Les cris de Cutter - Brigitte Vivien - E-Book

Les cris de Cutter E-Book

Brigitte Vivien

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Beschreibung

Nommée à Bayeux, la commissaire Abelle de Mortsire trouve son quotidien monotone, comme elle le confie, dans une correspondance, à son père. Seulement, lorsque des meurtres horribles sont commis dans la cité et sur la côte normande, le commandant Persée et elle se retrouvent confrontés à un tueur machiavélique qui se joue de la police. Quels sont ses mobiles ? Parviendront-ils à l’arrêter en déchiffrant son profil psychologique ?




À PROPOS DE L'AUTRICE




Membre de la Société des Auteurs de Normandie – SADN –, membre des Auteurs en Cotentin, Brigitte Vivien écrit des romans au style élégant, sans concession. En 2020, elle obtient le premier Prix de la Nouvelle avec "Tu seras belle, ma fille", et en 2021, le Grand Prix de Poésie Louis-Bouilhet pour "Des Mots en Mosaïque". Passionnée également d’illustration et de peinture, sociétaire des Artistes en Normandie (AeN), elle signe avec "Les cris de Cutter" son trente-troisième ouvrage.

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Couverture

Page de titre

Brigitte Vivien

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les cris de Cutter

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Brigitte Vivien

ISBN : 979-10-422-2676-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À mes amis auteurs de polars

À mes amis auteurs

À mes amis, tout court

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Avertissement

 

 

 

S’il y a ressemblance avec des individus vivants ou ayant réellement existé, pardon à la réalité. Par égard pour eux, il faut reconnaître leur existence purement imaginaire et littéraire et cela uniquement saurait engager la responsabilité de l’autrice.

Pour paraphraser Boris Vian dans l’Écume des jours, l’histoire est entièrement vraie… puisque je l’ai imaginée.

Les cris de Cutter

 

 

 

 

 

Le passé est un prologue.

 

William Shakespeare,

La Tempête (1611)

 

 

 

Bayeux, le mercredi 16 février 2019

 

Mon cher père,

 

Me voici enfin, là où vous souhaitiez me voir.

Vous souvenez-vous de ce passé, à la fois si cher et si terrible ? Il est communément dit que les Français sont malades de leur passé. Un temps avec lequel ils nourrissent une relation principalement basée sur la culpabilité, ce qui les empêche de regarder vers le futur.

Personnellement, je suis résolument tournée vers l’avenir.

Mais, je pense comme vous à ce sujet. Je ne veux garder en mémoire que les moments les plus doux passés à vos côtés.

S’il fallait tracer un tableau de nos vies, je déposerais sur les lignes noires, amertume, tristesse, fâcherie et rancœur et je glisserais dans la colonne d’or, les joies de votre présence à chacun de mes pas et les conseils toujours avisés d’un père attentionné. Je ferais le total et la balance pencherait du côté alourdi par des kilos de pièces d’or.

Voyez comme votre vision d’artiste et de poète inspire encore mes écrits.

Veuillez me pardonner de vous avoir délaissé pendant ces dernières années. Mes études, mes voyages, mes recherches ont occupé tout mon temps. Vous étiez pourtant dans mon cœur, gravé à tout jamais. Je ne culpabilise pas pour cela. Alors, je ne dois pas être si française que cela ! Plutôt une citoyenne du monde qui n’éprouve ni remords ni regrets.

Mon ascension professionnelle, loin d’être romantique, a été fulgurante et malgré vos craintes et vos doutes, j’ai réussi ! Contrairement à ma pauvre sœur dont je n’ai plus aucune nouvelle depuis que j’ai reçu avec plaisir, son cadeau d’anniversaire le mois dernier…

Les échecs répétés que vous aviez redoutés pour moi ne sont que pures illusions et j’ose à peine imaginer votre stupéfaction et je l’espère, votre fierté à la lecture de ces nombreuses lettres que je vous adresserai désormais, où je ne manquerai pas de vous relater en détail, le tourbillon de cette vie que j’ai choisie.

Mon arrivée fut sans surprise dans cette cité bajocasse dont vous me vantiez si souvent le charme discret de la bourgeoisie. Je suis installée dans le vieux Bayeux, en plein cœur d’un quartier feutré par de lourdes portes cochères toujours closes, d’hôtels particuliers.

Après une première nuit très douce, ponctuée seulement par un hululement de chouette dans le jardin qui jouxte mon immeuble, dès l’aube, d’humeur quelque peu romantique, j’ai aperçu à travers les arbres qui caressent les vitres de mon appartement très confortable, le dôme de cuivre sinople, la tourelle et la flèche de la flamboyante cathédrale Notre-Dame. La fraîcheur de l’air a stimulé mes pas vers le bistrot du coin.

Des voyageurs de commerce y prenaient leur café en silence tandis que la jeune serveuse, très guillerette, voire hyperactive, tentait d’indiquer dans un anglais approximatif à des touristes exubérants, l’itinéraire le plus court pour la Tapisserie de la Reine Mathilde. Mon thé avalé, je les suivis à travers la ville. Les ruelles sentaient le croissant chaud et je me sentais bien. Les touristes sont rentrés au 13B Rue de Nesmond. C’est là, après avoir traversé la cour intérieure que j’ai pris également mon billet. Je crois qu’à votre époque, vous l’aviez découverte dans l’hôtel du Doyen. Il est question qu’elle bouge encore à l’avenir. La visite de ce qui est en réalité une broderie fut très instructive et réjouissante. Quel document extraordinaire ! Une immense bande dessinée de soixante-dix mètres de long avec des scènes de bataille et de la vie quotidienne plus vraies que nature ! Vous l’aviez contemplée, n’est-ce pas ?

Que d’interrogations aux multiples hypothèses à son sujet, comme cette partie mystérieuse où, sur les trois femmes visibles parmi six cent vingt-six personnages, seule l’énigmatique Aelfgyva est nommée. Si le temps me le permettait, je mènerais moi-même des investigations afin de découvrir tous ses secrets.

Mais d’autres missions m’attendent…

J’ai déambulé maladroitement sur des trottoirs glissants, car le froid a saisi les choses et les gens de façon inattendue. J’ai repéré des rues qui n’ont plus de secrets pour moi, aux noms révélateurs du fait religieux dans le passé, comme Rue des Ursulines, des Chanoines, de la Maîtrise ou Allée des Augustines.

C’est ici que je me suis promenée, allant un peu au hasard de ce paysage verdoyant en plein cœur de la ville. J’ai découvert cette place, bordée par une centaine de majestueux tilleuls plantés en 1840, dessinant aujourd’hui une double enceinte d’arbres monumentaux dont certains sont hélas condamnés. Le diagnostic est tombé. Il a révélé des défauts notoires qui touchent les organes majeurs de ces arbres que sont le collet, le tronc, les branches et la charpentière. C’est sur cette place où le Général de Gaulle prononça ses deux fameux discours que vous aviez rencontré votre regrettée Louisa, ma très chère belle-maman, trop tôt disparue. Les tristes souvenirs ont sans doute guidé ma marche. Mais, chose étrange, vous ne m’avez jamais rien raconté de ce passage à Bayeux que je crois tumultueux.

Que faisait donc cette jolie femme, ici, seule avec sa fille, se promenant sur les pavés de cette ville aux édifices si secrets, aux pans de bois médiévaux ou aux murs Renaissance ? Ces simples indications architecturales vous raviront certainement.

Voyez, cher papa, je n’ai pas oublié vos cours d’architecture qui, à l’époque, me déplaisaient tant. Je regrette mon comportement hostile de cette époque. Mais je n’étais pas faite pour cet art et les desseins que vous me souhaitiez ont pris une autre direction puisque ma destinée devait être celle-ci : gravir un à un les échelons de l’école de police et obtenir ma mutation au… commissariat de Bayeux !

Hasard de la vie ! Je n’ai pas choisi cette destination qui aurait pu être pire. Mais j’obéis aux ordres !

J’y ai aussitôt rencontré mes gars. Je vois d’ici votre réticence en lisant ce terme qui est toutefois inexact, car une femme d’une trentaine d’années, Mouna, créole de La Réunion, assez banale physiquement, en fait, un peu masculine, très enveloppée, fait partie de mon équipe. Je la crois lesbienne. Peu importe, ce sont mes hommes et je compte bien les guider comme il convient.

On a mis à ma disposition un type taciturne, la quarantaine bien marquée, à la rondeur épanouie au niveau des hanches, ce qui donne à ses déplacements une certaine féminité. Mais son regard noir et incisif sous des sourcils broussailleux trahit sa volonté d’affirmer sa masculinité. Il se présente sous le nom singulier de Persée. Je tiens à garder mes distances avec lui, car, pour être totalement honnête, il me met mal à l’aise. Dès le premier jour, j’ai affiché une certaine froideur à son égard, car il me semble, comment dire… très perspicace, trop curieux et particulièrement ambitieux. Il ne faudrait pas qu’il outrepasse ses prérogatives de bon second.

J’ai gagné mes galons au prix de gros efforts que vous saurez appréciés à juste titre désormais et je n’accepterai jamais de me voir distancer par un subalterne, quelle que soit sa vivacité d’esprit. Vous remarquerez mon souci de marquer mon territoire partout où je transite sans me laisser impressionner, comme vous me l’avez si souvent recommandé.

Votre forte personnalité qui a imprégné mon parcours est telle que mes trente ans en subissent encore l’influence. Et, je m’en félicite.

Dès mon installation, j’ai tenté de bousculer le rythme, d’inculquer à l’équipe quelques principes qui me tiennent à cœur et d’imprégner mon entourage d’un souffle nouveau.

J’ai constaté en trois jours, qu’à défaut d’enquêtes sérieuses sur le terrain, par manque de troubles de l’ordre public, de vices et de crimes dans cette ville si paisible, le personnel policier a tendance à s’endormir, à se laisser aller à un train-train quotidien, à la routine qui, je suis certaine de votre approbation en ce qui concerne mon analyse, peut développer une prédisposition à l’oisiveté chez le personnel et, à terme, nuire gravement à tout avancement de… ma carrière. Or, je ne tiens pas spécialement à user mon uniforme entre les murs gris de ce commissariat.

Père, il faut que je vous avoue une chose terrible : à Bayeux, il ne se passe rien !

 

P.S : N’abusez pas trop de votre affreux cigare !

 

Votre enfant qui le restera toute sa vie

et qui s’ennuie un peu aujourd’hui

 

 

 

 

 

Dieu n’a pas créé le mal. Tout comme l’obscurité est l’absence de lumière, le mal est l’absence de Dieu.

 

Albert Einstein

 

 

 

La pénombre ouatée étale ses ombres loin des halos des lampadaires. Les volets sont clos. Bayeux dort encore sous une fine pellicule de neige. Elle est tombée vers minuit, en perles cotonneuses. Au début, les flocons fondaient dès qu’ils touchaient le macadam. Puis, ils sont devenus plus denses. Maintenant, le froid de la nuit fige les êtres et les choses dans une stupeur monacale à cette heure tardive pour les couche-tôt ou matinale pour les fêtards. Le froid s’invite jusque dans les cours et le parcours du quotidien.

Sous une capuche pareille à celle d’un moine, une silhouette se hâte, les mains rétractées dans les poches de son long manteau noir. Une ligne sombre mobile cernée par la blancheur. Ses bottes émettent un son étouffé de craquement dans la neige accumulée par endroits. Devant l’ombre qui marche dans le silence, nul chemin visible. Seulement les millions de flocons qui tournoient, recouvrant sans bruit, l’empreinte de ses pas sur le trottoir. Une ombre noire qui s’efface dans l’invisible. Le son s’est tu. Nulle âme à ses côtés. La tête baissée. Les yeux aiguisés. Peut-être est-ce dans sa chair que tombent la neige et le froid ?

Comme des instants au ralenti, le décor blanc qui s’impose doucement, parachève la perturbation de l’espace, homogénéisé sous ce fardeau si léger. Partout, disparaissent, sous ce voile clair, les trottoirs, les parterres et les rues. Ne reste plus qu’un royaume de froidure.

Les pneus d’une voiture pressée, dont la radio éructe un rythme de hard rock endiablé, crissent soudain sur le bitume blanchi. À l’instant où l’ombre noire traverse la chaussée glissante, elle a juste le temps de se projeter en arrière pour éviter la folle équipée du conducteur. Un lampadaire salvateur accueille ses mains gantées qui s’y accrochent. Dans le silence retrouvé de la place du Québec, on entend à peine un juron vite étouffé.

Puis, d’un pas cotonneux et pressé, comme un automate mû par quelques fils invisibles, la longue forme sombre se dirige vers l’Aure, franchit le pont sans un regard vers ses eaux chargées, aborde la rue Larcher déserte qu’elle longe sur une vingtaine de mètres, avant de se perdre un instant dans le parking, place de l’hôtel de ville. Quelques lampadaires discrets semblent les seuls témoins de son passage.

Elle se retourne soudain, haletante. A-t-elle perçu des bruits suspects dans ce calme nocturne, qui mettent son instinct en éveil ? Ses yeux glacés fixent à travers les rafales de neige, la lune morcelée de cristaux puis scrutent les ténèbres à l’angle de la rue.

Deux jeunes noctambules frigorifiés dans leur blouson serré se hâtent de rentrer pour se mettre sous la couette. Ceux-là se lèveront vers midi.

Les flocons se font plus denses et virevoltent autour du personnage inquiet qui a eu le temps de se dissimuler derrière un véhicule. Avec résolution, il reprend sa marche rapide, tête penchée sur quelques traces de pas qui commencent à s’estomper devant lui. Un mur de blancheur opaque s’étire maintenant devant cette forme dansante, dont les pans agités de la pelisse obscure s’écartent, pareils à deux ailes spectrales.

Le contraste est saisissant, mais l’effet que de braves gens pourraient ressentir en la croisant la laisse de marbre. L’ombre approche de la rue Quinquangrogne où vit celle sur laquelle elle a jeté son dévolu.

Elle l’aperçoit soudain sur la chaussée, face à son immeuble, mais… elle n’est pas seule ! Comme une créature indéterminée, l’ombre hésite, s’approche encore, inspecte les environs et se dissimule derrière un grand tilleul. De là, elle guette.

Dans l’encoignure d’un porche, un type rondouillard sous sa parka matelassée, embrasse maintenant une jeune fille avec fougue. Sans le lâcher, celle-ci descend la fermeture éclair de son pantalon, se baisse et semble pratiquer une brève fellation. Sans doute procure-t-elle au type un tel plaisir qu’il se met à jurer en la serrant jusqu’à l’étouffer. D’un geste brusque de la main gauche, elle le repousse alors, se relève avec une agilité surprenante malgré ses talons hauts et s’écarte pour l’observer. L’homme a l’air décontenancé, un peu bête. L’objet de la contemplation toujours en érection, il attend en ouvrant les bras.

Les lèvres de la silhouette protégée par le tronc du grand tilleul s’entrouvrent pour esquisser un sourire méprisant qui dévoile des dents acérées aussi blanches que les flocons.

La demoiselle prend son temps, allume tranquillement une cigarette tout en narguant son partenaire qui ne peut que rentrer au chaud son membre ramolli. Les cheveux aux mèches rouges de la coquette dont le ruban s’est défait s’éparpillent au vent tandis qu’un éclat de rire cristallin se répercute sous le porche.

Apparemment vexé, l’homme lui dit quelque chose, lève son majeur et quitte les lieux pour rejoindre son véhicule garé en face. La fille ouvre la bouche ourlée de mauve et souffle dans sa direction un nuage de fumée qui se mêle aux tourbillons de la neige, alors que la rencontre d’un soir s’échappe vers un chez-soi esseulé.

Elle esquisse un mouvement vers la porte d’entrée, mais n’entend pas sur la chaussée ouatée, se rapprocher les boots de l’ombre qui est déjà près d’elle, immobile et menaçante.

Lorsqu’elle se retourne, il est déjà trop tard.

 

 

 

 

 

Jamais je n’ai su résister à l’appel de l’inconnu.

 

Blaise Cendrars,

La vie dangereuse (1938)

 

 

 

Il marche pas à pas en frôlant à peine le sol comme un circassien sur son fil. Avec légèreté et délectation. Il fait froid, mais il aime cette sensation de piqûre sur sa peau blanche, qui revigore un homme. Dimitri Angelov est svelte, rasé de frais. Ses gestes sont précis et précieux. Dans son costume en tweed, étroit à la taille, à la martingale de cuir, avec ses gants de peau de couleur fauve, assortis à son chapeau Holmes, il a l’allure d’un lord anglais, heureux de déambuler dans la ville par cette belle fin d’après-midi ensoleillée.

Mais les apparences sont souvent trompeuses. Sa démarche est un peu trop affectée, comme s’il suppose que tous les yeux, à chaque instant, sont braqués sur sa personne. Il ne cesse de jeter des regards furtifs, à droite, à gauche, comme quelqu’un aux aguets, cherchant à capturer les moindres détails. Pour qui l’observerait avec attention, des questions s’imposeraient : que craint-il ? Pourquoi cet air si suspicieux ? Est-ce inhérent à sa profession ? Ou le message reçu la veille, sur son portable l’incite-t-il plus que jamais à la prudence ?

En traversant l’Avenue de la Libération, il s’écarte soudain pour ne pas être percuté par un « trottinétiste » ou « trottider », terme à l’anglaise, plus tendance, bref, un mec trop zélé, circulant en zigzag. Celui-ci l’évite de justesse d’un écart malheureux qui l’envoie valdinguer dans un parcmètre. Son énorme bosse sur le front lui rappellera longtemps sa fantaisie d’équilibriste et de danger public.

Rue de Geôle, la vision d’une jeune vendeuse à l’épaisse chevelure nouée en chignon sur le haut de la tête capturant un baba au rhum avec des pinces le ravit sans qu’il sache pourquoi. Avant d’aborder la rue des Croisiers, il la voit encore suspendre son geste pour lui adresser son plus charmant sourire. Un instant, c’est comme un infime rayon de soleil éclairant le vide profond de son cœur. Mais il disparaît aussitôt comme il est apparu, sous le poids du passé.

Dès l’acceptation de la proposition journalistique chez Ouest-France, il y a une dizaine de jours, il s’est mis à la recherche d’un appartement à Caen, la ville aux cent clochers qui passe pour la capitale culturelle et intellectuelle de la Normandie, avec son Université, ses nombreux musées, sa multitude de librairies indépendantes, ses équipements artistiques et sportifs.

Dimitri Angelov est surtout sensible au caractère jeune et festif de la cité, bien que ses quarante-huit ans sont censés impliquer suffisamment de retenue pour le tenir éloigné des lieux de perdition, comme il a coutume de le dire, en ironisant.

C’est pourquoi, parmi les studios proposés par l’agence immobilière, il a craqué pour un petit meublé situé en plein cœur de la ville, dans le quartier très vivant du Vaugueux. Seul problème, a-t-il dit, le prix au-dessus de ses moyens, car en plus d’une cave, il dispose d’un garage. Mais l’agent l’a rassuré en lui conseillant de constituer un dossier pour obtenir l’allocation logement. Ce qu’il a prétendu faire aussitôt.

En réalité, ses économies conséquentes l’en dispensent. Mais il a appris depuis sa jeunesse qu’il qualifierait volontiers de dorée, à cacher ce qu’il possède et à se faire passer pour plus pauvre qu’il n’est. C’est le luxe des riches, pense-t-il en souriant.

Il a vite déposé ses deux valises dans ces vingt mètres carrés au troisième étage d’un immeuble ancien rénové situé 2 Rue des Chanoines. L’ameublement sobre, mais confortable, lui a plu tout de suite. Rien à changer.

Sa promenade au rythme incertain le mène vers le lieu du rendez-vous fixé par un certain F. Une simple initiale en guise de signature. Une femme ou un homme ? Dimitri préférerait un homme. Comment s’est-il procuré son numéro de mobile ? Il l’ignore. Peut-être va-t-il le reconnaître ? Un ancien de l’armée ?

Dans ce cas, ce mystérieux personnage ne se cacherait pas. Une rencontre d’un soir qui veut fixer un nouveau plan ?

De toute façon, sa nature curieuse le pousse à en savoir davantage. Il tient à la main une carte de la ville, trouvée dans la documentation touristique de son appartement, sur laquelle il a marqué d’une croix rouge l’endroit où il se dirige. Le bar « L’Atelier Café ».

 

 

 

 

 

Le surréalisme est la surprise magique de trouver un lion dans un placard, là où on était sûr de trouver des chemises.

 

Frida Kahlo

 

 

 

Bayeux, le vendredi 23 mars 2019

 

Très cher père,

 

Votre courrier me rassure sur votre état de santé malgré votre addiction à votre cigare quotidien-ce qui, j’en doute, ne doit pas être le cas pour ma sœur. Son départ inattendu vous attriste et vous inquiète. Comme je le comprends, mais vous connaissez son instabilité ! Il suffit qu’elle rencontre quelqu’un et vous savez la suite.

Peut-être que son nouvel ami la comblera de ce bonheur qui lui manque et que je lui souhaite ardemment.

Mais voici des nouvelles qui vont vous surprendre.

En peu de temps, Bayeux, la cité bajocasse, cette charmante ville calme et sans histoires, au passé historique très riche que les touristes dévorent à belles dents, cette commune est devenue un terrain miné qui fait la une de tous les tabloïds. Je vous livre quelques annonces qui vous distrairont, vous qui ne pouvez bouger dans ce triste fauteuil où la fatalité vous a placé.

À la lecture des titres de journaux, il semble qu’une délectation morbide se soit emparée de ses concitoyens qui n’ont qu’une envie, se rassasier de cette abomination.

« Horreur dans la ville, un cadavre mutilé découvert dans une cave » ou bien « Meurtre épouvantable en plein cœur de notre cité bajocasse ! » et encore « Poignardée en plein cœur de notre ville ! » Le scribouillard semble plaindre la ville plutôt que la victime ! Peut-être les coups de poignard sont-ils plus acceptables à la campagne ?

Les gros titres sont plus racoleurs les uns que les autres ! Jugez plutôt celui-ci : « Jeune et belle, mais en morceaux ! »

Comment peut-on écrire de telles ignominies ? Il est vrai que le meurtre en général est horrible, mais, de là à en faire un panégyrique pour attirer les foules !

Que l’on fasse un pas vers le platane de la Liberté ou la place Saint Patrice, partout, la ville est envahie par des paparazzis en quête d’exceptionnel. Ici, ils se garent sur les trottoirs et gênent la circulation des piétons, là, ils interpellent un simple quidam et font du tort aux forces de police, ailleurs, ils harcèlent le voisinage. Ils vont même jusqu’à s’enquérir auprès des commerçants en plein travail dans leur boutique ! Hélas, comme chacun sait, le sang fascine les hyènes et les vautours et ils sont pléthore à se repaître de ses flaques. J’ai toujours détesté la curiosité morbide de ces buveurs de sang !

 

Inutile de vous dire que nous sommes sur les nerfs ! Vous pensez sans doute et vous avez raison que votre fille se plaignait d’un trop plein de calme. Me voilà servie !

En revanche, à la tombée de la nuit, plus un passant dans les rues. Les extravagances de l’obscurité se cristallisent avec les lumières artificielles. Et, cet univers feutré inspire le fantastique où s’adonnent toutes les frustrations. Il existe alors des réjouissances qui paraissent odieuses au commun des mortels, ces tristes marionnettes blafardes. Si j’évoquais Jules Vallès, je dirais comme lui que, sur les pavés, les traînées d’électricité font comme des rivières d’argent. Et j’ajoute que le monstrueux s’y baigne avec délectation. Tout le monde se terre. Auparavant, on ne croisait pas âme qui vive. Maintenant, tout le monde craint de rencontrer sa propre ombre !

Vous vous doutez que je mène l’enquête d’une main de fer. Tout est passé au crible. Je ne laisse rien au hasard. Voici les faits que je vous confie, car votre jugement si clairvoyant me sera précieux dans une affaire si délicate.

Mademoiselle Capucine Pigeon, dix-neuf ans, demeurant rue Quincangrogne dans un petit appartement de location est sortie de chez elle le samedi 24 février vers 23 h 30. Un témoin, une femme âgée qui fermait ses volets l’a vue, légèrement vêtue d’une tenue de fête, blouson rose et jupe courte en lamé sur collants ajourés, se diriger d’une démarche mal assurée, due à la hauteur de ses talons compensés, vers la rue de la Maîtrise. La neige commençait déjà à tapisser les rues, cette nuit-là. Puis, on sait qu’elle a rejoint trois amis qui l’attendaient dans leur DS3 à l’angle de la rue des Chanoines, face à la cathédrale. D’après les dires de l’un d’eux, Ralf Sommier, un jeune de trente ans, sans emploi, Capucine a préféré snober ses amis en dansant avec un groupe de filles déjantées dans la discothèque « Le Chandelier », située à la sortie de Bayeux, en direction du Molay-Littry. Elle a bu plusieurs cocktails, est restée jusqu’à quatre heures du matin, heure à laquelle elle a quitté les lieux, enlacée par un type plus âgé qu’elle, pas très grand, un peu rond qu’ils ne connaissaient pas. On perd la trace de la fille à ce moment-là. Ses amis ont supposé qu’elle était montée dans la voiture de l’homme en question. Cela ne les a pas choqués ni interpellés. Selon leur témoignage, mi-verlan, mi-arabe, en tout cas, difficile à décrypter, la demoiselle était sujette à leur fausser compagnie, à finir la soirée plus que grisée, carrément pompette, « grave bleu » et à « s’enjailler » pour une « teuf » plus galante. Ils ont employé l’expression « plus fun à craquer la biscotte ». Traduction : plus encline à jouer à la brouette avec son partenaire.

Le dimanche matin, le gardien de son immeuble Romuald Ernaud, pacsé avec Cyril Le Cyprès, a l’habitude de se promener à bicyclette dans la campagne. Il descend à la cave chercher son vélo. Il est 7 h 30. Il trouve le corps de Capucine, sur les dernières marches, dépouillé de ses vêtements et lacéré de nombreux coups de couteau. Il ne touche à rien, trop effrayé par sa macabre découverte. Choqué, il remonte alors chez lui appeler les secours.

Naturellement, à leur arrivée, il n’y a plus rien à faire. Le médecin légiste ne comptera pas moins de trente coups légers comme de simples piqûres pratiquées par un stylet ou un pic à glace, formant une sorte de délicate rosace sur le ventre. Un seul en plein cœur fut mortel. La fille aurait été entraînée jusqu’en bas de l’escalier qui compte huit marches pour accéder aux caves.

Est-elle descendue de son plein gré ? Connaissait-elle son agresseur ? L’a-t-on menacée ? L’homme de la discothèque ? Toujours pas identifié. Sa voiture, garée dans un angle mort, les vidéos de surveillance n’ont rien révélé. Donc, introuvable ! Mystère !

On ne relève sur le corps aucun signe défensif, aucune trace d’hématomes ni de violence sexuelle. Des empreintes sur le visage, le cou et les vêtements, en cours d’analyse.

En outre, l’équipe dépêchée sur les lieux par mes soins a recueilli tous les doigts de la victime, proprement sectionnés, avec une réelle maîtrise du sécateur et disposés en pentagramme de chaque côté du torse. Les bras étaient repliés sur la poitrine à la manière d’un gisant. La comparaison s’arrête là puisque les mains atrophiées ne se joignaient pas, et pour cause, me direz-vous !

Ces étoiles à cinq branches sont assez intrigantes et ne manquent pas de susciter plusieurs hypothèses. Ce point précis m’interroge et j’aurais grand besoin de vos lumières en matière d’ésotérisme et de symbolisme.

Je vous remercie de bien vouloir m’apporter votre aide sur ce point.

Ah ! J’oubliais, un fait sans doute insignifiant, puisqu’elle s’était préparée la veille pour sortir et qu’elle avait séduit un homme, son corps était parfumé.

 

Portez-vous bien, mon cher papa et tant pis pour le cigare dont je ne supporte pas l’odeur.

 

 

 

 

 

Pourquoi ? Pourquoi cette fausseté dans les rapports humains ? Pourquoi le mépris ? Pourquoi le dédain ? Où est Dieu ? Que fait la police ? Quand est-ce qu’on mange ?

 

Pierre Desproges,

Fonds de tiroir (1990)

 

 

 

— Bonjour Commissaire, vous m’avez demandé ?

La voix est grave et assurée. Dans l’encadrement de la porte vitrée, Augustin Persée, la quarantaine, mais on lui donnerait volontiers dix de plus, dandine de gauche à droite son estomac rebondi et attend la réponse de son supérieur.

Il est, d’après ses collègues du genre grognon et poussif, un type qui sait se montrer antipathique et rustre, mais doté d’un flair remarquable. C’est un excellent second. Son expérience toute militaire du respect de la hiérarchie lui a enseigné la patience. Il poirote. Mais en rongeant son frein. Sa jambe droite s’amuse à capturer des signes sur le sol. À travers la fenêtre grillagée, le soleil qui décide enfin de montrer le bout de son nez, en fin d’après-midi, projette sur le carrelage des motifs biseautés aux formes d’un caléidoscope. L’atmosphère est lourde autour de lui. Il sent les regards des collègues dans son dos. Il entend même des murmures sans saisir le sens exact. Les ignorer, il sait le faire. Pourtant, il se retournera au premier rire. Mais personne n’a intérêt à se manifester de cette façon.

Il sait qu’elle prend son temps, la nouvelle Cheffe, arrivée de Paris. Tirée à quatre épingles, comme d’habitude, les épais cheveux blonds strictement ramassés en un chignon que plus d’un dans la brigade aimerait dénouer.

La belle donzelle Abelle de Mortsire prend plaisir à le faire poiroter, lui signifiant ainsi qu’il n’est que son obscur second, son médiocre sous-fifre, malgré son grade de commandant. Il a vite compris son petit jeu et cette attitude devrait le laisser je-m’en-foutiste. Mais, c’est sans compter sur sa sensibilité à fleur de peau, dissimulée sous ses quelques kilos superflus. Tout ça le chagrine et même le déstabilise. Alors, il s’en veut terriblement, mais pas question d’étaler ses faiblesses devant sa supérieure.

Au début, il s’est dit que cette jeunette fraîchement diplômée allait lui témoigner le respect dû à son âge. Elle doit croire qu’il est beaucoup plus vieux qu’elle, lui qui n’a que dix ans de plus. Mais il est ancré dans les lieux depuis si longtemps qu’elle doit le prendre pour Mathusalem et l’associer aux meubles qui n’ont pas été changés depuis une éternité. Pourtant il pourrait lui apprendre les ficelles de la grande maison à condition de se montrer plus accessible et coopérante. Au contraire, pour l’ours mal léché qu’il est, la froideur initiale de cette pimbêche mal étreinte est devenue raillerie puis sarcasme et a fait naître chez lui une certaine forme de détestation.

Comment soutenir son regard d’hyène lorsqu’elle le dévisage pour le mettre à poil ? Lui qui donne toujours l’impression de ne craindre personne, est mal à l’aise en sa présence. Il aimerait bien comprendre pourquoi et surtout lutter contre ce sentiment.

Se peut-il que ses yeux fixes qui ne cillent pas, comme ceux d’un faucon, lisent à travers les fibres de son cuir tanné, tous ses jardins secrets ? Et Dieu sait s’il en a, le brave Augustin, tout comme elle, sans doute !

Mais, une fois rentré dans le bureau dont les stores sont toujours fermés, Persée redresse son buste, resserre son estomac et la regarde, droit dans les yeux dès qu’elle daigne lever la tête. Cette fois encore, il ne baissera pas un cil. C’est un combat. Lui et sa mydriase des pupilles noires contre elle et son blizzard des iris bleus !

Cette fois encore, le match commence par une remarque désobligeante. Toute bien éduquée qu’elle est, elle oublie ostensiblement les marques de savoir-vivre à son encontre. Elle pourrait répondre à son bonjour puisqu’ils ne se sont pas vus de la journée.

— Votre rapport est incomplet, Persée. Est-ce délibéré de votre part ?

Cette fois encore, il rétorque d’un crochet du droit, sur un ton qui se veut singulièrement culotté.

— Pas une ligne à changer, pas un mot à ajouter… Patron !

Cette fois encore, elle esquive le coup en feuilletant la pile de papiers rangés qui s’étalent sur le bureau, fait semblant de chercher et de trouver un point précis où s’arrête son index. Persée tient sa garde. Il ne bouge pas. Jouer l’indifférence. Mais il sent que quelque chose cloche. La riposte est nette.

— Pourquoi omettre que vous connaissiez Capucine, la victime ?

Ah ! Misère ! Le coup porte.

Un instant, elle a perçu chez l’homme un frémissement subtil des paupières et un temps d’arrêt, mais il s’en dégage très vite et le ton qu’il emploie pour rétorquer est ferme et résolu. Il y ajoute même une pincée de gouaillerie.

— Bien sûr… Madeleine Persée, ma petite mère vit dans le même immeuble que Capucine et, en gentil fils à sa maman, je lui rends visite assez souvent. D’ailleurs, vous savez, tout le monde se connaît ici. Mademoiselle la Commissaire, Bayeux est une petite ville de province tranquille… jusqu’à votre arrivée.

 

L’insistance qu’il met sur la dernière expression fait grimacer très légèrement Abelle de Mortsire.

Aurait-il remporté la victoire ? Peut-être est-il allé trop loin ? Alors, tout à coup, un peu gauche, il rectifie en mettant un léger baume sur les bleus.

— D’ordinaire, c’est tranquille. Je vous assure, foi de Persée, qu’on ne manquera pas de pincer très vite cette ordure ! Nous sommes, au moins, tous d’accord là-dessus.

Il s’arrête de parler un instant, s’assoit sur un tabouret qu’il rapproche du bureau. Ses yeux plus noirs que jamais captent ceux de la patronne et il poursuit avec légèreté :

— D’ailleurs, il m’est arrivé de plaisanter avec Capucine, une gentille fille qui n’a pas inventé la poudre, mais bosseuse. Elle aimait s’amuser comme la plupart des filles célibataires, sans enfant, qui bossent dur toute la semaine et, pour pas grand-chose. La pauvre ! J’ai même trinqué avec elle au cours d’une fête des voisins… et un peu flirté…

Avec un regard en biais, il hésite et ajoute intentionnellement :

— Si vous voyez ce que je veux dire.

Il remarque alors le fil de rasoir des lèvres crispées de la Mortsire, comme il la nomme en privé et sait qu’il a marqué un point décisif. L’arquebusade fatale. Touchée la petite mijaurée !

Elle feint l’indifférence. Elle ajuste une mèche blonde tombée sur son front haut et fier, d’une main élégante. En parfait macho, il la devine encore oie blanche, frustrée par son éducation mondaine et aliénée par ses devoirs. Une jeune fille de bonne famille aristocratique, d’un genre trop snob, presque intouchable pour un homme tel que lui. Elle croit tout savoir et voudrait lui en montrer, à lui, le commandant Augustin Persée ! Il pousse l’avantage jusqu’à la détailler sans égard. Il se dit qu’il en a vu et résolu des affaires, bien avant qu’on lui mette une couche à cette première de classe !

La cheffe se lève soudain, se dirige vers la porte qu’elle ouvre en grand et, sans plus de considération, lui ordonne d’être tenue au courant de l’enquête, heure par heure.

Un vague salut et elle referme doucement la porte.

Elle le congédie ! Cette porte, comme il aurait aimé la lui claquer au nez !

Il s’éloigne du bureau avec l’impression étrange d’être passé à côté d’une chose imperceptible, mais… essentielle.

 

 

 

 

 

On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux.

 

Antoine De Saint-Exupéry,

Le petit prince

 

 

 

Ce jour-là, lorsqu’il entre dans l’Atelier Café, Dimitri Angelov parcourt la salle des yeux avant de s’asseoir sur un haut tabouret de bar. Quelques clients l’observent avec une certaine curiosité qui ne le dérange jamais, car sa tenue soignée et originale, ses manières distinguées, ne laissent personne indifférent. Il prend la carte des boissons que lui tend le serveur quand un jeune homme s’assoit nonchalamment sur le tabouret que vient de quitter une cliente ayant réglé sa note. Sans parler, ils se jaugent afin d’être certains de parler à la bonne personne.

Angelov a le sentiment de le connaître, mais peut-être l’a-t-il tout bonnement croisé dans la rue ou ailleurs ? Simplement vêtu d’un jean glissé dans des rangers et d’un blouson aviateur au col relevé, il affiche un côté Bad Boy qui plaît aussitôt à Dimitri. Il relève toutes les dix secondes, dans un geste élégant, sa mèche brune rebelle qui couvre son regard d’un vert éclatant.

Enfin, après avoir avalé deux gorgées de son café, le jeune homme prononce un « Dimitri » interrogatif. Ce à quoi, Dimitri répond « F » sur le même ton.