laisse mourir ses artistes est une civilisation qui est en train de mourir, et ne laisse aucune trace dans l’histoire.

Notre haine à leur égard, historique, prenait sa source dès l’origine des temps. À cause d’eux, nous avions failli échouer à de nombreuses reprises. Les philosophes grecs, si nous les avions laissés faire, nous auraient renversés sans même le savoir. Léonard de Vinci, Michel-Ange, Mozart… Plus près de nous, Victor Hugo ou Jean Renoir, et quelques autres, effleurèrent du bout de leur génie le Grand Secret. Ils s’approchaient trop près de Dieu. De notre Dieu. Pendant des siècles, nous avions confisqué l’invention de l’écriture. Nous en avions fait le privilège des scribes, et ce faisant, l’instrument absolu du pouvoir. Mais elle finit par nous échapper, et se répandit dans toutes les civilisations. Durant les premières ères de progrès, nous crûmes pouvoir contenir son expansion en la complexifiant, lui donnant des allures de codes secrets. Nous usions de schèmes aux portées ésotériques, de hiéroglyphes à sens multiples, de phonèmes imprononçables. Mais elle nous échappa bientôt, comme tant d’autres choses, et sa simplification par des esprits plus alertes que la simple plèbe permit sa généralisation. Elle devint le principal outil des artistes et des penseurs, la matière première d’une quête perpétuelle et virulente pour tenter de percer tous les mystères de l’univers. Nous sentions le danger. La soif de reconnaissance des artistes et des écrivains notamment les incitait à réfléchir toujours plus profondément les règles de l’intangible, du mystique ou de la société. Le langage, écrit, devenait un message, et un message se propage. Il crée une ouverture sur la face cachée des choses, parce que son champ d’exploration est illimité. Si nous souhaitions continuer à œuvrer dans l’ombre, sans être démasqués, nous n’avions pas d’autre solution que de tuer les artistes, et nous l’avons fait. L’indifférence économique à leurs œuvres et la disparition de leur légitimité sociale et culturelle leur ôtèrent jusqu’au droit à la parole ; ils étaient désormais incapables de remettre en cause l’ordre établi. Notre caste s’en était enfin protégée.

Lorsque j’ai prêté mon Serment, j’avais déjà acquis beaucoup plus de connaissances que la plupart des gens n’en apprendront jamais même s’ils traversent des siècles entiers. J’ai bénéficié dès ma naissance d’un apport intellectuel et d’une érudition suffisamment sophistiqués pour me croire investi d’omniscience. Je ne savais peut-être pas tout, mais j’assimilais le pourquoi de tout ce que je savais.

Ce Serment sera sans doute le dernier souvenir qui pénétrera mon esprit lorsque je serai sur le point de franchir la frontière.

Nous sommes sept. Le chiffre de l’univers. Nous sommes les Élus. Nous fûmes désignés à notre naissance par le Suprême Inspirateur, en vertu de notre patrimoine génétique, pour devenir les membres du Haut Conseil ad vitam æternam. Il se trouve que le Haut Conseil se réunit ce soir. Nous déciderons de l’avenir du monde par un vote à main levée. Dans l’hypothèse improbable où il ne remporterait pas l’unanimité, le Grand Projet serait tout simplement abandonné. Le Suprême Inspirateur, qui l’a élaboré, le considère comme son œuvre la plus puissante, l’aboutissement d’une quête vieille de plus de 5000 ans. Il a raison.

Le taxi klaxonne. Je range mes affaires, je vide mon verre et je regarde l’heure : 8 h 55. Je me dirige vers la porte. Dans l’entrée, un miroir, sur le mur à ma droite, attire mon regard. L’homme est un athlète d’un mètre quatre-vingt-dix, au torse bombé, aux bras épais, d’une densité imposante. Il est invariablement brun. Ses cheveux libèrent en partie son front par une mèche lisse s’évadant sur le côté. Des yeux bleus qui scintillent, sous des sourcils discrets, donnent à son visage un caractère envoûtant. Le nez s’allonge un soupçon, mais il est si parfaitement symétrique qu’on le croirait dessiné par quelque orfèvre méticuleux. Je lui donnerais environ trente-cinq ans. Je n’observe pas la moindre ride, sa peau est parfaite. Il est si beau que je m’étonne encore qu’il s’agisse de mon reflet. Je ferme les yeux. Je serre les poings jusqu’au sang, puis les rouvre. Ils sont devenus rouges. Je frappe le verre de toutes mes forces. Il éclate en toile d’araignée.

Je hais les miroirs.

Je laisse un billet sur la table, m’empare de ma valise et de ma sacoche, que j’accroche en bandoulière, puis je quitte la chambre en laissant la porte ouverte. Je descends par l’ascenseur. Le taxi s’énerve, ses coups de Klaxon sont de plus en plus rapprochés. J’aurais dû préciser que j’attendais une certaine discrétion. J’ai abandonné la voiture de location sur le parking de l’hôtel, en laissant les clés au comptoir, histoire de créer la confusion, au cas où ce serait nécessaire.

Nous filons vers la gare désœuvrée. Je fais cadeau de la monnaie au chauffeur. J’achète mon billet en liquide. Une fébrilité soudaine s’empare de moi. Mes mains tremblent. Il faut que je me contrôle. À l’approche du train qui doit me ramener vers Paris, je sens mon cœur bringuebaler.

J’ai imaginé cent fois ce qui m’attend désormais.

La fin. Déjà…

1

Vu d’en haut, le monde semble se soumettre à notre volonté. L’esprit prend son assise sur la matière. Le vrai pouvoir plane au-dessus de la mêlée.

Je profite du vol pour continuer à écrire. Nous filons vers Le Caire, la Victorieuse, la mère du monde, cette ville de poussières et de foudres sacrées, dont les architectures disparates, reflets d’époques antérieures incrustées par les multiples pouvoirs qui les ont animées, sont aujourd’hui tannées par le soleil et délavées par la pollution. Entre les célébrations épiques et le capharnaüm, la misère épouse la grandeur, mêlant le sang des vivants et des morts qui cohabitent dans les ruelles des cimetières. Ottomans, mamelouks et fatimides n’ont pas seulement laissé leurs citadelles ou leurs minarets en héritage aux Égyptiens, ils ont également marqué la terre de l’empreinte de leur âme.

Ni nos guerres ni nos machinations n’ont réussi à tout effacer. Certaines ébauches de majesté résistent aux outrages du temps comme à la destruction de mes semblables.

Ils me poseront des questions. Pourquoi ne suis-je pas venu avec mon jet privé ? Avec le recul, ils devineront que c’était un signe annonciateur. J’ai préféré les services d’une compagnie publique. Je m’assoupis. La tension nerveuse accumulée au cours de ces derniers jours se fait douloureusement sentir et ma volonté ne suffit plus à la soulager…

Je sombre dans un rêve étrange.

Prisonnier de la pyramide de Gizeh, je me vois lentement mourir. Je m’amenuise. Pour trouver la sortie, j’effectue de longs calculs mathématiques, je suis à la recherche d’une formule qui m’indiquerait le chemin à prendre. J’écris sur les murs, à la craie. Rien n’aboutit. Pire, au bout d’un moment, les lignes s’effacent d’elles-mêmes au fur et à mesure que je les inscris. Les chiffres s’emmêlent, mes idées se noient dans mon arithmétique. Je suis obsédé par Pi, et par le nombre d’or. La perfection de cette architecture, dressée vers les étoiles, me rend fou. Je longe des couloirs qui s’entrecroisent, aucune des portes qui m’apparaissent ne daigne s’ouvrir. Je hurle de rage, la peur qui m’envahit a quelque chose d’ancestral. Je n’avais jamais éprouvé cette sensation. Soudain, mon père apparaît. Je suis au milieu d’un temple sacrificiel, sans doute inca, étendu sur un autel de pierre. Je suis fermement ligoté par des sangles de cuir. Des hommes, vêtus de longues robes pourpres, m’encerclent. Je croise le regard obsédé de mon père. Il tient une gigantesque hache, déjà ensanglantée, qu’il soulève puissamment et, tout en me souriant, l’abat sur moi…

À mon réveil, nous sommes sur le point d’atterrir. Je transpire, encore tout tremblant de cet immonde cauchemar. Signifie-t-il que mon propre père n’hésitera pas à me sacrifier ? L’envisager serait plus prudent. Je suis maintenant condamné à réussir. Pourtant, même en cas de succès, j’y laisserai ma peau. Comme tant d’autres avant moi, la trame que je tisse me conduira jusqu’à l’anéantissement.

Comment m’y prendre, c’est une autre histoire. La littérature, comme le cinéma, n’invente rien hormis des procédés de narration. Pour le reste, en ce qui concerne le fond des choses, ou le sens que l’on peut en déduire, il se contente de puiser médiocrement ses sources dans la réalité. Je dis médiocrement, parce qu’une histoire inventée ou recréée ne reflète jamais qu’une infime parcelle de la vérité. Celle-là, personne ne peut la croire. Le plus souvent, nous fermons même volontairement les yeux pour nous éviter son abominable spectacle. Pourquoi s’infliger l’atrocité de l’âme humaine alors qu’il suffit de rêver à son idéal ? Je sais le mal que j’aurai à convaincre. L’incrédulité réduit le champ des possibles au mépris de l’essentiel. Combien d’entre nous savent que nous n’avons jamais été sur la lune, cette vieille fable que nous avons imposée à Nixon et Kissinger ? Combien d’entre nous savent qu’on peut guérir le sida depuis longtemps, ainsi que le cancer ? Combien d’entre nous, encore, savent-ils que la civilisation humaine est bien plus ancienne que ce qu’on leur a appris à l’école ? C’est ce que le commun des mortels appelle la foi. Moi, j’ai déjà renoncé à croire. Je n’en ai plus le temps. J’agis sans me poser de questions.