Les Joyaux des Titans - Jade Lucy Colanges - E-Book

Les Joyaux des Titans E-Book

Jade Lucy Colanges

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Beschreibung

Dix ans. Dix ans d'entraînement, d'observation, de préparation. Durant toutes ces années, Karel avait convoité les joyaux des Titans, des gemmes précieuses conservées au palais royal censées lui fournir l'argent nécessaire pour sortir de la rue. Il les tenait, là, au creux de sa main. Il lui suffisait de les vendre et il pourrait enfin changer de vie. C'était le projet de toute son existence. Mais les souhaits ne se réalisent pas toujours comme prévu. En une parole maladroite, il venait de libérer les créatures ancestrales jusque-là scellées dans les pierres, assoiffées de vengeance. La famille royale n'était pas près de lui pardonner son erreur. Il ne lui restait désormais qu'un choix : remettre les choses en ordre, ou accepter la condamnation à mort.

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Seitenzahl: 654

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Zaku'zen, 22 binmi, année 20e de Zel'irion II

— Que sais-tu des Titans, Karel ?

Une petite main d'enfant à la peau tannée par le soleil se serra autour de la sienne, et le vieux voleur posa un regard attendri sur le visage du petit. Il portait encore les marques de son enfance dans la forme peu naturelle de son nez, mais il était bien loin de la silhouette fragile, maigrichonne et constellée d’hématomes qu'il avait recueillie. Les yeux émeraude du gamin étaient brillants de larmes, et ses lèvres tremblaient comme s'il essayait de parler, mais était incapable de prononcer le moindre mot. La pluie qui tombait sans discontinuer depuis le début du mois trempait autant ses cheveux d’or que ses genoux calleux, battant les pavés et se mêlant aux larmes qui lui serraient la gorge.

— Des créatures destructrices, vaincues il y a des siècles, souffla le vieil homme.

Et le petit garçon hocha la tête en écartant une des mèches caramel qui masquaient les yeux sombres du voleur. Il ne comprenait pas où son ami voulait en venir ; sûrement des délires dus à la fièvre, à l’infection, à…

— Allons, Karel. Pourquoi tu pleures ?

— Tu…

« Tu vas mourir », voulait-il dire, mais il vit dans les yeux du vieil homme que celui-ci le savait déjà. Que ces mots n’étaient pas nécessaires. Le garçon referma la bouche, attendit ce qui seraient probablement les dernières paroles du voleur en ravalant ses larmes. Tout était la faute de la noblesse. Toujours, toujours la faute de la noblesse…

— Dans le palais royal… des joyaux… des sculptures de pierre… elles sont… précieuses… Elles représentent ces êtres terribles.

— Quoi ?

— Trouve-les, Karel. Trouve-les, vends-les, et sors de la rue. La misère n’est pas ton élément.

— Hakon…

— Tu es pas fait pour cette vie. Les joyaux des Titans, dans la chambre forte du roi. Trouve… les…

Un dernier murmure, quelques mots, un sourire. Le son de la pluie sur le pavé. L’enfant se releva, le regard fixé sur son dernier ami en ce monde, une main pressée contre son coeur en lambeaux, l’index et le majeur de l’autre entre ses sourcils, à la base de son nez, en dérisoire prière au Soleil. Même maintenant, le vieil homme semblait paisible, comme si la mort ne pouvait troubler le calme de ce visage marqué par les années. Karel se retourna vers l’attroupement qui s’était formé autour d’eux et qui lui paraissait flou à travers la brume de son regard. Des charognards qui, déjà, se relayaient ces dernières paroles pour faire naître la légende. La convoitise. L’un d’eux était-il touché ? Attristé par le coup de lance mortel qui avait teinté la pluie de rouge ? Le garçon crispa la mâchoire en essuyant ses larmes d’un geste rageur. Non, tous s’en fichaient. Seul l’or avait de l’intérêt à leurs yeux. Ils voulaient voler les joyaux. Aucun ne les aurait, ils finiraient comme son ami, tués par la garde royale avant d’avoir mis plus d’un pied à l’intérieur. Le garçon regarda ses mains avant de serrer les poings, empli d’une nouvelle détermination.

Mais pas lui, non. Il se préparerait aussi longtemps que nécessaire.

Et il réaliserait la dernière volonté de son ami.

La pluie… Oh, ce qu’elle pouvait détester la pluie, la saison verte, ce mois d’eau incessante, loin du Soleil. La jeune fille posa la tête contre la vitre qui la séparait de l’humidité extérieure, enfouissant malgré elle son visage dans sa longue chevelure flavescente qu’elle avait laissée retomber sur ses épaules. Elle aurait voulu que le temps s’arrête pendant les grands jours de lumière de la saison dorée et que plus rien ne bouge. Revenir en arrière. Elle haïssait le solstice, haïssait l’eau qui cherchait à s’infiltrer entre les pierres du château, celle qui coulait de ses yeux rose framboise et qu’elle n’arrivait pas à faire cesser. Elle passa ses paumes sur ses paupières pour chasser ses larmes. Un an, déjà, que sa mère avait disparu. Elle avait été enlevée, un jour comme celui-ci. C’était un anniversaire morbide que la jeune fille vivait sur le bord de la fenêtre, un dessin d’enfant serré entre les doigts, fait il y a si longtemps. Un dessin de sa famille quand elle était encore réunie. Son père, sa mère et elle. Elle le pressa contre son coeur.

Hier, quelqu’un avait essayé de s’introduire dans le château ; il avait fini transpercé d’une lance par un garde qui l’avait surpris en train d’escalader le mur. Était-il venu pour elle ? Pour la kidnapper à son tour ? Pour terminer le travail ? Pourquoi tant de personnes s’en prenaient-elles à sa famille ? Ne savaient-elles pas que sans eux, sans les pouvoirs de la lumière, nul ne pourrait protéger l’humanité ? Ne savaient-elles pas que s’attaquer aux descendants du Soleil était le pire des blasphèmes ? Ne savaient-elles rien ?

— Altesse, appela une voix derrière elle. Votre père vous fait mander.

Détachant son regard de l’eau qui ruisselait entre les pavés au pied des hauts murs d’or, la jeune fille se leva, laissant son dessin sur le bord de la fenêtre avec sa peine et ses peurs. Raidie d’une prestance feinte, elle suivit le garde qui venait d’entrer dans sa chambre et la guidait à présent dans les couloirs, à la rencontre du roi. Elle devait être là pour l’aider, le soutenir, jusqu’à ce que leurs émotions cessent de les déchirer et redeviennent la force qu’elles étaient censées apporter. Exprime ta peine et jamais tu ne connaîtras le désespoir. La porte se referma derrière elle et elle prit une grande inspiration. Elle avait encore besoin de pleurer, mais elle le ferait aux côtés de son père. La douleur était moins intense quand elle était partagée. Un jour, il trouverait ceux qui avaient fait du mal à sa mère, ils seraient jugés pour l’ampleur de leur crime. Comme celui qui avait voulu entrer aujourd’hui.

Comme tous ceux qui l’avaient précédé.

Comme tous ceux qui le suivraient.

Le soleil éclaire le monde et le révèle dans son entièreté, avec ses joies, ses imperfections et ses tragédies. Il n'y a pas de place pour la dissimulation dans sa lumière.

- Enseignements du Soleil (religion de May'zur) -

Sommaire

I. L'envol du pouvoir

II. Le réveil des Incarnés

III. Réunion de famille

IV. Convocation royale

V. La prophétie des Titans

VI. Conflit de classes sociales

VII. Le début du voyage

VIII. La forteresse de Din'yaol

IX. La route de l'est

X. Les ombres de Solerna

XI. La colère de Nov'Meĕd

XII. Les lueurs d'Ohelia

XIII. La fontaine des Âmes

XIV. La souveraine des elfes

XV. L'Incarnée de la glace

XVI. Le port de Kohavia

XVII. L'empire des sekoïda

XVIII. La loi du destin

XIX. Souvenirs empoisonnés

XX. La guerre de Naga

XXI. Flammes dévorantes

XXII. Changer d'avenir

XXIII. Les limites de l'empire

XXIV. Dans les bas-fonds d'Aavir

XXV. Lueur vacillante

XXVI. Le seigneur des profondeurs

XXVII. Racines vénéneuses

XXVIII. Inspiration

XXIX. Ouvre les yeux

I. L'envol du pouvoir

Zaku'zen, 7 lumoloï, année 30e de Zel'irion II

Dix ans. Dix longues années à toiser cette masure indécente en or massif où la famille royale et ses nobles se terraient comme des rats. À regarder des douzaines, voire des centaines de brigands s’acharner à y entrer pour voler les joyaux des Titans, en vain. Qu’ils essaient les fenêtres, les portes ou les murs, qu’ils tentent leur chance pendant un conseil ou un déplacement officiel, ils avaient tous échoué. Abattus par les gardes, emprisonnés, ou retournés se tapir dans leur taudis de la ville basse. Ceux qui avaient eu la chance de réussir à s’y introduire avaient reçu une flèche dans la cuisse avant de pouvoir mettre un pied à l’intérieur, juste assez pour les rendre maladroits, faciles à arrêter, ou pour les faire fuir.

Une de ses flèches.

Personne n’aurait les pierres, personne d’autre que lui. Il s’était entraîné, avait forgé son corps pour être capable de franchir les obstacles, pour n’être qu’une ombre parmi les ombres, pour compenser la maigreur de la famine par une force dont il pouvait se vanter. Karel abaissa son arc, regarda l’homme chuter du troisième étage et s’écraser au sol. Tué par un garde, à la fenêtre. Avec une grimace, le jeune voleur rangea la flèche qu’il n’avait pas eu à tirer. Efficaces, ces sentinelles, mais pas assez pour mettre un terme à dix années de préparation. Demain, il entrerait, et aucun soldat ne l’arrêterait. Il s’assit au pied d’un arbre et posa son arc à ses côtés, reprenant sa surveillance silencieuse. Attendant l’aube.

Les premières lueurs du soleil sur ses paupières sortirent Karel du sommeil. Il ouvrit l’oeil gauche, l’autre à demi-fermé par une cicatrice. C’était la fin d’une éternité d’attente. Il s’étira, échauffa ses muscles, attacha d’un élastique les mèches blondes qui lui tombaient aux épaules, puis jeta un dernier regard à son arc avant de l’abandonner dans les buissons. Trop encombrant, trop visible. Après une inspiration pour se donner du courage, il s’avança vers le château et laissa les jardins derrière lui.

Dans un silence presque surnaturel, il se glissa entre les sentinelles en patrouille, dissimulant son visage sous une large capuche d’un orange sombre. L’escalade des murs s’étant soldée par des échecs pour tous ses prédécesseurs, il choisit d’entrer par la porte du bastion : fait souvent ignoré, la tour des gardes fournissait un accès direct à l’intérieur. Ça n’allait pas être facile, l’endroit grouillait de soldats armés jusqu’aux dents, mais il avait calculé son coup. L’heure, l’emplacement, la date, même, en fonction des horaires de service, des plans de patrouille. Il avait tout étudié à la seconde près depuis le changement dix jours plus tôt, et tout serait à nouveau modifié ce soir, c’était sa dernière chance avant de devoir se réorganiser totalement, il n’avait par conséquent pas le droit à l’erreur. Le jeune homme ferma les yeux. Il avait choisi la journée parfaite selon les personnes chargées de la surveillance. Normalement, le troisième garde près de la porte partirait pour une ronde autour des jardins. Le deuxième, quant à lui, profitait souvent de l’absence de son camarade pour aller se soulager, au lieu de rester à son poste. Et le premier… le premier somnolait déjà. Le voleur eut une moue dubitative. Il avait beau les voir faire tous les jours depuis longtemps, il était toujours impressionné par ce manque de professionnalisme et d’efficacité. Ceux des étages avaient au moins pour eux qu’ils servaient à quelque chose. Enfin, tant mieux pour lui.

Il attendit que les deux gardes s’éloignent l’un après l’autre. Il n’avait pas beaucoup de temps et, une fois à l’intérieur, il ne pourrait compter que sur son sens de la discrétion. Ils étaient nombreux. Même si une partie était dissipée, principalement là pour le salaire, la plupart faisaient quand même leur travail correctement. À plusieurs reprises, déjà, il avait tenté de s’introduire dans la tour, que ce soit pour repérer les lieux ou parce qu’il était décidé à pénétrer dans le château. Il connaissait la salle centrale, le labyrinthe de couloirs qui menait à l’intérieur du hall royal, il avait vu les gardes jouer aux cartes, manger, boire, rire à gorge déployée ou pester contre les nobles qui vivaient à quelques pas d’eux. Ces hommes lui étaient sympathiques, mais il était conscient qu’aucun d’eux n’hésiterait à le transpercer d’une lance. Plusieurs fois, il avait dû fuir pour ne pas subir le même sort que son vieil ami, mais son jeune âge l’avait, à l’époque, sauvé d’une punition aussi expéditive que mortelle. Ce n’était plus le cas aujourd’hui : il n’était plus un enfant. Si quelqu’un l’attrapait, il n’y survivrait pas. Il n’avait pas le droit à l’erreur. Un imprévu, un pas de travers ou un bruit de trop lui seraient fatals.

Le voleur s’élança vers la porte, évita le regard vitreux du vigile somnolant et parvint à franchir le lourd panneau de bois noir sans émettre un seul grincement. Il réprima un soupir de soulagement : ce n’était que la première étape, la plus simple, et il était trop tôt pour se réjouir. De l’autre côté de la pièce, après les tables et les soldats hilares, se dressait son objectif : une porte de fer entrouverte, vers les quartiers militaires. Rasant les parois, il passa si près d’une garde qu’il retint sa respiration une bonne dizaine de secondes avant d’être sûr qu’il n’avait pas été vu. Il se baissa, se dissimula derrière quelques tonneaux alignés au mur en s’efforçant de ne pas en faire bouger un seul. La distance n’était pas énorme, il pouvait la parcourir sans être repéré, il lui suffisait de partir au bon moment. La femme, une officière d’après sa tenue, repasserait dans moins de vingt secondes : elle tournait toujours en rond quand les autres jouaient. Les soldats installés autour de la grande table pouvaient à tout instant tourner la tête dans sa direction. Il n’avait pas beaucoup de temps.

Le plus silencieusement possible, et aussi vite qu’il en était capable, Karel franchit les derniers mètres qui le séparaient de la porte et se coula dans le corridor qui menait aux quartiers des gardes, puis s’adossa au mur pour reprendre son souffle, et sa sérénité. Avant de s’élancer vers le château, il bifurqua vers la gauche, courut sur la pointe des pieds jusqu’à une section moins bien entretenue du bastion. Très peu de personnes se rendaient encore ici, il put ralentir un peu sa marche et calmer sa respiration avant de se faufiler dans une pièce au bout du couloir. Un cagibi, presque vide, dont le seul intérêt était de posséder une fenêtre – trop petite pour un homme, mais ce n’était pas un être humain qu’il voulait faire entrer. Grimaçant quand le verrou rouillé grinça sous ses doigts, Karel parvint à débloquer l’ouverture et poussa la vitre vers le haut. Il sourit en voyant une forme sombre voler dans sa direction et s’engouffrer dans la pièce.

— Infiltration réussie, chuchota-t-il à la chauve-souris noire qui vint se percher sur son épaule.

C’était déjà mieux qu’une vingtaine de ses prédécesseurs.

— Allez ma petite Wiy, ça fait dix ans qu’on se prépare à ça. On ne peut pas échouer, pas vrai ?

L’animal se contenta de battre légèrement des ailes, mais le jeune homme sembla comprendre et lui caressa doucement la tête.

— Le plus dur est fait.

Aussi discrètement qu’il y était entré, il quitta le cagibi, sa compagne volante perchée sur l’épaule – le bruit de ses ailes aurait trop attiré l’attention. Détendu tant qu’il n’atteignait pas à nouveau la partie fréquentée de la tour, il marcha tranquillement dans le couloir vide. Ce secteur abandonné lui avait sauvé la vie lors de sa dernière infiltration, deux ans plus tôt, lui offrant une cachette bienvenue le temps que d’autres aspirants cambrioleurs fassent diversion. Il avait alors découvert la fenêtre, entrée parfaite pour Wiy… et sortie parfaite pour lui.

Karel interrompit sa progression en apercevant l’ombre d’une sentinelle alors qu’il s’apprêtait à rejoindre le couloir principal. Après un regard autour de lui, le voleur s’empara d’une pierre au sol. Il comptait la lancer pour détourner l’attention de la soldate si celle-ci s’avançait dans sa direction, mais la femme passa sans s’arrêter devant la zone habituellement déserte. Rassuré, Karel se remit à respirer et glissa le caillou dans sa poche. Il ne pouvait pas être repéré maintenant.

Il ne pouvait pas échouer maintenant.

Dès que la menace fut écartée, le jeune homme quitta sa cachette et se colla au mur, s’assurant que la voie était vraiment libre avant de s’élancer. Il se résolut à envoyer sa chauve-souris en éclaireuse – il avait parcouru le labyrinthe de couloirs assez souvent pour savoir où se diriger, mais sa compagne ailée était là pour l’avertir de la présence éventuelle d’un garde. Il sursauta quand l’animal surgit à sa droite, s’agrippant si fort à son épaule qu’il dut retenir un gémissement à la dernière seconde.

— Qu’est-ce… ?

L’oeil du jeune homme se tourna dans la direction d’où arrivait le petit chiroptère et son sang ne fit qu’un tour quand il vit une dizaine de soldats, hilares mais alertes, marcher vers lui. Il prit à peine le temps de faire courir son regard autour de la pièce avant d’ouvrir la première porte visible pour se cacher de l’autre côté ; il la ferma doucement malgré l’urgence, priant pour que la salle où il venait de se dissimuler soit vide. Lentement, les doigts serrés sur la pierre dans sa poche – arme dérisoire mais plus efficace que ses poings –, il se retourna, mais aucun garde ni aucun domestique ne se tenait derrière lui. Karel poussa un soupir de soulagement. Ensuite, il colla son oreille contre le battant pour suivre la progression des hommes dans les corridors. L’accès au palais n’était plus très loin, il refusait d’être arrêté ou retardé si près du but.

Le groupe s’éloigna rapidement dans le couloir par lequel le voleur était arrivé, riant toujours, inconscient de la présence d’une menace à quelques mètres. Karel attendit un moment que les éclats de voix s’estompent avant de se glisser à l’extérieur et de reprendre sa course. Enfin, après avoir bifurqué dans trois nouveaux corridors, il posa la main sur le fer forgé qui le séparait de la seconde étape de son infiltration. Le voleur respira un grand coup et poussa le battant pour se faufiler dans le hall, refermant derrière lui ce qui, de ce côté, était une petite porte dérobée, habilement dissimulée dans les murs d’or. Quiconque passant à côté l’aurait manquée, ce qui expliquait la rapidité surprenante des gardes qui intervenaient : personne ne les voyait venir. Un avantage qui servait aujourd’hui à Karel. Depuis des années, il savait que cette porte serait sa meilleure carte. C’était la première fois qu’il la franchissait, cependant, et la somptuosité de la pièce le laissa sans voix quelques instants. Tout n’était qu’or et pierres précieuses, saphir jaune, rubis, aragonite, sculptures murales à l’effigie du Dieu Soleil, fresques, dorures, couleurs vives et éclatantes… L’endroit le plus éblouissant qu’il lui serait donné de voir dans sa vie, sans doute. Il prit le temps d’apprécier le spectacle, puis il posa son pied nu et sale sur le sol de marbre ocre.

Peu de personnes s’aventuraient dans le hall : c’était l’entrée principale, réservée à la famille royale et aux visiteurs de marque, une pièce de transition qui, malgré son immensité, restait généralement vide, en dehors des domestiques qui s’affairaient à faire reluire chacun des matériaux précieux. Karel demeura dans l’ombre en observant le ballet se déroulant sous ses yeux, les chiffons et serviettes qui rendaient son éclat à l’or de la grande salle, éblouissante. Bientôt, ils en auraient terminé – du moins l’espérait-il. Le sol était encore humide du passage des balais et des serpillières, et le jeune homme présenta quelques excuses silencieuses aux responsables : il allait ruiner tout leur travail.

Entraîné par dix longues années de patience, il attendit que les domestiques s’aventurent dans les escaliers, briquent le large tapis à coups de brosse frénétiques puis se dirigent en groupe uni vers l’aile Est, celle des courtisans. Karel poussa un soupir de soulagement : il aurait détesté devoir se confronter à l’un d’eux et le neutraliser pour l’empêcher d’appeler à l’aide. La cohésion des serviteurs du château lui épargnait des soucis supplémentaires.

En dehors des serviteurs et des gardes, le palais royal était en léthargie : Zel’irion II, l’actuel souverain de May’zur, s’était absenté pour trois jours de réception chez un noble de la ville haute et beaucoup de ses courtisans avaient suivi, escomptant sans doute profiter de l’occasion pour se faire bien voir. Typiquement le genre de personnes que Karel méprisait, mais ce comportement pitoyable lui rendait aujourd’hui service. Le château était presque désert, libéré de la population la plus susceptible de donner l’alerte, et seuls les militaires se dressaient entre lui et son objectif. Aussi efficaces soient-ils, Karel s’était préparé. Il n’avait rien laissé au hasard. Malgré tout, la pièce lui apparaissait extrêmement dangereuse ; le moindre bruit pouvait se répercuter en un millier d’échos, que les gardes devant l’entrée entendraient à coup sûr.

Lentement, il s’avança jusqu’aux grands escaliers d’or, sertis de rubis ; le tapis couleur sable étouffa le son de ses pas. Pour une fois, il s’estima heureux de ne pas porter de chaussures, il n’osait imaginer le brouhaha que devaient provoquer les allées et venues dans les couloirs du palais, avec tous ces talons bien vernis claquant sur le parquet poli. Le luxe était bruyant, c’était un fait auquel il devrait s’habituer quand il se serait enfin extirpé de la ville basse.

Malgré le vide écrasant du château, Karel continua de se déplacer en se courbant, profitant de chaque ombre, même s’il était conscient du piège que représentait cet escalier : il était plus visible que jamais, et il n’avait aucun moyen de fuir ou de se cacher, à part sauter par-dessus la rambarde. Les doigts crispés par le stress, le jeune homme escalada les marches aussi vite qu’il était possible de le faire en restant silencieux, puis il se dissimula derrière un pilier de marbre pour réfléchir à la suite. L’aile centrale était la plus difficile à traverser, car la plus compliquée à cartographier : peu fréquentée, avec peu de fenêtres et des chemins de ronde qui changeaient deux fois par an, à chaque solstice des pluies. Karel avait eu un mal fou à établir un itinéraire sûr vers les appartements royaux, dans l’aile Ouest, et il ne voulait pas courir le risque d’envoyer sa chauve-souris en éclaireuse : dans le calme qui régnait, le moindre de ses battements d’ailes répercutés par les murs sonnerait comme un roulement de tambour. Respirant le plus faiblement possible pour se protéger de l’écho, le voleur s’avança en rasant les parois.

Il avait une idée assez claire de la direction à suivre, malgré quelques zones d’ombre dans son schéma mental, et il pria pour que les rondes n’aient pas été changées de façon imprévue au cours de la saison. Cela faisait normalement plus d’un mois que celles qu’il avait mémorisées étaient appliquées, et elles ne devaient pas être modifiées avant la fin de la saison dorée, mais il n’était pas exclu que le roi ait donné des indications spéciales pendant son absence. Karel redoubla de prudence, se raidit à chaque son qui résonnait dans la grande salle. Sa progression fut lente, rythmée par la peur de crampes quand il restait immobile trop longtemps lors du passage d’un garde.

Un long soupir de soulagement faillit lui échapper lorsqu’il atteignit enfin l’aile Ouest, mais il le ravala aussitôt. L’écho. Et il était encore trop tôt pour se réjouir : il ne pourrait pas éviter les dernières lignes de défense.

Six soldats patrouillaient sur toute la superficie de l’aile royale, en plus des trois vigiles postés devant chaque porte. Insurmontable ? Non, mais il ne pouvait pas les prendre à la légère. Ils étaient plus forts et mieux entraînés que les gamins et les mendiants qui tendaient des embuscades dans la ville basse et qu’il avait, pour la plupart, corrigés sévèrement. Leur seule erreur, propre à l’orgueil solaire, était de ne pas travailler en groupe. Ils étaient plus vulnérables, plus faciles à mettre à terre. Le voleur se dissimula derrière une bannière qui pendait au mur et il attendit, prêt à bondir.

Son coude percuta l’arrière du crâne d’un garde qui commença à chanceler en se tournant dans sa direction. Fort de l’avantage provoqué par l’effet de surprise et la première frappe, Karel enchaîna d’un coup sec dans le plexus qui bloqua le cri d’alarme dans la gorge de son adversaire, puis il esquiva un coup de poing et heurta sa tempe de la paume, plongeant l’homme dans l’inconscience. Par souci de discrétion, Karel saisit la sentinelle par les chevilles et la traîna derrière le large socle d’une statue avant de reprendre son avancée. Plus que cinq. Ses pieds nus ne faisaient aucun bruit sur le sol de marbre. Il se figea en voyant une femme surgir du couloir, mais la garde suivit son chemin de ronde en lui tournant le dos. Elle portait un casque trop solide pour qu’un coup à la tête ait la moindre efficacité. Le voleur serra les dents et jeta des regards inquiets autour de lui. Personne pour le surprendre, mais rien pour l’aider. Il n’avait pas d’autre choix.

Il s’élança en avant, courant sur la pointe des pieds pour ne pas émettre de son, et son bras s’enroula autour de la gorge de sa cible. Karel encaissa un violent coup de coude à l’estomac sans lâcher prise, évita le talon qui lui aurait broyé les orteils, et continua de serrer, poussé par l’adrénaline et la peur, jusqu’à ce que sa cible n’oppose plus aucune résistance et s’effondre dans ses bras. Soudain pris d’un doute, le voleur laissa échapper un soupir de soulagement en palpant un pouls régulier. Elle était en vie.

L’aile Ouest était outrageusement grande – de quoi loger la moitié de la ville basse – et il sentit la jalousie lui comprimer la poitrine. Le roi résidait seul ici avec sa fille, alors que des centaines de personnes, voire plus, étaient forcées de vivre dans la rue. Envahi par la colère, il frappa un peu trop fort le garde qui se dressait sur sa route, et il crut un instant qu’il venait de commettre l’irréparable. Il se pencha sur lui, et sa respiration régulière le rassura à peine. Il devait être plus prudent. Ces hommes n’auraient pas hésité à le tuer, mais lui s’y refusait ; personne n’avait à subir ce qu’il avait vécu dans son enfance, et ces gardes ne faisaient que leur travail.

À pas furtifs, le voleur reprit sa progression à travers l’aile ouest, déterminé à mieux contrôler sa force et ses émotions. Il évita de justesse, en bifurquant vers un couloir voisin, une sentinelle qui s’avançait dans sa direction. Elle était trop lourdement armée et trop bien protégée pour qu’il espère l’assommer, et il pria pour qu’elle ne soit pas dans les parages lorsqu’il s’infiltrerait dans les quartiers du roi, vers la chambre forte. Il restait deux autres gardes dans l’aile royale mais, si ses calculs étaient corrects, il ne les croiserait pas : ils patrouillaient autour des appartements de la princesse, un secteur plus éloigné que son point de chute. Son dernier problème serait donc d’écarter les trois hommes en faction devant les logements de Zel’irion II. Il n’en était plus très loin, une dizaine de mètres tout au plus. Karel s’adossa à un mur pour souffler. Il avait un plan pour les faire partir mais, dès qu’il serait mis en place, ce serait une question de minutes. Une seule erreur, un seul temps de retard, et il échouerait à moins d’un mètre de son but.

Il posa sa main sur son épaule et la petite chauve-souris s’accrocha à son doigt, docile.

— À toi de jouer, ma chérie, souffla-t-il.

La bête attrapa la pierre qu’il lui tendait et s’envola pour aller la lâcher un peu plus loin. Alerté par le bruit, un garde fit signe à ses camarades qu’il allait en chercher l’origine. Il s’écarta et le voleur eut un sourire satisfait. Loin de retourner vers son maître, la chauve-souris sauta au visage de l’un des deux soldats restants, qui se débattit pour échapper aux griffes et aux crocs, s’agitant de façon erratique en s’éloignant de son poste.

Un seul se tenait désormais devant la porte, s’efforçant de rester impassible et aux aguets malgré l’inquiétude qui se dessinait sur ses traits. Professionnel. Il ne quitterait pas sa place de lui-même.

Le voleur, toujours dissimulé dans l’ombre, regarda autour de lui et saisit finalement un grand vase en or qu’il asséna d’un coup sec sur la tête du dernier individu en faction. Il n’avait pas le temps de le traîner à l’écart : déjà, il entendait le premier garde revenir dans sa direction, et Wiy ne retiendrait pas le deuxième éternellement. Karel sortit un crochet de sa sacoche et s’attaqua à la serrure, les paumes moites. Chaque seconde crispait davantage ses muscles tant il s’attendait à sentir une main ferme se poser sur son épaule, mais le verrou céda enfin, et le jeune homme relâcha toute la pression en soufflant, soulagé, avant de se ruer dans la pièce. Vite, bloquer la porte.

Un regard circulaire dans l’antichambre lui fournit plusieurs possibilités et il se précipita vers une lance fixée au mur, tirant de toutes ses forces. En vain. Il serra les dents et en testa trois autres avant que l’une d’elles ne se décroche sous ses tractions. Il garda sa joie rassurée pour plus tard, préférant se jeter sur la porte pour glisser l’arme entre les poignées et barrer le battant. Il ignorait combien de temps cela tiendrait, mais il n’avait pas besoin d’une éternité. Les plans des appartements royaux étaient connus, transmis par les quelques personnes qui avaient réussi à survivre à une infiltration, revenus bredouilles en dehors de leurs précieuses informations.

Sans hésitation, Karel força la porte de gauche. Les précédents voleurs étaient naïfs : le coffre-fort du roi était un faux, un leurre. Il avait déjà été attaqué deux fois par des bandits qui n’y avaient déniché que de l’or et des reliques ; ils s’en étaient contentés, trop pressés pour creuser sous les pièces et vérifier si les joyaux s’y trouvaient – une légende à laquelle Karel ne croyait pas. La véritable cachette des gemmes ne pouvait être que l’endroit le moins évident qui soit pour garder des objets de cette valeur : la chambre.

Le jeune homme regarda autour de lui, explorant la salle des yeux. Il fouilla l’immense armoire qui se dressait contre le mur, tâtant les panneaux à la recherche d’un éventuel double fond, mais elle semblait ordinaire. Pas de temps à perdre. Chaque meuble, chaque placard, chaque bureau subit le même traitement, et donna le même résultat. Karel serra les dents en se penchant sur une petite table de chevet ouvragée. Un tiroir verrouillé. Était-ce vraiment possible ? Si facile ? Il sortit des crochets de sa sacoche et s’affaira sur la serrure.

Son coeur manqua un battement lorsque, comme en écho au loquet qui cédait, la lance qu’il avait placée pour bloquer la porte de l’antichambre claqua sur le sol. Il ouvrit le tiroir.

Vide.

— Et merde ! cracha-t-il

Peut-être aurait-il dû écouter les légendes, au lieu de présumer de la stupidité de ceux qui y croyaient.

— Merde, merde, merde.

Il devait sortir d’ici. S’enfuir. Retenter un autre jour. Des larmes de frustration naquirent au coin de ses yeux, mais il les chassa d’un mouvement sec de la tête. Pas le temps. Les gardes commençaient déjà à entrer, il serait submergé avant de pouvoir ne serait-ce que penser à se défendre. Sa seule échappatoire était la fenêtre, un système d’ouverture sophistiqué qu’il ne pouvait pas défaire en un claquement de doigts. Il lui fallait un peu plus de temps.

Mobilisant toutes ses forces, il poussa le lit, meuble le plus susceptible de bloquer la porte et le plus facile à déplacer parmi le mobilier lourd. Alors qu’il progressait dans son déménagement improvisé, son oeil fut attiré par une petite boucle de cuivre terni, au sol.

Si ses muscles ne l’avaient pas tant fait souffrir, il aurait éclaté de rire.

Sous le lit ! Ils étaient cachés sous le lit !

Le bord du meuble cogna contre la porte au moment où des hommes se précipitaient dessus pour l’ouvrir. Karel esquissa un sourire en les entendant tomber et gémir, puis il se rua vers la trappe. Elle ne pouvait être soulevée à cause du lit censé se trouver au-dessus, alors ils avaient installé un dispositif en double glissière, un mécanisme qu’il connaissait bien. La boucle servait à faire coulisser une partie du panneau sous la gauche, libérant juste assez d’espace pour faufiler des doigts à l’intérieur et déplacer le reste de l’autre côté. Une porte en trois planches, qui n’avait même pas besoin d’être forcée : entre les cachettes et le système très rare, méconnu, l’ouverture était déjà difficile pour un voleur, et le roi voulait sans doute pouvoir accéder à son trésor – ou plus vraisemblablement laisser un domestique accéder à son trésor – sans tâtonner dans l’obscurité avec une clef.

Un coffret de bois presque simpliste trônait au fond de la trappe. Une dernière ruse ? Karel releva la tête en entendant un coup brusque sur la porte. Le lit glissait. Le jeune homme s’empara de la petite boîte – verrouillée, évidemment. Il jeta un regard vers l’entrée de la pièce, comme pour évaluer ses chances de casser la serrure avant que les soldats du roi ne parviennent à contrer son barrage. En un mot : nulles. Il fourra le coffret dans sa sacoche et courut jusqu’à la fenêtre.

Elle serait plus simple à ouvrir qu’il ne l’avait imaginé. Le verrou était surtout prévu pour empêcher qui que ce soit de s’introduire depuis l’extérieur. Il n’avait jamais vu un objet semblable, sûrement une invention récente conçue pour la sécurité du palais royal. Ce qu’il savait, c’était que le système déployait des panneaux renforcés au contact de l’air, au cas improbable où quelqu’un réussirait à briser la vitre. Karel ne s’embarrassa pas de détails, il tira violemment sur une tige de métal qui entourait la fenêtre, juste assez pour la tordre et l’écarter de l’ouverture. Ce n’était sans doute pas la bonne manière de la débloquer, mais tout dans l’emplacement et la forme de cette baguette témoignait de son rôle important dans le mécanisme. Il était à peu près sûr que la détection de l’air extérieur, quelle que soit la façon dont elle fonctionnait, reposait là-dessus. Alors, il ouvrit.

Il ne se passa rien.

Avec un grand sourire, Karel grimpa sur le rebord. Une quinzaine de mètres le séparaient du sol. Il se retourna pour voir un garde franchir l’entrebâillement de la porte.

— Il est là ! hurla le soldat. Il est coincé !

Le rictus de Karel s’élargit. Coincé, lui ? Jamais. Il salua l’homme d’un geste de la main accompagné d’un signe de tête, avant de se laisser tomber en arrière.

Droit vers le vide.

Après tout, quel danger court-on quand on peut voler ?

Karel ne posa pied à terre que bien plus loin, dans la ville basse, au fond d’une impasse un peu à l’écart. Chez lui. Il soupira en s’asseyant sur le tapis miteux qui lui servait de lit, récupéré il y a des années à la fenêtre d’un noble. Le tissu avait beaucoup perdu de sa majesté, depuis, mais c’était tout ce qu’il avait.

Bientôt, il aurait tous les tapis qu’il voudrait. Tous les lits aussi, en fait.

Le jeune homme prit le temps de résorber les ailes grises membraneuses qui avaient remplacé ses bras, puis il se pencha sur le verrou du coffret. Comme il s’en doutait, le bois n’en était pas vraiment : impossible de l’éventrer pour récupérer ce qu’il renfermait, sans compter qu’il risquait d’abîmer ses nouvelles acquisitions.

Le mécanisme lui était inconnu. Le forcer avec un crochet serait soit long et fastidieux, soit tout bonnement irréalisable. Le voleur fit tourner la petite boîte dans ses mains à la recherche d’une faille, d’une autre manière de l’ouvrir, mais la serrure semblait l’unique brèche dans une structure parfaite. Karel grimaça. Il refusait de demander de l’aide, il savait que le prix serait trop cher payé, il lui faudrait donc se débrouiller seul.

Il sortit un crochet qu’il glissa dans l’orifice, titillant le mécanisme avec la pointe de métal, testant les goupilles, les crans et les ressorts. Il y avait quelque chose d’étrange, comme si le système était prévu pour deux clefs à la fois, sauf que la fente principale ne pouvait en laisser passer qu’une. Une… clef divisible ?

— Rares, chères et sécurisées, grommela-t-il. Évidemment que c’est ça, pourquoi se priver ?

Il lui faudrait autre chose que des crochets, un objet plus petit, plus précis, plus malléable. Des épingles, peut-être, ou les minipiolets qu’il avait volés à son frère. Où étaient-ils, déjà ?

Laissant le coffret au sol, Karel délogea un des pavés près de son tapis, révélant un trou d’une dizaine de centimètres de profondeur, creusé à la force de ses doigts. Il y attrapa de petites tiges de fer, pliées à la façon de faux, roulées dans un tissu noir de terre. Des piolets de serrurier, une des dernières inventions en la matière, encore très peu utilisée – à vrai dire, seuls les nobles ou les personnes très riches pouvaient mettre la main dessus. Heureusement, son frère était à la fois marié à l’une de ces personnes, et très peu prudent. Les lui subtiliser avait été un jeu d’enfant.

Karel se mit au travail, ses dents venant naturellement mordiller le bout de sa langue à mesure qu’il se concentrait. Il redressa les piolets pour en faire des tiges avant d’en glisser deux dans l’ouverture, qu’il tordit ensuite doucement en les appuyant sur des goupilles pour qu’ils reprennent leur forme d’origine et se faufilent dans les emplacements prévus pour la double clef.

— Allez… marmonna-t-il en faisant jouer ses outils.

Ses muscles tendus par l’impatience rendaient ses mouvements fébriles, et il retenait son souffle à chaque cliquetis du métal. Quand le claquement indiquant sa victoire retentit, l’air lui revint d’un coup. Il jeta les piolets au sol sans plus s’en soucier, indifférent au risque de les déformer ou de les abîmer, et souleva délicatement le couvercle. Huit joyaux de la taille de son poing reflétèrent son regard émerveillé.

Il glissa sa main dans la boîte pour se saisir d’une des sculptures. Un rubis, fixé sur un socle d’un rouge terne – ou peut-être était-ce la couleur très vive de la pierre qui atténuait son éclat. La gemme était écarlate, si brillante qu’elle brûlait presque les yeux. Taillée dans une forme évoquant très clairement une flamme, elle était sertie de multiples saphirs jaunes le long des arêtes, et une kymélite, d’un aspect octogonal plus classique, trônait au centre de sa surface. Le soleil couchant se reflétant sur le minerai donnait presque l’illusion d’un véritable feu. Karel resta un instant le regard perdu au coeur du joyau avant de parvenir à s’en détacher. Il dut se faire violence pour le reposer et examiner les autres.

La deuxième pierre qu’il tira de la boîte était une turquoise étincelante sculptée en goutte d’eau. Fixée sur un socle rond similaire à celui de la précédente, mais bleu nuit, elle était sertie de saphirs, parsemés à sa surface de façon visiblement aléatoire. À la lumière du jour, elle devait briller comme une mer d’azur, mais le soleil couchant ne lui rendait pas justice. Elle restait quand même magnifique, et Karel la déposa délicatement à côté de la première.

Prudemment, tant ils avaient l’air fragiles, le jeune homme sortit du coffret deux joyaux supplémentaires. L’un était une sculpture finement ciselée représentant deux éclairs croisés taillés dans une pierre jaune qu’il ne parvenait pas à identifier, posée sur un socle d’or. Le second était une spirale de quartz si transparent qu’on aurait cru du verre, composée de trois cercles concentriques, enchâssée de petits diamants et fixée sur une base d’or blanc.

La cinquième gemme qu’il prit en main était aussi simpliste que les deux précédentes étaient travaillées. C’était un simple octaèdre, taillé dans une émeraude, orné d’une modeste pierre de jade de forme semblable et rivé sur un socle d’ambre. Malgré son allure ordinaire, le joyau dégageait la même beauté fascinante que les autres ; il se vendrait cher, lui aussi.

Trois gemmes reposaient toujours au fond du coffre. Karel peinait encore à y croire : le trésor dont son vieil ami lui avait parlé dans son enfance, sa dernière volonté… Le jeune homme fit courir son regard sur les pierres restantes. À neuf ans, il avait fait sa première promesse, une promesse qu’il avait mis dix longues années à réaliser ; dix années à se préparer, patiemment, dans la crainte qu’un autre y parvienne avant lui. Mais les joyaux du roi étaient à lui, assimilait-il enfin pleinement alors qu’il refermait ses doigts autour du sixième trésor.

Il avait réussi.

La sculpture qu’il tenait en main était d’un blanc laiteux, mais translucide malgré tout, comme un quartz plus opaque que celui de la spirale ; la pierre dans laquelle elle était taillée donnait aux trois longs pics pointus qu’elle représentait l’allure de stalagmites de givre, d’une couleur opaline. Le tout était fixé sur un socle d’argent. Il la déposa à côté des précédents.

Il ne restait que deux joyaux, et chacun d’eux semblait étrangement animé. Karel hésita avant de les sortir de leur écrin, tant ils dégageaient une aura malsaine. Ils étaient particuliers, par leur aspect autant que par la sensation qu’ils provoquaient, loin de la fascination émerveillée suscitée par les autres. Le premier était une sphère d’améthyste parfaitement polie, plantée de quatre diamants triangulaires, de tailles différentes et inégales. Deux filaient vers le haut, telles des cornes, tandis que les deux autres étaient fixés à une base qui rompait le schéma observé jusque-là : deux disques de quartz rose tenaient lieu de pieds à ces « jambes » de diamant, et étaient reliés par de fines barres formant un X de métal. L’orbe attirait le regard, juste assez pour discerner l’étrange effet d’optique qu’il montrait, l’impression de voir danser des éclairs au coeur de la pierre. Karel frissonna et le reposa précipitamment, mais le second donnait la même sensation déconcertante, le même malaise. Simple sphère d’onyx et de verre de volcan fixée sur un socle d’or noir, lui aussi différent des autres par sa forme – un losange aux bords arrondis –, le joyau captivait l’oeil. Karel ne put détacher son regard des incrustations d’obsidienne qui semblaient tourner sous la surface telle une spirale de ténèbres abyssales, envoûtantes. Il ne pouvait se défaire de l’impression de plonger qui le saisissait en les regardant, comme si l’orbe allait l’aspirer et le noyer.

Le jeune homme dut mobiliser toute sa volonté pour poser la huitième gemme aux côtés des autres, et déglutit. Il ignorait quelle sorte de magie les orfèvres avaient pu fixer sur ces joyaux, mais elle était captivante. Ça ne les rendrait que plus faciles à vendre, songea-t-il en entreposant les pierres dans une nouvelle boîte, dont il détenait la clef. Plus sûre, relativement, que leur coffret d’origine et sa serrure forcée.

— Enfin… souffla-t-il.

La nuit s’était finalement installée et il s’allongea sur son tapis, enroulant son écrin dans sa cape avant de le serrer contre son coeur. Il aurait été suicidaire de s’aventurer, en leur possession, dans les coupe-gorges de la ville basse avec la lune et les étoiles pour seules guides, mais il était déterminé à quitter le quartier à l’aube. Pour de bon.

C’est fort de cette décision qu’il sombra dans le sommeil, plongeant dans des rêves de richesse et d’opulence. D’avenir. Tout ce qu’il n’avait jamais eu.

II. Le réveil des Incarnés

La réception battait son plein. La ville haute de Zaku’zen, capitale du royaume, était souvent le théâtre de ces dîners et de ces danses qui s’écoulaient sur des jours entiers, mais très peu avaient le faste de celle-ci, et pour cause : la famille Zon’Teol, hôte pour les trois jours de fête, accueillait dans sa demeure le roi et sa fille en personne. Depuis maintenant plus de vingt-quatre heures, musiques et dégustations se succédaient, ne laissant aux convives que peu de temps pour se reposer.

Installée dans un canapé luxueux, une longue tresse blonde tissée d’or tombant délicatement sur la peau dénudée et hâlée de ses épaules, la princesse étouffa un bâillement. La fatigue commençait à se faire sentir et les badinages sans intérêt de suivantes et de courtisans cherchant à s’attirer ses faveurs n’arrangeaient pas son état. Elle finit par les chasser d’un geste de la main sans ambiguïté avant de prendre un verre sur la table proche. L’habitude de ce type d’événements ne rendait pas résistant au manque de sommeil pour autant, et la jeune fille somnolait sur les coussins immaculés. Elle ignorait où se trouvait son père dans cette foule, masse informe de danseurs, buveurs et beaux parleurs.

Le bruit soudain d’une porte brusquement ouverte la tira de sa torpeur, et elle se redressa d’un coup en voyant surgir un garde royal, essoufflé comme s’il avait traversé la ville en courant.

— Votre Majesté ! cria l’homme sans s’embarrasser du protocole. Vous devez retourner au palais immédiatement !

Le roi fendit la foule. Grand, les épaules carrées représentatives de longs entraînements, il n’eut aucun mal à se frayer un chemin parmi les convives trop médusés pour bouger.

— Que s’est-il passé ? lança-t-il d’une voix forte qui sortit une partie des invités de leur transe.

Des murmures commencèrent à s’élever, mais il les ignora, fixant son regard bleu nuit sur le soldat qui cherchait ses mots.

— Un incident, articula-t-il. Une catastrophe. Les joyaux…

La princesse se releva d’un bond, l’angoisse s’infiltrant dans ses veines tandis que son père interrompait le garde d’un geste qui ne souffrait aucune contradiction. Il avait l’air aussi furieux qu’inquiet.

— Kinn’yah, nous rentrons.

La jeune femme hocha la tête et se lança à la suite de son père, marchant d’un pas digne alors même que son coeur lui hurlait de courir le plus vite possible jusqu’au château. Elle souffla, rassurée, en apercevant des chevaux devant les portes du domaine Zon’Teol : couvrir la distance à pied aurait pris un temps qu’ils n’avaient pas. Si les joyaux avaient vraiment été volés…

La démarche du roi était sèche, poussée par l’urgence, lorsqu’il grimpa les marches menant aux portes du château. Sa fille le suivit en silence, sans hésitation, jusqu’à la salle du conseil de guerre, à gauche de l’escalier central. Vide, à l’exception d’un garde visiblement blessé et d’une chauve-souris qui s’agitait dans une cage.

— Où est votre capitaine ? demanda le souverain d’une voix cassante.

L’homme se recroquevilla sur sa chaise, écrasé par le poids de l’autorité.

— Il… il réunit ses hommes, votre Majesté. Ceux qui…

— … étaient de garde, compléta le roi excédé par ses balbutiements. Pourquoi t’a-t-il envoyé seul ?

— J’ai… capturé…

Il désigna la cage du doigt, incapable de parler distinctement, et souffla, soulagé, lorsque le monarque se désintéressa de lui pour se pencher sur l’animal. La petite chauve-souris noire s’était calmée. Elle lui rendit son regard, perchée aux barreaux supérieurs. Mais, avant que qui que ce soit ait pu s’interroger sur sa présence, la porte s’ouvrit, laissant entrer le capitaine de la garde ; l’homme chassa son subordonné d’un geste sec, et celui-ci ne se fit pas prier pour se ruer hors de la pièce.

— Votre Majesté, salua le gradé en se mettant au garde-à-vous.

— Que s’est-il passé ? tonna le roi, laissant enfin éclater sa fureur. Comment les joyaux ont-ils pu être volés ? Êtes-vous donc si incompétents ?

Le soldat reçut le reproche sans ciller. Il jeta un regard à la princesse, immobile à côté de son père, avant de commencer son rapport.

— Nous ignorons par où il est entré. Toutes les portes du château et toutes ses fenêtres sont sous surveillance constante, et il n’a été vu nulle part. Nous supposons qu’il est…

Il lui coûtait visiblement de mentionner la suite, mais le visage fermé de son suzerain ne laissait aucune place au silence.

— … passé par le bastion. Une fenêtre y était ouverte. Les deux gardes chargés d’en surveiller l’entrée ont été démis de leurs fonctions.

— Bien.

L’approbation royale était si sèche que l’homme en sursauta, mais il préféra reprendre sans attendre.

— Nous avons capturé cet animal. Il avait été envoyé pour attaquer l’un de mes hommes, alors il est probable que le voleur puisse… communiquer avec.

— Un métam ? demanda la princesse, jusque-là silencieuse.

Le capitaine acquiesça.

— C’est ce que nous pensons. Il a quitté le palais en sautant de la fenêtre de vos quartiers, votre Majesté.

— Un métam Chauve-Souris, marmonna le roi. Savez-vous combien de métams, et surtout combien de Chauves-Souris vivent dans ce royaume ? Dans Zaku’zen elle-même ? Nous n’avons pas le temps de les arrêter tous !

L’homme toussota.

— D’après mes hommes, il s’agissait… d’un jeune homme blond, la vingtaine, carrure un peu plus large que la moyenne, mais trop maigre pour être autre chose qu’un gamin des rues.

— N’ont-ils rien vu d’autre ? intervint la jeune femme. Chercher un blond à May’zur revient à essayer de trouver une aiguille dans une botte de foin. Même en n’arpentant que la ville basse de Zaku’zen.

— Malheureusement, il n’a été qu’aperçu avant de se jeter dans le vide, Votre Altesse.

Un silence songeur s’installa dans la pièce. Les pistes étaient trop vagues, les indices trop peu nombreux et la situation trop urgente.

— Capitaine, déployez vos hommes. Faites ratisser toute la ville basse, promettez des montagnes d’or à ceux qui le dénonceront. Si les joyaux tombent entre de mauvaises mains, nous sommes tous perdus.

Karel fit tourner le joyau entre ses doigts. La sphère d’améthyste dégageait un éclat encore plus envoûtant à la lumière du soleil, sans l’arrière-goût dérangeant laissé par la spirale d’obsidienne. Celle-là serait facile à vendre, plus que les autres : il n’aurait aucun mal à trouver un noble qui se laisserait absorber par les éclairs dansant sous sa surface et qui serait prêt à y sacrifier une partie de sa fortune.

Le jeune homme dissimula le coffret contenant les autres gemmes dans une cache à quelques mètres de sa paillasse, afin de les protéger de rivaux potentiels, puis il glissa le joyau violet dans sa sacoche et s’avança dans les ruelles. Il aurait pu voler, mais les gardes s’étaient probablement déjà lancés à sa recherche, et ses ailes avaient sans doute marqué les esprits bien plus que son visage ; mieux valait ne pas prendre ce genre de risques. Bien sûr, un homme de la ville basse ne passerait pas inaperçu dans les quartiers plus riches de la capitale, mais il comptait sur sa furtivité naturelle pour échapper à d’éventuelles patrouilles, et il espérait que les premières recherches se feraient dans son secteur d’origine.

Son intuition ne tarda pas à se confirmer. Des soldats royaux apparurent dans son champ de vision, une petite troupe de trois hommes en formation serrée, une parmi des dizaines, sans doute. Karel déglutit en les voyant s’adresser à un petit groupe qui paressait sur un perron : ces imbéciles allaient répandre la rumeur ! Si la nouvelle parvenait aux oreilles des mauvaises personnes…

Il pressa le pas, la mâchoire crispée. Il devait quitter la ville basse le plus vite possible.

Quand les pavés bien rangés des quartiers riches se profilèrent à l’horizon, Karel sentit la tension dans ses muscles se relâcher d’un coup. Le retour serait laborieux, mais il pourrait se permettre de survoler la ville ou de passer par les toits, une fois la pierre vendue. Il n’aurait qu’à abandonner sa sacoche et attendre la tombée de la nuit, personne ne prêterait attention à une chauve-souris parmi d’autres dans le ciel de Zaku’zen. Confiant, le jeune homme s’aventura donc dans les rues de la ville haute. Étroites au début, elles s’élargirent bien vite, à mesure que les maisons des commerçants laissaient place aux demeures des notaires puis aux manoirs des nobles. Un environnement de plus en plus vaste, et de plus en plus écrasant de faste et de dorures. Haut rang et course à la magnificence allaient toujours de pair, et Karel sentit son dégoût envers ces personnes le prendre à la gorge. Ceux qui les regardaient de haut sans le voir. Des coeurs de glace plaqués or, voilà ce qu’ils étaient, aussi brillants à l’extérieur qu’ils étaient pourris à l’intérieur. Mais si facile à manipuler…

Le jeune homme jeta finalement son dévolu sur un manoir de pierre blanche, serti d’or et de rubis, reconnaissable, moins sécurisé que les autres, du moins en apparence : il n’aurait aucun mal à forcer une rencontre avec le maître des lieux. Furtivement, Karel trouva un coin d’ombre pour se dissimuler.

Après avoir sécurisé sa sacoche sur son épaule, Karel ferma les yeux et entama sa transformation. Ses doigts s’allongèrent et changèrent de forme à mesure que ses bras, eux, s’affinaient et rétrécissaient. Très vite, ses épaules furent prolongées non plus de membres humains, mais d’ossatures semblables à des ailes de chauve-souris, et sa peau s’étendit rapidement pour compléter cette nouvelle forme. Ses pieds, dans le même temps, s’étaient recourbés jusqu’à prendre l’aspect de serres et ses oreilles s’étaient transformées : plus pointues, légèrement mobiles, elles frémissaient à chaque son dans les rues environnantes.

Le voleur, sous sa nouvelle forme hybride, baissa les yeux pour s’assurer que son trésor ne glisserait pas de son épaule, puis il se mit à battre des ailes pour s’élever au-dessus des murs qui encerclaient le manoir : lisses comme du marbre, difficiles, voire impossibles à escalader, ils n’étaient qu’une sécurité bien inutile contre lui.

Il ne garda cependant pas cette apparence longtemps. Une fois posé dans l’herbe bien taillée d’un jardin d’ornement, il reprit forme humaine, réajustant sa sacoche avant de se mettre à courir vers la première fenêtre accessible. Entrouverte. Par une journée ensoleillée comme celle-ci, ça n’avait rien de surprenant, et il n’allait pas s’en plaindre. Il se hissa sur le rebord pour apparaître dans l’encadrement, à quelques pas à peine d’un homme plongé dans un livre. Sans préavis, Karel bondit à l’intérieur de la pièce, le tirant de son ouvrage.

— Ga… commença-t-il, mais il s’interrompit lorsque le métam tira la gemme de son sac.

Avec un sourire de conspirateur, le jeune voleur baissa le doigt qu’il avait posé sur ses lèvres et s’avança vers le lecteur toujours figé. Vu sa tenue, c’était probablement le chef de la maisonnée. Tant mieux, ça lui éviterait d’avoir à chercher dans tout le manoir.

— Tu sais ce que c’est, non ?

Le noble tiqua face à la familiarité de son vis-à-vis, mais hocha la tête, le regard toujours absorbé par la sphère d’améthyste.

— Alors, dis-moi, reprit Karel en faisant rouler le joyau dans sa main, combien serais-tu prêt à payer pour cette pierre, et ses sept copines ?

— P... pardon ?

— Tu serais… l’homme qui possède le plus grand trésor du royaume de May’zur. Ou si ça ne satisfait pas l’envie de gloire qui vous colle à la peau à tous, tu serais le héros qui a retrouvé les joyaux du roi ! Je vais reposer ma question : tu paies combien, pour les huit ? Pour une faveur royale éternelle ?

L’homme déglutit, son regard passant de l’intrus à la pierre sans parvenir à se poser sur l’un ou sur l’autre.

— J’ai pas toute la journée. Si t’en veux pas, je suis sûr que ton voisin, lui…

— Non ! interrompit le noble, presque paniqué.

Karel sourit doucement.

— Ton prix ?

— Je… je vous en donne cent mille fétiches. Non, non, deux cent mille, corrigea-t-il précipitamment en voyant le métam plisser les yeux. Si vous m’apportez les sept autres, bien entendu.

Le sourire de Karel s’élargit et il émit un sifflement appréciateur. Deux cent mille fétiches… C’était assez pour maintenir le train de vie d’un modeste marchand pendant huit décennies, même en déduisant le prix d’une maison… C’était plus qu’il n’avait espéré, mais…

— Trois cent mille. On parle d’une faveur du roi de May’zur. Peut-être sa main, ou la main de sa fille, pour un de vos enfants.

Une place dans la lignée royale O’Solaris. Peu probable, du point de vue de Karel – il ne s’agissait après tout que de restituer un trésor volé – mais l’idée se frayait apparemment un chemin dans la tête de l’homme, vu l’étincelle dans ses yeux.

— Deux cent cinquante mille, claqua-t-il néanmoins.

Karel vit, dans la carrure nouvelle de ses épaules et dans la crispation de sa mâchoire, l’attitude d’un négociateur chevronné. Malgré la peur que l’un de ses rivaux puisse les obtenir à sa place, son regard était clair : il ne démordrait pas de sa somme. Le jeune homme n’avait pas le coeur de se battre pour une montagne d’or alors qu’il pouvait déjà obtenir un bon pactole, il acquiesça donc en remettant le joyau dans sa sacoche.

— Envoie des hommes dans la ville basse, j’ai besoin d’une escorte. Tu n’as qu’à dire que tu envoies de l’aide pour les recherches.

— Je vous fournirai une tenue de soldat, proposa le noble. Vous passerez pour une nouvelle recrue, je ne tiens pas à éveiller les soupçons.

Karel hocha la tête en signe d’assentiment. Le déguisement serait le bienvenu, s’il voulait éviter tous ses potentiels rivaux, en plus de la garde royale qui arpentait les rues.

— Je vous prie d’attendre ici le temps que je mobilise mes hommes.

Peu enclin à bouger, le voleur s’installa sur le rebord de la fenêtre et regarda son nouveau partenaire quitter la pièce à pas pressés. Un petit nobliau bien imprudent de laisser un criminel seul dans sa demeure, songea le jeune homme en glissant une petite statuette d’argent dans sa poche.

Avec ça, même si le riche homme essayait de se retourner contre lui, chose commune chez les vermisseaux de la ville haute, il aurait tout de même de quoi se payer quelques repas et survivre quelques jours de plus.

Kinn’yah resta un instant figée face à son miroir. Elle avait ombré ses yeux rose framboise d’un maquillage volontairement maladroit, renforcé par des marques de suie sur les joues et le front. De son habituelle tresse ornementée de fils d’or, il ne restait aucune trace, pas plus que du blond immaculé habituel de ses longs cheveux ; elle avait remplacé sa coiffure par des mèches en bataille, noircies de suie et de poussière à l’image des vêtements qu’elle avait empruntés dans le linge sale des domestiques et des gardes. Sa tenue disparate dégageait une odeur de sueur qui lui fit plisser le nez. Avec des excuses silencieuses pour les propriétaires de ces habits, elle en élima les manches avec une pierre, faisant subir le même traitement à la base du pantalon. Une courte réflexion la fit renoncer à porter des chaussures. La glace était loin, très loin de lui renvoyer l’image d’une princesse, une jeune femme réputée pour être l’une des plus jolies du royaume.

Face à elle, il n’y avait plus qu’une fille de la ville basse parmi tant d’autres.

— Rima, souffla-t-elle comme pour baptiser sa nouvelle apparence.

Elle fit rouler le nom sur sa langue jusqu’à y être habituée, puis elle rabattit sa capuche sur son visage. Deux précautions valaient mieux qu’une, avait-elle décidé. D’un pas assuré, la jeune femme quitta ses quartiers, grimaçant au contact du marbre froid sous ses pieds. Le mensonge et la dissimulation étaient blasphématoires, mais elle avait un plan. Une mission, tant que c’était encore possible.

Sortir du palais ne serait pas difficile : elle connaissait toutes les portes dérobées et les passages secrets qui menaient à l’extérieur. La partie la plus délicate aurait été de récupérer la petite cage, mais…

— Votre Altesse, appela une voix à sa droite.

Kinn’yah se retourna pour faire face à une jeune fille qui la fixait d’un air ébahi. Opposée au déguisement de pauvresse dont la princesse était affublée, celle qui lui faisait face paraissait éclatante. Ses cheveux longs, châtain clair, parsemés de petites tresses, glissaient sur ses épaules et coulaient sur le haut de sa robe bleue, lacée sur le côté droit, comme une cascade de caramel qui ne s’accordait que trop bien avec ses yeux noisette brillants de vie et avec la teinte hâlée de sa peau. Sa suivante, Rella. Une amie de longue date, presque élevée avec elle. Mais qui persistait avec ce titre.

— Combien de fois t’ai-je dit de m’appeler par mon prénom ?

— Votre père me tuerait si je m’y autorisais.

La princesse soupira. C’est pour cette raison qu’elle ne pouvait emmener Rella avec elle à l’extérieur : un mot de travers, et sa couverture volerait en éclats. Les talents en combat de la jeune femme, garde du corps à ses heures, lui auraient pourtant été d’une grande utilité.

— Permettez-moi d’insister sur le danger de…

— Tu l’as trouvée ?

La suivante soupira, mais opina, exposant la cage qu’elle cachait derrière son dos, sous une cape. À l’intérieur, la chauve-souris capturée par les gardes s’agitait comme à la recherche d’une sortie. Kinn’yah sourit.