Les filles de Tucun - Leda d’Amatta - E-Book

Les filles de Tucun E-Book

Leda d’Amatta

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Beschreibung

Au bord de la forêt brésilienne, une petite communauté villageoise pauvre et résiliente vit au jour le jour, façonnée par les traditions ancestrales et les travaux des champs. Lala, enfant métisse à la sensibilité aiguisée, y déchiffre les signes discrets de l’invisible, les présences secrètes, les réminiscences silencieuses. À travers les humbles expériences d’un quotidien souvent difficile, le récit donne vie aux filles de Tucun, entourées de personnages hauts en couleur, acteurs ou témoins du passage de l’enfance à l’âge adulte de Lala.

À PROPOS DE L'AUTRICE 

Leda d’Amatta, originaire du nord-est brésilien, zone de transition entre la forêt amazonienne et la région semi-aride, vit désormais en France. Son courage et sa détermination lui ont permis d’atteindre son double but : étudier pour être libre et écrire pour transmettre. Ce récit, qui mêle souvenirs et fiction, en témoigne.

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Seitenzahl: 201

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Leda d’Amatta

Les filles de Tucun

Roman

© Lys Bleu Éditions – Leda d’Amatta

ISBN : 979-10-422-7877-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À ma mère

Remerciements

À Sylvette pour son investissement et sans qui ce roman ne serait pas arrivé jusqu’ici. À Jean et à Lucas pour leur soutien sans faille. À la famille TRAPO « ti lembra grigoro » et tant d’autres moments vécus ensemble.

Merci à tous.

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Lala regarde au loin, absente. Elle s’échappe de ce qui est devenu sa réalité. Jusqu’à présent, ce disloquement mental n’avait pas eu d’impact néfaste sur sa personnalité. Au cours de ses absences, aucun trouble psychique n’informe sur un quelconque décalage par rapport au présent, sur une possession ou que sais-je ? À y regarder de plus près, cette tendance à s’absenter du réel s’accentue, mais cette fois-ci pour une tout autre raison. Naturellement, elle emprunte la seule passerelle connue, l’évasion, pour ne pas affronter un nouvel événement ! Lala s’adapte aux contraintes, connues ou inconnues, de son milieu en usant des mêmes stratégies.

Ces derniers temps, elle a pris conscience d’un phénomène curieux : à longueur de journée, à intervalles variables, des nombres doubles s’imposaient quotidiennement à son regard, puis plus rien… avant de réapparaître un peu plus tard, immuables. Ils indiquaient une heure ou tout simplement une date. L’amusement provoqué par ce constat a fait place à un léger trouble. Observatrice de ces répétitions, elle ne pouvait de toute façon exercer aucun contrôle sur elles, et puis, peut-être d’autres personnes tout aussi sensées se trouvaient-elles dans le même cas ? Après tout, nombreuses sont les occasions pour n’importe qui, de voir qu’il est onze heures passées de onze minutes. Et de pouvoir se retrouver à nouveau, le lendemain devant 11 h 11. En quoi cela représenterait-il quelque chose d’exceptionnel ? se demandait-elle. Pour en savoir plus, Lala s’enquérait discrètement auprès de ses proches d’éventuelles répétitions quotidiennes auxquelles ils pourraient être confrontés.

Candides sur le fond de cette question, ils la traitaient avec détachement. Lala s’adaptait à leurs points de vue, surveillant ses propres gestes et paroles pour ne pas pousser ses interlocuteurs à nuancer leurs propos. Certains étaient d’une naïveté si touchante qu’elle aurait aimé pouvoir les faire siens ; d’autres étaient trop cérébraux pour emporter une quelconque adhésion ! Lala n’a pas tardé à se rendre compte que les opinions recueillies n’étaient issues que d’expériences très personnelles et, de ce fait, ne pouvaient en aucun cas l’aider. Faute de pouvoir être rassurée, elle prend le parti de tricher. Dorénavant, les répétitions auxquelles elle était confrontée allaient être mises sur le compte d’événements anodins. Par la suite, elle va se rendre à l’évidence que ces dernières certitudes s’effritent.

Cela débute par des altérations dans sa perception du sensible. Lala croit déceler des voix lointaines, à la limite de l’audible. Il lui semble entendre nettement : cabelo de milho1… elle frissonne. Son ouïe doit être atteinte, pour ne pas pouvoir distinguer la suite : les mots deviennent confus, brouillés. Le surnom « cheveux de maïs » lui a été donné à sa naissance ; sans doute l’œuvre d’un esprit dérangé ! Il fait référence au rouge dans la chevelure de certains épis de maïs, que l’on retrouve aussi sur la tête des nourrissons prétendument dévoués aux esprits de la forêt.

Lala pour sa part l’a entendu une seule fois, à l’occasion d’une gaffe : un oncle paternel la qualifie ainsi avant que les anciens, témoins terrorisés de la scène, imposent l’interdiction de ce sobriquet. Ils veulent l’effacer de la mémoire collective du village, convaincus qu’un tel surnom exercera des influences néfastes, à l’avenir, sur l’enfant. « Cheveux de maïs » a été banni définitivement des conversations avant de faire irruption maintenant, des décennies plus tard. Elle est à la fois émue et épouvantée, ce qui contribue à la convaincre que ces voix ne sont que le fruit des pensées – aux contours imprécis et fort angoissants – qui habituellement la submergent ; en les rangeant dans de « mauvaises » boîtes Lala veut étouffer les forces qui les ont engendrées. Imaginons, un bref instant, quelqu’un dans une bourrasque bien accroché à un arbre solide : il décide, tout bonnement, de lâcher prise dans le seul but de mieux résister aux vents violents. Je vous entends d’ici : « Ça ne fonctionnera pas » !

Lala constatera que les voix se sont épaissies pour devenir de plus en plus pesantes ; désormais, elles la somment de soutenir le regard pour chercher au-delà de l’image répétée. Harcelée de l’intérieur, elle s’intéresse brièvement aux faits avant de se détourner, apeurée, des constats. Le premier, en effet, est celui de la récurrence, qui entraîne les suivants : se découvrir dépossédée de sa volonté de rendre ces faits insignifiants et pour couronner le tout, s’avouer n’être pas seule à décider de ses choix.

D’autres fois, elle sent le poids de regards soutenus. Ils restent tapis dans le vide ambiant, derrière le voile de l’invisible tissé par la vie elle-même.

Ils sont perçants, froids. N’importe qui peut donner forme aux spectres qui l’entourent. Il suffit de fixer le regard au-delà du vide, à travers l’air. L’espace s’élargit et se rétrécit à la fois, aspirant dangereusement l’observateur vers un lieu sans contours ni repères. Dans cet espace, des formes livides s’élèvent et se dissipent dans un halo blanchâtre, prenant l’apparence de toute chose encore vivante ou déjà morte : libellules, corbeaux, enfants, vieux. Seuls les yeux grands ouverts de ces ombres muettes communiquent avec les nouveaux arrivants. Au point de bascule, Lala fait marche arrière : elle cille plusieurs fois, nerveusement, pour dissiper cette vision cauchemardesque.

Et ce n’est pas encore là le plus fantastique ! Face au miroir, Lala reste interdite devant le visage d’une autre. Cette étrangère l’observe intimement – elle connaît déjà les non-dits, les non admis – resserrant l’étreinte à mesure que Lala se sent faiblir, médusée. Le seul moyen de s’extraire de cette possession reste l’évitement : Lala nie le personnage réfléchi et cela suffit à dissiper l’absurde. Elle voit surgir le visage familier d’une jeune femme d’une trentaine d’années, le sien. Les surfaces réfléchissantes sont devenues le théâtre d’un conflit où toute insidieuse impression d’être en présence d’une autre est balayée sans sommation.

Il lui serait salutaire de se rappeler l’épisode du réservoir d’eau dans la maison de ses parents. Bravant les interdictions, elle se hissait en cachette en haut du mur peu épais. Équilibriste, elle s’amusait à y faire des allers-retours en pleine insouciance jusqu’au jour, bien prévisible, où elle tombe du côté de la masse liquide. Paniquée, elle sent la noyade… puis un apaisement. Dans cette masse lourde, suffocante, il y a quelqu’un qui la tire vers le bord de la cuve. Longtemps, Lala a été habitée par le passage de l’effroi vers la quiétude sans jamais envisager que, peut-être, elle n’était pas seule dans l’eau.

Comme à ce jour d’antan, elle se garde de parler à ses proches de ses expériences hors du commun. Avoir des doutes sur son reflet n’est pas chose à s’avouer ni à raconter ! Néanmoins, il lui reste cette impression, in fine, de n’être pas à sa place.

La voici encore catatonique. De longues minutes à regarder vers ces arbres qui ne sont plus là ! Ceux de son souvenir d’enfant se tiennent droits et vigoureux, bien vivants.

D’aujourd’hui, elle les contemple encore… et encore.... Les années écoulées depuis son enfance n’ont pas eu de prise sur leur existence. Elle peut se rendre auprès d’eux instantanément de n’importe où et n’importe quand ; non seulement pour renouveler ses forces épuisées dans la bataille du quotidien… mais, à tout instant, par nostalgie aussi.

Rassurée, elle se laisse envahir par cette volonté, farouche, d’affronter à nouveau toutes les épreuves auxquelles elle a été confrontée jadis.

Animée par une énergie galvanisante, elle tourne un bref instant le regard en arrière pour s’assurer de pouvoir à nouveau accomplir l’exploit : rien jusqu’ici, ne lui semble être le fruit d’un quelconque hasard. Puis, la peur lui prend d’avoir « emprunté ce chemin ». – Mato tem olho2 ! Elle cherche en vain autour d’elle l’auteur de ces mots jadis prodigués par les anciens du village dans le but de prévenir une entorse à la règle. Elle se sauve !

Revenue parmi les siens, Lala les observe, à la recherche d’un regard inquisiteur : auraient-ils remarqué son penchant à s’absenter du réel ? Et combien de temps est-elle restée ainsi à rêvasser ? Tout ceci l’épuise. Cette pesanteur d’être dans l’instant en permanence et de supporter l’exigence de l’imminent. Dépassée, elle va chercher la compagnie des arbres bien réels, auprès de qui elle semble trouver des moments d’accalmie. Puis, elle obéit à ce besoin irrépressible de scruter minutieusement leur tronc. Leurs cimes sont aussi passées en revue. Lala calcule l’étendue de leurs ombres, compare le dégradé des couleurs dans le vert de leurs feuilles quand il s’agit de plusieurs sujets ; il est improbable que dans un ensemble les arbres puissent tous avoir la même teinte.

L’individualité de chacun ne peut apparaître que par ses déformations par rapport aux autres membres d’une même espèce, et pour les distinguer, à l’abri des regards, elle colle la paume de ses mains contre leur écorce.

Lala ne sait pas d’où lui vient cette affection pour les détails qui montreraient une dissemblance ; en d’autres termes, une brèche vers l’essence du sujet observé.

Elle ne cherche pas pour autant une explication, se bornant à accepter ce trait de sa personnalité. Quel intérêt aurais-je à le creuser ? Se dit-elle. Ainsi va Lala, franchissant les années de son existence en se laissant ensevelir. À l’image des vieilles armoires, englouties par la poussière du temps, à l’intérieur des demeures elles aussi abandonnées.

Lorsqu’elle s’absente du réel, Lala rend visite à une connaissance. Enfant, elle s’était engagée à revenir au pied de l’Arbre à savon une fois devenue adulte.

En s’approchant de l’Arbre, la jeune femme se revoit à ses six ans, assise sur son petit tabouret : sa tête, appuyée contre le tronc, est inclinée vers le ciel, la fillette est captivée par le frémissement des feuilles. L’adulte d’aujourd’hui connaît le secret d’hier ! Dans son imagination enfantine, l’Arbre rend visible le vent ! Elle le voit se cogner contre la cime, s’infiltrer entre les branches, s’échapper vers le ciel… disparu. Rapide, il la surprend au sol, l’aveuglant avec des rafales de poussière. Le vent… c’est un farceur ! pense-t-elle en s’amusant à le suivre du regard. L’Arbre a aussi un autre pouvoir : il rend audible le vent ! Celui-ci murmure… hurle… selon la force des courants d’air s’écrasant contre celui-là. L’adulte n’ose pas éloigner son regard de cette scène craignant de voir le tout s’évanouir.

Chaque fois qu’elle revient, l’Arbre, désormais disparu, semble à sa place, dans un temps figé. Il a été planté par les soins de sa grand-mère Inga qui avait pour lui une attention spéciale : il était le lien entre ce village et celui où elle avait vécu sa jeunesse.

Séparée des siens en déménageant à Tucun, Inga avait emporté dans son baluchon une graine. Elle fut plantée au bord d’un layon qui n’était pas seulement un chemin amenant d’un point A vers un point B. L’arbre qui devait en germer serait à égale distance entre la maison et le puits, et ce fut exactement le cas. Sa circonférence épaisse l’imposait parmi ses frêles voisins. Ses racines en contrefort semblaient l’accrocher puissamment au sol. Entre elles des interstices naturels avaient été aménagés en espaces de repos par les animaux de la basse-cour, qui s’y réfugiaient au plus chaud de la journée. Sous l’Arbre l’air était plus frais : souvent avant le crépuscule, les voisins réunis en assemblée y débattaient des futurs travaux des champs ; d’autres fois, toujours à l’ombre, une connaissance s’enquérait d’un remède à base de plantes dont Inga avait la recette.

Les après-midis d’été, hommes et bêtes attendaient sous l’Arbre que la chaleur se dissipe ; en hiver, ils se tenaient presque collés au tronc redoutant les éclairs et l’eau. Les fruits de cet arbre n’étaient comestibles ni pour les hommes ni pour les animaux. Ils évoquaient des étoiles de mer. Immergés dans l’eau, ils libéraient une propriété savonneuse mise à profit pour le lavage. Tout y passait, des ustensiles de cuisine aux habits ; sans oublier la douche des hommes et des équidés.

Les entités

Au village chacun avait son puits personnel. À mesure des forages successifs à la recherche de la nappe aquifère, chaque puits acquérait sa propre profondeur. Pour certains, il n’était pas possible de l’évaluer d’un coup d’œil : la masse d’eau ne permettait pas d’apercevoir la dalle en graviers de leur fond. Un point qui avait son importance, quand on identifiait le puits d’untel pour sa dangerosité, afin d’aussitôt l’interdire aux enfants. Un petit qui aurait plongé dedans risquait la noyade… s’il n’était pas mort en chutant. Ses appels à l’aide étouffés par la paroi, des heures pourraient s’écouler entre sa disparition et le moment où un adulte, s’apercevant de son absence, ferait le lien avec le puits.

Aussi, il était de coutume d’élever un garde-corps autour des puits. De longues tiges de goyavier sauvage étaient coupées et séchées au soleil pour sa construction. Ainsi desséchées, elles deviennent malléables et peuvent être tordues pour tresser une barrière ; on avait là un matériau accessible et robuste, qui ne demandait qu’à être ramassé dans le jardin. Cette enceinte de protection n’était pas bâtie en fonction de l’âge réel des enfants qui allaient l’utiliser, mais plutôt de leur niveau de responsabilisation, selon la conception qu’en avaient les adultes. La rambarde n’était haute que d’un demi-mètre ce qui permettait aux plus petits, autorisés à se servir du puits, de puiser l’eau depuis l’extérieur, et à ceux plus âgés de l’enjamber.

La profondeur du puits d’Inga était de moins d’un mètre. Aucune rambarde ne venait le clôturer. Des rondins étaient posés perpendiculairement à l’ouverture. Ils formaient une estrade où les adultes se tenaient debout pour puiser l’eau ; les enfants s’allongeaient sur le ventre pour remplir leurs petits seaux. Chacun dans sa position pouvait déceler l’œil de la nappe phréatique affleurant à la dalle. Il suffisait de concentrer son attention sur le mouvement des agrégats d’argile en suspension. En hiver, l’eau de pluie s’infiltrant dans le sol saturait le réservoir sur lequel le puits avait été creusé. À cette période de l’année, l’eau débordait ! Elle submergeait les rondins et, à l’usage, certains se détachaient des crochets auxquels ils étaient arrimés. Ce ruissellement continu charriait un fin limon ocre translucide vers l’extérieur de la cavité.

Le puits avait été creusé en épousant l’inclinaison du sol dans une cuvette. En empruntant le layon de l’arbre à savon, la vue dominante donnait une impression d’irréel : une grande bouche ouverte ! Toujours de ce point d’observation, à mesure que le regard se portait vers l’intérieur du puits, où la lumière semblait être aspirée, il se perdait dans un vert profond. Le spectacle du puits devenait fabuleux à la lueur de la pleine lune. Un trou béant dans la nuit : les natures craintives y verraient un passage vers un autre monde. Encore fallait-il être autorisé par Inga à se rendre sur les lieux…

Au puits, Lala avait eu l’occasion d’observer un événement inexpliqué : alors qu’elle se trouvait seule, des empreintes de pas se dessinaient dans la fine couche d’argile au repos.

Dès que l’eau trouble, poussée par le courant, reprenait sa transparence, le piétinement recommençait ! Feindre de ne pas se rendre compte d’une présence était alors la seule attitude à adopter. D’ailleurs, à bien y réfléchir, jamais nous n’avons vu arriver chez Inga de personne affolée, racontant avoir été témoin de tels phénomènes ! Si vous viviez vous-même cette étrange expérience, vous deviez d’abord vous appliquer à retrouver votre calme, dans la mesure du possible, et ensuite seulement, chercher à qui vous confier – non pas de but en blanc, mais de manière détournée.

Autour du puits s’élevait un bosquet broussailleux. Un bourbier… ! Nourri à la fois par l’eau et par les sédiments charriés, tel un rideau végétal, il occultait parfaitement un bien précieux. Il était composé de lierres griffus s’accrochant aux arbustes. Un piège ! Il agissait comme un être conscient interdisant l’accès aux étrangers. Ils étaient obligés, par ce rempart, de s’arrêter chez Inga qui leur autorisait ou pas l’accès au point d’eau.

Les habitués, tous, sortaient de cet enchevêtrement de feuilles et de tiges avec des griffures au visage, la peau des bras écorchée, les cheveux envahis de graines à aiguillons, aussi difficiles à enlever que des gommes à mâcher. En essayant de s’en débarrasser, voilà qu’ils ne prêtaient plus attention aux rigides épines encore bien accrochées aux tiges des palmiers sauvages moisissant dans la boue. Une seule de ces épines handicape pour un bon moment un marcheur aguerri. Les responsables de ce piège naturel ne sont pas visibles de l’extérieur : le regard se promène en vain sur des buissons tout à fait banals. C’est une fois dedans que l’attaque en ordre a lieu.

Chez Inga comme dans le voisinage, les puits familiaux abritent les entités et nul n’est censé ignorer leur existence. À l’intérieur des demeures, elles se déplacent sans aucune retenue entre les pièces. Le regard est d’abord happé par le mouvement de ce qui semble être une silhouette. Encore novice, la curiosité l’emportant sur la prudence, il arrive qu’on aille vérifier si effectivement un inconnu n’est pas en train de faire les cent pas au beau milieu du salon, ou le tour des chambres de la maison. Une fois sur place, personne ! La première réaction est le doute : suis-je sûr et certain d’avoir aperçu quelque chose ? Puis on songe à une explication : il est fort possible qu’en levant précipitamment la tête vers la direction en question mes yeux m’aient joué un tour. Alors, la petite voix de la raison nous conseille de ne pas creuser plus loin cette piste qui semble sans issue, et ainsi rassurés, nous retournons à nos occupations.

En fin de matinée, la chaleur écrasante et moite de midi a pris possession des maisons, chassant tout le monde vers l’extérieur. Habitués qu’ils sont, certains, dès qu’ils aménagent leur terrain, plantent les arbres fruitiers en prévoyant entre eux la seule distance qui vaille : celle qui leur permettra plus tard d’accrocher un hamac. Dans ces jardins soigneusement entretenus, imaginez vous, ayant auparavant repéré un emplacement idéal, estimé les distances, mesuré les cordages et adapté les longueurs entre deux sujets capables de supporter la masse corporelle qui est la vôtre, et depuis juste quelques instants y être confortablement installé.

Le hamac est large, ce qui vous a permis de vous étendre en travers de sa longueur. Il a été suspendu près du sol pour vous permettre d’y prendre appui sur votre jambe.

Ainsi, bien installé, vous vous balancez légèrement. Spontanément vous adaptez la force employée : ni trop ni trop peu, assez pour maintenir mécaniquement un pendule douillet jusqu’à l’endormissement. Y êtes-vous ? Soudain, ce nid s’élargit ! Et vous avez l’impression qu’un nouveau poids vient d’y être ajouté… Cela vous évoque une expérience bien réelle déjà vécue : une personne s’approche sans s’annoncer, et avant même que vous ayez eu le temps de l’apercevoir, la voici déjà s’appropriant un côté de votre hamac. Et cette installation soudaine vous dérange puisque maintenant il va vous falloir trouver une nouvelle position.

Cette habitude de venir s’incruster sans vergogne dans le nid que vous venez de vous aménager, pourrait être mise sur le compte de la paresse du visiteur. Mais non ! La plupart du temps se joue là en réalité un jeu de position au sein de la famille. C’est un formidable moyen de resserrer des liens avec quelqu’un sans avoir à faire beaucoup de démonstrations.

Sans en avoir l’air, certains des plus âgés, dérangés avant de commencer leur sieste, vont mettre à profit cette arrivée soudaine pour rappeler le sort de tel ou tel personnage dans l’un des contes transmis oralement entre les générations successives et inlassablement racontés à la tombée de la nuit. En milieu de journée, ce ne sera le plus souvent qu’un rappel des péripéties malheureuses d’untel au cours d’une épreuve.

Souvent cette approche est en rapport avec une question que l’on veut mettre au clair. L’allusion à un sort funeste ou éprouvant suffit pour porter ses fruits dans l’esprit des jeunes gens. En pleurs, les plus tendres avoueront leurs méfaits rassurés par les câlins d’une grand-mère affectueuse, mais d’autres flairant le piège n’auront qu’à tenir bon sur leurs positions, s’ils veulent garder leurs secrets, devant un adulte à l’affût du moindre changement de comportement face au passage du conte choisi.

L’un ou l’autre réclamera sa place dans le hamac… mais ne vous y trompez pas : il ne s’agit pas cette fois de ce qui vient de vous arriver tout à l’heure. Vous remarquerez des signes semblables : une pesanteur nouvelle suivie d’une résistance lorsque vous voulez faire tanguer le hamac comme auparavant. Pour poursuivre le mouvement, vous devrez appuyer encore davantage les pieds au sol afin de maintenir l’élan. Et puis voici que le hamac, qui ne contient a priori que votre propre poids, se fait à nouveau léger. La nette distinction entre l’avant et l’après vous fait comprendre qu’il y a quelques instants, quelqu’un vous tenait compagnie !

Comme pour le puits, il est conseillé de ne pas afficher devant cette présence invisible un air troublé. Une telle attitude écarterait à coup sûr les protecteurs de la demeure, la laissant ainsi à la merci d’entités étrangères. Et elles sont nombreuses à rôder autour des maisons. Elles se manifestent souvent pendant les nuits sans lune où l’obscurité engloutit à la fois ce qui est dehors et ceux qui sont dedans. Ces nuits-là – sans le moindre égard envers hommes, femmes et enfants cloîtrés – elles saisiront toute opportunité de prendre possession des lieux.

Ces nuits-là, nous ne pouvons que nous reposer sur nos chiens, redoutables chasseurs de gibiers dans les profondeurs de la forêt ; les mêmes d’ailleurs – rôle moins glorieux certes, mais tout aussi important – nous seront indispensables au moment d’attraper le poulet récalcitrant à constituer le souper de tous, y compris le leur. Qu’il est rassurant de croire que ces pauvres bêtes, fatiguées elles aussi de supporter la chaleur brûlante du soleil tout au long du jour et qui se mettent à ronfler dès la nuit tombée, ont la capacité de voir au-delà du réel, et par leurs aboiements peuvent nous prémunir contre les assauts de l’invisible. Parfois, quelques heures après le coucher, les plus audacieux des chiens se mettent à couiner comme s’ils souffraient énormément d’une douleur fine et lancinante ; d’autres se sauvent vers les bois et y restent pendant des jours, comme interdits de retour chez nous.