Les choix du destin - Tome 4 - Céline Cossédu - E-Book

Les choix du destin - Tome 4 E-Book

Céline Cossédu

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Beschreibung

Emma et Alexander ont grandi. Alors que le jeune homme entre à l’université pour poursuivre ses études, Emma va à Londres pour faire son entrée dans le monde, espérant y trouver un époux. Chacun de son côté, ils vivent leurs premiers émois amoureux, mais leur amitié résiste malgré la distance. Loin de la quiétude de leur campagne anglaise, de nouvelles rencontres risquent de mettre à mal leur complicité. Sauront-ils protéger leur relation ?

À PROPOS DE L'AUTRICE

Céline Cossédu a trouvé sa véritable inspiration à travers les œuvres de Jane Austen. Profondément touchée par la littérature sentimentale, elle présente La puissance éternelle de notre amour, le quatrième volet de sa saga intitulée "Les choix du destin"

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Céline Cossédu

Les choix du destin

Tome IV

La puissance éternelle de notre amour

Roman

© Lys Bleu Éditions – Céline Cossédu

ISBN :979-10-422-6477-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Comté d’Oakwood

Mars 1883

Comme tous les ans, à la même date, Emma se tenait devant la tombe de sa mère. Après le mariage de son père avec Meghan, la petite fille qu’elle était alors avait, un jour, émis le souhait d’aller au cimetière. Depuis, Peter avait pris l’habitude de l’accompagner. Pas parce qu’Amélie lui manquait toujours. Sa première épouse aurait toujours une place dans son cœur, indéniablement. Mais c’était une page de sa vie qu’il avait décidé de refermer afin de se projeter dans son avenir avec Meghan et leurs enfants. Non, s’il accompagnait Emma, c’était parce que sa fille avait besoin d’en savoir plus sur sa mère et qu’il se devait de répondre à ses questions. Il lui parlait de sa beauté et de sa gentillesse. De leur rencontre et de leur mariage. Et de l’amour surtout. Celui qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre, et celui d’Amélie pour l’enfant qu’elle portait. Bien qu’elle ne l’ait jamais connue, Emma savait l’essentielle de sa mère et elle le devait à son père, à Célia et à Mary, sa grand-mère. Personne ne voulait que la jeune fille oublie le souvenir d’Amélie. De ce fait, lorsqu’Emma avait été en âge de faire du cheval toute seule, elle avait décidé de continuer ce pèlerinage en compagnie d’Alexander. Non pas à la date anniversaire du mariage de ses parents, comme le faisait Peter en son temps, mais le jour de la mort d’Amélie. La jeune fille voulait honorer la mémoire de sa mère, le jour où celle-ci avait donné sa vie pour la mettre au monde. Pour autant, ce n’était pas un jour de tristesse pour Emma. Juste la nostalgie et le regret de ne pas avoir connu cette Dame dont tout le monde parlait avec tant de respect et de douceur. Grâce à Célia, puis à Meghan, Emma n’avait jamais vraiment ressenti le manque d’une mère. Depuis qu’elle était entrée dans la vie de Peter, Meghan remplissait ce rôle à la perfection, ne faisant aucune différence entre ses enfants et Emma.

Un éternuement fit sursauter cette dernière. Amusée, elle se tourna vers Alexander, qui, comme à son habitude, l’accompagnait dans toutes ses sorties à cheval. Au cimetière, il se tenait toujours quelques pas derrière elle, afin de respecter son moment de recueillement :

— Vous avez pris froid ? s’inquiéta-t-elle.

Le jeune homme prit le temps de se moucher avant de répondre :

— Je crois que notre sortie de samedi ne m’a pas réussie, dit-il. J’ai dû prendre froid quand je suis tombé dans la flaque d’eau.

Emma pouffa au souvenir du jeune homme, trempé jusqu’aux os. Les deux amis avaient voulu profiter d’une éclaircie après plusieurs jours de pluie, pour sortir dans le jardin avec Diamant, un jeune chiot que Peter avait offert à Meghan pour la consoler de la mort de Pearl. Le jeune Épagneul avait conquis toute la famille et Alexander en était fou. Mais l’animal était encore jeune et n’en faisait qu’à sa tête. Il courait tant et si bien autour du jeune garçon que celui-ci, étourdi par les facéties de l’animal, n’avait pas vu la grosse flaque d’eau qui se trouvait sur son chemin. Et avant qu’Emma n’ait pu le prévenir, Alexander avait trébuché sur Diamant et s’était écroulé de tout son long dans la flaque. En se rappelant l’état pitoyable du jeune garçon, Emma ne put s’empêcher d’éclater de rire :

— Vous étiez trop drôle, dit-elle.

Alexander sourit faiblement et éternua de nouveau. Cette fois, Emma redevint sérieuse. Elle s’approcha de son ami et toucha son front :

— Vous êtes tout chaud, s’inquiéta-t-elle. Vous devez avoir de la fièvre.

Elle prit le bras d’Alexander et l’entraîna vers les chevaux :

— Rentrons à la maison, dit-elle. Ela saura quoi faire.

Malgré ses dix-sept ans, elle continuait d’appeler Célia par ce petit nom qui, pour Emma, était le signe de l’affection qu’elle portait à son ancienne nourrice :

— Vous sentez-vous assez bien pour monter seul à cheval ? demanda-t-elle à Alexander.
— Ça ira, ne vous inquiétez pas, la rassura le jeune garçon en grimpant lourdement sur son cheval.
— D’accord, alors allons-y, dit Emma en montant sur son cheval à son tour.

Ils chevauchèrent rapidement vers le château.

— C’est un refroidissement, diagnostiqua le docteur Flaningan, après avoir ausculté Alexander.

Le jeune garçon était installé dans une chambre d’ami du château. Dès qu’elle avait vu son fils, Célia avait pris les choses en main et avait fait chercher le médecin. Elle était restée près du praticien et suivait avec attention toutes ses observations :

— Il n’y a rien de grave, la rassura le docteur. Dans deux jours il n’y paraîtra plus.

Rassurée, Célia poussa un soupir de soulagement :

— Merci docteur, dit-elle avec reconnaissance.
— Gardez-le au chaud et faites-le boire beaucoup, prescrit-il. De l’eau, du thé, du potage, tout ce que vous trouverez. Il ne doit pas se déshydrater.

Il tendit un flacon à Célia :

— S’il se plaint de maux de tête, donnez-lui une petite cuillère de ce remède dilué dans un verre d’eau.
— Bien, docteur, approuva Célia avec un hochement de tête en prenant le flacon.

Le médecin finit de ranger ses instruments, puis regarda Alexander qui commençait à somnoler :

— Je reviendrai le voir demain, dit-il à Célia en portant la main à son chapeau.
— Merci docteur, répondit cette dernière.

Le médecin sortit et Célia s’approcha du lit. Elle regarda tendrement son fils qui dormait. Elle remit en place une mèche de cheveux qui tombait sur son front et sourit. Alexander ressemblait de plus en plus à son père. Hormis les yeux verts qui rappelaient ceux de Célia, le jeune garçon était la copie conforme d’Henry. Il avait encore l’allure dégingandée d’un adolescent de seize ans, mais il promettait d’être aussi grand et beau que son géniteur. La porte de la chambre s’ouvrit doucement, tirant Célia de ses pensées. Emma passa la tête par la porte :

— Puis-je entrer ? demanda-t-elle à voix basse.
— Bien sûr, ma chérie, sourit Célia.

Elle connaissait mieux que quiconque l’affection qui unissait ces deux jeunes gens. Elle savait qu’Emma viendrait aux nouvelles. Celle-ci s’approcha lentement du lit :

— Qu’a dit le médecin ? s’enquit-elle auprès de Célia.
— Ce n’est qu’un rhume, la rassura cette dernière. Dans deux jours il sera sur pied.

Soulagée, Emma soupira :

— Dieu merci, dit-elle. Il n’avait vraiment pas l’air bien tout à l’heure.

Célia enlaça les épaules de la jeune fille et l’attira vers elle :

— Vous vous chamaillez constamment, sur tous les sujets, sourit-elle tendrement, mais vous ne supportez pas qu’il arrive quoi que ce soit à l’un d’entre vous.
— Il est mon seul ami, répondit simplement, Emma. Il va tellement me manquer quand il partira pour Cambridge.

À cette pensée, le cœur de Célia se serra. Son fils devait rentrer à l’université à la rentrée prochaine et ne reviendrait que pour Noël. Son enfant quittait le nid pour la première fois et, même si elle savait que ce n’était que temporaire, il était difficile pour elle de le voir partir ; de ne plus veiller sur lui jour et nuit :

— Oui, soupira-t-elle à son tour. Il va énormément nous manquer.

Les deux femmes restèrent silencieuses un instant, regardant tendrement Alexander. Puis, Célia redressa la tête :

— Je vais rassurer le reste de la famille, dit-elle en déposant un baiser sur le front de son fils. Voulez-vous descendre avec moi ?
— Je vais rester un moment, si vous le permettez, Ela.
— Je me doutais que vous répondriez ça, sourit Célia. Je vous le confie.

Avant de sortir, elle se retourna et vit Emma s’asseoir sur la chaise près du lit, et poser sa main sur celle d’Alexander. Sa fille de cœur devenait une belle jeune femme. Aussi belle qu’Amélie. Bientôt, elle aussi partirait du nid pour construire son avenir auprès de l’homme de sa vie. Un homme digne d’une telle jeune femme, espérait Célia. Comme le temps passait vite, songea-t-elle avec un pincement au cœur.

Alexander ouvrit les yeux en sentant quelqu’un lui toucher la main. En voyant Emma, il sourit et referma les yeux :

— Vous m’avez gardé un morceau de gâteau ? demanda-t-il faiblement.

Cette journée, attristée par le décès d’Amélie, était aussi le jour de l’anniversaire d’Emma. C’est pour cela que, par le passé, Peter honorait le souvenir de sa défunte femme le jour de la date de leur mariage. Il ne voulait pas que la date anniversaire de sa fille soit un jour triste. La famille était réunie au salon pour cet événement. Malheureusement, pour la première fois, Alexander n’y participerait pas :

— La plus grosse part, bien sûr, assura Emma en souriant.
— Bien, approuva le jeune garçon. Vous devriez être en bas avec tout le monde.
— Oui, je vais y aller, promit Emma sans bouger de son fauteuil.

Alexander serra sa main avec un pauvre sourire, et s’endormit, comme rassuré par la présence de la jeune fille. Cette dernière le regarda dormir un instant. La fête avait perdu de sa saveur sans son ami. Avec qui allait-elle se battre pour avoir la plus grosse part du gâteau ? Indécise sur la conduite à tenir, elle hésita un moment, puis se leva. Par respect pour ses invités et pour le repas de fête que Margaret Stevens, la nouvelle cuisinière, avait préparé en son honneur, Emma descendit dans le salon :

— Ah ! voici la reine du jour, s’exclama Peter à l’entrée de sa fille.

Il discutait avec Henry et Harry, près de la cheminée, chacun tenant un verre à la main :

— Veuillez excuser mon retard, père, s’excusa Emma. Je prenais des nouvelles d’Alexander.

Elle s’approcha de Célia et Meghan, installées sur un fauteuil, face à Mary et Clara Jones :

— Est-ce qu’il va bien ? demanda Meghan.
— Il m’a demandé de lui garder la plus grosse part du gâteau donc, assurément, il va mieux, répondit Emma avec humour.

La boutade fit rire l’assemblée, habituée à la gourmandise légendaire du jeune garçon. Henry et Célia échangèrent un tendre regard à la pensée de leur fils. Jack entra sur ces entrefaites. L’ancien valet de Peter avait été promu au rang de majordome lorsque Charles avait décidé de prendre sa retraite quelques années auparavant. Le vieil homme avait fini par demander Molly en mariage et les vieux domestiques s’étaient installés dans un cottage non loin du château :

— Le dîner est servi, Madame la Comtesse, annonça le majordome.
— Merci, Jack, le remercia Meghan en se levant.

Les convives lui emboîtèrent le pas jusqu’à la salle à manger. Pendant le repas, les discussions allèrent bon train et l’ambiance fut légère, malgré l’absence d’Alexander. Sean et Isabelle se chamaillèrent comme le faisaient leurs aînés quelques années auparavant, rappelés à l’ordre par Célia, qui était restée la gouvernante du château et veillait maintenant sur les deux enfants. Rôle que Meghan lui avait volontiers cédé, même si cette dernière participait activement à l’éducation de ses enfants. Vinrent alors le sujet du temps qui passe et le fait qu’Emma fêtait aujourd’hui ses dix-sept ans :

— N’est-il pas temps qu’Emma fasse son entrée dans le monde ? demanda Mary.
— La saison de Londres va commencer et il serait temps qu’elle soit présentée à la reine et commence à se montrer en société, renchérit Clara.
— Elle est bien trop jeune pour cela, objecta Peter.
— Elle a l’âge requis pour commencer à chercher un mari, réfuta Mary. Si elle tarde trop, tous les beaux partis du royaume seront promis à d’autres et elle n’aura plus beaucoup de choix.
— Même si elle ne se marie pas tout de suite, approuva Clara, elle peut au moins recevoir les demandes de prétendants. Belle comme elle est, elle n’aura que l’embarras du choix.

Que les adultes parlent d’elle, sans se soucier de sa présence, avait le don d’horripiler Emma.

— Je ne veux pas me marier, protesta-t-elle.
— Et il n’en est pas question, ma chérie, assura Peter.

Voyant que le sujet devenait sensible, les deux femmes échangèrent un regard entendu mais n’insistèrent pas :

— Bien sûr, vous avez le temps de penser à tout cela, ma chérie, dit Mary pour apaiser la conversation.

Célia arriva sur ces entrefaites. Elle était allée s’assurer qu’Alexander allait bien. La diversion fut la bienvenue :

— Comment va-t-il, Ela ? demanda Emma.
— Il a bu un peu de potage et s’est rendormi, répondit la gouvernante en reprenant sa place.
— Il est temps que le beau temps revienne et chasse toutes ses maladies de l’hiver, dit Meghan, comptant sur le sujet de la météo pour désamorcer la tension ambiante.

Et effectivement, la conversation dévia sur des sujets plus légers. Mais, consciente que quelque chose s’était passé en son absence, Célia échangea un regard interrogateur avec Meghan. Cette dernière se contenta d’un discret hochement de tête, faisant comprendre à son amie qu’elle lui en dirait plus lorsqu’elles seraient seules.

Mary, Clara et Harry partirent juste après le thé. Emma monta une part de gâteau à Alexander, dans l’espoir de le faire manger un peu. Lisette emmena Sean et Isabelle dans leurs chambres, tandis que Peter et Henry allaient dans le bureau discuter du cas d’un métayer. Enfin seules, Meghan et Célia s’installèrent côte à côte sur le canapé et purent évoquer le sujet qui avait enflammé le déjeuner. Le récit de la Comtesse laissa la gouvernante stupéfaite :

— Mais… bredouilla Célia désemparée, pensez-vous qu’elles aient raison ? Croyez-vous qu’Emma doit faire son entrée dans le monde ? Elle n’a que dix-sept ans.
— Peter ne le veut pas, je pense qu’il n’est pas préparé à ce jour, répondit Meghan en évitant le regard de Célia.

Le manque de conviction dans sa voix laissait supposer qu’elle n’était pas tout à fait d’accord avec son mari :

— Et vous ? demanda la gouvernante. Êtes-vous prête à donner Emma en mariage ?
— Non, bien sûr que non, protesta Meghan. Je sais plus que quiconque que dix-sept ans est trop jeune pour assumer une vie maritale.
— Mais alors, pourquoi cette hésitation ? questionna Célia.
— Je suis d’accord avec Mary et Clara sur le fait qu’Emma grandit et qu’il est temps pour elle de faire la connaissance du monde. Jusqu’à présent, Peter a refusé de l’emmener à Londres lorsque nous y allons pour la saison. Il pense qu’Emma est trop jeune.
— Mais elle est trop jeune ! approuva Célia avec véhémence.

Meghan sourit, attendrie :

— Vous êtes comme Peter, dit-elle doucement. Vous refusez de voir qu’Emma devient une jeune femme. Mais le temps passe et notre enfant n’en est plus une.

Elle associait Célia au rôle de mère, car elle savait l’amour filial que la gouvernante portait à Emma :

— Elle ne connaît qu’une infime partie de ce monde, continua Meghan. Sa vie se résume à ce comté et à ses habitants. Sa vie sociale est pour ainsi dire inexistante. Ce n’est pas en restant entre les murs de ce château qu’elle rencontrera l’homme qui la rendra heureuse.

Célia savait que Meghan avait raison. Emma devait penser à son avenir et trouver un homme capable de l’aimer et de la mettre à l’abri du besoin. Mais il était difficile de sentir que leurs vies étaient en train de changer ; Alexander allait partir pour l’université et Emma allait faire son entrée dans le monde. Elle ne pouvait se résoudre à perdre deux enfants d’un coup. Comme si elle lisait dans ses pensées, Meghan tenta de la rassurer :

— Il n’est pas question qu’Emma s’en aille tout de suite, dit-elle. Il faut juste la préparer au monde qui l’attend. En faisant son entrée dans la bonne société maintenant, elle aura tout le temps de choisir le prétendant qui lui convient le mieux. Elle pourra assister aux bals, porter les plus belles robes, être courtisée… Sa place est dans le monde Célia.

La gouvernante hocha la tête, résignée.

— Je sais que vous avez raison, soupira-t-elle. Mais je suis si inquiète pour Emma. Londres est une jungle. La vie y est tellement différente de celle d’ici. Belle comme elle est, elle sera la proie de toutes les convoitises masculines. Je ne veux pas qu’elle se laisse prendre à de belles paroles pour ensuite regretter son choix.

Meghan comprit que Célia faisait allusion à son premier mariage et elle posa sa main sur celle de son amie :

— Nous serons là pour la protéger, assura-t-elle.
— Comment le pourrais-je en restant au château ? se lamenta Célia.
— Il ne saurait être question qu’Emma fasse son entrée dans le monde sans vous, répondit Meghan comme si le sujet allait de soi.
— Vous voulez m’emmener à Londres avec vous, s’exclama Célia, les yeux grands ouverts.
— Vous avez été une mère pour Emma, souligna Meghan. Elle serait désolée de ne pas vous avoir près d’elle dans un moment aussi important de sa vie.

La délicate attention fit monter les larmes dans les yeux de la gouvernante. Elle sera la main de son amie et les deux femmes restèrent silencieuses et émues, un petit instant :

— J’espère qu’il existe quelque part un homme bon et gentil qui saura aimer notre fille, observa Célia doucement.
— Je suis sûre qu’il existe, assura Meghan avec conviction. Et nous allons le trouver.

Forte de cette conviction, la Comtesse soupira d’aise. Mais une pensée soudaine lui fit lever les yeux au ciel :

— Reste maintenant à convaincre Peter que sa fille doit trouver un mari, soupira-t-elle.
— Et Emma, renchérit Célia sur le même ton.

Dépitées, les deux amies échangèrent un regard épouvanté, puis éclatèrent de rire.

Célia entra doucement dans la chambre où se reposait son fils. Emma était encore près de lui. Elle sourit à sa gouvernante :

— Il a mangé un peu de gâteau, dit-elle satisfaite. C’est bon signe, non ?
— Très bon signe, assura Célia en souriant. Cela prouve qu’il va mieux.

Elle regarda tendrement Alexander. Il dormait sur le côté, une main sous sa joue, comme à son habitude. Il semblait plus serein et Célia fut rassurée :

— Laissons-le dormir, dit-elle à Emma en l’invitant à la suivre. Je gage que demain, il aura retrouvé toutes ses forces et son espièglerie.

Emma sourit, hésitant à suivre sa gouvernante :

— Croyez-vous qu’il puisse rester tout seul pour la nuit ?
— Bien sûr, la rassura Célia. Je reviendrai le voir souvent. Votre père nous a invités à rester cette nuit.

Rassurée, Emma regarda de nouveau son ami, puis suivit Célia :

— C’est le premier anniversaire que je fête sans lui, remarqua la jeune fille avec regret.

La gouvernante enlaça les épaules d’Emma et elles regardèrent vers le lit :

— Il y en aura d’autres, assura la gouvernante tendrement.
— Il est mon seul ami, Ela, observa la jeune fille. Il me met souvent en rage, mais quand il n’est pas là, je suis triste.

Célia sourit, gentiment, presque tristement. Les propos d’Emma faisaient échos à la conversation que la gouvernante venait d’avoir avec Meghan. L’univers de la jeune fille était restreint et il était vraiment temps qu’elle découvre le monde.

— Venez, ma chérie, dit-elle en attirant Emma vers la sortie. Demain vous retrouverez votre ami frais et reposé.
— Il n’en est pas question ! s’exclama Peter avec véhémence. Emma est encore trop jeune pour s’exhiber à Londres à la recherche d’un mari.

Meghan avait attendu qu’ils se retrouvent dans leur chambre pour aborder de nouveau le sujet d’Emma et son entrée dans le monde :

— Il ne s’agit pas de l’exhiber, comme vous le dites si bien, mon ami, répondit la Comtesse calmement. Il s’agit de la présenter au monde, afin qu’elle puisse trouver un mari convenable qui saura veiller sur elle.
— Elle n’a que dix-sept ans, Meghan, protesta Peter.
— Il n’est pas question de la marier cette année, chéri, le rassura Meghan. Elle doit juste paraître en société, faire voir qu’elle existe. Elle aura ainsi la possibilité de choisir le meilleur prétendant avant que tous les jeunes gens de son âge ne soient promis à d’autres jeunes filles.

Face à la logique implacable de sa femme, Peter se trouva à court d’arguments. Il se tourna vers la cheminée et se passa une main dans les cheveux, geste qui dénotait chez lui la nervosité :

— Je n’arrive pas à imaginer ma fille quitter cette demeure et aller vivre sa vie ailleurs, avoua-t-il penaud.

Attendri, Meghan s’approcha de lui et le força à la regarder :

— Elle ne va pas partir tout de suite, mon amour, le rassura-t-elle en caressant tendrement la joue de Peter. Mais Emma devient une femme. Il est de notre devoir de veiller sur son avenir. Et cela passe par un bon mariage auprès d’un homme qui prendra soin d’elle. Pour trouver cet homme, elle doit paraître le plus tôt possible dans le monde.

Malgré la boule d’angoisse qui obstruait sa gorge à la pensée de sa fille partant vivre sa vie ailleurs, Peter se rangea à l’avis de sa femme :

— J’ai deux conditions, objecta-t-il toutefois.
— Lesquelles ? demanda Meghan, en levant un sourcil interrogateur.
— Elle fera son entrée dans le monde l’année prochaine. Elle aura dix-huit ans et je pense que c’est un bon âge pour être présentée à la Reine.

Meghan hésita, mais accepta d’un hochement de tête. C’était le meilleur compromis qu’elle pouvait faire avec son mari et Emma n’était plus à une année près :

— Et la deuxième condition ? demanda-t-elle.
— Je veux que ma fille épouse un homme par amour, dit-il fermement, et non pas pour sa condition sociale.

Il sourit, plus détendu, et enlaça sa femme :

— J’ai eu la chance de croiser l’amour deux fois dans ma vie, dit-il en posant un baiser sur les lèvres de Meghan, et je veux que ma fille vive ce bonheur d’aimer et d’être aimée.

Meghan enlaça le cou de son mari et se serra contre lui :

— Il ne saurait en être autrement, mon amour, susurra-t-elle. Emma choisira l’homme qui fera battre son cœur.

Sensible au contact du corps de sa femme contre lui, Peter commençait à la caresser quand une pensée lui traversa l’esprit :

— Et si l’homme qu’elle choisit ne me plaît pas ? s’inquiéta-t-il.

Meghan rit doucement :

— Ayez confiance en votre fille, le rassura-t-elle. C’est une De Lawford. Elle sait très bien ce qu’elle veut. Et puis…

Elle caressa tendrement le torse de Peter dans l’espoir de le ramener à l’instant présent :

— L’homme devra être accepté par un père, une mère et une gouvernante, dit-elle moqueuse. Il aura intérêt à être à la hauteur.

Rassuré, Peter sourit et se concentra sur sa femme qui dénouait sa robe de chambre. Après toutes ces années de mariage, le désir qu’ils avaient l’un de l’autre était toujours présent dans leur couple. La passion balaya toute autre pensée, pour ne laisser parler que leurs deux corps.

Henry voyait bien que sa femme était préoccupée. Elle n’avait pas prononcé un mot depuis qu’ils étaient dans la chambre d’ami. Le seul fait qu’Alexander soit malade n’en était pas la cause. Elle avait soigné leur enfant plus d’une fois au cours des dernières années. Les enfants de Peter étaient passés entre ses mains également, et elle avait toujours fait preuve du sang-froid qu’il sied à une infirmière, malgré tout l’amour qu’elle portait à ces enfants ? Mais, ce soir, son silence allait au-delà de l’inquiétude d’une mère pour son fils malade. Elle était perdue dans de sombres pensées, presque à la limite des larmes. Il n’osait même pas lui demander ce qui la préoccupait, de peur de la voir pleurer. Pourtant, il le fallait. L’amour qu’il portait à sa femme ne s’était pas démenti au fil du temps et il ne supportait pas de la voir aussi triste. Elle brossait ses magnifiques cheveux, les yeux perdus dans le vague, sans se rendre compte qu’elle passait sa brosse sur la même mèche depuis de longues minutes. Il se racla la gorge pour attirer son attention, et elle sursauta, comme réveillée d’un mauvais rêve. Elle lui jeta un rapide coup d’œil et un petit sourire, puis reprit le brossage de la mèche d’une façon plus énergique :

— Je crois que vos cheveux ont été assez brossés, remarqua Henry en s’approchant de la coiffeuse.

Leurs regards se croisèrent dans le miroir et Célia sourit d’un air gêné en posant la brosse.

— J’étais perdue dans mes pensées, dit-elle d’une petite voix.
— C’est bien ce que j’ai cru remarquer, dit Henry en s’accroupissant devant sa femme.

Il scruta son visage alors qu’elle n’osait pas le regarder. D’une main douce, il lui releva le menton :

— Qu’y a-t-il, mon amour ? murmura-t-il. Depuis que nous sommes dans cette chambre, vous n’avez pas dit un mot. Est-ce à cause d’Alexander ? Il est plus mal que vous ne me l’avez dit ?

Célia secoua la tête, incapable de parler :

— Alors qu’y a-t-il ? insista doucement Henry. Vous m’inquiétez, ma chérie, dites-moi ce qui ne va pas.

La douceur de son mari eut raison de sa résistance. Et ce que redoutait Henry se produisit, Célia fondit en larmes :

— Je ne veux pas que mes enfants s’en aillent, sanglota-t-elle alors qu’Henry l’attirait contre lui pour la consoler.

Il souleva sa femme dans ses bras et l’emmena vers la cheminée. Il s’assit dans un des fauteuils, son précieux fardeau sur les genoux, et caressa tendrement les cheveux de Célia, attendant patiemment qu’elle se calme. Blottie contre son mari, la gouvernante laissa libre cours à l’émotion qui étreignait sa gorge depuis sa discussion avec Meghan. Sentant que sa femme commençait à se calmer, Henry essaya de plaisanter :

— Cela faisait longtemps, sourit-il d’un air énigmatique.

Célia releva la tête et plongea son regard dans le sien en fronçant les sourcils, sans comprendre :

— Que vous n’avez pas eu besoin de mon épaule, précisa-t-il tendrement.

Émue par ce souvenir lointain où elle avait pleuré toutes les larmes de son corps sur l’épaule de son mari, avant de se donner à lui, Célia sourit tendrement et passa les bras autour du cou d’Henry pour le serrer contre elle :

— Vous m’avez donné tant de bonheur ces dernières années, mon amour, observa Célia, plus sereine. Pourquoi aurais-je voulu pleurer ?

Elle releva la tête, et plongea son regard dans celui d’Henry avec tout l’amour qu’elle éprouvait pour cet homme. Le régisseur sourit, leva une main et remit délicatement une mèche de cheveux derrière l’oreille de sa femme :

— Pourquoi pleurez-vous, ce soir ? demanda-t-il doucement.

Célia inspira profondément, puis regarda les flammes dans l’âtre :

— J’ai discuté avec Meghan, tout à l’heure, au sujet d’Emma, soupira-t-elle. Elle est d’avis qu’il est temps pour Emma de partir à la conquête d’un mari.
— Peter n’avait pas l’air d’accord avec ça, durant le déjeuner, observa Henry.
— C’est ce qu’elle m’a dit, répondit Célia.

La gouvernante resta de nouveau silencieuse, et Henry attira son attention afin qu’elle continue son histoire :

— Et que pensez-vous de tout ça ? demanda-t-il.

Célia poussa un soupir à fendre l’âme avant de répondre à contrecœur :

— Je sais que Meghan a raison, qu’Emma doit être présentée au monde si elle veut avoir une chance de trouver un bon parti…
— Mais ? demanda Henry qui voyait bien que sa femme n’était pas complètement convaincue.
— Mais, gémit Célia, avec Alexander qui nous quitte pour l’université, je ne peux me résoudre à perdre Emma également. Le château va être tellement vide sans mes deux enfants. Emma est le lien qui me rattachera à mon fils lorsqu’il sera à Cambridge. Nous pourrons parler de lui, lire ses lettres toutes les deux, nous remémorer nos souvenirs communs…

De peur que sa femme ne se remette à pleurer, Henry leva une main apaisante et la rassura :

— Je vous arrête tout de suite, ma chérie, dit-il en souriant. J’ai discuté avec Peter, moi aussi, au sujet d’Emma. Il sait que Mary et Clara ont raison, et je pense qu’il doit en discuter également avec Meghan à l’heure qu’il est.
— Discuter de quoi ? demanda Célia, curieuse.
— Peter sait que sa fille devra faire son entrée dans le monde, c’est inéluctable, annonça Henry.
— Vous voyez bien, le coupa sa femme, en baissant les yeux, même Peter est d’accord.
— Oui, continua Henry, mais pas tout de suite.
— Que voulez-vous dire ? demanda Célia en relevant la tête, pleine d’espoir.
— Peter ne laissera Emma faire sa saison que l’année prochaine ; pour ses dix-huit ans. Là-dessus, il n’en démordra pas.

L’expression de Célia se transforma du tout au tout et un sourire radieux illumina son visage. Elle se serra contre Henry en riant :

— Oh ! mon amour, vous ne pouviez pas m’annoncer une plus grande nouvelle ! s’exclama la gouvernante, soulagée d’un poids énorme.

Elle releva la tête et plongea son regard rayonnant dans celui de son mari :

— Je préfère voir cette lueur dans vos yeux, mon amour, dit-il tendrement.

Célia lui sourit et se serra de nouveau contre Henry. Rassurée sur le sort d’Emma, elle se détendit peu à peu et prit soudain conscience de la chaleur du corps de son mari contre le sien. Le visage enfoui dans le cou d’Henry, elle laissa glisser sa main dans l’échancrure de sa chemise, et caressa la peau chaude et douce de son torse. Elle entendit la respiration de son mari devenir saccadée, et s’émerveilla de pouvoir encore émouvoir cet homme après toutes ces années. Le souvenir de leur première fois remonta de nouveau à la surface et elle releva la tête pour plonger son regard dans celui de son mari. La lueur dans ses yeux verts n’avait plus rien de désespéré et Henry déglutit difficilement, ému par le pouvoir de séduction qu’avait encore sa femme sur lui :

— Vous vous souvenez de cette nuit, au cottage ? demanda Célia en souriant rêveusement.
— Comment pourrais-je oublier cette nuit, mon amour ? murmura Henry. Vous étiez si belle et j’étais tellement nerveux. Je ne savais pas quoi faire de tous ces sentiments que vous m’inspiriez.

Il fit glisser le peignoir de sa femme et posa un baiser sur son épaule dénudée :

— Mais je savais une chose avec certitude, continua Henry en plongeant son regard dans celui de sa femme.
— Quelle était cette chose ? demanda Célia.
— Je vous désirais comme un fou, avoua Henry d’une voix rauque.

Il fit glisser le peignoir plus bas, libérant un sein laiteux qu’il prit dans la paume de sa main :

— Autant que je vous désire en cet instant, murmura-t-il d’une voix sensuelle.

Célia se cambra contre son mari tandis qu’il prenait la pointe de son sein dans sa bouche et en titillait la pointe avec sa langue. Elle plongea sa main dans les cheveux d’Henry :

— Aimez-moi, mon amour, haleta-t-elle. Aimez-moi comme au premier jour.

Sans se faire prier plus longtemps, Henry souleva sa femme et la déposa précieusement sur le tapis, devant la cheminée.

L’été s’était enfin installé dans le comté. Les journées étaient belles et ensoleillées, propices à des déjeuners sur l’herbe. Ce jour-là, la famille décida de profiter du beau temps, et tout le monde s’installa dans la calèche pour aller pique-niquer dans la clairière, près du vieux chêne. Pendant que Célia et Meghan étalaient les couvertures à l’ombre de l’arbre, Peter et Henry déchargeaient les paniers de victuailles et s’occupaient des chevaux. Emma et Alexander avaient choisi de venir à cheval et arrivaient doucement, au trot. Sean et Isabelle couraient dans tous les sens, essayant d’attraper des papillons.

— Margaret s’est surpassée, déclara Meghan en explorant les paniers. Molly n’aurait pas fait mieux.
— Brave Molly, regretta Henry en souriant. Ses gâteaux me manquent, parfois.
— Moi, c’est Charles qui me manque, renchérit Peter. Je suis toujours surpris de voir Jack derrière la porte quand je rentre.
— Ils ont bien mérité de se reposer l’un comme l’autre, dit Célia avec pragmatisme. Et puis, nous les voyons souvent. Ce n’est pas comme s’ils avaient disparu de nos vies.
— Qui a disparu de notre vie ? demanda Emma qui arrivait, suivie d’Alexander.
— Nous parlions de Molly et de Charles, répondit Célia en souriant.
— Avec Alexander, nous nous sommes arrêtés les saluer, hier, durant notre promenade à cheval, les informa Emma. Ils vont très bien.
— Dire qu’ils ont passé toutes ces années l’un près de l’autre sans se déclarer leur flamme, observa rêveusement Célia. C’est romantique et triste à la fois.
— Oui, renchérit Meghan, tout ce temps perdu qu’ils ne rattraperont pas…
— Comment est-il possible d’aimer quelqu’un que l’on voit tous les jours, sans le lui dire ? questionna Emma, effarée. C’est insensé.
— Molly et Charles sont d’une autre époque, répondit Peter. Leur travail passait avant tout et ils ont préféré lui sacrifier leur bonheur.
— Je ne pense pas qu’ils aient été malheureux, protesta Henry. Ils ont vécu la vie qu’ils ont voulue. Être près l’un de l’autre, se voir tous les jours, suffisait à les rendre heureux, je pense. Je n’ai jamais remarqué de regret dans leurs échanges.
— Quoi qu’il en soit, conclut Meghan, l’important est qu’ils soient heureux pour le restant de leurs jours.

Tout le monde salua ces propos, sauf Alexander qui ne pensait qu’à une chose :

— Je meurs de faim ! s’exclama-t-il pour couper court à la discussion.

Sa remarque eut pour effet de détendre l’atmosphère et tout le monde rit :

— Merci de nous rappeler ce qui est vraiment important dans la vie, mon fils, dit Henry.

Emma le regarda en secouant la tête d’un air dépité, et le jeune garçon leva les mains d’un air d’incompréhension :

— Qu’est-ce que j’ai dit ?
— Rien, soupira Emma en balayant l’air de la main. Je plains la jeune fille qui tombera amoureuse de vous. Vous ferez toujours passer votre estomac avant elle.
— Moi, je ne me marierai jamais, affirma Alexander. Si toutes les filles ont votre caractère, je préfère rester célibataire.
— Comment ça, mon caractère ! s’énerva Emma en faisant face au jeune homme.

Comme d’habitude, leur discussion tournait à l’affrontement et les adultes échangèrent un regard amusé :

— Alexander ! appela Célia, votre assiette est servie.

La gouvernante fit mouche. Elle savait qu’en parlant de nourriture à son fils, elle le détournerait de sa querelle. Et cela fonctionna. Le garçon oublia la discussion et se laissa tomber sur la couverture à côté de sa mère :

— Hum ! Du poulet rôti, s’exclama-t-il, ravi en prenant l’assiette.

Puis il se tourna vers Emma, qui était restée les bras ballants, abandonnée au milieu d’une dispute :

— Venez manger Emma, dit-il en tapotant la place à côté de lui, sur la couverture.

La jeune fille ne savait pas si elle devait rire ou se mettre en colère contre son ami. Voyant les adultes qui retenaient leur hilarité, elle prit conscience du ridicule de la scène et éclata de rire, suivie par les autres personnes. Sans se rendre compte qu’on se gaussait de lui, Alexander mangeait de bon appétit. Emma s’installa avec grâce à côté de lui en secouant la tête d’un air dépité :

— Pourquoi riez-vous ? demanda Alexander entre deux bouchées.
— Aucune importance, répondit Emma en balayant l’air de la main.

Tout le petit monde s’installa sur la couverture et les assiettes circulèrent entre les convives dans une ambiance détendue d’une belle journée d’été.

Dans l’après-midi, alors que les hommes se défiaient dans une partie de croquet, Emma s’installa contre le tronc du vieux chêne et ouvrit le livre qu’elle avait commencé à lire la veille. Monsieur Brown, son précepteur, avait éveillé son esprit à la lecture et elle dévorait tous les romans qu’il lui procurait. Emma se plaisait à entrer dans la peau des héroïnes. Cela lui permettait d’ouvrir son esprit à d’autres horizons que ce comté, et de vivre des aventures à travers les pages des livres. Dès le commencement de sa lecture, elle s’enferma dans une bulle et occulta tous les bruits alentour. Les hommes qui se disputaient amicalement sur les points de la partie. Meghan et Célia qui jouait aux devinettes avec Sean et Isabelle. Plus rien n’exista que l’intrigue qu’elle découvrait au fil des pages. Plongée dans la relation tumultueuse d’Elisabeth Benneth et de Monsieur Darcy, Emma sursauta, quand Alexander se laissa tomber près d’elle en s’exclamant :

— Qu’est-ce que vous lisez ?
— Pourquoi faites-vous toujours cela ? protesta Emma, excédée.
— Qu’est-ce que j’ai fait ? demanda le jeune garçon d’un air innocent.
— Vous vous approchez de moi en douce pour me faire sursauter, enragea la jeune fille.
— Je ne l’ai pas fait exprès, s’excusa Alexander sur un ton qui était tout sauf désolé.

Puis, comme si le sujet était clos, il s’allongea dans l’herbe et posa tout naturellement sa tête sur les genoux d’Emma. Attitude qui aurait choqué la bienséance si les jeunes gens ne se connaissaient pas depuis toujours.

— Alors, que lisez-vous ? répéta Alexander.

Encore énervée contre lui, Emma lui mit le livre sous le nez à contrecœur :

— « Orgueil et préjugés » de Jane Austen, lut le jeune homme.

Puis il leva les yeux au ciel d’un air dégoûté :

— Encore une histoire d’amour ! s’exclama-t-il comme s’il s’agissait d’un sujet répugnant.
— Qu’avez-vous contre les histoires d’amour ? demanda Emma en serrant le livre contre elle.
— C’est toujours la même chose. Au début les héros se détestent. Puis ils découvrent qu’en fait, ils s’aiment.
— Et alors ?
— Vous pourriez lire des livres où il se passe des choses intéressantes, dit-il. Des histoires d’aventures, avec des pirates qui voyagent dans le monde, ou des histoires de chevaliers qui se battent à l’épée…

En même temps qu’il parlait, Alexander fendait l’air de sa main comme s’il tenait une épée et qu’il ferraillait contre un adversaire imaginaire :

— J’ai déjà lu « Les trois mousquetaires », le coupa Emma.
— Ce devait être plus palpitant que l’histoire mièvre que vous êtes en train de lire, observa le jeune homme d’un air dégoûté.
— Il y avait aussi une histoire d’amour, dans ce roman, objecta la jeune fille d’un air satisfait.

Pris à son propre piège, Alexander se tut un instant. Emma en profita pour reprendre sa lecture. Le jeune garçon ne voyait plus son visage, caché par le livre. Ne voulant pas rester en froid avec son amie, il posa un doigt sur l’ouvrage et le baissa pour croiser le regard ennuyé d’Emma :

— Vous voulez bien lire tout haut, demanda-t-il d’une voix douce, pour apaiser la jeune fille.
— Vous promettez de ne pas grommeler et vous moquer ? demanda-t-elle méfiante.
— C’est promis, jura-t-il, avec un sourire charmeur.
— D’accord, soupira Emma en souriant, ne pouvant résister à Alexander quand il la regardait avec son air de chien battu.

Satisfait, le jeune homme poussa un soupir d’aise et installa un peu mieux sa tête sur les genoux de son amie. Il ferma les yeux, et écouta le son mélodieux qui sortait de la bouche d’Emma.

L’été passa très vite au grand désespoir de Célia. Alexander allait partir et elle ne reverrait pas son enfant avant Noël. Le train n’allait pas tarder à arriver, et la gouvernante sentait les larmes lui obstruer la gorge au fur et à mesure que l’échéance approchait :

— Vous écrirez souvent, recommanda-t-elle à son fils en chassant une poussière imaginaire de sa veste.
— Oui, mère, assura Alexander pour la énième fois.
— Vous me raconterez tout ce que vous faites, et les personnes que vous rencontrez, continua la gouvernante.
— C’est promis, mère, dit le jeune garçon patiemment.

Il savait que sa mère était inquiète et il ne voulait pas la brusquer en lui rappelant qu’il n’était plus un enfant et qu’il ne lui raconterait certainement pas tout ce qu’il ferait. Il croisa le regard de son père, qui hocha la tête. Henry savait mieux que quiconque ce qu’un étudiant pouvait faire lorsqu’il goûtait à la liberté d’être loin de son foyer. Même si Alexander était angoissé à l’idée de partir loin de tout ce qui était sa vie jusqu’à présent, d’aller au-devant de l’inconnu, il était aussi impatient de découvrir le monde au-delà de ce comté qui l’avait vu naître. De rencontrer d’autres personnes et, peut-être, de se faire des amis qu’il garderait toute sa vie. Henry prit son fils dans ses bras :

— Je suis fière de vous, mon fils, dit le régisseur d’une voix émue.
— Merci père, murmura Alexander, ému.

Emma, qui avait tenu à être présente pour le départ de son ami, s’éclaircit la gorge, serrée par l’émotion. Alexander se tourna vers elle et sourit :

— Vous n’allez pas pleurer, dites-moi ? se moqua-t-il au grand dam d’Emma.
— Ne commencez pas à me chercher querelle, le prévint-elle, menaçante.

Alexander rit et serra la jeune fille dans ses bras :

— Vous allez tellement me manquer, murmura cette dernière à l’oreille de son ami.
— Vous aussi, vous allez me manquer. Mais on se reverra à Noël, remarqua le jeune garçon pour la rassurer.
— Oui, mais avec qui vais-je me disputer, si vous n’êtes plus là ? bouda Emma.

Alexander rit et plongea son regard dans celui de la jeune fille :

— Je vous promets qu’à mon retour on se disputera tous les jours.

Emma sourit et serra le jeune garçon dans ses bras à son tour :

— Prenez soin de vous, lui recommanda-t-elle doucement.

Puis elle posa un baiser sur sa joue. Le bruit du sifflet du train coupa court à leurs adieux. Célia attira son fils une dernière fois dans ses bras :

— Je vous aime, mon fils, murmura-t-elle dans un sanglot.
— Tout va bien se passer, mère, la rassura le jeune garçon, qui sentait la gorge se nouer à mesure que le temps de la séparation approchait.

Il se détacha de l’étreinte de Célia, serra la main de son père, sourit à Emma, puis ramassa son sac de voyage. Il ouvrit la porte du wagon et s’installa sur le siège près de la fenêtre. Il eut juste le temps de saluer le petit groupe d’un signe de la main que déjà le train s’ébranlait et commençait à avancer. Pour la première fois de sa vie, Alexander s’éloignait de sa famille pour entreprendre un voyage vers l’inconnu.

Alexander déglutit péniblement et passa un doigt dans le col de sa chemise. Il avait l’impression que sa cravate était trop serrée et l’empêchait de respirer. Il leva les yeux sur la grande bâtisse qui se dressait devant lui et sentit le malaise s’intensifier. Son voyage prenait fin devant l’endroit qui allait être sa maison durant les prochaines années. Cambridge ! Il serra fortement la poignée de son sac de voyage, regardant la foule d’élèves qui s’avançait vers l’édifice. Il s’apprêtait à suivre le mouvement en direction de l’entrée, quand il fut bousculé violemment par-derrière. Il manqua de tomber mais reprit vite son équilibre pour se tourner vers la personne qui l’avait poussé :

— Vous ne pouvez pas faire attention ! s’exclama le coupable, en toisant Alexander d’un regard prétentieux. Vous comptez rester longtemps planté au milieu de la cour ?

Piqué au vif, Alexander se grandit de toute sa taille et fixa le malotru :

— Et vous, riposta-t-il sans se démonter, vous ne pouvez pas regarder où vous allez ? La route n’est pas assez large ?

Les deux garçons s’affrontèrent du regard quelques secondes, puis, contre toute attente, l’inconnu sourit et tendit sa main à Alexander :

— Je me présente, Tyler Cartridge, dit-il totalement détendu.

Alexander regarda la main avec méfiance, mais, devant l’air jovial de Tyler, il décida d’accepter la paix :

— Alexander Davies, dit-il en serrant la main.

Les deux garçons avaient la même taille. Tyler avait des cheveux châtains, tirant sur le roux et des yeux marron.

— Vous êtes nouveau ? demanda-t-il.
— Oui, c’est mon premier jour, répondit Alexander en jetant un nouveau coup d’œil à la grande bâtisse.

Voyant son regard anxieux, Tyler prit les choses en main :

— Venez, suivez-moi, dit-il, en commençant à marcher vers l’entrée du bâtiment. J’étais comme vous, le premier jour. Complètement perdu. Mais vous verrez, vous apprendrez vite à vous repérer.

Il se retourna vers Alexander, qui n’avait pas bougé :

— Alors ? Vous venez ? l’encouragea Tyler. Il ne faudrait pas être en retard le premier jour.

Ravi d’avoir trouvé un guide sur qui se reposer, Alexander se dépêcha de rejoindre celui qui allait devenir son meilleur ami.

Alexander s’écroula sur le lit de sa chambre en poussant un soupir de soulagement. Depuis qu’il avait mis les pieds dans l’université, les événements s’étaient enchaînés à une vitesse vertigineuse : appels des noms, emploi du temps, visite des parties communes et enfin la chambre que le jeune homme allait partager avec un autre étudiant de sa classe qu’il ne connaissait pas encore. En tant qu’ancien, Tyler avait été volontaire pour servir de guide à un petit groupe de nouveaux entrants, dont Alexander faisait partie. Les deux garçons se trouvaient dans la chambre de ce dernier :

— Comment est votre vie à l’extérieur, Alex ? demanda Tyler, nonchalamment installé dans un fauteuil, les pieds sur un bureau. Que fait votre père ?
— Eh bien ! Je n’ai pas de titre de noblesse, si c’est ce que vous voulez savoir, répondit Alexander en levant fièrement le menton pour défier son ami de le sous-estimer.

Tyler leva un sourcil amusé et sourit :

— Détendez-vous, dit-il en levant une main apaisante. Loin de moi l’idée de vous mépriser parce que vous êtes un roturier. Je veux juste apprendre à vous connaître.

Alexander se détendit et sourit :

— Mon père est le régisseur et notaire du comte d’OakWood, dit-il. Les hommes de ma famille sont régisseurs du domaine depuis des générations.
— Et vous vivez dans la demeure de ce comte ?
— Pas vraiment, mais presque, répondit Alexander.
— Comment cela ? s’étonna Tyler.
— En fait, mon père et ma mère travaillent tous les deux au château. Ma mère a été la nurse de la fille aînée du comte, Emma. C’est comme ça que mes parents se sont rencontrés. Quand je suis venu au monde, Emma avait un an, nous avons donc été élevés ensemble. Nous avons eu les mêmes précepteurs et donc la même éducation. Mais mon père à un cottage non loin du château, un héritage qui s’est transmis de père en fils. Même s’il est vrai que je passe mes journées au château, avec mes parents, le soir, nous rentrons chez nous.
— Mais, que fait votre mère à présent ? Emma est une jeune fille maintenant, observa Tyler.
— En fait, la mère d’Emma est morte en la mettant au monde. Ma mère l’a élevée comme sa fille les premières années de sa vie, avant que le comte ne se remarie. Il a eu deux enfants avec sa nouvelle épouse et c’est ma mère qui a été chargée de s’en occuper. Maintenant qu’ils ont grandi, elle a été promue gouvernante des enfants.
— En un sens, vous avez été élevé comme un noble, remarqua Tyler.
— J’aime à le croire, répondit Alexander en souriant.

La porte s’ouvrit à ce moment-là, laissant entrer un jeune homme de l’âge d’Alexander. Sans rien dire, le nouvel arrivant observa la pièce d’un air dégoûté, puis posa les deux sacs qu’il tenait dans chaque main, en poussant un soupir désespéré. Alexander et Tyler échangèrent un regard amusé :

— Eh bien, mon ami ! s’exclama ce dernier. Souriez ! Ce n’est pas la fin du monde.
— Vous ne croyez pas si bien dire, Monsieur, renchérit le nouveau sans sourire.

Tyler s’approcha de lui la main tendue :

— Tyler Cartridge pour vous servir, se présenta-t-il.

Le nouvel arrivant observa la main sans réagir, et Alexander crut un instant qu’il allait faire l’affront à Tyler de ne pas la serrer. Mais, après quelques secondes d’hésitation, le jeune homme saisit la main tendue :

— Logan Thomson, se présenta-t-il à son tour.
— Écossais ?
— Oui, répondit simplement Logan. Est-ce avec vous que je partage cette chambre ?

Voyant que le jeune homme ne voulait pas en dire plus, Tyler n’insista pas :

— Non, répondit-il, en désignant Alexander. C’est avec ce monsieur.
— Alexander Davies, se présenta le jeune homme en souriant et en tendant sa main vers le nouveau venu.

Il espérait que ce dernier allait se dérider un peu, mais il serra sa main sans réaction particulière :

— Quel est mon lit ? demanda-t-il simplement.

Surpris par la question, Alexander regarda le lit sur lequel il était installé quelques minutes auparavant :

— Eh bien, j’ai pris celui-ci, mais si vous le préférez, je vous le laisse, répondit-il, conciliant.

Logan leva la main :

— Aucune importance, soupira-t-il.

Puis il ramassa ses sacs et se dirigea vers son lit d’un pas traînant. Tyler se tourna vers Alexander et, profitant de ce que Logan avait le dos tourné, fit une grimace signifiant que ce dernier n’était pas commode :

— Je vous laisse vous installer, Messieurs, dit-il. Alex, on se retrouve plus tard ?
— Oui, à tout à l’heure, lui sourit Alexander.

Avant de fermer la porte derrière lui, Logan ayant toujours le dos tourné, Tyler secoua la main et leva les yeux au ciel en articulant silencieusement un « bonne chance » à son ami. La mimique fit sourire Alexander mais une fois la porte fermée, il observa Logan. Ce dernier rangeait ses affaires dans sa commode sans rien dire, mais son silence en disait plus que des mots. Il semblait désespéré. Ne sachant quoi faire, Alexander imita le jeune homme et rangea ses vêtements que sa mère avait consciencieusement pliés dans son sac. À la pensée de Célia, un doux sourire effleura ses lèvres :

— Je vous envie de pouvoir sourire, alors que nous allons vivre jusqu’à notre majorité dans cette prison.

La voix rageuse de Logan fit sursauter Alexander. Le jeune homme avait fini de ranger ses affaires et s’était assis sur son lit. Alexander rangea la chemise qu’il tenait dans sa main et referma le tiroir de la commode avant de se tourner vers son colocataire. Il s’installa lui aussi sur son lit et observa Logan d’un air intrigué :

— Pourquoi parlez-vous de prison ? demanda-t-il.
— Comment pourrais-je l’appeler autrement ? demanda Logan.
— Vous êtes libre de partir, remarqua Alexander. D’une prison, on ne le peut pas.

Surpris par la logique du jeune homme, Logan l’observa plus attentivement :

— Vous n’êtes pas noble, n’est-ce pas ?

C’était plus une constatation qu’une question, et Alexander se mit sur la défensive :

— Non, et alors ? demanda-t-il sèchement.

Logan leva la main d’un air dépité :

— C’est tout ce que je mérite de toute façon, dit-il. Partager ma chambre avec un roturier.

Alexander serra les poings et se leva en toisant le malotru :

— Si ma compagnie vous déplaît, Monsieur, dit-il, libre à vous de changer de chambre. Je ne demande pas mieux que d’avoir un compagnon bien plus agréable que vous, avec qui passer les prochaines années de ma vie.

Sur ce, il tourna le dos à son compagnon et finit de ranger ses affaires, d’un geste rageur. Le bruit d’un sanglot le fit se retourner. Logan pleurait, la tête dans ses mains. Surpris et ne sachant quoi faire, Alexander se rassit sur son lit et observa le jeune homme. Il semblait vraiment désespéré :

— Puis-je faire quelque chose ? demanda Alex, doucement.

Il avait attendu patiemment que son compagnon se calme avant de poser cette question :

— Vous ne pouvez rien faire, Monsieur, répondit Logan en se mouchant.
— Ma mère dit toujours que, lorsque l’on parle de la chose qui nous préoccupe, on règle déjà la moitié du problème, sourit gentiment Alexander.
— Ma mère disait la même chose, répondit Logan avec une grimace douloureuse.
— Disait ? interrogea Alex.

Logan inspira profondément :

— Elle est morte l’année dernière avant Noël, avoua-t-il d’une petite voix.
— Je suis désolé, compatit Alexander. Je n’ose pas imaginer ce que cela doit être. Je serais perdu sans ma mère.
— C’est tout à fait ce que je ressens, mon ami, soupira Logan en se levant pour se planter devant la fenêtre.
— Je comprends que vous soyez triste, observa Alex. Excusez-moi de m’être emporté.

Logan se tourna vers lui et leva la main :

— Non, Monsieur, c’est à moi de m’excuser. Je n’avais pas à m’en prendre à vous.
— Voulez-vous me parler de ce qui vous préoccupe ?

Logan hésita un instant, puis se rassit sur son lit :

— Mon père va se remarier, lâcha-t-il rageusement.

L’expression choquée sur le visage d’Alexander n’échappa pas à Logan :

— C’est exactement la réaction que j’ai eue lorsque mon père m’a appris la nouvelle, répondit-il avec un rictus de mépris. Cela ne fait pas un an que ma mère est dans sa tombe et lui, il va épouser une femme qui a la moitié de son âge.
— Peut-être se sent-il seul ? tenta d’expliquer Alex. Votre mère doit lui manquer.
— Il n’a jamais aimé ma mère, lâcha rageusement Logan en se levant de nouveau et en faisant les cent pas dans la chambre.
— Il a bien dû l’aimer s’il l’a épousée, observa naïvement Alexander.
— Le mariage n’est pas toujours une question d’amour, dit Logan avec dégoût. Mon père a épousé ma mère pour mettre la main sur les terres qu’il y avait dans sa dot. Par ce mariage, il a agrandi son domaine. Lorsqu’ils se sont mariés, ma mère croyait vivre une magnifique histoire d’amour. Mais une fois qu’elle m’a mis au monde, que mon père a eu son héritier, il s’est détourné d’elle. Ma mère a eu une vie misérable, enfermée dans son château. Mes parents vivaient chacun de leur côté, comme des étrangers. Ma mère n’aura vécu que pour m’élever. Alors que mon père, lui, passait son temps à boire et à trousser les jupons de toutes les jeunes filles qui croisaient sa route. Il n’était même pas là lorsque ma mère est morte. J’étais seul avec elle lorsqu’elle a rendu son dernier souffle. Lui était en train de faire la fête avec ses métayers.

Épuisé par sa tirade, Logan se laissa de nouveau tomber sur son lit et se passa une main dans les cheveux châtains :

— Je suis désolé, Logan, compatit Alexander.

Quand il pensait à l’amour qui unissait ses parents, il n’arrivait pas à imaginer que deux personnes puissent vivre ensemble sans éprouver de sentiments l’un pour l’autre.

— Quand, votre père, doit-il se marier ? demanda-t-il.
— Aujourd’hui, soupira Logan.

Ne sachant que répondre, Alexander se contenta de hocher la tête en signe de compassion.

— Laissez-vous le temps, Logan, conseilla-t-il. Vous trouverez peut-être, dans les études, un moyen d’échapper à cette vie qui vous étouffe. Vous allez apprendre de nouvelles choses, faire vos propres expériences. Et puis, vous allez rencontrer de nouvelles personnes, vous faire de nouveaux amis. Il ne faut pas vous laisser envahir par le désespoir. Je suis sûr que votre mère vous dirait la même chose. Elle a survécu à un mariage sans amour, pour vous. Vous vous devez d’aller de l’avant, pour elle.

Logan, resta un instant le regard baissé, réfléchissant aux propos d’Alexander. Puis il leva les yeux et plongea son regard doré dans les yeux verts de son compagnon :

— Pour un roturier, dit-il, vous vous exprimez comme un gentleman.
— Mon père m’a toujours appris qu’être un gentleman ne s’acquiert pas avec un titre de noblesse, mais avec ce qu’on a dans le cœur.

Logan sourit pour la première fois :

— Vos parents doivent être des gens formidables, dit-il.
— Ce sont les meilleurs parents au monde, s’exclama fièrement Alexander.

Logan se leva et s’approcha en tendant sa main :

— J’aimerais beaucoup vous compter parmi mes nouveaux amis, dit-il.

Alexander regarda la main tendue, puis sourit et se leva :

— Ravi de faire votre connaissance, répondit-il simplement en serrant la main.

Le sourire le Logan s’agrandit et il hocha la tête.

— Entrez !

Jack entra dans le bureau de Peter, un plateau à la main, qu’il présenta à Henry :

— Le courrier, Monsieur, dit-il.
— Merci, Jack, le remercia le régisseur en s’emparant de la pile de lettres.

Il tria rapidement les missives et s’arrêta sur l’une d’elles, avec un sourire attendri :

— Attendez, Jack ! s’écria-t-il avant que le majordome ne sorte de la pièce.
— Oui, Monsieur ? demanda ce dernier en revenant sur ses pas.
— Vous voudrez bien donner cette missive à mon épouse, je vous prie ?

Le majordome présenta son plateau à Henry, qui posa la lettre :

— Bien, Monsieur, acquiesça Jack en repartant vers la porte.

Surpris par la scène, Peter regarda son ami d’un air interrogateur :

— Quelque chose d’important ? demanda-t-il.
— Une lettre d’Alex, répondit simplement Henry en souriant.

Peter fronça les sourcils :

— Vous n’êtes pas curieux d’avoir des nouvelles de votre fils ? s’étonna-t-il.
— Je meurs d’envie de connaître le contenu de cette lettre, avoua Henry d’un air ému. Mais Célia est encore plus impatiente que moi, et ne me pardonnerait pas de l’avoir lu avant elle.

Peter hocha la tête, comprenant l’attitude de son ami :

— Je gage qu’une certaine jeune personne est aussi impatiente que Célia d’avoir des nouvelles, dit-il. Emma erre comme une âme en peine depuis qu’Alexander est parti.
— Je dois avouer que leurs chamailleries me manquent, avoua Henry avec un soupir. Elles animaient nos journées.
— C’est le début des changements qui s’opèrent dans cette famille, se désespéra le Comte. D’abord Alexander, puis bientôt Emma. Rien ne sera plus comme avant.

Les deux hommes restèrent silencieux, chacun méditant sur ces paroles, quand la voix joyeuse de Célia s’éleva au-dehors :

— Emma ! appelait-elle. Des nouvelles d’Alexander.

Les amis se dirigèrent vers la fenêtre, juste pour voir Emma s’élancer vers la maison pour rejoindre la gouvernante. Les deux amis se regardèrent en souriant :

— À mon avis, Célia connaîtra le contenu de cette lettre par cœur, d’ici à la fin de la journée, se moqua gentiment Peter.
— J’en ai bien peur, approuva Henry, faussement dépité en levant les yeux au ciel.

Emma revenait lentement de sa promenade et remontait, à pied, l’allée qui menait au château. Depuis qu’Alexander était parti, elle ne montait presque plus à cheval. Son père l’accompagnait parfois, mais il n’avait pas toujours le temps de se promener. Et puis, leurs sorties n’étaient pas très amusantes. Alexander la faisait toujours rire. Avec lui, tout était sujet à la plaisanterie. Même leurs querelles finissaient en éclats de rire. Comme il lui manquait ! Les journées de la jeune fille étaient d’un ennui affligeant. Seules ses lectures arrivaient à la sortir de sa morosité, mais le temps défilé avec une lenteur désespérante. Encore un mois, avant Noël ! Un mois avant le retour de son ami. Elle poussa un triste soupire puis sursauta, en entendant Célia l’interpeller :

— Emma, s’écriait la gouvernante en brandissant un papier qu’elle tenait dans la main. Des nouvelles d’Alexander.

Ravie, la jeune fille pressa le pas en direction de Célia :

— Que dit-il ? questionna-t-elle essoufflée, en arrivant à la hauteur de la gouvernante.
— Venez, répondit Célia, toute excitée, en entraînant la jeune fille dans le hall. Allons au salon, nous y serons mieux pour lire la lettre.

Célia serra la lettre contre sa poitrine et échangea un regard ému avec Emma, assise à côté d’elle sur le canapé du salon :

— Il a l’air de tellement s’amuser, soupira la jeune fille avec envie.
— Oui, sourit Célia, rassurée sur le sort de son fils.
— Mais n’oubliez pas qu’il étudie aussi, renchérit Meghan, installée face à ses compagnes, et que ses journées de classes ont l’air bien remplies.

Elle voulait qu’Emma se fasse une idée juste des activités d’Alexander à l’université, et pas seulement les bons côtés.

— C’est vrai, approuva Célia. Son emploi du temps est bien chargé. J’espère qu’il se nourrit comme il faut et qu’il prend soin de lui.

La mère, en elle, reprenait le dessus, et l’inquiétude la taraudait de nouveau :

— Alex, n’est pas du genre à se laisser mourir de faim, ma chère, ironisa Meghan pour détendre son amie. Tous ici, connaissent l’appétit dévorant de ce garçon pour la nourriture.

Les trois femmes rires au souvenir des assiettes bien remplies qu’Alexander engloutissait :

— Comme il me tarde de revoir mon bébé ! soupira Célia en reprenant son sérieux.

Emma mit une main sur la sienne :

— Il me manque à moi aussi, dit-elle avec un petit sourire triste.

Un silence nostalgique s’installa quelques instants, interrompu par la porte qui s’ouvrit à toute volée sur Sean et Isabelle, qui se précipitèrent dans la pièce en se bousculant :

— Les enfants ! s’exclama Meghan, l’air réprobateur. On ne se précipite pas ainsi dans une pièce.

Les deux petits s’arrêtèrent net au milieu de la pièce, alors que Lisette arrivait derrière eux, tout essoufflée :

—