Les conserves de Marina - Joël Cogneau - E-Book

Les conserves de Marina E-Book

Joël Cogneau

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Beschreibung

Les textes réunis dans ce recueil susciteront chez le lecteur toute une gamme d’émotions. Parfois empreints de réalisme magique, parfois crûment naturalistes, ils ont en commun la tendresse, le cynisme, et quelquefois la cruauté avec lesquels l’auteur pose son regard sur ses contemporains. De l’histoire de Marina l’Ukrainienne au récit de ses vacances sportives en famille, il y exprime le souci de transmettre ce quelque chose de soi qui donne du sens à notre existence. Ces écrits frappent par la concision de la langue et leur brièveté revendiquée.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Joël Cogneau a commencé à écrire des nouvelles et de courts romans depuis ses années de lycée. Cette œuvre est la troisième publiée, après un roman et un recueil de nouvelles.

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Seitenzahl: 139

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Joël Cogneau

Les conserves de Marina

Nouvelles et textes brefs

© Lys Bleu Éditions – Joël Cogneau

ISBN : 979-10-422-1948-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur :

– La mosaïque du chou-fleur (Roman), Le Lys Bleu Éditions, 2020 ;

– Le fer à repasser et autres textes courts, Le Lys Bleu Éditions, 2022.

Les conserves de Marina

Marina est assise sur une chaise, devant une petite table en fer forgé. De là, elle a vue sur son jardin, et sur sa maison, construite de bric et de broc par son défunt mari. Elle vit seule depuis presque vingt ans. Elle est constamment préoccupée par la mort, sa mort, et elle sait qu’elle ne pourra pas laisser grand-chose à ses cinq enfants, qui sont tous en difficulté : la maison, située dans un petit village près de Neskoutchène, ne vaut pratiquement rien, et elle n’a aucune économie. Elle survit grâce à son jardin, où elle cultive légumes et fruits. Depuis toute petite, elle a appris à cultiver, entretenir les plantes, réserver des graines, préparer les semis, tailler les fruitiers. Son jardin est son domaine, son occupation principale, et aussi sa fierté. Car il est beau, ordonné, avec quelques fleurs ici et là, rompant la monotonie des carrés de légumes, et le rosier grimpant sur la façade, qui offre des roses d’un rouge éclatant pendant presque trois mois. Dans l’angle sud, un grillage serré délimite le domaine des trois poules, qui lui fournissent des œufs tous les jours. Elle élève également des lapins, un mâle et trois femelles, dans des cages en briques.

Elle se sent vieille, à quatre-vingt-huit ans, et sait qu’elle ne vivra plus très longtemps. Elle réfléchit souvent à ce qu’elle pourrait laisser à ses enfants. Laisser une marque, une preuve de sa tendresse, de son amour pour eux. Bien que maintenant, ils ne viennent pas souvent la voir. Elle comprend, ils sont loin, les trois filles vivent dans la banlieue de Kiev, et les deux garçons, l’un à Kharkiv et l’autre à Odessa. Ils ont une vie difficile, des problèmes de travail, de logement, et aussi avec leurs propres enfants, qui exigent beaucoup plus que ce qu’ils sont en mesure de leur donner. La politique des deux derniers gouvernements, principalement préoccupés par l’intégration de leur pays dans l’Union européenne, a conduit à des mesures économiques accablant encore les plus fragiles.

Son regard erre, du jardin à la maison. Elle pense soudain à la cave, creusée dans le roc par son mari, à coups de pic, ce qui lui a pris des années. Elle y entrepose ses conserves de légumes, et ses confitures. Il reste également quelques bouteilles de vin importé, et trois flacons d’horilka, cette vodka que son mari buvait avec ses amis. Elle a l’idée de léguer à ses enfants sa production.

Elle se lance un défi : faire trois cents bocaux. Cent de légumes, cent de plats cuisinés, et cent de fruits ou confitures. Chacun de ses enfants en recevrait soixante, vingt de chaque. Pas de quoi vivre, mais suffisamment pour se souvenir d’elle.

Elle se donne deux ans pour réaliser son projet. Elle sait que c’est possible, elle a toujours trop de tout, elle en donne aux voisins et amis, en échange parfois de viande achetée au marché.

Elle dispose déjà de pas mal de bocaux : elle garde tout. Pour les confitures, elle a ce qu’il faut. Il lui manque quelques grands formats pour les légumes et les plats cuisinés. En se débrouillant bien, entre les voisins, les amis, et ce qu’elle peut acheter, elle pense y arriver.

C’est déjà l’automne. Elle cuisine des choux farcis à la viande de porc, de poulet ou de lapin. Tous les jours, elle garnit quatre bocaux, qu’elle stérilise ensuite à l’aide d’une ancienne lessiveuse en zinc avec son tube à pommeau, remplie à demi d’eau qu’elle met à bouillir sur un réchaud à gaz alimenté par une bouteille de propane. Au bout de dix jours, elle passe à la confection de soupes à la betterave. À la fin de l’automne, elle a produit ses cent bocaux de plats cuisinés, maintenant bien alignés à la cave, sur des planches soutenues par des briques. Il lui faudra attendre le printemps et l’été pour réaliser les conserves de légumes, de fruits, et surtout les confitures.

L’hiver, elle sort le moins possible, d’autant que l’épidémie de Covid semble repartir, et qu’il y a aussi la grippe. Bien que vaccinée, elle craint les maladies infectieuses, ayant vu sa mère mourir de la diphtérie.

Au printemps, elle sème plus qu’habituellement les légumes qu’elle veut mettre en conserves : carottes, courgettes, navets, tomates. Elle garde quand même un carré pour elle, où elle plante des graines de salade et bien sûr des pommes de terre, des betteraves et des choux. Elle ne peut plus se mettre à genoux pour jardiner : elle utilise un tabouret bas, et s’aide de cannes pour se relever, parfois difficilement quand elle est restée trop longtemps courbée. Heureusement, de temps en temps, Viktor, le fils de son voisin, passe lui donner un coup de main. Il est gentil, parle peu, boit avec plaisir le verre d’horilka qu’elle lui offre avec un bout de gâteau au chocolat. Ce printemps est plutôt maussade, mais au moins, pas sec : pas besoin d’arroser, ce qui arrange bien Marina, qui peine avec l’arrosoir. Fin avril, il se met à faire chaud, et les cerises noires mûrissent. Il s’agit de l’espèce Oblacinska, arbustes de deux à trois mètres de haut, qui donnent des griottes à petit noyau, idéales pour les confitures et les conserves au sirop. Elle cueille celles à sa portée, et Viktor récolte les branches plus hautes. Elle est ravie, il y en a beaucoup. Elle aura de quoi garnir ses petits bocaux au sirop, et quelques-uns à l’eau-de-vie. Les abricotiers donnent bien aussi. Elle a des soucis avec ses pieds de tomates, qui végètent, et semblent malades. Après traitement au purin d’ortie et apport de compost, ils se redressent et finissent par avoir un rendement correct. À l’automne, elle a terminé au total quatre-vingt-six pots de légumes, de fruits et de confitures, rangés à la cave à côté des précédents bocaux de soupes et de choux farcis. Elle en refait quelques-uns pour se nourrir elle-même pendant l’hiver. Elle espère pouvoir compléter au printemps suivant, mais sait bien que ses forces diminuent de jour en jour.

Début février, son fils Aleksei vient la voir. Il est alarmé, car les troupes russes sont massées à la frontière, et les médias occidentaux évoquent une invasion imminente. La maison de Marina est située à peine à trente kilomètres de la frontière. Il lui explique longuement la situation. Il pense qu’elle devrait se mettre à l’abri. Mais elle lui dit qu’à son âge, elle ne risque pas grand-chose, et qu’elle ne quittera jamais sa maison, quoiqu’il arrive. Elle ne croit pas trop à l’invasion russe, les liens entre Ukrainiens et Russes sont anciens, bien que parfois conflictuels. Son mari avait de la famille côté russe : ils avaient d’ailleurs choisi de donner des prénoms à consonance russe pour les deux garçons, et ukrainienne pour les trois filles. Viktor et sa famille, qui sont pro-russes, estiment qu’il n’y a pas de danger. Aleksei lui répète qu’il est inquiet, même très inquiet, y compris pour sa propre famille à Kharkiv. Il a lui-même été sollicité par l’armée ukrainienne pour refaire une préparation militaire, en vue d’intégrer d’éventuels renforts en cas d’agression. Il n’a pas encore donné suite.

Le 24 février 2022, après un bombardement aérien intensif, les chars russes traversent la frontière et envahissent le nord et l’est de l’Ukraine. Le 1er mars, Viktor, qui avait l’habitude d’envoyer de temps en temps par messagerie des nouvelles de Marina à Aleksei, lui envoie une photo de la maison de Marina, totalement détruite par les bombes, tout est écroulé, le jardin est comme retourné, on ne reconnaît que les cages à lapins en briques, qui ont curieusement échappé à la destruction. Il écrit : « Je suis désolé, il est très probable que ta mère soit morte dans le bombardement. C’est impossible de faire des fouilles actuellement. Les chars russes et les soldats tirent sur tout ce qui bouge. Mon père et mes deux sœurs ont été tués. Ayant vu comment se comportait l’armée russe, “nos amis”, j’ai décidé de me porter volontaire pour intégrer l’armée ukrainienne. Amicalement, Viktor. »

En avril 2024, la guerre est enfin finie. La reconstruction commence, aidée par des fonds russes dans les territoires annexés, et par des fonds occidentaux dans ce qu’il reste de l’Ukraine. En évacuant les gravats de la maison de Marina, les ouvriers découvrent l’entrée de la cave qui contient, bien alignés, cent-quatre-vingt-six bocaux de conserves intacts, et quelques bouteilles.

Textes brefs 1

Le poisson rouge fuit au fond

Les pattes au bord du baquet

Le chat attend posément

L’œil brille amoureusement

La naissance des seins palpite

Sa main se pose sur ta joue

Le ventre lisse est fendu

Une main viendra s’y poser

Ce ne sera pas la tienne

La rivière a recouvert

La campagne d’un miroir

Que seul trouble le vent d’est

Lèvres et bouche offertes

Menton tendu, yeux fermés

Ses joues déjà rosissent

On n’entend plus le bruit

Des gourdes et du piolet

Les randonneurs ont vieilli

Avenue de la Grande Armée

Il est presque 12 h 30. Il avance, au milieu de l’avenue de la Grande Armée, les bras écartés à l’horizontale, semblant presque tituber, croisant ses pieds l’un devant l’autre. Évidemment, les automobilistes, nombreux à cette heure sur cette grande artère à quatre voies reliant la porte-Maillot à l’Étoile, klaxonnent à tour de bras, ce qui ne sert à rien, comme dans la plupart des cas. L’homme est assez âgé, une bonne cinquantaine, vêtu bizarrement d’une veste verte et d’un pantalon rouge passé. Il porte un bonnet bleu foncé sur la tête. Il avance à pas très lents, un peu glissés, mais avec des sortes de saccades qui rendent son déplacement inharmonieux. Des passants s’arrêtent sur le trottoir, et échangent des commentaires qui tournent pour la plupart autour du clodo bourré ou du fou furieux suicidaire. Les voitures ralentissent, les unes après les autres, en passant à sa hauteur, ce qui crée assez rapidement un bouchon, dans chaque sens. Les passagers comme les conducteurs prennent des photos ou des films avec leurs portables. Les réseaux sociaux relaieront en masse ces images insolites. L’homme ne regarde personne, semble se désintéresser complètement du remue-ménage qu’il a créé. Il continue son parcours, avec la même progression bizarre.

Au bout de dix minutes, les sirènes de véhicules de police retentissent, arrivant depuis les Champs-Élysées, devenant de plus en plus aiguës en se rapprochant du lieu. Après un slalom difficile parmi la masse de véhicules qui encombrent la chaussée, un fourgon de police et une voiture munie d’un gyrophare s’arrêtent sur la voie de gauche, à proximité de l’individu, immobilisant encore davantage le trafic. Quatre flics descendent des véhicules et attrapent l’homme, le fourrant sans ménagement dans le fourgon. L’un d’eux remarque alors le câble d’acier, quasi invisible, tendu à dix centimètres au-dessus d’une des deux lignes blanches séparant le bitume en deux fois deux voies. Le flic suit le câble, qui fait presque cinquante mètres de long, accroché à des piliers de feux rouges, et muni de tenseurs métalliques. Il décrira tout cela dans son rapport d’interpellation « d’un individu à comportement dangereux sur la voie publique ».

Au procès, le président du tribunal correctionnel, tout en consultant son papier, interroge :

— Vous êtes bien monsieur Philippe Reverchon, connu sous le pseudonyme de « Phil Defer », profession funambule ?
— Oui.
— Vous reconnaissez avoir installé sans autorisation un dispositif de funambulisme, sur la voie publique, avenue de la Grande Armée, le 11 avril 2024 ?
— Oui.
— Ce délit vous expose selon le Code pénal, article 168-14, à une peine de prison de quinze jours, et une amende pouvant aller jusqu’à cinq mille euros. La parole est à la défense.

Maître Segalin prend place et déclare :

— Mon client est connu pour avoir accompli des exploits dans le monde entier, notamment en reliant deux gratte-ciels à Shanghai, puis de même à Los Angeles, avec la volonté de dénoncer la pollution de l’air, car, évoluant à 250 m d’altitude, il était pratiquement impossible de le voir du sol. Cette fois-ci, mon client a voulu montrer autre chose : il est atteint de la maladie de Parkinson, et souhaitait attirer l’attention sur cette pathologie, dont l’incidence croît inexplicablement depuis une décennie, de façon alarmante, sans que de nouveaux moyens soient attribués à la recherche dans ce domaine. Peut-être ne le savez-vous pas, mais le 11 avril est la date de la Journée mondiale du Parkinson. Cette date a été choisie par les instances médicales, car c’est le jour de la naissance, en 1755, de James Parkinson, médecin britannique qui a décrit, en 1817, la maladie qui porte désormais son nom. C’est pourquoi mon client a décidé de réaliser, précisément ce jour-là, cette « performance », pour reprendre un vocable artistique. Et, compte tenu du retentissement médiatique qu’elle a eu, on peut estimer qu’il a atteint son but.

Dans la salle d’audience, se trouve un public d’environ cent cinquante personnes, comprenant des artistes de cirque et des malades du Parkinson qui manifestent leur soutien. Plusieurs journalistes sont également venus couvrir l’événement.

Le jugement, rendu en délibéré, retient les circonstances atténuantes et inflige au prévenu une amende de trois mille huit cent cinquante euros, calculée en multipliant son poids, soixante-dix-sept kilos, par la longueur du câble, cinquante mètres.

Le chef