Les lieux clos - Première partie - Bernard Abchiche - E-Book

Les lieux clos - Première partie E-Book

Bernard Abchiche

0,0

Beschreibung

Aux environs de Paris se dissimule « Le pays des châteaux », contrée qui existe à l’insu du reste de la planète. Constitués uniquement de jeunes, ses habitants n’ont pas choisi d’y vivre et le manifestent à leur manière. Confrontée à la dure réalité du monde des adultes, cette collectivité d’enfants sans parents n’a plus d’autres choix que de tout miser afin d’assurer leur lendemain.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Bernard Abchiche est entre autres journaliste, travailleur social et enseignant. Sa passion pour l’écriture n’est pas récente car il enregistre un grand nombre de textes rédigés qui n’ont cependant jamais été soumis au jugement des lecteurs. Les lieux clos - Première partie, son premier roman, explore les mécanismes de l’enfermement.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 181

Veröffentlichungsjahr: 2022

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.


Ähnliche


Bernard Abchiche

Les lieux clos

Première partie

Conte

© Lys Bleu Éditions – Bernard Abchiche

ISBN :979-10-377-7117-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Préface

Bernard m’a fait l’honneur de me demander d’écrire la préface à son livre.

Lourde tâche, même pour quelqu’un qui a l’habitude d’écrire. Comment commencer ? Quoi écrire ? Comment être intéressant sans qu’on me soupçonne de parti pris ? Comment en faire suffisamment sans en faire trop ?

On trouve sur internet des instructions assez précises sur l’art et la manière d’écrire une préface. Preuve, s’il en faut, que la tâche est ardue et que les mots se dérobent facilement.

Et les méthodes ne soulagent pas de la difficulté : écrire, c’est s’exposer, dévoiler irrémédiablement ses réflexions, ses sentiments, ses émotions sans fard, prendre le risque d’être jugé sans pouvoir se défendre et si c’est difficile pour une préface, que dire de la difficulté de publier un livre entier ?

Alors, je me lance et je vais tenter de me montrer aussi courageuse que mon partenaire d’écriture et d’aventures intellectuelles.

Je ne suis pas spécialiste de littérature. Je ne sais pas disserter sur le style, le choix des mots, les intentions de l’auteur… Je dirais donc ce que j’ai aimé dans ce roman et qui vous le fera peut-être choisir, à vous ensuite de découvrir les raisons qui vous le feront apprécier.

C’est un roman raconté à hauteur d’enfants, d’enfants qui découvrent et observent le monde sans jugement et sans pathos malgré l’adversité qui les a menés dans cette collectivité d’enfants sans parents.

C’est un roman lent qui oblige à regarder la vie et les paysages qu’ils traversent en même temps qu’eux.

C’est un roman lyrique qui réussit à nous faire revivre vers les émerveillements touchants de naïveté de l’enfance pour des couleurs, des musiques et des rencontres.

Ce sont des histoires de vie qui se tissent et s’entremêlent, qui se heurtent et s’éloignent pour mieux se rapprocher.

C’est un roman qui se suffit à lui-même et qui donne envie de lire le suivant.

Nathalie Goursolas-Bogren

Le pays des châteaux

1

Sylvain

Il s’agit de parcourir un chemin dont les arbres, très hauts, très verts, et très denses forment un tunnel végétal et dont le parcours pour Sylvain sera droiture et imposture.

Il serre très fort les paupières, jusqu’à presque souffrir. Jeu, certes, mais non de hasard, car il confie à la main, moite et féminine, le soin de guider ses pas.

C’est une belle matinée d’avril, chaude, caressante et tellement odorante.

Ne rien regarder, bien sûr… mais sentir !

Ressentir et deviner ! Imaginer ! Écouter la petite musique forestière, déceler la présence animale, discerner le chant de l’oiseau qui passe.

Détecter à travers le bruissement, la roucoulade caractéristique du ruisselet.

Mais aussi, tenter de noyer l’angoisse, l’incertitude et le dégoût dans une enivrante et inexplicable perversion. La privation sensorielle volontaire.

Ainsi, Sylvain n’aura rien vu, mais tout entendu, tout deviné du décor qui accompagne la route menant aux Tilles.

À présent, le regard accepte. Mais avec une certaine méfiance. La main s’est échappée de la main. Les petits pas ont mené l’aveugle et son guide assermenté aux abords de l’entrée d’une bâtisse imposante.

La porte. L’horrible et massive porte ! Surmontée d’un auvent qui l’enveloppe et l’assombrit comme pour mieux accentuer son aspect redoutable.

Les yeux de Sylvain viennent buter contre le bois dur et hostile, bardé de gros clous noirs.

La méchante porte braque son œil de Cyclope en direction de l’enfant. La petite ouverture grillagée s’éclaircit un bref instant. Clic, clac ! Regards échangés qui sont de la pire espèce.

Enfin la porte s’ouvre. Un léger déplacement d’air, presque une caresse. Sylvain hésite, il se retourne brusquement. Devant lui s’étale une prairie verte, parsemée de jonquilles d’un jaune éclatant. Un irrésistible désir de s’y précipiter l’envahit brutalement, violemment. Deux mains se posent sur ses épaules, le forcent à se retourner, le poussent en avant. Une bouche mielleuse et courroucée l’incite au courage.

— Allons, Sylvain, ne fais pas l’enfant, avance !

Il se résigne, monte les quelques marches qui le conduisent dans un vaste hall sinistre et lugubre. Les carreaux noirs et blancs du sol évoquent un jeu d’échecs pour géants.

Une main invisible enserre la tête, du petit pion qui se déplace à la manière des fous, en direction de la Reine.

Il franchit la porte du bureau de la directrice de la maison d’enfants. Gravement, lentement deux perles d’eau roulent sur ses joues enfiévrées.

Sylvain sèche finalement ses larmes, mais il se sent vraiment tout petit devant cette femme d’âge mûr qui pose sur lui un regard bienveillant.

Son guide prend la parole :

— Sylvain, je te présente madame Blondiau, lui dit-elle.

Elle ajouta aussitôt :

— C’est elle qui dirige la maison où tu vas vivre maintenant.

Elle ajouta sur un ton qui se voulait rassurant.

Ne sois pas triste, je suis certaine que tu te plairas ici.

Sylvain écoute, Sylvain entend ces mots mais le nœud d’angoisse qui a envahi peu à peu tout son être à mesure qu’il avançait vers la grande maison ne semble pas vouloir le quitter aussi facilement.

S’adressant à la directrice, mais en regardant l’enfant, la femme reprit

— Voilà, je vous confie Sylvain. C’est un grand garçon, il va sur ses huit ans et il promet d’être sage et gentil. Son papa ne peut pas le garder avec lui pour l’instant car il doit aussi s’occuper de ses deux frères. N’est-ce pas Sylvain ?

En guise de réponse, Sylvain se contenta de secouer la tête de haut en bas.

Tout sourire, la directrice s’approcha du petit garçon, et lui dit :

— Sylvain, je te souhaite la bienvenue aux Tilles. Tu seras très heureux ici, crois-moi, et ce ne sont pas les camarades qui manquent. D’ailleurs, c’est l’heure du déjeuner et tu vas aller les rejoindre. Vous pourrez ainsi faire toute de suite connaissance. D’accord Sylvain ?

Sylvain murmura un « oui m’dame » à peine audible.

Une femme pénétra dans le bureau, c’était mademoiselle Simone, la surveillante générale. La directrice lui demanda de conduire l’enfant au réfectoire. Celui-ci quitta le bureau après avoir embrassé la femme qui l’avait accompagné.

Une fois l’enfant parti, son guide, qui était en fait l’assistante sociale chargée d’assurer son placement, donna à la directrice quelques précisions à son sujet.

— J’espère que cela se passera bien avec vous, dit-elle, car c’est un enfant assez difficile. Il a perdu sa mère peu de temps après sa naissance et, jusqu’à présent, il a été élevé dans différentes familles d’accueil. Certaines n’ont plus voulu le garder tant il était dur.

— À ce point-là ? questionna la directrice.

Vous le verrez, c’est un enfant nerveux, parfois colérique qui a du mal à se plier à la discipline. Anxieux et très instable, il fait preuve d’un esprit d’indépendance qui le rend souvent insupportable.

Les rapports que j’ai pu obtenir sur son comportement en nourrice indiquent qu’il y a chez lui une nette tendance à semer la pagaille, en particulier lorsqu’il y a d’autres enfants.

Malgré tout, il possède une personnalité très attachante. Pour peu qu’on lui témoigne de l’intérêt ou de la tendresse, il est parfaitement capable de se discipliner.

— Je ne sais pas ce que cela va donner ici, dit-elle, pour conclure, mais je crois qu’il sera nécessaire de le surveiller de près.

2

Les Tilles

La grande bâtisse que l’on appelait peut-être un peu pompeusement le château des Tilles, sans doute en raison de sa tour au toit pointu couvert de tuiles grises, était en réalité une très grande maison bourgeoise transformée par la ville de Paris en maison d’enfants destinée à recevoir les rejetons de familles dont les parents, pour diverses raisons, n’étaient pas en mesure de s’occuper. Et cela plus ou moins provisoirement. Difficile de lui attribuer un quelconque style, sinon qu’elle pouvait faire penser à une de ces constructions aux fenêtres, volets et balcons de bois recouverts de peinture blanche que l’on rencontre sur la côte normande, notamment aux environs de Deauville.

Le blason de pierre plaqué sur l’un des murs de l’imposante bâtisse en disait long sur l’appartenance des anciens propriétaires à un monde auquel étaient totalement étrangers les nouveaux occupants de la demeure.

Une fois franchie l’imposante porte de bois, surmontée d’un auvent tout aussi grandiloquent, on se retrouvait dans un immense hall entièrement carrelé de noir et blanc à la manière d’un damier géant. Pour un enfant qui pénétrait pour la première fois dans ces lieux, le choc était assuré. Il y avait de quoi se sentir tout petit dans cette imposante pièce aux portes et boiseries, certes magnifiques, mais qu’on rencontrait rarement dans les habitations parisiennes de ces enfants issus de milieux populaires.

Chacune des quatre doubles portes du hall menait vers de nouvelles surprises pour les enfants recueillis là.

La première, tout de suite à droite, s’ouvrait sur le bureau de la directrice madame Blondiau. Le mobilier, les tableaux, la décoration, tout cela semblait venir d’une autre époque et dont la fonction principale était sans nul doute d’indiquer clairement au visiteur à qui il avait affaire.

En franchissant la porte de gauche, on trouvait les services administratifs dont les murs jaunes, pas francs, n’incitaient pas à la rigolade. Pas plus que mademoiselle Odile la secrétaire à l’air revêche qui disparaissait presque derrière les dossiers entassés sur son bureau dont on pouvait penser qu’ils contenaient bien des secrets sur les enfants et leur vie « d’avant ».

Celle-ci partageait son bureau avec madame Simone, la surveillante générale. Une petite place était également réservée à Hélène, Claire, et Françoise les monitrices.

Au fond, à droite, on pénétrait dans le réfectoire qui communiquait lui-même avec une vaste cuisine dans laquelle officiaient d’étranges personnages tout de blanc vêtus et à la tête ornée d’un grand chapeau dont la vue ravissait les enfants qui ne se lassaient pas d’en rire chaque fois que l’un d’eux faisait son apparition dans la salle à manger. Six petites tables rondes qui accueillaient chacune cinq enfants affamés et une trentaine de tabourets constituaient presque l’essentiel du mobilier auxquels s’ajoutait une longue table de bois où attendaient sagement trente petits ronds de serviette dans lesquels étaient glissés, après chaque repas les petits carrés de tissus multicolores souvent constellés de tâches qui retraçaient les menus de la semaine !

Matin, midi et soir, c’était à celui qui arriverait le premier au fond du réfectoire afin d’atteindre les tables placées près des grandes baies vitrées qui laissaient passer un flot de lumière et donnaient directement sur une grande prairie où l’on se verrait bien courir à toutes jambes. Surtout lors des repas dont on n’appréciait que moyennement le menu !

Puis, en passant par la dernière porte du hall, où directement à partir du réfectoire on accédait à une autre grande pièce destinée aux loisirs des enfants. On y découvrait une énorme cheminée dont les pare-feu de fonte racontaient d’étranges histoires de chasse. La rangée de vestiaires de bois rappelait cependant qu’on était dans une collectivité où l’ordre se devait de régner même dans un lieu habituellement réservé à la détente.

Les plafonds de la pièce, entièrement sculptés dans le bois, étaient si hauts que les enfants en distinguaient à peine les détails.

Seuls les parquets bien cirés présentaient un intérêt réel pour les gosses qui, malgré les interdictions, mainte fois répétées, ne se lassaient pas d’y user leurs fonds de culotte dans des glissades échevelées.

À partir de la salle de jeu on franchissant une autre double porte pour accéder à un grand escalier de marbre qui conduisait aux étages supérieurs et résonnait des cris des petits garçons pressés de rejoindre leur dortoir respectif.

À mi-parcours, certains d’entre eux s’arrêtaient souvent pour observer l’étrange fenêtre ovale du palier. Un œil-de-bœuf n’était pas chose courante et ils ne se lassaient pas de l’admirer à chaque montée et descente de l’escalier.

Parvenu au premier étage, on trouvait un long couloir sombre sur lequel s’ouvraient les dortoirs des enfants et les chambres des monitrices. Sur les portes des dortoirs, on pouvait lire « les écureuils », « les renards » et « les loups » du nom de chaque groupe de dix enfants.

La hauteur des dortoirs était plus modeste qu’au rez-de-chaussée et le décor beaucoup plus sobre. De petits lits encadrés d’une armoire et d’une table de nuit comme on en rencontre sans doute dans toutes les institutions de ce type. Attenante au dortoir, la salle de bain avec ses grands lavabos blancs n’était pas la pièce préférée des locataires des Tilles. Chaque matin, les monitrices devaient beaucoup insister et menacer pour que les petits diables consentent à s’y rendre pour y procéder à leur toilette.

Au bout du couloir, un autre escalier, bien plus petit, celui-là conduisait vers le dernier étage. Un autre œil-de-bœuf, de taille plus modeste que celui de l’escalier principal permettait de l’éclairer faiblement. Dès la première marche, le mystère commençait pour les enfants. En fait, aucun d’eux n’avait eu l’occasion d’aller plus loin. Interdiction formelle.

La pénombre qui régnait, et les histoires qu’on racontait à propos de ce dernier étage suffisaient largement pour que la consigne soit strictement respectée.

En dehors du jour de leur arrivée, où pour une raison exceptionnelle comme par exemple une convocation chez la directrice, les enfants n’avaient pas accès au grand hall. Pour entrer ou sortir du bâtiment, ils empruntaient une porte de la salle de jeu qui donnait directement sur une terrasse qui, une fois traversée les menait au terrain de jeu spécialement aménagé pour eux.

Là, balançoire, tourniquet et toboggan les attendaient pour quelques minutes de folles escalades sous les regards attentifs des monitrices de permanence.

Passé le terrain de jeu, à une centaine de mètres des Tilles, se dressait un bâtiment qui en disait long sur la fortune des précédents propriétaires.

C’était en fait deux maisons reliées l’une à l’autre par une immense structure de verre et de métal rappelant les marchés couverts parisiens construits par Baltard. Par le passé, le rez-de-chaussée des deux bâtisses abritait des écuries qui donnaient directement sous le dôme dont le sol était constitué de pavés inégaux. On imaginait facilement le bruit sourd des sabots des chevaux caracolant avant de s’élancer vers la forêt pour une partie de chasse dominicale.

Pour l’heure, les stalles, facilement identifiables grâce à leurs portes qui s’ouvraient indifféremment par le bas ou le haut, étaient utilisées pour le stockage des pommes de terre et du charbon. Triste fin pour un si prestigieux endroit !

L’étage de la maison de droite abritait l’infirmerie où officiait mademoiselle Mouche, charmante personne dont les enfants se méfiaient cependant. Les séances de vaccination dans un lieu où régnait en permanence une désagréable odeur d’éther y étaient sûrement pour quelque chose !

Le bâtiment de gauche restait un mystère, au même titre que les combles des Tilles. On y voyait parfois de la lumière, mais rien ne transpirait de ce qu’il pouvait se passer derrière les rideaux des fenêtres pas plus que sur ceux ou celles qui s’y trouvaient.

3

Roger

Flanqué de mademoiselle Simone Sylvain entra dans le réfectoire des Tilles où les enfants prenaient leur déjeuner. Les bruits divers qui accompagnent généralement les repas d’enfants s’amenuisèrent progressivement à mesure que la surveillante et Sylvain avançaient dans la salle. L’arrivée d’un nouveau était toujours un évènement. À présent, le silence était complet et Sylvain sentit le poids de soixante paires d’yeux posées sur lui.

Cet intérêt particulier qu’on portait à sa personne à cet instant l’angoissait un peu, mais paradoxalement, le fait de se savoir ainsi observé, le remplissait d’aise.

Parvenus au fond du réfectoire, à une table placée près de la grande baie vitrée qui donnait directement sur la prairie vers laquelle Sylvain aurait voulu se précipiter, quelque temps auparavant, ils stoppèrent à la hauteur d’un grand garçon brun.

Sylvain, Roger ; Roger, Sylvain. Présentations faites, l’enfant grimpa sur la chaise que mademoiselle Simone venait de lui désigner, et sans un mot, sans un regard pour son voisin, il plongea le nez dans son assiette et se mit en devoir d’en ingurgiter le contenu à toute vitesse. Il avait faim.

Au Tilles, la tradition voulait que le nouveau venu soit confié au plus ancien. Celui-ci était alors chargé de l’initier aux coutumes de l’établissement, de le familiariser avec les habitudes, et ainsi de faciliter son intégration au groupe. On estimait que les règles élémentaires de la vie collective seraient mieux comprises et plus rapidement assimilées, si elles étaient commentées et présentées par un autre enfant plutôt qu’un membre du personnel. Quitte aux monitrices d’intervenir par la suite, si des difficultés se présentaient. Cette méthode avait l’avantage de permettre une évaluation assez rapide du caractère de l’enfant et de sa capacité à accepter les contraintes inhérentes à la vie communautaire.

Cette année-là, Roger étant le doyen en titre c’est donc près de lui qu’on avait placé Sylvain.

Roger avait dix ans. Son ancienneté dans la maison et sa grande taille lui conféraient, aux yeux des enfants, un prestige indiscutable. Il était le chef du clan des Renards, c’était lui qui dirigeait les jeux, arbitrait certains conflits. Son autorité pouvait s’exercer et s’étendre aux deux autres groupes si le besoin s’en faisait sentir, car son âge et son ancienneté dans l’institution lui donnaient l’avantage sur les chefs des autres groupes.

Cela faisait plus de deux années que Roger était pensionnaire aux Tilles, et il en connaissait les secrets mieux que personne.

Calme et posé, assez peu enclin aux débordements, il avait la confiance totale des monitrices qui n’hésitaient pas à lui laisser la garde des enfants si elles devaient les laisser seuls un instant. Roger n’avait rien d’un enfant perturbé. En classe il était attentif et studieux, et sa scolarisation ne posait pas de problème particulier. Patient et serviable, on lui accordait généralement le titre d’enfant facile.

Physiquement, c’était déjà un beau gaillard tout en muscles. Il avait une tête agréable, singularisée par une épaisse chevelure brune. Une mèche rebelle qui lui tombait sans cesse sur les yeux, l’obligeait à effectuer un gracieux mouvement de tête destiné à la remettre en place.

La naissance de Roger coïncida, à quelques jours près, avec le soulèvement de Paris contre l’occupant allemand en août 1944.

Ses parents logeaient dans un appartement situé dans le 14ème arrondissement et, c’est le fracas des coups de fusil, le sifflement des balles, le bruit du canon qui bercèrent ses tout premiers jours.

Les années qui suivirent, ne furent ni meilleures ni pires que celles de beaucoup d’enfants qui subirent les effets de la pénurie et des restrictions de l’après-guerre.

Deux années après la naissance de Roger, la famille s’agrandit avec l’arrivée d’un petit frère.

Roger avait presque huit ans lorsque son père, instituteur, contracta une tuberculose qui le contraint à quitter la capitale pour se faire soigner dans un sanatorium de montagne. Sa mère fut forcée de se remettre au travail et, des deux frères, ce fut Roger que l’on se résigna à placer. C’est ainsi qu’il fut admis aux Tilles.

La brutale rupture d’avec son milieu familial ne sembla pas provoquer chez Roger une émotion profonde. De tempérament assez calme, tout juste se referma-t-il un peu plus sur lui-même. D’origine sociale modeste, comme tous les enfants placés au centre, il avait cependant grandi dans une atmosphère équilibrante. À la maison, la tendresse maternelle et paternelle ne faisait pas défaut et, de toute évidence, contrairement à la majorité des enfants de l’établissement, Roger n’était pas catalogué « cas social ».

Une fois qu’il eut englouti son repas, Sylvain commença à s’intéresser à son voisin. Les deux enfants se dévisagèrent un instant, et enfin un sourire éclaira les deux frimousses.

— Tu avais faim ! lança Roger.

— Ouais, répondit Sylvain.

La vitre était brisée. Et, avec cette aisance dont les enfants ont le secret, ils firent tout de suite connaissance.

Babillages incessants, moqueries joyeuses. On se pavane, on se vante, on se provoque. Sylvain l’insouciance avait remplacé Sylvain la tristesse.

4

Moune

Petite Moune, quand donc seras-tu sérieuse ?

— Lorsque je serai vieille et laide ! répond l’effrontée à mademoiselle qui l’interroge.

Aujourd’hui, Moune a dix ans, et c’est déjà un petit bout de femme avec un visage rayonnant, des cheveux châtains et des yeux noisette.

À peine deux mois que Moune est pensionnaire de la maison d’enfants. Son père, décédé quelques mois auparavant, l’a laissé avec une mère immature et incapable de l’élever seule.

Moune, c’est cependant malice, insouciance, rouerie et joie de vivre. Moune oublie vite, même le malheur, au point qu’on pourrait la croire insensible.

Moune c’est aussi parfois colère et tristesse, imprévisibles sautes d’humeur dont les autres feront les frais s’ils n’y prennent pas garde.

À l’Hermitage, là où se tient le dortoir des filles Moune est Reine. Il ne viendrait pas à l’idée des autres filles de contester sa royale autorité. Gifles sonores ou coups de griffes auraient tôt fait de mater la rebelle.