Les larmes de la reine Arsinoé - Jean-Yves Carrez-Maratray - E-Book

Les larmes de la reine Arsinoé E-Book

Jean-Yves Carrez-Maratray

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Beschreibung

De la prison de Coptos au fastueux palais de Cyrène, de Cyrène à Théra et de Théra à Alexandrie, Ptolémée se demande dans les bras de quelle amante il retrouvera l’étreinte d’Arsinoé, sa mère, la reine effacée. Est-ce dans les baisers incestueux de Bérénice, sa sœur, ou dans ceux innocents de l’autre Bérénice, sa cousine de Libye ? Arsinoé, la lionne d’Éthiopie aux yeux flamboyants, la Lointaine pour les Égyptiens, sera-t-elle toujours à ses côtés pour le conduire vers son destin royal et son sacre de pharaon ?


À PROPOS DE L'AUTEUR 


Jean-Yves Carrez-Maratray exerce en tant que professeur d’histoire ancienne à l’Université Sorbonne Paris Nord. À l’issue d’une période prolifique passée à diriger des fouilles en Égypte et à enseigner l’épopée des « pharaons grecs », il écrit ce roman sous l’impulsion de ses étudiants.

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Jean-Yves Carrez-Maratray

Les larmes de la reine Arsinoé

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean-Yves Carrez-Maratray

ISBN : 979-10-377-9911-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Senthaïs ma lionne, étoile de mes nuits,

Je songe à tes baisers, quand tranquille et sans bruit,

Sur mon corps tu t’allonges, et qu’en mon ciel scintille,

Sous le feu des flambeaux, l’or bleu de tes pupilles.

Callimaque de Cyrène, Épigramme pour le roi Ptolémée, dieu Bienfaiteur (Papyrus de Paris, P.Par. II, 221)

I

Alexandrie

L’épouse et la sœur, Arsinoé et Arsinoé

1

La reine Bérénice se reposait enfin. Le cercueil d’albâtre, un beau travail égyptien, enveloppait son corps de déesse. Un corps de vieille femme aussi. Bérénice avait été belle, peut-être la plus belle des dames de son temps. Mais, à soixante-dix ans passés, sa momie n’était plus que rides. Cependant, elle resterait pour toujours ce qu’on avait fait d’elle : Bérénice, la déesse Salvatrice !

Ptolémée avait toujours cru que sa vieille compagne lui survivrait. Elle était de la génération d’Alexandre, infatigable et intrépide. « Comme moi, s’était-il dit, elle passera les quatre-vingts ans. » Mais la maladie l’avait terrassée avant lui. « Quand je pense, se dit-il, que je finirai comme cela, cadavre embaumé et dieu Sauveur ! » Il garda cette réflexion pour lui. En ce domaine, l’ironie n’était pas de mise. Il savait bien qu’il lui faudrait tenir son rôle de dieu jusqu’à sa mort. Ne pas rire de la crédulité des gens, ne pas heurter les usages de ses sujets égyptiens. Eux, ils croyaient même aux dieux animaux ! Il serait roi, et hypocrite, jusqu’au bout.

Il remontait pas à pas les marches du petit tumulus qu’il s’était fait construire pour eux deux, à côté de celui d’Alexandre, le gigantesque et prétentieux monument bâti par lui lorsqu’il n’était que roi débutant. Toute la cour l’attendait en haut, avant de se rendre au conseil. Évidemment, il allait retrouver ses deux fils nommés Ptolémée : le plus âgé, le fils d’Eurydice, celui qu’on appelait Kéraunos, « la Foudre », tant il était impulsif… et le plus jeune, le fils de Bérénice. Lui n’était pas impulsif. Tout le contraire de sa sœur ! Mais là, c’était sans doute une qualité… Comment Bérénice et lui avaient-ils pu faire deux enfants si différents ? Misère ! Et c’est celui-là qu’il allait bientôt choisir pour lui succéder…

Il avait toujours aimé les femmes. Il se souvenait du corps parfait de Thaïs l’Athénienne. La courtisane la plus recherchée du temps l’avait préféré et lui avait même donné trois enfants. Trois bâtards. Et il ne comptait pas ceux qu’il avait dû essaimer du côté des montagnes du Caucase, celles dont les neiges dépassent trois fois l’Olympe, dans des étreintes sans amour.

C’était quand il chevauchait, âgé de quarante ans, aux côtés d’Alexandre. Avec lui, il avait poursuivi le roi Darius jusqu’au bout des plaines de Bactriane et de Sogdiane, ce pays perdu sur les rives tumultueuses de l’Oxus. Les filles de Bactriane étaient très belles, surtout Roxane, mais elle, Alexandre se l’était réservée. Et que dire de celles de Sogdiane ! Plus on allait loin, plus elles étaient admirables. Hélas, Alexandre s’était arrêté devant Maracanda, à l’Alexandrie du bout du monde. Au-delà, les femmes devaient être des déesses…

Et puis il y avait eu les Indiennes. Pour les conquérir, il avait fallu franchir des défilés vertigineux, perdus au creux d’affreuses montagnes aux neiges inaccessibles. Elles déversaient leurs torrents d’eau dans l’Indus, sur les rives duquel Ptolémée arriva exténué. Il put à peine se reposer dans les bras des filles du pays de Pôros l’indien, car les combats étaient permanents et acharnés. Allait-il enfin se marier ? Alexandre le voulait et, de retour en Perse, aux noces de Suse, il somma son ami d’épouser Artakama, la fille du prince Artabaze, le satrape de Bactriane. Ptolémée se soumit, mais, comme il n’appréciait pas la beauté de la Persane, il en resta à un mariage blanc.

Quand Alexandre mourut, Ptolémée se souvint de son passage dans la vallée du Nil, huit ans auparavant. Il avait vu alors Alexandre se faire couronner à Memphis, dans le temple de Ptah. Il l’avait vu tracer avec de la farine l’emprise des murs d’Alexandrie. Il l’avait enfin accompagné jusqu’à Paraitonion, sur la côte de Libye, et de là jusqu’à l’oasis d’Ammon, où le dieu thébain avait dit qu’Alexandre était son fils. Alors, à la mort du conquérant, il s’était fait nommer satrape, gouverneur d’Égypte. Pendant vingt ans, il avait combattu tous ceux qui voulaient le destituer et, plus il résistait, plus il se voyait digne de remplacer Alexandre. « D’abord, c’est moi et pas Alexandre qui ai bâti Alexandrie. Et moi aussi j’ai été proclamé dieu par Ammon : “tu es le dieu Sauveur”, m’a dit l’oracle, car tu as secouru Rhodes contre Démétrios l’Assiégeur. » Alors, pourquoi n’aurait-il pas le droit, lui aussi, de se faire couronner à Memphis dans le temple de Ptah ? Et il l’avait fait.

Ptolémée s’arrêta un instant. L’escalier n’était pas très long, mais les marches étaient hautes. Il souffla.

Cela faisait maintenant vingt ans qu’il était roi. Vingt ans qu’il était pharaon (c’est comme ça que disaient ses sujets égyptiens). Il pensait à ses deux épouses. Car il avait fini par se marier… deux fois en même temps et pour de vrai ! Il s’était avisé que, s’il voulait jeter aux orties son habit de satrape pour le remplacer par celui de pharaon, il ne serait pas inutile qu’il eût enfin des enfants légitimes. C’était même nécessaire s’il voulait fonder une dynastie. Des prêtres égyptiens lui avaient dit que ce serait la trente et unième de l’histoire du pays. Que les trente premières couvraient déjà plusieurs milliers d’années avant lui, et qu’elles étaient remplies de grands noms, des noms que tout le monde connaissait : Djehoutimessès, Ramessès-Sessou, Sesonchôsis… Ces noms ne lui disaient rien du tout, mais, bon, ils avaient l’air prestigieux. Celui de Ptolémaios ne ferait pas mal à la suite…

Il lui fallait donc trouver une épouse, une vraie, une macédonienne. La bonne adresse matrimoniale c’était celle d’Antipater, celui à qui Alexandre avait confié la Grèce au moment de partir conquérir le monde, ce vieux matois de régent qui mariait généreusement ses nombreuses filles à qui voulait d’elles. Les deux compères se mirent d’accord pour Eurydice. Cette bonne pondeuse donna à Ptolémée toute une ribambelle d’enfants, mais surtout un brillant fils aîné, Ptolémée, celui qu’en riant on surnommait Kéraunos, « la Foudre ». Avec sa petite sœur Lysandra, qu’il adorait, il avait formé le couple enfantin le plus turbulent de la cour d’Alexandrie. Deux vrais phénomènes !

Mais le problème avec son épouse Eurydice, c’est que Ptolémée ne l’avait pas aimée passionnément. Sa passion, ce serait Bérénice. Elle était de la même famille qu’Eurydice. En fait, elles étaient cousines. Déjà veuve et mère de trois enfants, Bérénice avait accompagné Eurydice lorsque celle-ci était venue à Alexandrie épouser Ptolémée. Elle rayonnait de beauté. Ptolémée était l’époux d’Eurydice ? Qu’à cela ne tienne. Il serait aussi l’époux de Bérénice, sa cousine. Les deux reines cohabitèrent tant bien que mal pendant plusieurs années, mais il était évident que, si Eurydice était l’épouse, c’est Bérénice qui était la reine. Un jour, Eurydice en eut assez d’être humiliée et elle quitta Alexandrie pour n’y plus revenir. Alors Ptolémée n’eut plus que Bérénice pour compagne. En vieillissant, il s’épanouit en elle. Elle devint la Salvatrice du Sauveur. Et voilà qu’elle était morte.

Ptolémée reprit péniblement l’ascension des marches de sa future tombe.

Oh, Bérénice ne laissait pas Ptolémée sans rien ! Elle lui avait d’abord donné deux filles, Arsinoé et Philotéra. Mais Philotéra était morte. Longtemps, Ptolémée et Bérénice avaient cru qu’ils n’auraient pas de fils. Heureusement, les dieux veillaient. Huit ans après la naissance d’Arsinoé naquit Ptolémée. Ah ! Qu’est-ce qu’Arsinoé jouait bien avec Ptolémée ! Comme elle l’aimait, son petit frère ! « Avec mon petit Ptolémée, se disait Arsinoé, je vaux bien Kéraunos et sa petite chérie de Lysandra ! » Qu’est-ce qu’elle les détestait, ces deux-là !

Plusieurs fois, il avait fallu les séparer :

— Bouh ! Bouh, disait Lysandra ! Bouh, Ptolémée, le bébé de sa grande sœur !

Et elle allait se réfugier dans le dos de son frère Kéraunos.

— Gnah ! Gnah, ripostait Arsinoé ! Gnah, Ptolémée, Monsieur la Foudre, le grand frérot à sa trouillarde !

Et elle se jetait sur Lysandra pour lui tirer les cheveux.

Alors, pour calmer les choses, quand elle eut seize ans, Ptolémée envoya Arsinoé épouser son vieil allié Lysimaque, devenu le roi de Thrace et de Macédoine. C’était à l’époque où Ptolémée avait décidé de sceller pour toujours l’amitié qui l’unissait à Séleukos et à Lysimaque, ses deux vieux compagnons d’armes. Tous trois étaient les derniers survivants de la génération d’Alexandre. Revenus ensemble du fin fond des Indes, ils avaient vieilli au même rythme et ils avaient décidé de gérer en harmonie, chacun de son côté, l’héritage du Conquérant. Séleukos garderait la plus grosse part du gâteau : la Perse, la Syrie et la Babylonie. Lysimaque serait roi de Thrace et de Macédoine. Ptolémée serait pharaon d’Égypte.

Ptolémée et Séleukos avaient toujours été amis, mais leurs liens s’étaient un peu distendus. Séleukos résidait la plupart du temps à Séleucie du Tigre, la capitale qu’il s’était fait bâtir à son nom près de Babylone. C’était loin, de l’autre côté du désert de Syrie. Et les deux amis se chicanaient à propos de la Palestine dont Ptolémée s’était emparé un peu cavalièrement. Alors Ptolémée préféra donner sa fille à Lysimaque. Lui n’habitait pas aussi loin que Séleukos. La Macédoine, c’était juste de l’autre côté de la Méditerranée et, sur cette mer, il fallait absolument s’entendre.

Mais quelle affaire cela avait été ! Comme on pouvait s’y attendre, Arsinoé avait explosé de colère : « C’est n’importe quoi ! Lysimaque est déjà marié ! Et plusieurs fois ! J’arrive après la bataille. Nikaia, sa première épouse, a déjà donné un successeur à Lysimaque : il s’appelle Agathoklès. Et moi j’irais lui faire des chiards pour rien, des enfants qui ne régneront pas ? Non merci ! » Mais elle dut plier. Elle partit pour Pella et épousa Lysimaque.

Mais le pire pour elle fut le jour où elle vit arriver sa demi-sœur Lysandra à la cour. Son père venait de la donner en mariage à Agathoklès ! À Agathoklès, l’héritier du trône ! Quand Lysimaque mourrait, c’est cette chipie de Lysandra qui serait reine ! Un cauchemar ! Et elle, Arsinoé, la veuve, on la mettrait à la porte, elle et ses enfants, ça c’est sûr ! Ah ! Lysandra… Agathoklès… ces deux-là, si elle pouvait, elle les aurait bien tués !

Ptolémée arrivait en haut de l’escalier. Il n’y avait plus à Alexandrie que Ptolémée, son fils de vingt-quatre ans, qui pût lui rappeler Bérénice. À qui le vieux combattant remettrait-il son royaume ? À Kéraunos, le fils d’Eurydice, ou à lui, le fils de la Salvatrice ?

2

Ptolémée s’installa sur le trône royal et ouvrit la séance du conseil : des banquettes à sa droite, des banquettes à sa gauche. D’un côté, Ptolémée, dit Kéraunos, son fils né d’Eurydice, avec ses amis. De l’autre Ptolémée, le fils de Bérénice, et les siens. Et, au milieu, lui, Ptolémée, le fils de Lagos. Lagos… ? Cet illustre inconnu qui, dit-on, lui avait donné naissance, à lui le dieu Sauveur. À moins que ce ne fût un autre qui l’eût fait… Ne serait-ce pas Philippe lui-même, le père d’Alexandre ? Qui saura jamais…

Il commença :

« Lysimaque, le roi de Thrace et de Macédoine, mon allié, mais surtout mon vieil ami, vient de me confirmer sa décision : la plus jeune des filles qu’il lui reste à marier épousera l’homme qui me succédera. Elle s’appelle Arsinoé, comme ma fille. Mais elle est beaucoup plus jeune qu’elle. Elle n’a que quinze ans. Sa mère est Nikaia. C’est la petite sœur d’Agathoklès, le fils et le successeur désigné de Lysimaque. »

Il se tourna vers Kéraunos ;

« Tu la connais bien, Ptolémée, puisque ta sœur Lysandra est la femme d’Agathoklès. Elle a dû te parler d’elle. On me dit qu’elle est belle, mais cela n’a pas d’importance. En tout cas, c’est justement parce que j’ai donné Lysandra à son fils que Lysimaque me donne Arsinoé pour le mien. »

Il fit une pause, car parler longuement en public commençait à lui être pénible. L’assemblée retenait aussi son souffle. Il reprit.

« Comme je viens de le dire, celui de mes deux fils ici présents à qui je donnerai Arsinoé, la fille de Lysimaque, me succédera. Il sera d’ailleurs dès aujourd’hui mon corégent, avec le titre de roi. Arsinoé, sa femme, aura le titre de reine. »

Il se tourna à nouveau vers Kéraunos :

« Ptolémée, sache que je ne méprise en rien les nombreux enfants que m’a donnés Eurydice ta mère. Il y a toi, bien sûr, mais il y a aussi ta sœur Lysandra. Or Lysimaque m’a confirmé que c’est Agathoklès qui lui succédera. Lysandra sera donc reine. »

Puis vers Ptolémée :

« Ptolémée, ta sœur Arsinoé est l’épouse de Lysimaque. Elle lui a donné trois garçons, mais même l’aîné, Ptolémée, vient après Agathoklès dans l’ordre de succession. »

Il fit une nouvelle pause. Puis, se tournant une dernière fois vers Kéraunos :

« Ptolémée, si je te donnais Arsinoé, la fille de Lysimaque, je te ferais roi d’Égypte avec elle, en même temps que Lysandra, ta sœur, serait reine de Macédoine avec Agathoklès. Autrement dit, avec toi et elle, je privilégierais deux des enfants que m’a donnés Eurydice. Et cela au détriment des enfants que m’a donnés Bérénice : Arsinoé d’abord, dont le fils ne régnera pas, et toi, Ptolémée (il se tourna vers lui), ensuite, car tu n’obtiendrais rien. »

Il se leva et s’adressa à tous :

« Je me dois d’équilibrer les choses. Je dois faire en sorte qu’aucune de mes deux épouses ne l’emporte sur l’autre en matière de descendance royale. C’est pourquoi c’est toi, Ptolémée, qui épousera Arsinoé, la fille de Lysimaque, et qui me succédera. »

Il se rassit. Un silence de plomb envahit la salle.

Kéraunos se leva et prit la parole :

— Mon père, cela fait des années que je suis à tes côtés, en fils respectueux. Il y a longtemps qu’Eurydice, ma mère, est partie d’ici, lassée d’humiliations. Moi, je suis resté. Mais je vois que ma fidélité est bien mal récompensée. Je t’obéirai, mais tu souffriras que je ne reste pas ici plus longtemps. Je pars rejoindre ma sœur Lysandra en Macédoine. J’espère lui être de quelque utilité. Notamment contre ta peste de fille, Arsinoé, l’épouse de Lysimaque, dont Agathoklès et Lysandra ne cessent de dénoncer les intrigues dans les lettres qu’ils m’écrivent. Je souhaite un heureux règne à mon frère Ptolémée. Il a toutes les qualités pour faire un grand roi.

Mais on sentait l’ironie dans ces dernières paroles. Kéraunos se leva, et tous ses amis avec lui.

Le lendemain même, il montait sur une pentère et fit voile vers la Macédoine.

3

Tout Alexandrie attendait sa future reine. La pentère du roi Lysimaque avait été aperçue devant Taposiris, à cent stades à l’ouest de la ville. Le vent la poussait dans le bon sens et elle arriverait en une demi-heure environ. Il était temps d’avertir le roi. Le grand chambellan s’en chargea :

— Ô roi Ptolémée, le navire approche. Tu peux te rendre sur le quai.

— Où est donc Ptolémée ?

— Il arrive, dieu Sauveur.

En attendant son fils, le roi déroula une nouvelle fois la lettre posée sur son bureau. La dernière phrase l’inquiétait toujours. Il retrouva avec plaisir, sur le papyrus, l’écriture de sa fille, fine et déliée. Il aimait surtout ses epsilons ligaturés et ses mus amples et légers.

Arsinoé, reine de Macédoine, à Ptolémée, dieu Sauveur, roi d’Égypte, son père.

Mon époux Lysimaque vient de m’apprendre qu’il t’envoie Arsinoé, la fille qu’il a eue de Nikaia, pour qu’elle épouse Ptolémée, mon petit frère que j’aime tant. C’est une excellente nouvelle. Je ne pourrai assister au mariage, mais embrasse pour moi mon petit Ptolémée.

Kéraunos vient d’arriver chez nous. Il est toujours à comploter avec sa sœur Lysandra. Elle et son mari, son cher Agathoklès, font la tête. Ils voient bien que Lysimaque préfère mon fils aîné Ptolémée, à celui de Nikaia. Il aime bien aussi les cadets, Lysimaque et Philippe.

Ta fille bien-aimée, Arsinoé.

J’oubliais ! Méfie-toi cependant d’Arsinoé. Je la crois sournoise sous ses airs candides.

Il reposa la lettre sur son bureau et réfléchit une fois encore : « Sournoise ? Elle, Arsinoé… oui, c’est possible… » Mais Ptolémée venait d’entrer.

— Ta fiancée arrive, lui dit-il. Allons l’accueillir !

Le grand port d’Alexandrie n’était pas facile d’accès. Le pilote venu de Macédoine savait qu’il fallait viser entre les palais, à gauche, et la grande tour en construction, à droite, à l’extrémité de l’île de Pharos. La tour était presque finie. La base carrée était terminée, ainsi que la grande élévation octogonale. Le lanterneau cylindrique était en voie d’achèvement. On pourrait bientôt y allumer le feu qui éclairerait les marins, la nuit, et les mènerait à bon port. Les rameurs accélérèrent, firent prendre de la vitesse au bateau, vent arrière, puis on abattit d’un coup la voile et on releva les rames. L’élan devait propulser le navire dans le port protégé du vent et il s’arrêterait de lui-même. La manœuvre fut parfaitement accomplie. Alors on replongea les rames et le navire prit un virage sur la gauche. Il alla accoster au pied des palais.

On installa un escabeau par-dessus le bastingage. Des soldats se placèrent de part et d’autre, pour donner la main aux passagers qui descendaient à terre. Une jeune fille qu’on devinait mignonne, même vue de loin, se présenta la première. Arsinoé avait seize ans, mais elle en paraissait douze. C’était une jolie petite brune aux cheveux raides. Elle les avait noués en un chignon sur sa nuque, tout en y agrafant un voile qui tombait sur l’arrière de son dos. C’était sobre et élégant, mais un peu inadapté à son âge. Sa belle robe plissée, qui lui descendait jusqu’aux pieds, n’avait pas de peine à dissimuler une poitrine à peine formée. Elle avait les yeux bleus et son visage n’exprimait qu’une docilité triste. C’était une enfant.

Elle descendit du bateau entre la haie des soldats, donnant la main à un officier de sa garde. Lysimaque, le roi de Thrace et de Macédoine, son père, était trop occupé pour accompagner si loin, en Égypte, sa plus jeune fille à son mariage. Il en avait vu assez d’autres auparavant. Et celle-ci, c’était la dernière. Arsinoé n’était venue qu’avec ses nourrices.

Sur le quai, toute la cour d’Alexandrie l’attendait. En avant se tenait le roi Ptolémée avec à ses côtés son fils, le corégent Ptolémée. On lui avait dit qu’elle devrait s’adresser au premier en lui disant : « dieu Sauveur », et parler à son fils, son promis, en l’appelant « Ptolémée ». Bien sûr, elle devrait laisser le roi lui parler en premier. Surtout, elle ne s’inclinerait pas, car elle était elle-même fille de roi. Ensuite, elle répondrait au roi. Puis, son fiancé lui parlerait. Là, ce serait tout l’inverse. Elle ne répondrait pas, mais elle s’inclinerait. Car il allait devenir son maître.

— Arsinoé, dit le vieux roi, je te souhaite la bienvenue ! Ton père Lysimaque, comme tu sais, est l’un de mes plus vieux amis. Je souhaite que tu sois heureuse ici en Égypte, et à Alexandrie plus particulièrement. Je forme des vœux pour que mon fils (il se tourna vers lui) et toi vous vous entendiez bien et que vous me donniez bien vite des petits enfants.

— Je te remercie de tes bons vœux, dieu Sauveur, dit Arsinoé. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour qu’ils se réalisent.

La réponse était plus ou moins prévue, mais Arsinoé eut la chance qu’elle lui vienne assez naturellement. Malgré tout, on vit bien que c’était une grande timide. Elle avait baissé les yeux en la prononçant et sa voix était un peu tremblante.

— Je te souhaite aussi la bienvenue, Arsinoé, dit Ptolémée. Tu es belle et j’espère être digne de toi.

Elle s’inclina.

Elle ne fut pas présentée à la cour, car cela était prévu pour le lendemain, jour des noces. La cour avait été conviée, mais seulement pour honorer son arrivée. Elle suivit le grand chambellan du palais qui l’amena à ses appartements. Ils étaient magnifiques. Magnifiques, mais impressionnants. Le palais royal d’Alexandrie, sur le cap Lochias, se dressait au-dessus de la mer. Il avait plusieurs étages, ce qu’Arsinoé n’avait jamais vu chez elle, en Macédoine. Depuis les balcons, couronnés d’architraves ioniques et de frises aux rinceaux d’acanthe savamment entremêlés, on pouvait voir la mer au nord, le port à l’ouest, et le quartier royal au sud, avec les rues qui partaient vers le centre. C’est de ce côté qu’elle avait été logée. Les plus belles vues, surtout celles sur le port, avaient déjà été réservées. Ses nourrices déballèrent ses affaires et elle se coucha.

Elle ne dormit pas beaucoup. Oh, elle n’était pas forcément inquiète. Elle avait passé toute son enfance dans un palais royal. Elle savait ce que c’était : des esclaves domestiques attentifs, prévenants, mais totalement insensibles aux états d’âme de leurs maîtres ; des courtisans de condition libre qui n’avaient d’yeux que pour les grandes personnes, en commençant par celles d’en haut. Chez les Grecs, on méprisait les enfants, ces petites choses pleurnichardes et sales d’abord, puis sauvages et insubordonnées ensuite. Elle avait toujours été le contraire de tout cela, mais, comme elle était douce et discrète, on avait à peine vu qu’elle existait. Puis, un jour, on s’était avisé de sa présence et on avait décidé de faire, d’un seul coup, d’une fillette timide et invisible une reine d’Égypte.

Elle révisait dans sa tête, pour le lendemain, les leçons de ses nourrices. Elles avaient scrupuleusement préparé la jeune fille au rôle qu’elle allait devoir tenir. Elles lui avaient bien expliqué comment fonctionnait son corps. Elles lui avaient montré des figurines d’hommes nus en érection, parlé de défloration, mais aussi de plaisir. Arsinoé allait à ses noces comme on va à l’école pour la première fois.

Dès le lever du soleil, on vint la réveiller. Elle venait juste de s’endormir ! Ses nourrices n’étaient plus seules. Elles étaient entourées d’une trentaine de femmes qui la conduisirent dans un établissement de bain situé au cœur du palais. Qui étaient toutes ces femmes ? Elle n’en avait aucune idée. On lui apprit plus tard que c’étaient les dames les plus haut placées de la cour, les épouses des grands dignitaires du royaume : amiraux, généraux, ministres, diplomates… Elles s’étaient battues pour « être du cortège », car il n’y avait que vingt-huit places.

On la déshabilla et on la plongea dans un bain chaud. Puis dans un bain glacé. Ainsi serait-elle pleine d’énergie. On lui dit d’aller aux toilettes puis on lui demanda de se laver méticuleusement le vagin. Elle s’exécuta. On répandit sur tout son corps des flacons entiers de parfum et on la frotta d’une onction d’huile végétale parfumée. Puis vint le temps de l’habillage. On enveloppa son buste d’une chemise en laine, sa taille d’une tunique en lin, son corps d’un péplos blanc comme les neiges de l’Olympe, le tout recouvert, sur les épaules, d’un lourd himation écarlate, conçu spécialement pour qu’il ne s’envole pas. L’ensemble lui pesait et elle se demanda comment elle pourrait avancer. Puis on l’emmena à la salle du banquet.

Ce n’était pas une salle ! C’était une cour emplie d’un ensemble de tentes gigantesques et colorées, une vingtaine peut-être, où les invités de la noce étaient déjà couchés sur leur lit. Chaque fois qu’Arsinoé passait devant l’une des tentes, les convives se levaient. Puis ils se recouchaient pour se remettre à boire et à manger. L’itinéraire avait été soigneusement prévu pour qu’aucune tente ne fût oubliée. Elle arriva enfin à la tente du roi et de son fils. Eux aussi étaient couchés, mais de part et d’autre d’un siège qui lui était réservé. Elle s’y assit, après y avoir été conduite par le vieux roi. Ensuite, elle ne bougea plus… Les heures passèrent. On lui apportait à manger, mais elle ne fit que grignoter du bout des lèvres. Elle ne but rien, pour ne pas avoir besoin d’aller aux toilettes. Elle saluait les invités qui venaient, sans fin, lui présenter leurs hommages.

À un moment, alors que le banquet n’était pas fini, mais que le soir commençait à tomber, les femmes qui l’avaient préparée réapparurent. Elles la conduisirent jusqu’au thalamos. Elles lui coupèrent les cheveux. Puis elles lui dirent d’enlever ses vêtements et de se coucher nue sur le lit. Elles posèrent le voile nuptial sur son corps. Puis elles attendirent. Arsinoé ne bougeait pas. Elle patienta longtemps. Enfin, elle entendit les chants du cortège nuptial. Ptolémée frappa à la porte en disant « Qu’on m’ouvre ! ». Les femmes allèrent ouvrir. L’éclat des torches envahit la chambre. Ptolémée entra. Il était ivre. Sa suite et les femmes le regardèrent avancer, titubant, vers le lit, puis tous sortirent. La porte se referma. Arsinoé entendit quelqu’un dire dehors « Et que ça rentre ! ». Ensuite, tout se passa comme ses nourrices avaient dit. Ptolémée enleva le voile. Elle se laissa caresser par lui, lui donna sa bouche, et tout son corps. Quand il la pénétra et qu’elle eut mal, elle comprit qu’elle était devenue une femme. Mais elle ne réalisa pas que, pour son malheur, elle était aussi devenue une reine.

4

Elle tomba aussitôt enceinte, en tout cas dès l’une des premières nuits. Ptolémée paraissait l’aimer. Il n’était pas spécialement tendre, mais il lui parlait gentiment. La deuxième nuit, comme elle commençait à se déshabiller, il lui avait dit qu’elle n’était pas obligée de le faire tout de suite. Qu’il le ferait pour elle et qu’elle le ferait pour lui. Pour le reste, elle reproduisait les leçons de la nuit de noces, avec un peu plus d’initiative, mais sans grand résultat. Ses nourrices lui avaient dit qu’elle aurait du plaisir. Elle en avait… un peu. Quand la grossesse fut plus avancée, elle eut le courage de demander à son mari s’il voulait bien interrompre temporairement leurs ébats. Ptolémée y consentit. Elle se demanda s’il l’aimait. Mais aussi qu’est-ce que c’était qu’aimer ? Il lui disait bien que « oui, il l’aimait ! » Mais c’était seulement quand ils faisaient l’amour. « Et toi, Arsinoé ? Tu m’aimes », lui demandait-il. Elle répondait « oui », bien sûr ! Et elle était sincère. C’était prévu dans son contrat.

Neuf mois plus tard, Arsinoé perdit les eaux. On la mena dans une pièce où l’attendaient une dizaine de femmes. Elles étaient à faire peur ! L’une d’elles, très âgée et très laide, s’approcha d’elle et lui dit :

— Ne t’inquiète pas, ô reine Arsinoé, je m’appelle Gorgô. Je suis la meilleure maïeuticienne de Grèce. Je suis de Cos, l’île d’Hippocrate. J’étais déjà là quand la déesse Salvatrice a mis au monde ton mari, sur mon île, il y a vingt-cinq ans. Bénie soit-elle ! Et aussi Ilithye ! Et Artémis Locheia, bénies soient-elles ! Bénie soit Artémis Phôsphoros qui, avec sa torche, va mener ton enfant à la lumière.

Et elle levait les bras au ciel. Arsinoé grimaçait de douleur. Mais allait-elle enfin se taire ? Heureusement, Gorgô se fit plus rassurante :

— Il y a là d’autres femmes, et parmi elles des Égyptiennes, qui vont t’aider à accoucher. Elles sont très douces.

Elle s’installa sur le siège de la parturiente. Les contractions se firent violentes, mais les sages-femmes lui vinrent en aide avec un art consommé. Les unes lui mouillaient le front. D’autres lui caressaient les joues. Elle n’était plus qu’un objet entre leurs mains. Elle criait de douleur, mais la vieille maïeuticienne savait la calmer, entre ses spasmes, de ses doigts experts. Elle recueillit l’enfant, coupa le cordon et le posa sur le corps épuisé de la reine. « C’est un garçon », lui dit-elle.

5

Les jours de purification étaient à peine passés qu’Arsinoé entrait dans la chambre où le vieux roi sommeillait. Il travaillait toute la matinée et se couchait assez tôt. Il releva son corps fatigué au-dessus de ses coussins brodés et repoussa vers ses pieds sa couverture de laine. Arsinoé n’osait affronter du regard les sphinges dorées et les lionnes écarlates qui s’y entrebattaient dans le style phénicien. Elle détourna les yeux.

— Père, lui dit-elle, je te présente ton petit-fils, Ptolémée.

Une esclave s’avança et approcha le bébé du monarque. Il regarda l’enfant et lui sourit.

— Arsinoé, lui dit-il, comment te sens-tu chez nous ?

— Bien heureuse, mon père. Il fait ici bien plus chaud que chez moi, à Pella, mais je m’y fais. Mais je ne t’apprends rien, ô roi, car nous sommes tous deux natifs de Macédoine.

Elle sentit sa maladresse.

— Pardonne-moi, dieu Sauveur, je ne veux pas me comparer à toi.

Il rit.

— Arsinoé, si tu savais ! Ne t’accuse pas d’être comme moi. J’ai vu bien des pays avec Alexandre, mais je n’ai jamais oublié Pella. Je suis heureux que tu y penses aussi.

Il se tut un instant.

— Arsinoé, on m’a dit que tu aimais Euripide. Je souhaiterais que tu m’en fasses la lecture, car ma vue a beaucoup baissé.

— Volontiers, mon père. Mais permets-moi d’abord de renvoyer la domestique avec ton petit-fils. Je ne crois pas qu’il soit d’âge à goûter les tragiques. Quelle pièce voudrais-tu que je te lise ?

— Tu me liras Andromaque. C’est la tragédie que je préfère.

Arsinoé se tourna vers la fille qui l’avait accompagnée :

— Ramène Ptolémée dans sa chambre, s’il te plaît ! Et qu’on apporte ici le rouleau de l’Andromaque d’Euripide.

Le roi attendit que la fille sortît, mais son visage s’était durci. Il paraissait mécontent maintenant.

— Arsinoé, je ne veux plus entendre ça ! Tu dois absolument surveiller ton langage.

— Pardon mon Père ! Mais qu’est-ce que j’ai dit ?

— Enfin, Arsinoé ! Tu es reine et tu viens de dire « s’il te plaît » à une esclave ! Te rends-tu compte de la situation dans laquelle tu nous mets, toi, ton mari et moi ?

Elle sentait les larmes lui monter aux yeux.

— J’ai eu tort, dieu Sauveur et je t’en demande une nouvelle fois pardon. J’essaierai de ne plus le dire.

— Non ! Tu n’essaieras pas, tu le feras ! Tu ne diras plus jamais « s’il te plaît » à personne, sauf bien sûr à ton mari. Même à moi tu ne le diras pas, car tout ce que tu me demanderas, je te l’accorderai. Sauf l’inacceptable, bien sûr, mais je sais que tu ne me le demanderas pas.

— Oui mon Père, je te le promets.

Elle hésita, puis reprit :

— Vois-tu, comme je te l’ai dit, je me sens heureuse ici. Je suis heureuse d’être la femme de ton fils. Je suis heureuse d’être la mère de ton petit-fils. Et pourtant je me sens si mal à l’aise dans mon rôle de reine.

— Je le sais bien, Arsinoé. Et c’est pourquoi je te rudoie. Car si moi je ne te corrige pas, ici entre nous, qui le fera ? Je suis très vieux et je vais bientôt mourir. Bérénice, le plus grand amour de ma vie, est partie trop tôt, bien avant moi. C’est pour cela que j’ai hâté ton mariage avec Ptolémée. Je veux finir ma vie auprès d’une femme, car je n’ai jamais pu vivre sans l’une d’elles au moins à mes côtés. Et cette femme, je l’ai trouvée en toi, ma dernière fille, ma petite reine si gentille, mais si nulle en royauté.

Elle arriva à sourire :

— Je te remercie, dieu Sauveur. Et tu as raison. J’ai bien besoin de suivre un bon enseignement de royauté. Or, à cet égard, je ne saurais trouver meilleur professeur que toi.

Il éclata de rire :

— Regardez-la-moi qui sourit maintenant ! Voilà qu’elle me flatte, la courtisane ! Quel progrès tu fais, ma petite fille, en si peu de temps !

Le livre arriva, et elle commença à lire la pièce. Elle en arriva au passage où Hermione accuse Andromaque de n’être qu’une barbare :

Nous sommes ici dans une ville grecque !

Tu as poussé la démence, misérable,

Jusqu’à entrer dans le lit de celui

dont le père a tué ton époux, jusqu’à donner

Des enfants à son meurtrier !

Telles sont les mœurs de tous les barbares.

Le père y couche avec la fille,

Le fils avec la mère, la sœur avec le frère !

Ptolémée arrêta Arsinoé.

— J’ai connu bien des barbares. Je les ai combattus. Mais je sais qu’ils ne font rien de semblable. Les Grecs nous ont toujours méprisés, nous autres les Macédoniens. Ils nous traitent de barbares parce que nous pouvons prendre plusieurs épouses. C’est vrai, et j’en ai bien profité. Pourtant, nous appartenons bien à l’hellénisme. Nous descendons d’Héraklès et nous participons aux concours panhelléniques. Ils nous méprisent, mais ils ont été bien contents quand nous avons conquis l’Empire perse à leur place. Beaucoup de mes amis sont morts pour eux. Mais c’est assez, ajouta-t-il, nous continuerons demain.

Arsinoé s’inclina et sortit.

Le lendemain, Arsinoé en arriva au moment où Pélée reproche son arrogance à Ménélas.

Ah ! Quelles iniquités on voit dans la Grèce !

Lorsqu’une armée a érigé des trophées sur ses ennemis,

La victoire n’est point attribuée à ceux qui ont été à la peine,

Et le général remporte toute la gloire.

Arsinoé quitta son livre des yeux, car des sanglots parvenaient à son oreille. Elle se tourna vers le vieux roi qui pleurait. Elle se précipita vers lui, mais elle ne savait que faire pour l’aider. Il attrapa son bras et lui fit signe de rester à ses côtés.

— Tu souffres ! Dois-je appeler un médecin ?

Elle se rendit vite compte de sa bévue, mais le roi lui souriait maintenant, malgré son visage couvert de larmes. Il lâcha sa main.

— Arsinoé, cela fait longtemps que la souffrance ne me fait plus pleurer. Seulement les souvenirs. Mais je te remercie de ton aide. Ce passage est celui que chanta Kleitos le Noir le jour de sa mort. Ce fut la pire soirée de ma vie. On était tous là-bas, perdus en Sogdiane, sous une tente de nomades, au bout du monde. Kleitos cracha ces vers d’Euripide à la face d’Alexandre. Et Alexandre le tua ! Kleitos avait clamé ce que personne d’entre nous n’osait dire : que le roi se moquait bien désormais de ceux qui mouraient pour lui. Tout cela vaut aussi pour moi. Combien a-t-il fallu de morts pour que je sois roi ? Et l’on m’appelle le dieu Sauveur ! J’ai fait mourir bien plus d’hommes et de femmes que je n’en ai sauvés. Ai-je même, jamais, sauvé quelqu’un par le simple fait d’être roi ?

— Tu en as sauvé, dit Arsinoé. Tu en sauves et tu en sauveras encore. Tu le fais chaque fois que quelqu’un pense à toi en espérant un avenir meilleur. Chaque fois qu’il reprend courage. Qu’il a confiance en toi et qu’il sait qu’il a raison de le faire.

— Merci Arsinoé, répondit Ptolémée. Puisses-tu avoir raison ! Tu es gentille. Quand je pense que ma fille, celle qui porte le même nom que toi, m’écrivait pour me dire que tu étais sournoise !

Il s’arrêta net. Il avait parlé trop vite. Le visage d’Arsinoé s’était décomposé.

Elle fondit en larmes.

— Moi, sournoise ? balbutia-t-elle. Mais non ! Jamais. Oh ! Mon dieu !

— Je te demande pardon, dit Ptolémée. Jamais je ne t’ai soupçonnée de cela.

Mais il comprit que c’était trop tard. Que, par maladresse, il venait d’abattre la petite antilope perdue dans la savane. Autour d’elle, plus rien désormais que le mensonge et la méchanceté. Elle n’y avait jamais songé ! Et, d’un coup, le mal lui sautait au visage. Le dieu Sauveur, celui qui devait, elle l’avait dit elle-même, redonner courage aux malheureux, était impuissant à empêcher que ne coulent en torrent les larmes de la reine Arsinoé.

6

Le courrier venait d’arriver. Un esclave vint poser les papyrus sur la table de travail du roi.

— Ô Roi, dieu Sauveur, le chancelier te fait dire que deux lettres proviennent de Macédoine. Le bateau vient juste d’aborder. Sur les rouleaux, il est marqué « urgent ».

— C’est bien. Tu peux sortir.

Sur l’attache du premier rouleau, Ptolémée reconnut aussitôt l’écriture de sa fille. Mais dès qu’il commença la lettre, il trouva qu’Arsinoé avait, cette fois, moins soigné sa calligraphie que d’ordinaire. Les omégas s’allongeaient à plat, sans rondeur. Les ligatures étaient bâclées. Elle avait écrit vite. À coup sûr, elle s’était encore énervée ! Il la connaissait trop bien. Mais il y avait de quoi !

Arsinoé, reine de Macédoine, à Ptolémée, dieu Sauveur, roi d’Égypte, son père.

Agathoklès est mort.

C’est son père Lysimaque qui l’a fait exécuter.

Il complotait contre lui. Des gens mal intentionnés disent que c’est moi qui ai demandé sa mort à mon mari. C’est une honteuse calomnie !

Lysandra n’a pas eu le courage d’accompagner son mari dans la mort. Elle s’est enfuie avec son frère Kéraunos. On dit qu’ils veulent aller à Babylone chez Séleukos. Qu’ils y aillent et qu’on ne les revoie plus !

Embrasse mon frère Ptolémée, que j’aime tant.

Il se leva pour réfléchir et fit plusieurs fois le tour de son bureau en tapotant des doigts sur le plateau d’ébène incrusté de pierres précieuses. Puis il se rassit. Il déroula l’autre lettre. Ah, c’était l’écriture de Kéraunos ! Petite et serrée. Très méticuleuse. On voyait bien que « la Foudre », lui, s’était calmé avant de l’écrire.

Ptolémée, dit Kéraunos, à Ptolémée, dieu Sauveur, roi d’Égypte, son père.

Agathoklès est mort.

C’est son père Lysimaque qui l’a fait exécuter.

Tout le monde sait bien que c’est Arsinoé qui est derrière le coup. Un domestique l’a entendue dire à son mari qu’Agathoklès lui aurait fait des avances. Non, mais quelle menteuse ! On ne sait pas qui a tué Agathoklès, mais le bruit court que c’est l’aîné d’Arsinoé, Ptolémée. C’est un garçon violent. Quand je pense qu’on m’appelle « la Foudre » !

Lysandra, ma pauvre sœur, est dévastée. La voilà veuve et bannie. Je l’emmène à Babylone chez Séleukos. Je voulais que tu le saches, car vous êtes de grands amis, Séleukos et toi.

Lysandra te demande d’embrasser Arsinoé, qu’elle aime. Dis-lui que son grand frère est mort.

On a su qu’elle était devenue mère d’un petit Ptolémée. Embrasse donc aussi ton petit-fils de notre part.

Ptolémée fulminait. Il levait les yeux au ciel. Il aurait voulu déchirer de rage ces deux lettres. Mais voilà, le mal était fait ! Tous ces imbéciles avaient rouvert la boîte de Pandore des conflits dynastiques, patiemment refermée par ses soins et par ceux de Séleukos. Qu’était-il donc arrivé à Lysimaque, leur vieux compagnon à tous les deux, pour qu’il commette ainsi ce geste irréparable ? Et lequel de tous ces sales gamins hypocrites et irresponsables disait la vérité ?

Il se releva d’un coup, renversant volontairement sa chaise derrière lui. Le garde qui se tenait toujours en faction au fond de son bureau se précipita pour la ramasser.

— De quoi te mêles-tu ? On ne te demande rien !

Le garde reprit prudemment son poste.

Le roi était perdu dans ses pensées.

— Va donc plutôt chercher Arsinoé. Dis-lui de venir. Et dépêche-toi !

Le garde sortit et courut dans l’escalier qui descendait vers la mer et menait au gynécée de la reine. Les courtisans reculèrent à son approche. Il se passait quelque chose.

7

Eukleia appartenait à l’une des plus grandes familles d’Alexandrie. Son père Lysandros, fils d’Euphranor, était hypomnématographe… directeur des archives, quoi. Sa femme Phrasikleia lui avait donné trois brillants fils et une seule fille, Eukleia. Lysandros la couvait, car il savait combien elle était intelligente, mais réservée. La cour lui faisait peur. C’était une belle et grande blonde, car son père et sa mère étaient natifs du nord de la Macédoine. Lysandros était aussi, bien sûr, citoyen alexandrin. Lorsqu’il avait vu, sur le quai du palais, débarquer Arsinoé, si réservée elle aussi, il avait aussitôt songé à la timidité de sa propre fille. Il n’eut plus qu’une idée en tête, la faire nommer dame de compagnie de la reine. Arsinoé vivait mal la compétition qui s’était instaurée autour d’elle. Elle souhaitait une amie, pas une suivante. Comment choisir sans se tromper parmi toutes ces femmes plus ou moins trentenaires ? Un jour enfin, Lysandros obtint que sa fille, que l’on jugeait trop jeune, lui soit présentée. Il s’avança en tenant Eukleia par la main. C’était un peu ridicule, car il était plus petit qu’elle et Eukleia approchait les vingt ans. Arsinoé demanda seulement à la jeune fille quel âge elle avait.

— Dix-huit ans, balbutia-t-elle.

« Presque comme moi », se dit Arsinoé.

Eukleia baissait la tête. Arsinoé sut tout de suite que c’était elle qu’il lui fallait.

Eukleia ouvrit la porte au garde. Arsinoé était en train de lire Euripide.

— Ô Reine ! Le Roi est très en colère. Il te commande de venir t’expliquer immédiatement dans son bureau.

Le garde se retira.

« Le Roi est en colère… il te commande… s’expliquer… »

L’angoisse s’empara d’Arsinoé. Jamais son beau-père ne la convoquait ainsi dès le matin, alors qu’il travaillait. Elle ne le voyait jamais que le soir, pour leur séance de lecture quotidienne. Elle demanda à Eukleia de lui attacher son voile sur la tête et de l’accompagner. Elles traversèrent le long couloir qui allait du gynécée au patio sur la mer. Les soldats s’inclinèrent à leur passage. Elle leur sourit timidement, comme à son habitude. Elles arrivèrent à l’escalier de marbre qui montait aux salles d’audience et aux bureaux. Les courtisans qui se pressaient sur les marches se hâtèrent de se serrer contre les murs pour laisser passer les deux femmes. Arsinoé était de plus petite taille qu’Eukleia, mais c’était elle seule que tous regardaient. Ils étaient tous amoureux d’elle. Elle était le soleil qui venait parfois dissiper les sombres jours de leur vie de cour. Mais elle ne leur sourit pas, car sa peur augmentait de marche en marche. Elle se présenta à la porte du salon de travail du roi. L’un des deux gardes entra et on l’entendit s’adresser au monarque :

— La reine Arsinoé, ta fille, est là, dieu Sauveur.

— Qu’elle entre !

Arsinoé et Eukleia pénétrèrent dans la salle. Le roi était seul à sa table de travail. Deux lettres étaient ouvertes devant lui, et il les regardait. Il leva la tête et dévisagea sévèrement les deux femmes. D’ordinaire, il souriait toujours à Arsinoé lorsqu’il la voyait arriver. Pas cette fois. Elle pensa s’évanouir.

— Assieds-toi Arsinoé ! Mais qu’est-ce que fait là ta suivante ? Pourquoi l’as-tu amenée ? Tu fais décidément n’importe quoi ! Renvoie-la !

— Eukleia, attends-moi à la porte, s’il te… Eukleia, attends-moi à la porte.

Eukleia sortit, anéantie d’avoir, par sa présence, fait réprimander sa maîtresse. Dehors, elle éclata en sanglots. Tous les courtisans, gênés, détournaient leur regard de la jeune fille qui, rouge de honte, était allée se cacher dans un coin obscur du couloir. Dans la pièce, le roi se taisait. Arsinoé, abandonnée d’Eukleia, baissait les yeux, se sentant coupable d’un crime dont elle ignorait même l’existence. Elle se retenait, elle aussi, de pleurer, luttant contre les larmes avec l’énergie du désespoir.

Enfin, le roi parla.

— Arsinoé, j’ai une mauvaise nouvelle à t’apprendre.

Elle tressaillit et releva les yeux.

— Ton frère Agathoklès est mort.

— Mon dieu !

Elle mit sa tête dans ses mains.

— Je n’arrive pas à le croire. Lui qui n’était jamais malade !

— Il n’est pas mort de maladie. Ni d’accident. Il a été exécuté. Sur l’ordre de ton père.

Elle le regarda, incrédule, puis, n’en pouvant plus, elle hurla de douleur. Il la laissa pleurer, jusqu’à ce qu’elle arrive à prononcer quelques mots :

— Quelle horreur ! Mais pourquoi ? Pourquoi ?

— Arsinoé dit qu’il complotait contre son mari. Mais je voudrais en avoir le cœur net. Et c’est pourquoi je t’ai fait venir.

— Moi ? Mais qu’y puis-je ?

Tout à coup, elle se décomposa. L’accusation d’Arsinoé, « je la crois sournoise », venait de remonter à sa mémoire. Elle tremblait de tout son corps.

— Mon dieu ! Père ! Dieu Sauveur ! Est-ce que tu me soupçonnerais ?

Il éclata de rire.

— Ah ! Ma pauvre Arsinoé ! Je ne pensais pas à cela. Décidément, j’ai la fâcheuse habitude de t’effrayer pour rien. C’est tout le contraire ! Je compte sur toi parce que tu es innocente. Et dans les deux sens du mot : tu n’es pas coupable et, surtout, tu es simple et naïve.

Cela ne la soulageait pas. Elle s’essuyait les yeux, mais elle ne pouvait s’empêcher de sangloter. Le bruit de ses pleurs traversait la porte. Les courtisans les entendaient sourdement, et se taisaient, ce qui rendait les sanglots plus sonores encore. Eukleia se remit à pleurer, elle aussi. Quel crime avait donc commis la jeune reine pour que, dès le matin, elle soit ainsi punie par le roi ?

Ptolémée reprit.

— Écoute-moi bien, Arsinoé ! Et d’abord, arrête de pleurer ! Je comprends ton chagrin, mais je ne peux pas passer mon temps à te parler comme à une petite fille. Tu es reine et tu dois faire ton métier de reine. Les reines ne pleurent pas.

Elle parvint à se maîtriser.

— Pardon, mon père ! Oui ! Je vais essayer.

— J’ai ici deux lettres. Tu vas les lire. Lentement. Posément. Puis je te laisserai réfléchir autant que tu le voudras. Après, quand tu seras prête à répondre à mes questions, tu me le diras. Est-ce entendu ?

Elle renifla.

— Oui, dieu Sauveur.

Elle lut la lettre d’Arsinoé, puis celle de Kéraunos. C’est comme si elle pénétrait dans un monde qu’elle n’avait jamais imaginé côtoyer : celui du pouvoir meurtrier, celui de la justice implacable, celui de la famille royale. Elle y était plongée depuis sa naissance et, pourtant, elle n’y avait jamais vraiment songé.

— Je suis prête.

— Arsinoé, avant de te poser mes questions, je vais t’expliquer mes pensées. Depuis que tu es arrivée chez nous, il y a un an, je t’ai observée. Je l’ai fait parce que je t’aime bien. Je t’aime même beaucoup. Tu es très émotive. Tu pleures souvent. Tout à l’heure, quand je t’ai dit d’arrêter de pleurer, c’était seulement pour que tu m’écoutes sereinement, comme tu le fais maintenant. Mais, à dire vrai, j’aime tes larmes. Quelle horreur, vas-tu-dire ? Aurais-je du plaisir à te voir souffrir ? Pas du tout. Tes larmes que j’aime, ce sont celles que tu verses en me lisant les vers d’Euripide. J’en suis toujours bouleversé. Bien plus que lorsque je les entendais, jadis, retentir au travers du masque des acteurs. Et je me suis posé cette question : pourquoi Arsinoé pleure-t-elle ? Qu’est-ce qui, dans la pièce de théâtre, la bouleverse autant, elle aussi ? Et un jour, j’ai trouvé la solution. Ce jour est un mauvais souvenir pour toi. C’est quand je t’ai parlé du soupçon que ma fille Arsinoé avait à ton égard : elle disait que tu étais sournoise. Or je savais, bien sûr, que tu ne l’étais pas. Alors, je me suis demandé : pourquoi ma fille le prétend-elle ?

Arsinoé l’arrêta d’un geste doux.

— Mon père, permets-moi de t’interrompre. Après tu reprendras. Mais je crois savoir pourquoi la reine Arsinoé pense cela de moi. C’est que j’ai toujours eu une peur horrible d’elle. À Pella, on se croisait souvent. Quand je suis née, elle venait juste d’épouser papa. Maman avait été répudiée et je ne comprenais rien à tout ce qui se passait. Quand j’avais cinq ans, elle en avait vingt et un. Elle était majestueuse. Et moi, j’étais d’une timidité insondable. Elle venait vers moi et elle me demandait : « Arsinoé, que fais-tu là ? Est-ce que tu t’occupes bien ? » ou encore : « Arsinoé, à quoi penses-tu ? ». Et moi, j’étais terrorisée. Je me faisais toute petite, n’osant pas la regarder en face. Je lui balbutiais « Mais rien, reine, je ne fais rien ! ». Comme si je lui cachais quelque chose. C’est pour cela qu’elle a cru que j’étais sournoise.

Ptolémée lui répondit :

— Arsinoé, tu es trop gentille ! Tu veux même excuser ceux qui te veulent du mal ! Il suffit de vivre deux jours avec toi pour voir que tu n’es pas sournoise. Non ! Il y a une autre raison.

Mais je reviens à mes pensées. J’ai compris, ce jour-là, ce qui te faisait pleurer : tu ne supportes pas l’injustice. Le soupçon contre toi était injuste, mais, au lieu de te révolter, de crier ton innocence, tu pleurais.

Il fit une pause, puis reprit :

— Tu as lu ces deux lettres ?

— Oui, mon père.

— Tu as vu qu’il y est question de vérité et de mensonge.

— Oui.

— Alors, voici ma première question : penses-tu qu’Agathoklès ait pu comploter contre son père ?

— Oh non, dieu Sauveur, non, jamais !

— Penses-tu qu’il ait pu faire des avances à ma fille ?

— Oh non, encore moins ! Jamais ! Jamais ! Il aime tellement Lysandra !

Et elle commença à pleurer.

— Tu vois, Arsinoé, tu pleures.

— Je me retiens, ô roi ! Je me retiens !

— Non, ne te retiens pas ! Pleure. Tes larmes disent la vérité. C’est ma fille qui ment.

— Pitié, dieu Sauveur ! Ne me fais pas dire cela !

— Arsinoé, je ne te le fais pas dire. C’est moi qui le dis : ma fille est méchante. Elle est dangereuse. Je l’ai toujours su.

Ils ne parlaient plus. Ni lui ni elle. Elle séchait ses larmes en reniflant. Mais elle regardait aussi ce roi tout puissant, comme un enfant voit, sans comprendre, une grande personne pleurer. S’il ne pleurait pas, le roi baissait la tête et la serrait entre ses mains. Il se ressaisit et parla comme s’il réfléchissait tout haut :

— Au moins, heureusement, elle est loin. C’est pour cela que, Bérénice et moi, nous l’avons éloignée de nous en la mariant à Lysimaque. Adolescente, elle était étrange. Elle couvait son petit frère Ptolémée d’une façon invraisemblable. C’était sa poupée. Elle l’adorait. Il ne fallait rien dire contre lui. Elle a dû éprouver la même chose pour les enfants qu’elle a eus de Lysimaque. Elle devait détester Agathoklès comme elle te détestait, toi. Vous êtes frère et sœur. C’est logique.

Arsinoé était atterrée. Tout cela était-il vrai ? N’était-ce pas là, simplement, les paroles amères d’un vieillard de quatre-vingts ans qui voit tout en noir ? Il lui sourit :

— L’avantage, c’est que son frère, ton mari, lui, est gentil. Tu t’entends bien, avec lui ?

— Oh oui, mon père ! D’ailleurs, j’avais une chose à te dire à ce sujet. Je crois que je suis à nouveau enceinte. J’en ai parlé hier à Ptolémée. Il était heureux. Tu es la deuxième personne à qui je le dis. Lui et moi, nous voudrions bien avoir une fille.

— Je le souhaite pour vous ! Allons ! Va-t’en maintenant. Tu as assez souffert pour aujourd’hui.

Elle le salua et se dirigea vers la porte. Ptolémée l’arrêta.

— Attends, lui dit-il, je passe devant toi. Excuse-moi d’avoir été sévère avec ta suivante. J’étais très énervé. Comment s’appelle-t-elle déjà ?

— Eukleia. C’est la fille de Lysandros. L’hypermem… Le directeur de… je ne sais plus trop quoi… les papiers…

Il lui sourit :

— Arsinoé, je t’adore ! Tu n’es vraiment pas faite pour être reine !

Il ouvrit et sortit. Tous reculèrent à la vue du roi. Ils n’en croyaient pas leurs yeux ! Jamais le roi ne précédait son visiteur. On vit alors apparaître Arsinoé dans l’embrasure de la porte. Elle avait baissé son voile. Tous voulaient voir ses yeux, ces yeux bleus qu’ils aimaient tant et qui avaient pleuré. Mais c’était impossible. La voix du roi s’éleva, forte et bien distincte pour que tous entendent :

— Arsinoé, ma fille, je souhaite, comme tu l’espères, que le deuxième enfant que tu portes dans ton ventre soit une fille. Je t’aime beaucoup !

Et il souleva son voile.

Tous aperçurent les yeux rougis de la jeune femme. Ptolémée lui donna un baiser. Il rabaissa le voile et se tourna vers la suivante :

— Eukleia, fille de Lysandros, je te remercie du soin que tu prends de la reine ! Continue. Elle le mérite.

Puis il se tourna vers les courtisans :

— Inclinez-vous devant votre reine !

Tous obéirent.

Puis il revint vers Arsinoé :

— À ce soir, ma fille ! Tu me liras Œdipe à Colone. Une tragédie qui finit bien.

Et il retourna à son bureau.

Arsinoé n’en pouvait plus. Elle s’appuya sur l’épaule d’Eukleia et toutes deux fendirent laborieusement la foule qui voulait les apercevoir de plus près. Le voile de la reine effleurait leurs visages. Tous tentaient de saisir un peu de la brise que ce voile déplaçait, le souffle du zéphyr soulevé par leur petite souveraine macédonienne, si triste et si gentille.

8

Œdipe à Colone est la dernière tragédie de Sophocle.

C’est aussi la tragédie dernière. Celle de la mort d’Œdipe.

Le bourg de Colone, c’est le début et la fin.

C’est la fin et le début.

C’est le début de Sophocle, qui y est né. C’est la fin d’Œdipe, qui y meurt.

C’est la fin de Sophocle, qui n’écrira plus. C’est le début d’Œdipe, qui accède à l’immortalité.

Cela faisait deux jours qu’Arsinoé en avait commencé la lecture à son père, le roi. On en connaît le sujet : Œdipe, aveugle, vit en errant à travers la Grèce, conduit pas sa fille Antigone. Ils arrivent à Colone, près d’Athènes, sur le sanctuaire des déesses vengeresses. On veut les en expulser, car Œdipe est souillé. Il a tué son père ! Il a couché avec sa mère ! Arrive Créon, qui veut ramener Œdipe en sa patrie. Car Œdipe va bientôt mourir, il le sait. Créon veut qu’il soit inhumé à la frontière de Thèbes. Ainsi son tombeau sera le talisman ultime qui protégera la cité. Qui donc possédera le corps d’Œdipe ? Qui abritera l’âme du plus coupable de tous les hommes ? Qui accueillera l’âme, aussi, du plus innocent de tous ? Celui que les dieux ont choisi pour faire de lui la victime absolue…

Ce sera Colone, la patrie de Sophocle.

La veille, Arsinoé s’était arrêtée à l’entrée du chœur des Coloniates, lorsqu’ils refusent d’accueillir Œdipe. Elle reprit à partir de la tirade d’Antigone :

Puisque vous repoussez les malheurs de mon père,

Les larmes d’un vieillard aveugle et malheureux,

Ah ! Respectez du moins sa fille suppliante,

Qui fixant sur vos yeux des yeux ouverts au jour,

Pour un père exilé vous implore à son tour.

Le roi l’interrompit :

— Arsinoé. Tu te souviens ? C’est parce que ma vue baissait que je t’ai demandé de venir me faire la lecture. Je suis un peu ton Œdipe. Et tu es mon Antigone.

Elle sourit :

— Dieu Sauveur, ne pousse pas, de grâce, la comparaison trop loin ! Je n’ai pas du tout l’intention de finir comme Antigone !

Il rit :

— Décidément, Arsinoé, tu connais tout Sophocle ! Méfie-toi ! À force de jouer les héroïnes tragiques, tu vas te faire dévorer par elles.

— Tu as raison, mon père. Je sais hélas que je me vois trop bien en Andromaque. Mais certainement pas en Antigone… sauf pour ce qui est de faire la lecture à un vieil aveugle.

— Veux-tu te taire, vilaine ? Tu te moques d’un dieu !

Elle reprit sa lecture en souriant. Mais elle dut corriger son ton, car les supplications d’Antigone ne prêtaient pas à la plaisanterie !

Le lendemain, Arsinoé commença avec l’entrée d’Ismène. Œdipe y regrette amèrement que seules ses filles soient venues à son secours. Ses fils, Etéocle et Polynice, l’ont abandonné. Avec eux, déclare Œdipe, on se croirait en Égypte :

Qu’ils nous retracent bien les mœurs et les usages

Des peuples qui du Nil habitent les rivages !

Dans le fond de leurs toits les hommes retirés

A d’indignes travaux y demeurent livrés.

Les femmes cependant dans leur mâle industrie

Vont gagner en dehors les secours de leur vie.

Le roi éclata de rire. Quelle idée absurde Sophocle se faisait de la vie des Égyptiens ! Arsinoé défendit son poète :

— Au temps de Sophocle, dit Arsinoé, nous, les Grecs, nous ne connaissions pas l’Égypte aussi bien qu’aujourd’hui. Mais il est vrai, je crois, que les femmes y travaillent beaucoup plus au dehors du logis que chez nous. Peut-être est-ce une bonne chose, non ?

— Arsinoé, toi si timide ! Deviendrais-tu féministe, comme Lysistrata ?

Arsinoé reprit sa lecture de la tirade. Œdipe y fait l’éloge de ses filles qui, au contraire de leurs frères, se sacrifient pour lui. Ainsi Antigone :

L’une, depuis que l’âge a raffermi son corps,

Malheureuse, avec moi parcourant mille bords,

Dans de sauvages bois, sans nourriture, errante,

Déchirant ses pieds nus sur la terre sanglante,

Protège mes vieux ans. C’est en vain que les cieux,

Répandent sur son front leur torrent et leurs feux.

Aux festins des palais sa tendresse préfère

Le bonheur de trouver un subside à son père.

— Redis-moi, s’il te plaît, les deux derniers vers.

— Aux festins des palais, sa tendresse préfère le bonheur de trouver un subside à son père.

— Tu vois bien, Arsinoé, ne le nie pas : Antigone, c’est tout toi !

De jour en jour, la lecture de la pièce avançait, mais lentement, tant Arsinoé et Ptolémée se plaisaient à s’interrompre, à se chicaner, à se taquiner. La jeune femme n’avait jamais été aussi heureuse de sa vie. Elle en arriva aux débats avec Créon, lorsque le roi de Thèbes veut faire du futur cadavre d’Œdipe le talisman protecteur de sa cité. Œdipe se révolte :

Et l’on voudrait que je sois tout, alors que je ne suis rien !

— N’est-ce pas ici, mon père, l’exact portrait de ta propre condition ? Celle-là même de dieu Sauveur ? Celle dont tu te plaignais quand je te lisais Andromaque, ta pièce préférée, la tragédie du cri de Kleitos le Noir ? C’est bien cela que dit Œdipe : pourquoi demander à ceux qui ont souffert de venir, en plus, se donner le mal de sauver les autres ?

Qu’est-ce que tu en penses, dieu Sauveur ?

Il ne répondit pas. Allait-il se mettre à pleurer, comme l’autre fois, au rappel de Kleitos ?

— Pardonne ma question, mon père ! Je ne veux pas te faire du mal avec ces idées.

Il devait s’être assoupi, car il ne répondait toujours pas.

Elle se retourna vers son lit.

— Mon dieu ! hurla-t-elle.

Le garde en faction au fond de la chambre se leva. Elle avait porté ses mains à sa figure. Il se précipita.

— Le roi !

Et elle le lui montra. Le garde se précipita à la porte.

— Le médecin du roi, vite !