Les Maîtres de la pluie - Sylvain Moraillon - E-Book

Les Maîtres de la pluie E-Book

Sylvain Moraillon

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Beschreibung

À l’approche des élections présidentielles, un attentat spectaculaire perpétré par le groupe terroriste Les Maîtres de la pluie ébranle Paris. Ils possèdent une arme climatique redoutable, permettant de déclencher des catastrophes géolocalisées. Une prise d’otages s’ensuit, liée aux échéances électorales. Face à leur exécution programmée par les terroristes, le compte à rebours commence. Philippe Lafargues mène une enquête non officielle pour le compte du Premier ministre, qui le conduit jusqu’en Somalie, et découvre une conspiration d’une telle envergure que toute la République est soudain menacée. Survivra-t-il à ces évènements ? La République sera-t-elle préservée ? Embarquons dans une aventure riche en rebondissements…


À PROPOS DE L’AUTEUR

Depuis 2009, Sylvain Moraillon a publié quatre livres. Le présent ouvrage témoigne définitivement de son goût très marqué pour le suspens.

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Seitenzahl: 617

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Ähnliche


Sylvain Moraillon

Les Maîtres de la pluie

Roman

© Lys Bleu Éditions – Sylvain Moraillon

ISBN : 979-10-422-0772-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Josette Mondino,

Lumière parmi les ténèbres

Se tenant éloignés, dans la crainte de son tourment, ils diront : « Malheur ! Malheur ! La grande ville, Babylone, la ville puissante ! En une seule heure est venu ton jugement ! »

Apocalypse, 18

Du même auteur

– Crime pour l’Humanité, Edilivre, 2009 ;

– Les chroniques de Piaffeur, volumes 1 et 2, Edilivre, 2018 ;

– Je voulais juste écrire des chansons, L’Harmattan, 2020 ;

– Les barbares, Le Lys Bleu Éditions, 2021.

Prologue

Paris, le 17 mars,

VIIIe arrondissement,

16 h 10

Du soleil en pagaille s’amoncelait sur la ville.

Léon Hébert, écrivain et journaliste raté, descendait la rue d’Amsterdam au volant de sa vieille Twingo délabrée. Une Camel plantée au coin des lèvres, les yeux cachés par son inséparable paire de lunettes noires, il s’escrimait à tenter de rester calme et à garder les idées claires. Il lui fallait maîtriser sa respiration, et garder son sang-froid, ce qui n’était pas si simple. Toute précipitation risquait de nuire au déroulement des opérations, mais cette fois, il n’avait pas le droit d’échouer. Il savait que c’était sa dernière chance. Elle était tombée du ciel, il entendait bien la saisir.

Les rues défilaient, feu après feu, virage après virage. Il avait un peu d’avance. Il aurait amplement le temps de se préparer. Il vérifia que son flight-case se trouvait bien sur le siège arrière. Il n’avait rien oublié. Il refusait de finir sa course dans le caniveau. À l’issue de ce quitte ou double, il se suiciderait d’une façon spectaculaire ou réaliserait enfin ses ambitions les plus audacieuses. Une nouvelle vie s’ouvrirait devant lui, aux perspectives illimitées.

L’homme l’avait appelé, au journal. La voix était grave, et profonde. Trahissant un accent africain très prononcé, elle en imposait, même à lui, malgré le léger voile qui l’enveloppait. Il fut surpris d’apprendre que l’appel lui était destiné. Son interlocuteur s’était exprimé dans un langage clair et concis. Les instructions, qu’il avait scrupuleusement notées sur son carnet, laissaient entendre qu’il allait se passer quelque chose d’inconcevable, ici et maintenant, en plein cœur de Paris.

Seul à savoir, il serait le seul à agir.

Ensuite, on lui offrirait une place de choix. Ses ennemis d’hier deviendraient ses esclaves.

Ultimes, le quotidien pour lequel il travaillait, appartenait à cette famille de presse désireuse de rester libre de toute influence politique. Entre dénonciations et cabales, les scandales y pleuvaient avec une régularité métronomique. Il représentait la bête noire des industriels, des magnats de la finance, des stars du show-business et, bien entendu, des politiciens. Avocats d’affaires ou juges trop faciles à manœuvrer, anciens gourous du pétrodollar ou nouvelles fortunes des énergies renouvelables, familles de la jet-set dépravées ou ogres des multinationales aux stratégies cyniques, personne ne lui échappait. Tous ses reporters trempaient leur plume dans le génie de la méchanceté. Menaces de mort et procès en diffamation les motivaient encore davantage. Plus on les redoutait, plus ils devenaient redoutables. Ils pouvaient se le permettre, grâce à l’indépendance financière que leur procuraient les mécénats disparates, et souvent anonymes, dont ils bénéficiaient. La concurrence, prise dans l’étau de la publicité et des subsides de l’état, leur enviait cette liberté incongrue. Pour autant, Léon n’avait jamais réussi à s’y faire une place. Son absence évidente de talent le condamnait à être la risée de ses collègues. Son propre rédacteur en chef continuait de le faire travailler comme échotier parce qu’il remplissait malgré tout quelques colonnes chaque semaine, mais aussi et surtout parce qu’il acceptait les tâches les plus ingrates, celles que les autres refusaient d’accomplir : vider les poubelles ou classer les archives, rédiger les courriers administratifs ou effectuer les recherches documentaires… Il compensait sa vacuité intellectuelle et justifiait sa présence au sein de l’équipe en se rendant utile à sa façon. Le reste du temps, il colportait les ragots sur les déviances des célébrités à la mode. Il se chargeait de surprendre les petits secrets d’un quelconque chanteur à succès en faillite, ou d’une actrice en déshérence devenue nymphomane, quand il ne s’en prenait pas à un homme politique qui, malgré sa réputation de triste défenseur de l’ordre public, passait son temps à se parfumer les narines de cocaïne ou à se faire sucer par la présentatrice du 20 heures dans les boîtes de nuit branchées de la capitale. Les premières années, ces basses œuvres l’amusaient, mais elles avaient fini par le ronger de l’intérieur. Il s’en était lassé depuis longtemps, s’estimant capable de bien meilleures prouesses. Problème, personne n’avait jamais cru en lui, ni au journal ni ailleurs. Ses tentatives désespérées pour devenir un auteur à succès se soldaient chaque fois par une nouvelle humiliation. Tous ses manuscrits lui revenaient chiffonnés dans la boîte à lettres, quand ils revenaient. La plupart du temps, les dizaines d’éditeurs qu’il sollicitait les refusaient par des lettres types ménageant son orgueil artistique, ou ne prenaient même pas la peine de répondre. Certains lui montraient même ouvertement leur mépris pour sa prose, à l’appui d’arguments pertinents. L’écriture manquait de maturité ou de style, ou l’histoire révélait trop d’incohérences. Et ce qui le détruisait de l’intérieur plus que tout autre affront, c’était justement la vérité de ces critiques. Il savait qu’il ne deviendrait jamais un bon écrivain, peut-être même un écrivain tout court. La verve et le savoir lui faisaient défaut, et même le journalisme, tel qu’il le pratiquait, ne le consolait plus depuis longtemps.

Aujourd’hui, tout allait changer. C’était son heure. Il sortait de l’ombre. Plus personne, dès le lendemain, n’oserait encore l’accuser de médiocrité…

Il s’arrêta devant un feu rouge à l’inertie prononcée. Une femme d’une incroyable beauté traversa le passage piéton. Elle rayonnait d’une blondeur pudique, sa chevelure s’épanouissait librement. Une robe de taffetas aussi volatile qu’une plume d’oiseau laissait deviner ses formes sophistiquées, du creux de ses hanches jusqu’à sa poitrine fière et abondante. Leurs regards se croisèrent. Il y distingua, dans sa névrose, une invitation à l’extase qui le fit frissonner d’un désir fulgurant. La conscience de son propre voyeurisme le rendit presque honteux, surtout lorsqu’il s’aperçut qu’une adolescente, elle aussi ravissante, l’accompagnait.

Le taxi juste derrière lui se déchaîna sur son klaxon. Il revint à la réalité. Le feu venait de passer au vert. Il voulut redémarrer, mais, dans sa précipitation, oublia la pédale d’embrayage et cala sèchement. Le soleil heurtait son pare-brise avec force. Il lui brûlait le torse, découvert par sa chemisette jaunâtre et mal boutonnée. Sa transpiration, accentuée par le coup de sang qu’il venait d’avoir, l’irritait plus qu’à l’accoutumée. Il dut s’y prendre à plusieurs reprises pour redémarrer, prenant même le temps de retirer ses lunettes et de se frotter les yeux entre deux tentatives. Il eut besoin d’air. Il ouvrit sa vitre. La chaleur, suffocante et inattendue à cette période de l’année, l’écrasa de toute sa pesanteur. Le dérèglement climatique devenait une réalité de plus en plus évidente. L’été s’invitait en avance. Il décida de refermer aussitôt, comprenant la stupidité de son geste. La climatisation défectueuse rendait son trajet pénible. Il enragea de s’être laissé divertir par « cette pute de blondasse » et, reprenant ses esprits, il enclencha la première. Il aurait bientôt toutes les femmes du monde à ses pieds. Les plus exquises se battraient pour être dans son lit. Il rattraperait le temps perdu avec Patricia, qui regretterait amèrement d’avoir divorcé l’année précédente, au prétexte de sa consommation quotidienne et soi-disant abusive d’alcool.

L’image d’Édith embruma son esprit pendant quelques secondes. Leur fille, condamnée au mépris pour la vie entière, ne serait jamais parfaitement heureuse. Le bonheur et même la joie lui étaient interdits en raison de son état lamentable. Ce monde n’avait pas de place pour elle. Pire, il s’en foutait. Une simple d’esprit, une débile, un ratage, un atome insignifiant dans la grande mascarade universelle, au sein de laquelle aucun mari n’accepterait de se sacrifier pour elle. La société la considérait comme le simulacre dérangeant d’une humanité sans finition, une mauvaise copie. On sondait le système solaire, on habitait sur des navettes spatiales, on préparait des missions pour partir à la conquête de Mars, on avait atterri sur la Lune, on s’extasiait devant les forces prodigieuses du supraconducteur et l’intelligence artificielle, on remontait jusqu’aux origines de la création du cosmos, on explorait la théorie du chaos et celle des supercordes, mais ici-bas, là, sur terre, il survivait des maladies incurables, des affections honteuses ou irréversibles, des autismes, des cancers et des sidas. Quelle hypocrisie ! Les gouvernements du monde entier consacraient des budgets indécents à l’élaboration de nouvelles armes plus redoutables, plus efficaces, plus sournoises, susceptibles d’engendrer les pires épidémies et de produire, ex nihilo, des virus encore inconnus ! Édith payait au prix fort l’inconséquence politicienne. Et finalement, personne n’était nommément responsable de cette situation. On l’acceptait. Le monde entier acceptait que l’on distribue des milliards à la recherche militaire, et la médecine, qui sauvait des vies, ne progressait que tous les demi-siècles sous l’impulsion d’un génie, dont la découverte ne profitait d’ailleurs généralement qu’aux générations futures. Dans cinq ou dix ans peut-être, on apprendrait à soigner la maladie orpheline qui s’acharnait sur Édith, mais le temps que le remède soit tout à fait au point, elle en serait déjà morte.

Léon gara enfin sa voiture, à quelques rues de distance de la cour du Havre. Il pensa aux centaines de dossiers le concernant au trésor public, relatifs à ses amendes impayées, et sourit en imaginant que cette fois, il serait peu probable que la société privée employée par la mairie, pour aligner les contribuables défaillants, fasse preuve d’autant de diligence à son égard. Elle aussi, comme les pouvoirs publics, aurait autre chose à penser. Il embarqua son matériel, verrouilla sa voiture et partit s’installer dans l’une des chambres du Mercure Opéra, rue de l’Isly, qu’on lui avait déjà réservée. Il ouvrit d’abord la fenêtre, puis s’assit sur le lit. Il déverrouilla le flight-case avec le code de sécurité que l’Africain lui avait fourni. Il extirpa le drone, récupéré par ses soins quelques heures auparavant dans une consigne de la gare. C’était un modèle extrêmement perfectionné, sans doute l’un des plus chers du marché, du matériel de cinéma, pensa-t-il, ou mieux, militaire, conçu pour résister aux températures extrêmes ainsi qu’aux pluies abondantes.

Il l’alluma pour vérifier qu’il fonctionnait, puis saisit le smart controller, qui s’y connecta automatiquement. Il avait répété ces manœuvres déjà plus d’une dizaine de fois depuis le début de la matinée. Ses gestes étaient sûrs, et à son grand étonnement, il ne tremblait même pas. L’image de la chambre, capturée par le drone, apparut sur l’écran. Léon s’amusa à faire voler l’engin quelques secondes au-dessus de lui. Lorsqu’il fut convaincu que tout fonctionnait à merveille, il appela la seule localisation déjà mémorisée sur l’appareil, et le drone s’envola comme par magie vers la gare Saint-Lazare.

Léon visionnait en même temps les images sur l’écran intégré. Leur définition le stupéfia. Elle semblait encore plus précise que sa vision naturelle, aucun des mouvements effectués par le drone ne l’altérait. Le ciel était magnifique, sans aucun nuage, hormis quelques longues traînées blanches, au-dessus de la gare elle-même, qui le zébraient de leur signature et qu’il ne remarqua pas. Le drone survola trois fois l’édifice en dessinant des cercles concentriques, puis redescendit observer la foule dans les environs.

Des amants passaient, main dans la main, lorgnant les vitrines affriolantes de jolies boutiques, les yeux ruisselants de désir et d’amour. Ils rêvaient de mariage, d’enfants, de réussite, de respectabilité. Riches ou pauvres, beaux ou laids, discrets ou extravagants, ils fantasmaient un bonheur simple. Les luxueuses devantures des restaurants et des bijouteries attiraient les clientèles les plus variées, celles qui en avaient les moyens et celles qui se rabattaient finalement sur des vendeurs de gadgets à l’étalage. Commerces et cinémas battaient leur plein, tandis que les taxis pullulaient, évitant par miracle les vélos qui zigzaguaient partout, inconscients du danger. Les jeunes parents promenaient leurs bébés en prenant mille précautions, armés de tous les courages et si maniérés qu’ils en étaient parfois ridicules. Les grands-mères passaient leur après-midi à la terrasse des salons de thé, parlant de la pluie et du beau temps, colportant les dernières médisances sur le roi d’Angleterre, ou ressassant les inaltérables souvenirs qui adoucissaient leurs vieux jours. Les dandys, attablés aux bistros, se pavanaient en regardant passer les filles. Ici ou là, plus discrètement, une belle de nuit attendait, sous des airs innocents, l’arrivée de son prochain client. Des mendiants, la peau rongée par la misère, s’improvisaient des sébiles avec leurs casquettes usées jusqu’à la corde.

Encore un peu plus, loin sur le parvis de Notre-Dame, un musicien médiocre jouait Jeux interdits, entre deux mélodies d’Édith Piaf, faisant semblant de se prendre pour Lou Reed ou Tchaïkovski selon les instants. Certains s’arrêtaient pour l’écouter, le visage empreint d’une satisfaction béate. Puis leur indolence reprenait le dessus, ils repartaient au bout de quelques minutes sans laisser le moindre euro dans sa gapette. Des dessinateurs, étudiants à l’École des Beaux-Arts, tiraient prétentieusement, par endroits, le portrait de touristes privilégiés. D’autres, hommes d’affaires importants, marchaient d’un pas rapide, téléphones portables vissés à l’oreille, les uns regardant vers le ciel, les autres vers la terre, de peur de passer à côté d’une information capitale ou de ne plus être, un instant seulement, au cœur du système. Ils dérangeaient parfois des nuées de pigeons, qui s’envolaient mécontents.

Léon, bientôt lassé de jouer avec le drone, ressentit une certaine nausée en regardant évoluer ces flots d’innocents stériles et tristement dérisoires. Leur foi en leur quotidien, d’une banalité morbide, attisait son aigreur jusqu’à l’extrême, comme si leur faculté d’être le dérangeait. À leur simple vue, la douleur de vivre l’éprouvait physiquement. Il les surprenait à exister sans se soucier de lui, s’ignorant d’ailleurs les uns les autres et s’abandonnant à leur sombre condition. Sournoisement heureux, ils considéraient acquis leur droit à la liberté, leur sécurité, leur tranquillité d’esprit. Ils se trompaient.

Léon regarda sa montre.

Il fut 16 h 47.

Puis la gare implosa.

Engrenages

1

La terre se mit à trembler. D’abord, ce fut un léger frémissement, puis une secousse de plus en plus virulente, qui se propagea partout à la vitesse de l’éclair. Les parvis se craquelèrent, quelques rails se brisèrent par endroits, renversant les wagons sur leurs flancs. Presque au même instant, le grand hall fut parcouru de grésillements électriques et une pluie étrange, noire comme le charbon, s’abattit sur les voyageurs.

Le drone, programmé pour saisir les évènements les plus marquants, filmait tout en direct. Il s’orientait automatiquement vers les mouvements dont l’intensité massive attirait son attention. Léon assistait à la scène dans un état second, sidéré, sans comprendre ce qui se passait. Il s’attendait à un attentat, à l’explosion d’une bombe dissimulée dans une consigne ou sous un train, peut-être même à une tuerie comme à Las Vegas ou Orlando. Au lieu de cela, il se retrouvait au centre d’un film catastrophe dans lequel les éléments naturels semblaient se déchaîner de manière totalement aléatoire. La gare ressemblait maintenant à un navire sur le point de se disloquer. Il avait l’impression qu’elle était en train de chavirer. Quelques secondes avaient suffi pour faire reprendre conscience à tous qu’il était impossible de résister aux caprices d’une nature hasardeuse et vindicative. La crainte répandit son inspiration à travers les artères de l’arrondissement tout entier. L’onde de choc se propagea, rapide et inflexible, laissant chacun en proie à la plus funeste incompréhension. L’ignorance de sa cause réelle, ajoutée à l’impossibilité de situer précisément son origine, accentua l’épouvante suscitée par son déploiement. Son écho porta jusqu’à la place des Invalides.

Aux environs de la gare, la panique aidant, de nombreuses voitures se percutèrent ou foncèrent droit sur les boutiques et les immeubles avoisinants. Alors que les premières victimes s’effondraient, le monde tout autour devint brusquement immobile. Toute activité en cours cessa.

Le silence de l’inquiétude instaura son règne. Les discussions furent interrompues, les téléphones brièvement éteints. Dans les restaurants, les clients s’arrêtèrent de manger, certains restant même paralysés d’effroi, un verre ou une fourchette à mi-chemin de leurs lèvres. Les plus téméraires sortirent dans la rue, et s’arrêtèrent net. Dehors, plus personne ne marchait. Les gens, à l’arrêt, levaient machinalement la tête vers le ciel splendide. Personne ne prêta attention aux lacis de chemtrails argentés qui formaient une intrigante mosaïque juste au-dessus de la gare.

Qu’arrivait-il soudain ? Venait-on de déclarer la guerre à la France ? Instinctivement, les couples d’amoureux se serraient les mains plus fort. Paris retenait son souffle. Les plus pessimistes scrutaient l’horizon à la recherche du premier avion ennemi, ou de la fumée d’un éventuel bombardement. Une atmosphère quasi occulte surgissait du néant, mais rien ne confirmait à priori l’hypothèse d’un assaut aérien lancé par une nation hostile. L’idée d’un grave accident en effleura quelques-uns, mais ce fut bien entendu la probabilité d’un nouvel attentat qui se révéla l’option majoritaire dans l’esprit de tous : fanatiques, intégristes, anarchistes, détraqués, tout était possible dans cette France profondément marquée par les attentats du Bataclan et de Charlie Hebdo.

Le doute subsistant, la plupart décidèrent de s’enfermer chez eux. Des patriotes, de l’extrême gauche à l’ultra droite, se munirent des armes à feu qu’ils possédaient, et se tinrent prêts à l’assaut en cas d’invasion du territoire.

À l’intérieur de Saint-Lazare cependant, un tout autre ennemi se manifesta. À plusieurs endroits, simultanément, des tourbillons d’eau sombre, minuscules au départ, se formèrent dans les flaques créées par la mystérieuse pluie qui tombait toujours sans interruption. Ils se mirent à tournoyer, à une vitesse exponentielle, puis grossirent dans une expansion instantanée qui leur fit atteindre à tous plusieurs mètres de hauteur. Le ballet des tornades commença, démolissant tout sur son passage. Elles se déplaçaient sans aucune logique, dans des directions aléatoires, à droite ou à gauche, revenant en arrière ou s’entrechoquant parfois. C’était un inexplicable déluge, dans lequel beaucoup périrent aussitôt. Sous l’impulsion d’éclairs virulents, s’échappant du sombre magma qui occultait maintenant les soupentes, plusieurs déflagrations d’une violence inouïe retentirent, d’abord simultanément. Puis d’autres, de moindre importance, se succédèrent à intervalles réguliers. Les installations électriques cédaient les unes après les autres sous la pression des trombes d’eau qui s’abattaient partout, en s’infiltrant dans les moindres interstices. Elles provoquaient des courts-circuits majeurs et des explosions inopinées. Le souffle des tubas, au lieu d’éteindre les flammes, les attisait au contraire, les portant d’un bout à l’autre du bâtiment.

Le flanc gauche de la gare se désintégra brusquement. Le pavillon de la cour de Rome, attenant à l’escalier principal par lequel les voyageurs s’introduisaient encore fièrement quelques minutes auparavant dans la mythique salle des pas perdus, fut presque instantanément soufflé. Des fragments de pierres aux brisures assassines harpèrent cruellement tous ceux qui tentaient de s’enfuir à proximité, et fracassèrent les voitures de passage. Des détonations successives soufflèrent les combles sur toute leur longueur, dans un feu d’artifice cinglant et saccadé. Une pluie d’ardoises éclatées obscurcit le ciel. Le drone, piloté par Léon et toujours à l’œuvre, distinguait nettement les squelettes des meubles de bureau, des morceaux de tables et de chaises déchiquetées, des restes broyés de matériel informatique, des classeurs métalliques dont certains restaient étonnamment intacts. Dans ce galimatias de projectiles sanglants et meurtriers qui s’élançaient de toutes parts, pris dans les tornades, des formes mutilées de silhouettes humaines semblaient se débattre inutilement. Un bout de la corniche qui pendait encore miraculeusement se décrocha. Il s’écrasa sur une cohorte de citadins paniqués et suffocants, qui sortaient de la bouche du métro en courant. Un homme s’écroula, puis un autre, tous deux broyés, le tronc fendu. Leurs cadavres, aussitôt immergés dans les fleuves artificiels créés par le cataclysme, teintèrent l’eau marécageuse de leur sang opaque. Un vieillard en costume blanc, passé d’époque et un peu large, appuyé sur une courte canne en chêne, regardait ses propres organes dégouliner de son abdomen le long des marches.

Une bousculade meurtrière s’ensuivit. Tombant à la renverse, des corps mutilés entraînaient parfois les survivants dans leur dégringolade. La canne du vieillard, scindée dans la foulée, transperça un ivrogne qui ne sembla même pas prendre conscience de sa blessure. La ruée, fébrile, insatiable, occupait toute son attention. Il gardait les yeux figés sur une petite fille, un peu au-delà des marches, écrasée par une poutrelle. Elle était inerte. Et tout autour d’eux, la mort et la dévastation accomplissaient leur labeur avec un savoir-faire minutieux.

Les marches vibrèrent. Une rame de métro, qui venait de dérailler, percuta les murs souterrains. En bas des marches, une véritable pyramide humaine, monticule de corps meurtris et de rescapés hystériques, s’était formée. Certains, dans la cohue, s’étaient fracassé le crâne, d’autres avaient la nuque brisée. L’ivrogne s’aperçut enfin qu’il saignait abondamment. Une douleur sourde battit ses tempes. Il baissa les yeux. Dès qu’il vit le pieu planté dans ses intestins, sa respiration s’accéléra dangereusement. Personne ne prêtait attention à lui, personne ne viendrait le secourir. Il saisit alors sa canne à deux mains en la serrant de toutes ses forces. Une grimace intense, qui exprimait toute sa ténacité, biffa son visage comme une rature grossière. Il comprit à cet instant pourquoi il était si solidement resté accroché au muret pendant que tant d’autres avaient péri dans la débâcle : son pied droit se trouvait coincé dans un amas de plâtre et de pierre ! L’alcool l’avait tellement anesthésié qu’il n’avait ressenti aucune douleur jusqu’à maintenant, mais toutes ces visions d’horreur venaient de le dessoûler. Il souffrait maintenant le martyre. Sa cheville ouverte laissait entrevoir ses os fracturés. Il eut un mouvement de recul et manqua de s’assommer en se cognant l’arrière du crâne au muret. Un instant paralysé d’effroi, son navajo de bois entre les mains, l’air idiot, il figea son regard une dernière fois sur la fillette. Constatant qu’elle respirait encore, il s’arma de courage et extirpa le morceau de canne de son ventre décharné. Le sang jaillit à flots, et dans un ultime sursaut de stupeur, il ferma les yeux pour l’éternité.

L’horloge indiquait 17 h 2.

Léon, aidé par le mode de détection de mouvement automatique, n’avait guère d’efforts à faire pour piloter son drone. Le plus difficile pour lui était surtout de le ralentir à certains moments, pour qu’il capture entièrement les scènes qu’il jugeait les plus intéressantes. Il était presque en train de jouir devant ce spectacle insupportable. Son membre se gonflait malgré lui, il commençait à se raidir dans son boxer, enorgueilli par le sentiment de toute-puissance naissant qu’il éprouvait, et l’idée obstinément narcissique de sa gloire future. Cette fois, il avait été au bon endroit, au bout moment. Le Pulitzer devenait désormais un fantasme accessible.

Sur l’écran, qui donnait un aspect cinématographique à la catastrophe, la réalité lui semblait presque factice, ce qui contribuait à l’en détacher émotionnellement. Mais il ne ressentait de toute façon pas la moindre compassion pour les victimes. Elles étaient toutes responsables, à ses yeux, de sa situation et de celle de sa fille. Il était en train d’accomplir sa vengeance, et ce n’était que le début.

Des blocs de plusieurs tonnes s’arrachaient maintenant de l’édifice. Ils s’élevaient jusqu’à des hauteurs impressionnantes, comme attirés vers le zénith et soulevés par quelque main puissante, pour retomber ensuite sur la route en crevant le bitume dans un insupportable vacarme. C’était une ébullition de matière, une bouillie d’images au sein de laquelle les corps, projetés en l’air comme de vulgaires bouchons de champagne, retombaient déchiquetés, broyés, inertes et boursouflés, là où les flammes, qui auraient dû achever de tout consumer, se battaient pour survivre aux inondations incessantes générées par la pluie torrentielle, qui persistait malgré le vent des tubas tourbillonnants et des tornades de feu tout aussi imprévisibles. D’atroces décapitations éclaboussaient le drone qui s’efforçait de saisir l’essentiel. Crânes et membres arrachés, tout se confondait dans un ruissellement de ferraille et de pierres, de poussière, de béton, de marbre et de verre ! Les blessés qui gardaient encore un infime espoir tentaient péniblement de se hisser par-delà les cadavres entassés. Des fleuves d’un sang visqueux, qui se mêlait aux cendres humaines en formant une boue dense et pestilentielle à travers les vestiges, tissaient leur lit dans les sables de l’hécatombe. Des enfants miraculeusement sains et saufs cherchaient leurs parents, mais beaucoup n’en découvraient que les dépouilles. Des plaintes funèbres s’élevaient de toutes parts, absorbées dans une lyse rendue insupportable par l’âcre odeur de furane et de chair calcinée qui infestait l’oxygène résiduel, en provoquant de violents incendies pulmonaires.

Toute cette partie de la façade avait emporté dans sa destruction les établissements et les boutiques installés sur le trottoir d’en face. Les décombres ensevelissaient le bitume, impraticable. Plus aucune circulation n’avait cours, du moins sur la chaussée. En revanche, les éléments les plus lourds s’envolaient soudain, saisis d’une absolue légèreté. Camions, voitures, autobus et cabines de téléphones, restaurants et boutiques se fragmentaient puis se précipitaient dans les ravins nouvellement creusés à même la terre. Le quartier ressemblait à une fourmilière sur laquelle un enfant de dix ans se serait acharné avec le plus grand sadisme.

Infiniment dérisoires, les êtres succombaient à la merci de cette furieuse logorrhée de décomposition.

Un bus qui arrivait lentement du Printemps dérapa pour éviter les montagnes de pierres dressées sur la route. Il s’encastra dans la vitrine d’un restaurant, avant d’exploser à son tour avec tous ses passagers, un incendie naissant ayant embrasé son réservoir. En moins d’une minute, il n’advint plus de cette partie qu’un souvenir de ruines gémissantes, au-dessus d’un cratère de chair et de granit. On aurait dit l’expédition punitive d’une divinité bafouée. Le premier niveau seul ne se pulvérisa pas. Il subit néanmoins la destruction des étages qui le surplombaient. Les dalles de pierres et de tuiles se métamorphosèrent en galets meurtriers. Chaque mur ne fut bientôt plus qu’un cratère. Les colonnes du hall d’entrée menaçaient de s’effondrer à tout instant. Les uns se figeaient, stupéfaits, tandis que d’autres, le cœur prêt à se rompre de panique et d’effroi, couraient dans tous les sens. On lâchait ses bagages ou on les jetait loin devant soi, on abandonnait son vélo, son skate ou son scooter, pour détaler aussi vite que possible. En sortant de la bouche de métro, chacun reculait devant l’horreur et se demandait s’il fallait s’y aventurer, ou au contraire retourner dans les souterrains. La plupart, voyant que leurs voisins recevaient de plein fouet des projectiles assassins et qu’il fallait chevaucher les décombres pour arriver sur la place, choisirent de se diriger vers une autre sortie.

La danse macabre se poursuivit sur un grand opéra de mort.

Cour du Havre, le second pavillon subit un sort identique. Il se fendit en largeur dans un ahurissant fracas tellurique, comme un papillon au repos qui déploie soudain ses ailes en chassant l’air tout autour de lui. Arcades et colonnes se fracassèrent de nouveau. Une gigantesque étampure, partant du premier étage, s’élargit vers la gauche et propagea d’impressionnantes fissures jusqu’au centre de la façade. Les étages situés au-dessus dégringolèrent aussi facilement qu’une file de dominos basculant l’un à la suite de l’autre. La sortie du métro disparut sous les décombres. Des gens restèrent bloqués à l’intérieur, suffoquant de poussières et tentant de ravaler leurs sanglots d’épouvante, tandis que l’eau, toujours elle, s’infiltrait pour les noyer au plus vite dans leur tombeau improvisé. Une explosion tardive, due à une fuite de gaz, fractura l’esplanade et ouvrit une énorme brèche à même l’asphalte. Certains se hissèrent à la force de leur volonté, mus par leur instinct de survie, mais, parmi eux, seuls les meilleurs nageurs échappèrent au désastre.

L’Heure de tous, arrachée de son socle granitique par l’incroyable souffle de cette explosion, vola en éclat. La fabuleuse horloge aux multiples pendules, qui se dressait là depuis 1985, s’envola littéralement pour aller heurter de plein fouet le Grand Hôtel de Normandie, qui se trouvait presque en face, au 6 rue d’Amsterdam. Elle entraîna dans sa collision la destruction partielle du restaurant voisin, la ville d’Argentan. L’œuvre d’Arman, du moins sa partie projetée de biais, s’encastra dans la façade de l’immeuble entre les deux premiers étages. L’impact sembla reculer les murs, ils s’effritèrent et vinrent percuter la route et les trottoirs par pans entiers, écrasant tout ce qui n’était pas encore détruit.

Plus rien ne semblait vivre ni devoir survivre.

Place du Havre, une jeune mère de famille, débarquée du Calvados par l’un des derniers trains pour rejoindre ses enfants dans leur appartement parisien, ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil sur le charnier avant de s’enfuir. Elle se mit à rire presque ouvertement, consciente d’avoir échappé au pire de justesse. Elle le regretta aussitôt. Dans une dernière pensée, elle avisa que Dieu la punissait de l’atroce soulagement qu’elle venait d’éprouver. Un stylet de verre lui trancha le visage du côté droit, d’une force telle que son œil se fendit à l’intérieur de son orbite. La violence de l’impact la fit tomber à genoux. Étrangement, la douleur restait contenue par l’effet de surprise. Elle haletait, tout en priant pour ses enfants. Elle s’écroula dans l’eau abondante, engloutie par le voile du néant.

Plus loin en arrière, un éclatement sourd et brutal retentit, comme une éruption. C’était le bâtiment des consultations qui venait d’exploser. La rue intérieure disparaissait, enfouie sous les pans de façade éboulés.

À l’instant précis où les pompiers débarquèrent enfin, la passerelle désaffectée qui menait autrefois les voyageurs de première classe à l’hôtel Terminus se désintégra. Les fragments qui en résultèrent firent de nouvelles victimes, y compris parmi les secouristes. Le brasier submergea la file de taxis abandonnés par leurs chauffeurs. Le feu sévissait partout à quelques mètres du sol, parfois trop inondé, et s’infiltrait maintenant dans la galerie marchande. Un premier taxi explosa. Les autres enchaînèrent. Le camion de CRS qui stationnait à l’entrée de la bibliothèque réservée aux agents des chemins de fer subit le même sort. Ses occupants, qui se trouvaient encore à proximité et s’affairaient à porter secours à un commerçant gravement blessé, furent déchiquetés sur l’instant. Épuisant ses forces à sauver une grand-mère saisie d’une crise d’épilepsie, le plus jeune d’entre eux, un beau blond solidement bâti, recula de plusieurs mètres, frappé au torse par un chancre de tôle, un fragment de portière incandescent qui fusionna avec sa poitrine. Des braises de chair s’envolèrent à l’entour. Une fumée noire s’éleva de la carcasse éventrée, soulevée par le blast et se consumant d’un feu gracile. Le garçon tituba, tournoya sur lui-même puis s’écroula face contre terre. Il résista, encore vivant, et tenta de ramper. Mais ses poumons aspiraient la mort, implacable, à chaque mouvement de sa poitrine, avec une invincible conviction. Il la sentait s’immiscer dans ses veines, et dans son sang, contaminé, qui ne respirait déjà plus. Il étouffait d’une souffrance exaltée, baignant dans l’épouvante de sa propre mort, accentuée par la conscience terrifiée qu’il en prenait, seul et diaboliquement désespéré. C’était cette seconde où l’on comprend qu’on va mourir, impuissant, cette redoutable seconde où la vie se déclare prête à en finir. Il réussit à se glisser plus avant, fuyant le cadavre qu’il avait tenté de secourir. La douleur, à cet instant, ne lui semblait qu’un détail. Il releva la tête, mais le brouillard ardent de l’hécatombe l’enveloppa. Pour lui aussi, la lumière disparut à jamais.

Ses deux collègues n’avaient pas eu plus de chance. Ils s’étaient fracassés l’un contre l’autre au moment de l’explosion de leur véhicule, alors qu’ils s’occupaient du commerçant, mutilé à l’épaule et au visage. Ce dernier avait couru jusqu’à eux, comme flottant au-dessus du vide, dans un incroyable sursaut de courage. Mais il était déjà trop tard. Ils gisaient maintenant tous les trois, déchirés comme des poupées de chiffon, la cervelle en bouillie, à s’en demander si Dieu aimait réellement les philanthropes.

Les longues baises cintrées se dilatèrent bientôt, chauffées à blanc par l’incendie. Elles s’effondrèrent de part et d’autre, tandis que l’immeuble d’en face se craquelait dangereusement. Comme attiré par les premières sirènes rugissantes, un vaste ouragan de flammes, dont l’orgueilleux crépitement exhalait la vélocité meurtrière, se précipita bientôt de la rue de Rome vers la rue intérieure, jetant son dévolu sur tout ce qu’il rencontrait au passage. Des traînées incendiaires s’en échappaient, aiguës comme le froid de la solitude, et s’érigeaient tout au long de la façade. Ce barrage de feu stimulait l’agonie de l’escalier principal. Jonché de gravats et de victimes, impraticable aux services d’interventions qui arrivaient enfin de l’extérieur, il se rétractait tel un fœtus dérangé dans le ventre de sa mère. Les murs se déchiraient, les angles fissurés se délitaient. Mansardes et porches disparaissaient sous les décombres impudiques. Les colonnes menaçaient de s’effondrer à tout instant, la voûte sanglotait, plus rougeoyante que jamais. Un vent d’autodafé consumait la place et s’engouffrait dans chaque parcelle d’édifice encore intacte. De nombreux blessés s’efforçaient de ramper sur les marches craquelées. Dans l’enceinte de ce chaos frénétique, la sueur inondait les larmes, les cœurs bringuebalaient au rythme de la mort approchante, et chaque centimètre gagné vers la salle des pas perdus s’annonçait comme un premier pas vers l’illusion d’une résurrection prochaine. Tous se dirigeaient avec peine vers l’intérieur de la gare, seule issue apparente.

Un jeune maghrébin audacieux se risqua vers le brasier. Un amas de pierres l’avait coincé dans un angle et l’empêchait d’accéder à l’intérieur. Il se redressa prestement, un bras lui manquait. L’os fracturé dépassait de sa chair à vif, juste au-dessous du coude. Ses tendons pendaient lamentablement. Il prit une grave inspiration, se motivant pour rester maître de lui-même malgré la gravité de la situation. Il courut comme une gazelle et bondit au-dessus des flammes. Le hurlement animal qui surgit de ses entrailles dissuada ses compagnons d’infortune de l’imiter. Il s’évanouit de douleur à la seconde même où sa blessure effleura les flammes. Il retomba lourdement par terre en s’ouvrant l’arcade sourcilière, et roula sur lui-même. Des infirmiers vinrent aussitôt à son secours, espérant qu’il s’en sorte vivant. Malheureusement, les colonnes cédèrent. Elles se plièrent d’abord, souplement, puis reprirent leur statut initial. Chacun se rassura, croyant qu’elles résisteraient. Mais la fracture se produisit et le hall chancela tout entier. Un homme à la trentaine sportive, attifé d’une chemisette fleurie et d’un bermuda mauve, fixa son regard sur la voûte qui s’abattait droit sur lui. Recroquevillé dans un réflexe suranné, il se protégea le visage en le plongeant au creux de ses bras. Quoique très costaud, sa colonne vertébrale se brisa sur le champ dans un crissement d’ivoire cinglant. L’une des tornades, qui surgit tout à coup de nulle part, bien plus large que les autres, fit alors disparaître l’incendie et voler en éclat tout le périmètre.

Entre les plus combatifs et les plus chanceux, un certain nombre avaient néanmoins réussi à pénétrer dans la salle des pas perdus. Ils y découvrirent l’indicible.

L’enfer y avait élu domicile. Les flammes atteignaient plusieurs mètres de hauteur. Les tornades les côtoyaient en dansant la gigue, comme si elles voulaient les aguicher, et le vent, d’une puissance incalculable, faisait valdinguer jusqu’aux trains restés à quai dans un gigantesque jeu de massacre. Gorgé de soufre, le plafond calciné se morcelait de part en part, prêt à s’affaisser. Tel un squelette réduit en charpie, dont les os fracturés ne restent accrochés les uns aux autres que par d’infimes parcelles de ligaments déchirés, la charpente toute entière cahotait. L’architecture métallique de la gare se démembrait. Tirants et bielles s’entrechoquaient dans un irritant froissement d’acier, une pluie de fontes et de tringles, de jambettes et d’entraits dessoudés, de chevrons et de chantignolles, de contrefiches et de pinçons brisés, projetés par les tubas déchaînés, s’abattait partout sans répit. Latte après latte, le faîtage succombait. Les arêtes se dessillaient, et les fermes s’arc-boutaient, recroquevillées sur leurs propres culées, pour se plier à la volonté du naufrage. Chaque vitrail soufflé ouvrait un chemin neuf aux multiples fléaux qui s’extasiaient. L’extrême température dégagée par les multiples incendies commençait, malgré les eaux fougueuses, de fondre les pièces les plus lourdes par endroits. Le métal coulait, liquide, impitoyablement corrosif, brûlant au moindre contact jusqu’aux os éclaboussés par ses lourdes gouttes acides. Les visages se liquéfiaient, dissous, dans une ultime et fantasmatique grimace de terreur et de souffrance. La chair en fission s’étalait à même le sol, rouge et brunâtre comme la lave nitescente qui fige à jamais les victimes dans leurs dernières postures.

Côté cour de Rome, le monument aux morts, anéanti, ne rendait plus hommage à personne. Les cabines téléphoniques et les billetteries automatiques se désintégraient l’une après l’autre, ou se déplaçaient soudain pour aller s’écraser sur un reste de mur ou pire, sur quelqu’un. Poste de police, vitrines publicitaires ou guichets fracassés exhalaient un atroce parfum de mort cancérigène. Agences de voyage, commerces, restaurants, tabacs ou bureaux de change, il semblait que tout dût exploser afin qu’il ne restât absolument rien. Le salon de coiffure et la pâtisserie flambaient librement, le snack Saint-Lazare, cet étonnant buffet attirant et sans âme, ressemblait à un champ de bataille à l’issue de terribles combats. La mort balayait la terrasse de toute son ampleur, brouillée de cadavres et de blessés agonisants. Les pendules suspendues à chaque extrémité de la salle s’étaient décrochées. Elles croulaient par terre, et les barres métalliques qui les avaient si longtemps maintenues, se transformant brusquement en pieux, avaient atteint en plein visage plusieurs passagers malchanceux. Les haut-parleurs, qui ne fonctionnaient plus, et les rangées de néons établis sur des rampes à même les combles, gisaient sur les divers monceaux de ruines. Les lampadaires, auparavant accrochés aux arbalétriers, les avaient docilement rejoints tandis que les marquises achevaient de s’effondrer sur les rails, chauffées à blanc et ressemblant désormais à de longues civières intransportables.

Partout les gens se jetaient les uns sur les autres, aveugles, suffocants et gémissants. Ils trébuchaient, asphyxiés, puis se relevaient, reprenaient leur souffle et couraient à nouveau pour n’arriver nulle part. Ils s’agitaient dans toutes les directions opposées, meurtris, brûlés vifs, écorchés, mutilés, écrasés par un pilier, un distributeur de billets, ou transpercés par une vitrine soufflée.

Seule dans la salle d’attente désertée, une femme se tenait recroquevillée, à genoux face au mur. Elle pensait rester à l’abri jusqu’à ce que le cauchemar s’arrête. Elle s’arc-boutait largement, essayait de s’étendre autant qu’il lui était possible, gonflant son dos mal arrondi. Elle protégeait ses deux enfants, un petit garçon et une fille un peu plus âgée, qui couvaient sous elle dans une chaleur infernale, partagés entre l’espoir et la terreur. Rien n’arrivait. Leur mère commençait à croire qu’ils en réchapperaient. Le vacarme ralentit un peu, jusqu’au moment où le souffle d’une énième explosion déferla sur eux.

Non loin, violemment projeté contre une borne d’appel, un contrôleur sentit ses poumons se broyer à l’intérieur de sa cage thoracique, tandis que son visage percutait le boîtier sur lequel le numéro d’appel du quai s’inscrivait en chiffres bleus. Une onde de choc mentale anesthésia son esprit comme pour le protéger de son aphasie. Un court instant, toute pensée l’abandonna. Ce fut très rapide. Il parvint à récupérer l’équilibre, avant même de tomber en arrière, puis se retourna. Il respirait à grand-peine, mais restait là, debout, comme si rien ne se fût passé. Un mince filet de sang s’épanchait au milieu de son front. La lèvre supérieure fendue, il demeurait immobile, à contempler le vide. Il se sentait fébrile, mais aucune douleur ne parcourait son corps. Ses pupilles frétillaient, il ne voyait qu’à travers un épais voile de brume. Dans son hébétude, il se rassura, puisqu’il tenait encore fermement sur ses pieds. Il inspira profondément, et voulut faire un pas, mais ses jambes, soudain trop lourdes, ne répondirent pas à l’appel. Une femme qui s’enfuyait le bouscula par mégarde, sans même lui prêter attention. Et subitement, alors qu’il la regardait s’éloigner, son crâne s’ouvrit par morceaux, s’émiettant comme un puzzle. Des bouts de chair détachés de son propre front passèrent devant ses yeux. Quand il comprit, son cœur cessa instantanément de battre. Il s’effondra pour mourir d’une crise cardiaque, tandis qu’un geek tétanisé, tapi à quelques mètres de là dans une mare de sang où baignaient de larges morceaux de ferraille, venait d’observer toute la scène et se mit à grelotter.

Saint-Lazare signait sa reddition.

La règle du chacun pour soi, cette indéfendable vivacité d’esprit qui atteint son paroxysme dans les moments critiques, sévissait partout. Personne ne maîtrisait plus ses pulsions primitives. Les secouristes eux-mêmes, policiers, militaires, pompiers, médecins et infirmiers, tous terrifiés par cette vision de l’enfer surgie des entrailles de la gare, craignaient autant pour leur propre vie que pour celle des autres. Ils s’efforçaient pourtant d’accomplir leur tâche avec courage, héros des temps modernes rompus aux attentats autant qu’aux catastrophes naturelles, même s’ils ignoraient, cette fois, à quoi ils étaient réellement en train d’assister. Parmi les victimes, chacun ne pensait plus qu’à survivre, à en réchapper sain et sauf, à se réfugier dans quelque recoin salvateur en délogeant violemment au besoin celui qui s’y trouvait déjà. Tremblant de tous ses membres, au bord de la crise d’épilepsie, brûlé à vif ou mutilé par un cinglant éclat de vitre ou de pierre, cherchant à s’enfuir par n’importe quel passage étroit qui s’offrait à la vue, quiconque respirait encore n’avait plus pour seul objectif que de sauver sa peau, quel qu’en fût le prix. Des bagarres s’ensuivaient, les plus forts piétinant les autres. Dans cette magistrale crucifixion d’humanité, un père de famille, qui s’en serait cru incapable quelques minutes auparavant, abandonna sa femme couchée par terre, sous un pan de mur qui l’avait presque ensevelie. Ses jambes déchiquetées remuaient frénétiquement sous les ruines. Elle agonisait, la bouche écumante de bave et de sang, les cheveux boueux. Elle s’était vomi dessus, de peur, comme elle eut recraché d’un coup sa vie entière, au moment où elle avait compris ce qui allait lui arriver – son cœur avait bien failli s’arrêter. Mais son mari ne chercha pas à l’aider. Il saisit leur fils par la main et ils se mirent à courir vers la sortie, rue d’Amsterdam, poursuivis par les flammes qui semblaient volontairement s’acharner sur eux. L’enfant hurlait de toutes ses forces qu’il fallait revenir en arrière pour sauver sa mère. Il suffisait de soulever les pierres qui la retenaient prisonnière, ils ne pouvaient pas la laisser, elle risquait de mourir ! Le fracas environnant rendait sa voix imperceptible. Son père fonçait droit devant lui, évitant comme il le pouvait la pluie de matières qui giclait du ciel obstrué.

Alors le sol se fractura. Une brèche s’ouvrit, à même la salle des pas perdus. Une jeune fille d’environ dix-sept ans s’accrocha solidement à un cadavre pour ne pas y sombrer, mais rien n’y fit.

Des monceaux de débris entravaient la sortie, se dressant devant l’hypothèse de la vie. Aucun de ceux qui essayaient de les escalader, attirés par le rayon de lumière qui filtrait du sommet, n’y parvenait. Les téméraires retombaient dès la première étape, car les pierres et autres matériaux qui les constituaient, imbibés d’humidité, s’effritaient au moindre mouvement. Un adolescent aperçut le jeune enfant que son père égotique, absorbé dans ses pensées, maintenait fermement. Il proposa qu’on le hisse. Selon lui, sa petite taille lui permettrait de gravir les monticules et de s’en sortir. Contre toute attente, le père frappa aussitôt l’adolescent au visage, d’un redoutable uppercut. Il lâcha son fils comme on lâche un ballon et se rua sur les pierres, auxquelles il s’agrippa férocement. À la surprise de tous et malgré le mépris qu’il suscitait, il fit preuve d’un tel acharnement qu’il gagna du terrain. Derrière, le feu se rapprochait. Cela n’y suffisant pas, le bruit sourd d’une tornade claquant les murs qui résistaient encore fit trembler la terre de plus belle. L’homme dégringola brusquement, entraînant dans sa chute l’Asiatique qui se trouvait juste à ses côtés. Ce dernier s’égratigna le visage contre les brisures, aiguisées comme des lames de silex, et se foula le poignet. L’autre se rompit la nuque en arrivant par terre.

Son fils, déjà parti dans la direction opposée pour secourir sa mère, la retrouva trop tard. Il s’agenouilla près d’elle et pleura, ahuri par son propre chagrin, hors du temps et du monde. Une bielle tanguait fébrilement juste au-dessus de lui. Il ne s’en rendit pas compte, même quand l’arbalétrier se dessouda. La bielle arriva droit sur lui.

L’adolescent, qui l’avait suivi après la chute de son père, se jeta sur lui et l’écarta du danger in extremis. À peine eurent-ils parcouru quelques mètres que les barres d’acier percutèrent le sol dans un fracas meurtrier. La voûte s’effrita. En revenant à la réalité, l’enfant prit conscience qu’il était désormais orphelin. Il observa les vestiges de la gare alentour, et soutint le regard de son sauveur un instant. Puis, dans ce silence absolu qui n’existe qu’à l’intérieur de l’être en proie au désespoir, il courut vers les flammes et s’y jeta tête la première.

Il y eut alors un temps d’arrêt. Pendant quelques secondes, on attendit, prisonnier de cet inquiétant cône de silence que seul le crépitement des flammes perturbait. Tout sembla rester en suspens. L’esprit destructeur qui était en action contemplait son œuvre d’un regard immobile et satisfait.

Une immense boule de feu se déroula finalement sur le cadavre de la gare Saint-Lazare, achevant de dévaster le peu qu’il en restait. À nouveau des corps s’envolèrent, balayés par le souffle et les gravats, déchiquetés ou broyés, sans que la plupart n’évoquent plus rien d’humain, fondus dans le métal ou la pierre éclatée. La fureur des tornades s’accéléra durant quelques secondes. Des wagons entiers se détachèrent des trains déjà éventrés, et, quittant les rails, s’envolèrent sur quelques mètres. Des blocs de granit entiers s’écrasèrent sur les derniers humains épargnés, dont les hurlements furent rapidement étouffés par le fracas de leur dernière heure.

Le drone continuait de parcourir les ruines, en quête d’images et de sons, recueillant des bribes de phrases arrachées aux mourants, ou les appels au secours mêlés d’élans de tendresse qui résonnaient comme des testaments.

Léon éprouvait l’étrange sensation d’avoir quitté son corps et de ne plus s’appartenir. Quelque chose le guidait, il en était certain. Il ne devenait plus qu’un regard incisif et acéré, une sonde machiavélique flottant par-delà le visible au sein d’un bouclier de cynisme que rien ne pouvait plus atteindre. Il se trouvait là, tout près, exprès, et non par hasard, avec pour mission de tout filmer, de tout voir, de tout enregistrer, de tout magnétiser et numériser, même si c’était par procuration à travers les caméras embarquées d’un engin hyper sophistiqué. Ce déluge lui appartenait, c’était son apocalypse. Il était son bien, son capital, son témoignage au monde et l’irréfutable preuve qu’il avait un destin. Certes, il n’avait pas imaginé que les choses prendraient une telle ampleur ni qu’il y aurait un nombre de victimes aussi faramineux. Mais tant pis ! À la gloire comme à la gloire !

Le drone valsait encore de droite et de gauche, swinguant de haut en bas et travaillant ses propres mises au point ; il saisissait impitoyablement la mort dans toute son horreur. Et comme s’il haranguait ses propres démons, Léon, reprenant le contrôle manuel, le fit s’approcher des rails un rictus aux lèvres. Un flux magnétique intense parcourait les lignes électriques juste au-dessus des trains, provoquant un cliquetis d’étincelles effrayantes. Composteurs, armoires et bornes d’appel gisaient un peu partout, au milieu des locomotives renversées. Le ciel semblait incandescent, d’une étrange couleur, indéfinissable. Des bourrasques de verre retombaient toujours çà et là. Des dépouilles gisaient sur les rails, au milieu des blessés graves auxquels on appliquait les soins de la dernière chance. Des wagons entiers, qui s’étaient détachés, roulaient lourdement dans le vide en direction des Batignolles, mais terminaient leur course vaine quelques dizaines de mètres plus loin, attendant, immobiles, le retour des hommes. Pour tout commentaire, on entendait des gémissements à glacer le sang qui se mêlaient aux sirènes des secours peinant de plus en plus à parvenir sur place.

Léon repéra un homme qui fouillait les poches des cadavres et des blessés agonisants. Il récupérait les bijoux, l’argent et les portefeuilles sans se soucier de porter secours à quiconque, ou d’alerter les urgentistes lorsque l’un ou l’autre pouvaient encore être sauvés. Le journaliste, fasciné par sa monstruosité qui faisait écho à sa propre absence d’éthique, s’arrangea pour que son visage apparaisse en gros plan à l’image. Il s’agissait d’un déchet de l’humanité, d’un exclu vêtu de misère et de solitude, mais il n’hésiterait pas à le livrer à la face du monde, avec cynisme, afin de se faire passer lui-même pour un chantre de la morale publique.

Il fit revenir le drone vers la galerie marchande, et le stabilisa soudain. La femme sur laquelle il avait fantasmé dans sa voiture se trouvait là. Elle était étendue par terre, près des vestiges d’une boutique de vêtements, les yeux ouverts, inanimée. Sa fille gisait également à quelques mètres d’elle, mais le mouvement de respiration de sa poitrine, captée par la caméra, laissait entendre qu’elle était encore en vie malgré ses blessures.

Et soudain, Léon se souvint qu’il la connaissait ! Il comprit pourquoi son regard s’était fixé sur elle, pourquoi elle avait exercé une telle fascination sur lui à un moment des plus inopportuns. Cette femme, Julie, était l’épouse du sénateur Marceau Dellegrave ! Et l’enfant, Natacha, n’était autre que leur propre fille. Il les avait déjà vues, dans la presse people et à la télévision, lorsqu’elles participaient notamment à des évènements caritatifs. Il lui était même arrivé d’écrire un ou deux articles un peu acides au sujet du sénateur, chaque fois qu’il avait été l’objet d’accusations de corruption ou d’adultère. Il les fixa longuement sur son écran, puis remit le drone en pilotage automatique. Tandis que celui-ci repartait remplir sa mission, Léon se réjouit intérieurement que l’univers ait ainsi rééquilibré l’ordre des choses en sa faveur. Cette femme, que la vie avait trop gâtée, venait de quitter ce monde, et lui qui n’avait jamais rien reçu d’elle venait au contraire de tout gagner ! L’érection fut si forte, cette fois, que son membre lui fit mal. Il décida de se soulager, pour se reconcentrer, ce qui ne dura que quelques secondes.

Juste après, cela devint encore plus insoutenable. Un pompier découvrit le corps d’un bébé enfoui sous les catacombes, coincé entre les pierres. Un éclat de vitre s’était logé juste par-dessus. L’homme prit mille précautions pour le retirer. Au moment où il le souleva enfin, la main droite de l’enfant y resta accrochée. Sa mère, qui arrivait et le reconnut aussitôt, fut prise d’hystérie. Elle hurla, et vint s’agenouiller brutalement en face du pompier, qui resta muet et pleura de concert avec elle. Elle tendit les bras. Il lui rendit son enfant, puis s’évanouit sous le choc traumatique.

Le cauchemar était pourtant loin d’être fini. Des problèmes de transmission empêchaient en effet toute communication avec les conducteurs des grandes lignes. Quand un nouveau train arriva, médecins et pompiers quittèrent la voie en y abandonnant les victimes qu’ils n’avaient plus le temps de déplacer. Ce fut macabre. Le chauffeur, ahuri, eut juste le temps d’apercevoir le capharnaüm, avant de dérailler en percutant l’un des wagons projetés en travers des rails. Même à vitesse réduite, peu furent épargnés.

La gare Saint-Lazare n’était plus qu’une nécropole, la place du Havre un souvenir.

La minute suivante, aussi soudainement qu’il avait commencé, le cataclysme s’arrêta. Les tornades se dissipèrent comme par enchantement, laissant derrière elles les multiples incendies qui s’étaient propagés. Le vent cessa lui aussi subitement.

Il ne resta plus aucune trace, dans le bleu du ciel retrouvé, des chemtrails qui avaient échappé à la vigilance de tous.

En tout et pour tout, cette dévastation inédite n’avait duré qu’une vingtaine de minutes. Elle avait pris les Parisiens et les autres au dépourvu, face à des pouvoirs publics complètement affolés et démunis.

Dépêchée sur place, l’armée ordonna qu’on boucle rapidement le quartier. Le caractère exceptionnel de la situation exigeait des mesures sans ambiguïtés. Rapidement, de la rue Saint-Lazare à la place de l’Europe, d’infranchissables murailles de fourgons et de convois militaires, de voitures, de camions de pompiers, d’ambulances, d’autres véhicules de toutes sortes se dressèrent. Une foule de curieux, fascinés, se pressaient déjà contre ces redoutables barrières protectrices, assoiffés de ragots morbides et d’anecdotes sanglantes qu’ils se plairaient ensuite à raconter, en affichant un plaisir macabre à qui n’aurait pas eu le privilège d’assister aux évènements. La proximité du danger suffisait toutefois à leur interdire l’accès à la gare, en les maintenant respectueusement à l’écart du spectacle. Les autorités parvenaient à les contenir sans mal. Les premiers hélicoptères arrivaient, mais tournoyaient dans le vide au-dessus du carnage, car ils ne pouvaient se poser nulle part. Des légions d’hommes et de femmes essayaient de déblayer le terrain à certains endroits afin qu’ils puissent atterrir, mais cela prenait un temps considérable. À court de courage et de motivation, les forces de police et les services d’intervention craignaient autant pour leur propre vie que pour celle des victimes. Des rafales de pierres et de cailloux pleuvaient encore un peu partout, et le feu que l’on ne parvenait pas à maîtriser s’étendait gravement au-delà du périmètre de sécurité. Ne trouvant pas de meilleure solution, le préfet, en accord avec Christophe Serval, le ministre de l’Intérieur, absent de la capitale au moment de la tragédie, décida sagement de faire appel aux avions pour l’étouffer. Même s’il se faisait lui aussi attendre sur place, il avait donné l’ordre que l’on ouvre des corridors pour permettre aux sauveteurs de dégager les blessés et de leur porter les premiers soins, d’autant qu’ils devaient faire face à toutes sortes de blessures : tympans crevés, mutilations, brûlures extrêmes, traumatismes crâniens, comas… Chaque recoin d’espace disponible se transformait en hôpital de fortune. Il fallait prioriser les victimes qui ne supporteraient pas le transport et l’évacuation vers les hôpitaux municipaux et ceux de la région parisienne. Le maire, l’un des premiers officiels arrivés sur les lieux, occupait déjà tout l’espace médiatique en répondant aux interrogations, parfois choquantes, des journalistes.

Morte sur le coup, Julie n’avait pas eu le temps de comprendre. Un morceau du toit s’était effondré sur elle, et l’avait tranchée à la taille. La fillette, quant à elle, n’avait pas davantage eu le temps de réagir. Des jets de pierre l’avaient assommée. Elle était gravement touchée à la tête. Une barre métallique s’était enfoncée à plusieurs centimètres de profondeur dans son dos. Inanimée, elle perdait beaucoup de sang. Par chance, elle avait pu être prise en charge à l’intérieur d’une ambulance, et placée sous assistance respiratoire.

Léon Hébert avait tout filmé. Il avait arraché aux victimes, par drone interposé, leurs dernières paroles et leurs sentiments ultimes. Il leur avait volé leur mort.

Il était heureux.

Il avait su.

Avant tous les autres, il avait su.

Paris soit-il.

2

Paris

Avenue Gourgaud,

21 h 30

L’obscurité du chaos asphyxiait le monde. D’une frontière à l’autre de l’horizon, des nuages immenses déchargeaient leur torrent de fureur sur la ville. Le temps se vomissait à travers le ciel dilaté. La réalité saignait à vif. Tout semblait disparaître, tout avait déjà disparu, dans l’amer mélange de sueur et de larmes que constituait la vacuité humaine. Même les arbres semblaient avoir enseveli leurs racines au plus profond des ténèbres. L’oxygène s’essoufflait gravement. Paris avait pris les ombres les plus sinistres pour manteau.

Il avait d’abord longtemps marché. Il avait marché pour ne plus se demander où il irait ni ce qu’il devait faire. Il s’était abandonné aux longues avenues, aux sentiers, aux ruelles obscures, pendant deux heures, peut-être trois. Il ne s’en souvenait plus précisément.

Lorsqu’il était enfin arrivé à l’hôpital militaire du Val de Grâce, sur le boulevard du Port-Royal, le service des soins intensifs avait déjà fait transférer le corps d’Alice à la morgue depuis un certain temps.

Philippe Lafargues était un homme digne. Il n’avait pas pleuré, il n’avait pas crié. Quand leur médecin de famille, Antoine, dévoué depuis trente ans et plus fidèle ami de son père, l’avait appelé pour le prévenir que tout était terminé et lui présenter ses condoléances, il avait simplement quitté son bureau du ministère des Affaires étrangères sa serviette à la main. Sourire aux lèvres, il n’avait rien laissé paraître à personne du malheur qui s’abattait sur lui.

Elle était partie. Elle était condamnée, ils le savaient tous. Mais il se sentait trahi. Une nouvelle fois, le destin s’acharnait. Très jeune, alors qu’il avait tout juste cinq ans, sa mère avait trouvé la mort dans un accident de voiture. Son frère cadet, qu’elle transportait du côté passager, était resté paralysé. Il se traînait depuis dans un fauteuil roulant, atteint de troubles mentaux persistants dus à ses graves séquelles neurologiques. Comme si chaque fatalité en entraînait une autre, il venait maintenant de perdre sa femme. Ses hautes études, si brillantes, et sa réussite professionnelle, éclatante elle aussi, ne l’avaient pas préparé à ce nouvel échec. Il se croyait maintenant destiné à perdre tous ceux qu’il aimait jusqu’à la fin de ses jours.

Ce bourbier en valait-il la peine ? Il lui restait son père, Henri, bien entendu. Mais ce dernier n’avait jamais supporté Alice. Il avait dès le départ refusé de l’accepter, alors qu’elle était issue du même milieu social. Pour autant, elle ne partageait pas du tout ses convictions. Elle était progressiste, et d’un tempérament libertaire, tandis qu’Henri, traditionaliste, pour ne pas dire réactionnaire, aurait préféré pour son fils une épouse qui sache se taire, qui s’efface au besoin quand les circonstances l’exigeaient, au lieu de faire de l’ombre, en permanence, à son héritier prodige. Il avait tout fait pour empêcher leur mariage, jusqu’à tenter d’interrompre la cérémonie publiquement. Il considérait cette union honteuse, et n’avait pas hésité à traiter sa future belle-fille de « putain » à l’intérieur de l’église.

Depuis, la rancœur entre le père et le fils, qui ne lui avait jamais pardonné ce scandale, n’avait cessé de croître pour finalement se transformer en rejet viscéral.