Les mille et un fantômes. - Dumas Alexandre - E-Book

Les mille et un fantômes. E-Book

Dumas Alexandre

0,0
2,49 €

-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

Lors d'une partie de chasse à Fontenay-aux-Roses, Alexandre Dumas, qui ne s'amuse guère à arpenter les chemins, rentre en ville juste à point pour y être témoin d'une horrible tragédie: un homme ayant assassiné son épouse est venu se rendre spontanément au maire, M. Ledru. Il faut dire que le pauvre bougre a une bonne raison d'être terrorisé. Alors qu'il vient de décapiter sa femme à l'aide d'un sabre, la tête de la malheureuse a roulé vers lui et a affirmé qu'elle était innocente! Le soir même, Dumas est invité à dîner par le maire. Les autres convives vont tour à tour raconter une expérience effrayante que chacun a vécue, chaque histoire composant un chapitre. Toutes sont plus terrifiantes les unes que les autres et traitent du même sujet: la vie ne s'arrête pas forcément avec la mort, surtout si cette dernière fut violente ou injuste. Les premiers chapitres sont consacrés à l'introduction et au début du dîner. Le soufflet de Charlotte Corday évoque la capacité des guillotinés à survivre quelques instants à leur exécution: la tête de Charlotte, giflée par un bourreau indigne, rougit sous l'affront. La nouvelle suivante, découpée en deux chapitres (Solange, puis Albert) reprend le thème des guillotinés: un amoureux qui recueille les derniers mots de sa fiancée exécutée en fera la cruelle expérience.

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB
MOBI

Seitenzahl: 253

Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Les mille et un fantômes.

Pages de titreChapitre 1Chapitre 2Chapitre 3Chapitre 4Chapitre 5Chapitre 6Chapitre 7Chapitre 8Chapitre 9Chapitre 10Chapitre 11Chapitre 12Chapitre 13Chapitre 14Chapitre 15Page de copyright

Alexandre Dumas

Les mille et un fantômes.

A M. ***. Mon cher ami, vous m’avez dit souvent, – au milieu de ces soirées, devenues trop rares, où chacun bavarde à loisir, ou disant le rêve de son cœur, ou suivant le caprice de son esprit, ou gaspillant le trésor de ses souvenirs, – vous m’avez dit souvent que depuis Schehererazade et après Nodier, j’étais un des plus amusants conteurs que vous eussiez entendus.

Voilà aujourd’hui que vous m’écrivez qu’en attendant un long roman de moi, – vous savez, un de ces romans interminables comme j’en écris, et dans lesquels je fais entrer tout un siècle, – vous voudriez bien quelques contes, – deux, quatre ou six volumes tout au plus, pauvres fleurs de mon jardin, que vous comptez jeter au milieu des préoccupations politiques du moment, entre le procès de Bourges, par exemple, et les élections du mois de mai.

Hélas ! mon ami, l’époque est triste, et mes contes, je vous en préviens, ne seront pas gais. Seulement, vous permettrez que, lassé de ce que je vois se passer tous les jours dans le monde réel, j’aille chercher mes récits dans le monde imaginaire. Hélas ! j’ai bien peur que tous les esprits un peu élevés, un peu politiques, un peu rêveurs, n’en soient à cette heure où en est le mien, c’est-à-dire à la recherche de l’idéal, le seul refuge que Dieu nous laisse contre la réalité.

Tenez, je suis là au milieu de cinquante volumes ouverts à propos d’une histoire de la Régence que je viens d’achever, et que je vous prie, si vous vous en rendez compte, d’inviter les mères à ne pas laisser lire à leurs filles. Eh bien ! je suis là, vous disais-je, et, tout en vous écrivant, mes yeux s’arrêtent sur une page des Mémoires du marquis d’Argenson, ou, au- dessous de ces mots : De la Conversation d’autrefois et de celle d’à présent, je lis ceux-ci :

« Je suis persuadé que, du temps où l’hôtel Rambouillet donnait le ton à la bonne compagnie, on écoutait bien et l’on raisonnait mieux. On cultivait son goût et son esprit, j’ai encore vu des modèles de ce genre de conversation parmi les vieillards de la cour que j’ai fréquentés. Ils avaient le mot propre, de l’énergie et de la finesse, quelques antithèses, mais des épithètes qui augmentaient le sens ; de la profondeur sans pédanterie, de l’enjouement sans malignité. »

Il y a juste cent ans que le marquis d’Argenson écrivait ces lignes, que je copie dans son livre. – Il avait, à l’époque où il les écrivait, à peu près l’âge que nous avons, – et comme lui, mon cher ami, nous pouvons dire : Nous avons connu des vieillards qui étaient, hélas ! ce que nous ne sommes plus, c’est-à-dire des hommes de bonne compagnie.

Nous les avons vus, mais nos fils ne les verront pas. Voilà ce qui fait, quoique nous ne valions pas grand-chose, que nous vaudrons mieux que ne vaudront nos fils.

Il est vrai que tous les jours nous faisons un pas vers la liberté, l’égalité, la fraternité, trois grands mots que la Révolution de 93, vous savez, l’autre, la douairière, a lancés au milieu de la société moderne, comme elle eût fait d’un tigre, d’un lion et d’un ours habillés avec des toisons d’agneaux ; mots vides, malheureusement, et qu’on lisait à travers la fumée de juin sur nos monuments publics criblés de balles.

Moi, je vais comme les autres ; moi, je suis le mouvement. Dieu me garde de prêcher l’immobilité ! – L’immobilité, c’est la mort. Mais je vais comme un de ces hommes dont parle Dante, – dont les pieds marchent en avant, – c’est vrai, – mais dont la tête est tournée du côté de ses talons.

Et ce que je cherche surtout, – ce que je regrette avant tout, – ce que mon regard rétrospectif cherche dans le passé, c’est la société qui s’en va, qui s’évapore, qui disparaît comme un de ces fantômes dont je vais vous raconter l’histoire.

Cette société, qui faisait la vie élégante, la vie courtoise, cette vie qui valait la peine d’être vécue, enfin (pardonnez-moi le barbarisme, n’étant point de l’Académie, je puis le risquer), cette société est-elle morte ou l’avons-nous tuée ?

Tenez, je me rappelle que, tout enfant, j’ai été conduit par mon père chez madame de Montesson. C’était une grande dame, une femme de l’autre siècle tout à fait. Elle avait épousé, il y avait près de soixante ans, le duc d’Orléans, aïeul du roi Louis-Philippe ; elle en avait quatre-vingt-dix. Elle demeurait dans un grand et riche hôtel de la Chaussée-d’Antin. Napoléon lui faisait une rente de cent mille écus.

— Savez-vous sur quel titre était basée cette rente inscrite au livre rouge du successeur de Louis XVI ? – Non. – Eh bien ! madame de Montesson touchait de l’empereur une rente de cent mille écus pour avoir conservé dans son salon les traditions de la bonne société du temps de Louis XIV et de Louis XV.

— C’est juste la moitié de ce que la Chambre donne aujourd’hui à son neveu pour qu’il fasse oublier à la France ce dont son oncle voulait qu’elle se souvînt.

Vous ne croiriez pas une chose, mon cher ami, c’est que ces deux mots que je viens d’avoir l’imprudence de prononcer : la Chambre, me ramènent tout droit aux Mémoires du marquis d’Argenson.

— Comment cela ?

— Vous allez voir.

« On se plaint, dit-il, qu’il n’y a plus de conversation de nos jours en France. J’en sais bien la raison. C’est que la patience d’écouter diminue chaque jour chez nos contemporains. L’on écoute mal ou plutôt l’on n’écoute plus du tout. J’ai fait cette remarque dans la meilleure compagnie que je fréquente. »

Or, mon cher ami, quelle est la meilleure compagnie que l’on puisse fréquenter de nos jours ? C’est bien certainement celle que huit millions d’électeurs ont jugée digne de représenter les intérêts, les opinions, le génie de la France. C’est la Chambre, enfin.

— Eh bien ! entrez dans la Chambre, au hasard, au jour et à l’heure que vous voudrez. Il y a cent à parier contre un que vous trouverez à la tribune un homme qui parle, et sur les bancs cinq à six cents personnes, non pas qui l’écoutent, mais qui l’interrompent.

C’est si vrai ce que je vous dis là, qu’il y a un article de la Constitution de 1848 qui interdit les interruptions.

Ainsi comptez la quantité de soufflets et de coups de poing donnés à la Chambre depuis un an à peu près qu’elle s’est rassemblée : – c’est innombrable !

Toujours au nom, bien entendu, de la liberté, de l’égalité et de la fraternité.

Donc, mon cher ami, comme je vous le disais, je regrette bon nombre de choses, n’est-ce pas ? quoique j’aie dépassé à peu près la moitié de la vie ; eh bien ! celle que je regrette le plus entre toutes celles qui s’en sont allées ou qui s’en vont, c’est celle que regrettait le marquis d’Argenson il y a cent ans : la courtoisie.

Et cependant, du temps du marquis d’Argenson, on n’avait pas encore eu l’idée de s’appeler citoyen. Ainsi jugez.

Si l’on avait dit au marquis d’Argenson, à l’époque où il écrivait ces mots, par exemple :

« Voici où nous en sommes venus en France : la toile tombe ; tout spectacle disparaît ; il n’y a plus que des sifflets qui sifflent. Bientôt, nous n’aurons plus ni élégants conteurs dans la société, ni arts, ni peintures, ni palais bâtis, mais des envieux de tout et partout. »

Si on lui avait dit, à l’époque où il écrivait ces mots, que l’on en arriverait, – moi du moins, – à envier cette époque, – on l’eût bien étonné, n’est-ce pas, ce pauvre marquis d’Argenson ? – Aussi, que fais-je ? – Je vis avec les morts beaucoup, – avec les exilés un peu. – J’essaie de faire revivre les sociétés éteintes, les hommes disparus, ceux-là qui sentaient l’ambre au lieu de sentir le cigare ; qui se donnaient des coups d’épée au lieu de se donner des coups de poing.

Et voilà pourquoi, mon ami, vous vous étonnez, quand je cause, d’entendre parler une langue qu’on ne parle plus. Voilà pourquoi vous me dites que je suis un amusant conteur. Voilà pourquoi ma voix, écho du passé, est encore écoutée dans le présent, qui écoute si peu et si mal.

C’est qu’au bout du compte, comme ces Vénitiens du dix-huitième siècle auxquels les lois somptuaires défendaient de porter autre chose que du drap et de la bure, nous aimons toujours à voir se dérouler la soie et le velours, et les beaux brocarts d’or dans lesquels la royauté taillait les habits de nos pères.

Tout à vous,

Alexandre Dumas.

Chapitre 1

La rue de Diane à Fontenay-aux-Roses

Le 1er septembre de l’année 1831, je fus invité par un de mes anciens amis, chef de bureau au domaine privé du roi, à faire, avec son fils, l’ouverture de la chasse à Fontenay-aux-Roses.

J’aimais beaucoup la chasse à cette époque, et, en ma qualité de grand chasseur, c’était chose grave que le choix du pays, où devait, chaque année, se faire l’ouverture.

D’habitude, nous allions chez un fermier ou plutôt chez un ami de mon beau-frère ; c’était chez lui que j’avais fait, en tuant un lièvre, mes débuts dans la science des Nemrod et des Elzéar Blaze. Sa ferme était située entre les forêts de Compiègne et de Villers-Cotterêts, à une demi-lieue du charmant village de Morienval, à une lieue des magnifiques ruines de Pierrefonds.

Les deux ou trois mille arpents de terre qui forment son exploitation présentent une vaste plaine presque entièrement entourée de bois, coupée vers le milieu par une jolie vallée au fond de laquelle on voit, parmi les prés verts et les arbres aux tons changeants, fourmiller des maisons à moitié perdues dans le feuillage, et qui se dénoncent par les colonnes de fumée bleuâtre qui, d’abord protégées par l’abri des montagnes qui les entourent, montent verticalement vers le ciel, et ensuite, arrivées aux couches d’air supérieures, se courbent, élargies comme la cime des palmiers, dans la direction du vent.

C’est dans cette plaine et sur le double versant de cette vallée que le gibier des deux forêts vient s’ébattre comme sur un terrain neutre.

Aussi l’on trouve de tout sur la plaine de Brassoire : du chevreuil et du faisan en longeant les bois, du lièvre sur les plateaux, du lapin dans les pentes, des perdrix autour de la ferme. Monsieur Mocquet, c’est le nom de notre ami, avait donc la certitude de nous voir arriver ; nous chassions toute la journée, et le lendemain, à deux heures, nous revenions à Paris, ayant tué, entre quatre ou cinq chasseurs, cent cinquante pièces de gibier, dont jamais nous n’avons pu faire accepter une seule à notre hôte.

Mais, cette année-là, infidèle à monsieur Mocquet, j’avais cédé à l’obsession de mon vieux compagnon de bureau, séduit que j’avais été par un tableau que m’avait envoyé son fils, élève distingué de l’École de Rome, et qui représentait une vue de la plaine de Fontenay-aux-Roses, avec des éteules pleines de lièvres et des luzernes pleines de perdrix.

Je n’avais jamais été à Fontenay-aux-Roses : nul ne connaît moins les environs de Paris que moi. Quand je franchis la barrière, c’est presque toujours pour faire cinq ou six cents lieues. Tout m’est donc un sujet de curiosité dans le moindre changement de place.

À six heures du soir, je partis pour Fontenay, la tête hors de la portière, comme toujours : je franchis la barrière d’Enfer, je laissai à ma gauche la rue de la Tombe-Issoire et j’enfilai la route d’Orléans.

On sait qu’Issoire est le nom d’un fameux brigand qui, du temps de Julien, rançonnait les voyageurs qui se rendaient à Lutèce. Il fut un peu pendu, à ce que je crois, et enterré à l’endroit qui porte aujourd’hui son nom, à quelque distance de l’entrée des Catacombes.

La plaine qui se développe à l’entrée du Petit-Montrouge est étrange d’aspect. Au milieu des prairies artificielles, des champs de carottes et des plates-bandes de betteraves, s’élèvent des espèces de forts carrés, en pierres blanches, que domine une roue dentée pareille à un squelette de feu d’artifice éteint. Cette roue porte à sa circonférence des traverses de bois sur lesquelles un homme appuie alternativement l’un et l’autre pied. Ce travail d’écureuil, qui donne au travailleur un grand mouvement apparent sans qu’il change de place en réalité, a pour but d’enrouler autour d’un moyeu une corde qui, en s’enroulant, amène à la surface du sol une pierre taillée au fond de la carrière, et qui vient voir lentement le jour.

Cette pierre, un crochet l’amène au bord de l’orifice, où des rouleaux l’attendent pour la transporter à la place qui lui est destinée. Puis la corde redescend dans les profondeurs, où elle va rechercher un autre fardeau, donnant un moment de repos au moderne Ixion, auquel un cri annonce bientôt qu’une autre pierre attend le labeur qui doit lui faire quitter la carrière natale, et la même œuvre recommence pour recommencer encore, pour recommencer toujours.

Le soir venu, l’homme a fait dix lieues sans changer de place ; s’il montait en réalité, en hauteur, d’un degré à chaque fois que son pied pose sur une traverse, au bout de vingt-trois ans il serait arrivé dans la lune.

C’est le soir surtout, c’est-à-dire à l’heure où je traversais la plaine qui sépare le Petit du Grand-Montrouge, que le paysage, grâce à ce nombre infini de roues mouvantes qui se détachent en vigueur sur le couchant enflammé, prend un aspect fantastique. On dirait une de ces gravures de Goya, où, dans la demi-teinte, des arracheurs de dents font la chasse aux pendus.

Vers sept heures, les roues s’arrêtent ; la journée est finie.

Ces moellons, qui sont de grands carrés longs de cinquante à soixante pieds, hauts de six ou huit, c’est le futur Paris qu’on arrache de terre. Les carrières d’où sort cette pierre grandissent tous les jours. C’est la suite des Catacombes d’où est sorti le vieux Paris. Ce sont les faubourgs de la ville souterraine, qui vont gagnant incessamment du pays et s’étendant à la circonférence. Quand on marche dans cette prairie de Montrouge, on marche sur des abîmes, de temps en temps on trouve un enfoncement de terrain, une vallée en miniature, une ride du sol : c’est une carrière mal soutenue en dessous, dont le plafond de gypse a craqué. Il s’est établi une fissure par laquelle l’eau a pénétré dans la caverne ; l’eau a entraîné la terre ; de là le mouvement du terrain : cela s’appelle un fondis.

Si l’on ne sait point cela, si on ignore que cette belle couche de terre verte qui vous appelle ne repose sur rien, on peut, en posant le pied au-dessus d’une de ces gerçures, disparaître, comme on disparaît au Montanvert entre deux murs de glace.

La population qui habite ces galeries souterraines a, comme son existence, son caractère et sa physionomie à part. Vivant dans l’obscurité elle a un peu les instincts des animaux de la nuit, c’est-à-dire qu’elle est silencieuse et féroce. Souvent on entend parler d’un accident : un étai a manqué, une corde s’est rompue, un homme a été écrasé. À la surface de la terre, on croit que c’est un malheur : trente pieds au-dessous, on sait que c’est un crime.

L’aspect des carriers est en général sinistre. Le jour, leur œil clignote, à l’air leur voix est sourde. Ils portent des cheveux plats, rabattus jusqu’aux sourcils ; une barbe qui ne fait que tous les dimanches matin connaissance avec le rasoir ; un gilet qui laisse voir des manches de grosse toile grise, un tablier de cuir blanchi par le contact de la pierre, un pantalon de toile bleue. Sur une de leurs épaules est une veste pliée en deux, et sur cette veste pose le manche de la pioche ou de la besaiguë qui, six jours de la semaine, creuse la pierre.

Quand il y a quelque émeute, il est rare que les hommes que nous venons d’essayer de peindre ne s’en mêlent pas. Quand on dit à la barrière d’Enfer : « Voilà les carriers de Montrouge qui descendent ! » les habitants des rues avoisinantes secouent la tête et ferment leurs portes.

Voilà ce que je regardai, ce que je vis pendant cette heure de crépuscule qui, au mois de septembre, sépare le jour de la nuit ; puis, la nuit venue, je me rejetai dans la voiture, d’où certainement aucun de mes compagnons n’avait vu ce que je venais de voir. Il en est ainsi de toutes choses : beaucoup regardent, bien peu voient.

Nous arrivâmes vers les huit heures et demie à Fontenay ; un excellent souper nous attendait, puis après le souper une promenade au jardin.

Sorrente est une forêt d’orangers ; Fontenay est un bouquet de roses. Chaque maison a son rosier qui monte le long de la muraille, protégé au pied par un étui de planches. Arrivé à une certaine hauteur, le rosier s’épanouit en gigantesque éventail ; l’air qui passe est embaumé, et, lorsque au lieu d’air il fait du vent, il pleut des feuilles de roses, comme il en pleuvait à la Fête-Dieu quand Dieu avait une fête.

De l’extrémité du jardin, nous eussions eu une vue immense s’il eût fait jour. Les lumières seules semées dans l’espace indiquaient les villages de Sceaux, de Bagneux, de Châtillon et de Montrouge ; au fond s’étendait une grande ligne roussâtre d’où sortait un bruit sourd semblable au souffle de Léviathan : c’était la respiration de Paris.

On fut obligé de nous envoyer coucher de force, comme on fait aux enfants. Sous ce beau ciel tout brodé d’étoiles, au contact de cette brise parfumée, nous eussions volontiers attendu le jour.

À cinq heures du matin, nous nous mîmes en chasse, guidés par le fils de notre hôte, qui nous avait promis monts et merveilles, et qui, il faut le dire, continua à nous vanter la fécondité giboyeuse de son territoire avec une persistance digne d’un meilleur sort.

À midi, nous avions vu un lapin et quatre perdrix. Le lapin avait été manqué par mon compagnon de droite, une perdrix avait été manquée par mon compagnon de gauche, et, sur les trois autres perdrix, deux avaient été tuées par moi.

À midi, à Brassoire, j’eusse déjà envoyé à la ferme trois ou quatre lièvres et quinze ou vingt perdrix.

J’aime la chasse, mais je déteste la promenade, surtout la promenade à travers champs. Aussi, sous prétexte d’aller explorer un champ de luzerne situé à mon extrême gauche et dans lequel j’étais bien sûr de ne rien trouver, je rompis la ligne et fis un écart.

Mais ce qu’il y avait dans ce champ, ce que j’y avais avisé dans le désir de retraite qui s’était déjà emparé de moi depuis plus de deux heures, c’était un chemin creux qui, me dérobant aux regards des autres chasseurs, devait me ramener, par la route de Sceaux, droit à Fontenay-aux-Roses.

Je ne me trompais pas. À une heure sonnant au clocher de la paroisse, j’atteignais les premières maisons du village.

Je suivais un mur qui me paraissait clore une assez belle propriété, lorsque, en arrivant à l’endroit où la rue de Diane s’embranche avec la Grande-Rue, je vis venir à moi, du côté de l’église, un homme d’un aspect si étrange, que je m’arrêtai, et qu’instinctivement j’armai les deux coups de mon fusil, mû que j’étais par le simple sentiment de la conservation personnelle.

Mais, pâle, les cheveux hérissés, les yeux hors de leur orbite, les vêtements en désordre et les mains ensanglantées, cet homme passa près de moi sans me voir. Son regard était fixe et atone à la fois. Sa course avait l’emportement invincible d’un corps qui descendrait une montagne trop rapide, et cependant sa respiration râlante indiquait encore plus d’effroi que de fatigue.

À l’embranchement des deux voies, il quitta la Grande-Rue pour se jeter dans la rue de Diane, sur laquelle s’ouvrait la propriété dont, pendant sept ou huit minutes, j’avais suivi la muraille. Cette porte, sur laquelle mes yeux s’arrêtèrent à l’instant même, était peinte en vert et était surmontée du numéro deux. La main de l’homme s’étendit vers la sonnette bien avant de pouvoir la toucher ; puis il l’atteignit, l’agita violemment, et, presque aussitôt, tournant sur lui-même, il se trouva assis sur une des deux bornes qui servent d’ouvrage avancé à cette porte. Une fois là, il demeura immobile, les bras pendants et la tête inclinée sur la poitrine.

Je revins sur mes pas, tant je comprenais que cet homme devait être l’acteur de quelque drame inconnu et terrible.

Derrière lui, et aux deux côtés de la rue, quelques personnes, sur lesquelles il avait sans doute produit le même effet qu’à moi, étaient sorties de leurs maisons, et le regardaient avec un étonnement pareil à celui que j’éprouvais moi-même.

À l’appel de la sonnette qui avait résonné violemment, une petite porte percée près de la grande s’ouvrit, et une femme de quarante à quarante-cinq ans apparut.

— Ah ! c’est vous, Jacquemin, dit-elle ; que faites-vous donc là ?

— Monsieur le maire est-il chez lui ? demanda d’une voix sourde l’homme auquel elle adressait la parole.

— Oui.

— Eh bien ! mère Antoine, allez lui dire que j’ai tué ma femme, et que je viens me constituer prisonnier.

La mère Antoine poussa un cri auquel répondirent deux ou trois exclamations arrachées par la terreur à des personnes qui se trouvaient assez près pour entendre ce terrible aveu.

Je fis moi-même un pas en arrière, et rencontrai le tronc d’un tilleul auquel je m’appuyai.

Au reste, tous ceux qui se trouvaient à la portée de la voix étaient restés immobiles.

Quant au meurtrier, il avait glissé de la borne à terre, comme si, après avoir prononcé les fatales paroles, la force l’eût abandonné.

Cependant la mère Antoine avait disparu, laissant la petite porte ouverte. Il était évident qu’elle était allée accomplir près de son maître la commission dont Jacquemin l’avait chargée.

Au bout de cinq minutes, celui qu’on était allé chercher parut sur le seuil de la porte.

Deux autres hommes le suivaient.

Je vois encore l’aspect de la rue.

Jacquemin avait glissé à terre comme je l’ai dit. Le maire de Fontenay-aux-Roses, que venait d’aller chercher la mère Antoine, se trouvait debout près de lui, le dominant de toute la hauteur de sa taille, qui était grande. Dans l’ouverture de la porte se pressaient les deux autres personnes dont nous parlerons plus longuement tout à l’heure. J’étais appuyé contre le tronc d’un tilleul planté dans la Grande-Rue, mais d’où mon regard plongeait dans la rue de Diane. À ma gauche était un groupe composé d’un homme, d’une femme et d’un enfant, l’enfant pleurant pour que sa mère le prît dans ses bras. Derrière ce groupe un boulanger passait sa tête par une fenêtre du premier, causant avec son garçon qui était en bas, et lui demandant si ce n’était pas Jacquemin, le carrier, qui venait de passer en courant ; puis enfin apparaissait, sur le seuil de sa porte, un maréchal-ferrant, noir par devant mais le dos éclairé par la lumière de sa forge dont un apprenti continuait de tirer le soufflet.

Voilà pour la Grande-Rue.

Quant à la rue de Diane, à part le groupe principal que nous avons décrit, elle était déserte. Seulement, à son extrémité, l’on voyait poindre deux gendarmes qui venaient de faire leur tournée dans la plaine pour demander les ports d’armes, et qui, sans se douter de la besogne qui les attendait, se rapprochaient de nous en marchant tranquillement au pas.

Une heure un quart sonnait.

Chapitre 2

L’impasse des Sergents

A la dernière vibration du timbre se mêla le bruit de la première parole du maire. — Jacquemin, dit-il, j’espère que la mère Antoine est folle : elle vient de ta part me dire que ta femme est morte, et que c’est toi qui l’as tuée !

— C’est la vérité pure, monsieur le maire, répondit Jacquemin. Il faudrait me faire conduire en prison et juger bien vite.

Et, en disant ces mots, il essaya de se relever, s’accrochant au haut de la borne avec son coude ; mais, après un effort, il retomba, comme si les os de ses jambes eussent été brisés.

— Allons donc ! tu es fou ! dit le maire.

— Regardez mes mains, répondit-il.

Et il leva deux mains sanglantes, auxquelles leurs doigts crispés donnaient la forme de deux serres.

En effet, la gauche était rouge jusqu’au-dessus du poignet, la droite jusqu’au coude.

En outre, à la main droite, un filet de sang frais coulait tout le long du pouce, provenant d’une morsure que la victime, en se débattant, avait, selon toute probabilité, faite à son assassin.

Pendant ce temps, les deux gendarmes s’étaient rapprochés, avaient fait halte à dix pas du principal acteur de cette scène, et regardaient du haut de leurs chevaux.

Le maire leur fit un signe ; ils descendirent, jetant la bride de leur monture à un gamin coiffé d’un bonnet de police et qui paraissait être un enfant de troupe.

Après quoi ils s’approchèrent de Jacquemin, et le soulevèrent par-dessous les bras.

Il se laissa faire sans résistance aucune, et avec l’atonie d’un homme dont l’esprit est absorbé par une unique pensée.

Au même instant, le commissaire de police et le médecin arrivèrent ; ils venaient d’être prévenus de ce qui se passait.

— Ah ! venez, monsieur Robert ! Ah ! venez, monsieur Cousin ! dit le maire.

Monsieur Robert était le médecin, monsieur Cousin était le commissaire de police.

— Venez ; j’allais vous envoyer chercher.

— Eh bien ! voyons, qu’y a-t-il ? demanda le médecin de l’air le plus jovial du monde ; un petit assassinat, à ce qu’on dit ?

Jacquemin ne répondit rien.

— Dites donc, père Jacquemin, continua le docteur, est-ce que c’est vrai que c’est vous qui avez tué votre femme ?

Jacquemin ne souffla pas le mot.

— Il vient au moins de s’en accuser lui-même, dit le maire ; cependant, j’espère encore que c’est un moment d’hallucination et non pas un crime réel qui le fait parler.

— Jacquemin, dit le commissaire de police, répondez. Est-il vrai que vous ayez tué votre femme ?

Même silence.

— En tout cas, nous allons bien voir, dit le docteur Robert ; ne demeure-t-il pas impasse des Sergents ?

— Oui, répondirent les deux gendarmes.

— Eh bien ! monsieur Ledru, dit le docteur en s’adressant au maire, allons impasse des Sergents.

— Je n’y vais pas ! je n’y vais pas ! s’écria Jacquemin en s’arrachant des mains des gendarmes avec un mouvement si violent, que, s’il eût voulu fuir, il eût été, certes, à cent pas avant que personne songeât à le poursuivre.

— Mais pourquoi n’y veux-tu pas venir ? demanda le maire.

— Qu’ai-je besoin d’y aller, puisque j’avoue tout, puisque je vous dis que je l’ai tuée, tuée avec cette grande épée à deux mains que j’ai prise au musée d’Artillerie l’année dernière ? Conduisez-moi en prison ; je n’ai rien à faire là-bas, conduisez-moi en prison !

Le docteur et monsieur Ledru se regardèrent.

— Mon ami, dit le commissaire de police qui, comme monsieur Ledru, espérait encore que Jacquemin était sous le poids de quelque dérangement d’esprit momentané, mon ami, la confrontation est d’urgence ; d’ailleurs il faut que vous soyez là pour guider la justice.

— En quoi la justice a-t-elle besoin d’être guidée ? dit Jacquemin ; vous trouverez le corps dans la cave, et, près du corps, dans un sac de plâtre, la tête ; quant à moi, conduisez-moi en prison.

— Il faut que vous veniez, dit le commissaire de police.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Jacquemin en proie à la plus effroyable terreur ; oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! Si j’avais su…

— Eh bien ! qu’aurais-tu fait ? demanda le commissaire de police.

— Eh bien ! je me serais tué.

Monsieur Ledru secoua la tête, et, s’adressant du regard au commissaire de police, il sembla lui dire : il y a quelque chose là-dessous.

— Mon ami, reprit-il en s’adressant au meurtrier, voyons, explique-moi cela, à moi.

— Oui, à vous, tout ce que vous voudrez, monsieur Ledru, demandez, interrogez.

— Comment se fait-il, puisque tu as eu le courage de commettre le meurtre, que tu n’aies pas celui de te retrouver en face de ta victime ? Il s’est donc passé quelque chose que tu ne nous dis pas ?

— Oh ! oui, quelque chose de terrible.

— Eh bien ! voyons, raconte.

— Oh ! non ; vous diriez que ce n’est pas vrai, vous diriez que je suis fou.

— N’importe ! que s’est-il passé ? dis-le-moi.

— Je vais vous le dire, mais à vous.

Il s’approcha de monsieur Ledru.

Les deux gendarmes voulurent le retenir ; mais le maire leur fit un signe, ils laissèrent le prisonnier libre.

D’ailleurs, eût-il voulu se sauver, la chose était devenue impossible ; la moitié de la population de Fontenay-aux-Roses encombrait la rue de Diane et la Grande-Rue.

Jacquemin, comme je l’ai dit, s’approcha de l’oreille de monsieur Ledru.

— Croyez-vous, monsieur Ledru, demanda Jacquemin à demi-voix, croyez-vous qu’une tête puisse parler, une fois séparée du corps ?

Monsieur Ledru poussa une exclamation qui ressemblait à un cri, et pâlit visiblement.

— Le croyez-vous ? dites, répéta Jacquemin.

Monsieur Ledru fit un effort.

— Oui, dit-il, je le crois.

— Eh bien !… eh bien !… elle a parlé.

— Qui ?

— La tête… la tête de Jeanne.

— Tu dis ?

— Je dis qu’elle avait les yeux ouverts, je dis qu’elle a remué les lèvres. Je dis qu’elle m’a regardé. Je dis qu’en me regardant elle m’a appelé : Misérable !

En disant ces mots, qu’il avait l’intention de dire à monsieur Ledru tout seul et qui cependant pouvaient être entendus de tout le monde, Jacquemin était effrayant.

— Oh ! la bonne charge ! s’écria le docteur en riant ; elle a parlé… une tête coupée a parlé. Bon, bon, bon !

Jacquemin se retourna.

— Quand je vous le dis ! fit-il.

— Eh bien ! dit le commissaire de police, raison de plus pour que nous nous rendions à l’endroit où le crime a été commis. Gendarmes, emmenez le prisonnier.

Jacquemin jeta un cri en se tordant.

— Non, non, dit-il, vous me couperez en morceaux si vous voulez, mais je n’irai pas.

— Venez, mon ami, dit monsieur Ledru. S’il est vrai que vous ayez commis le crime terrible dont vous vous accusez, ce sera déjà une expiation. D’ailleurs, ajouta-t-il en lui parlant bas, la résistance est inutile ; si vous n’y voulez pas venir de bonne volonté, ils vous y mèneront de force.

— Eh bien ! alors, dit Jacquemin, je veux bien ; mais promettez-moi une chose, monsieur Ledru.

— Laquelle ?

— Pendant tout le temps que nous serons dans la cave, vous ne me quitterez pas.

— Non.

— Vous me laisserez vous tenir la main.

— Oui.

— Eh bien, dit-il, allons !

Et, tirant de sa poche un mouchoir à carreaux, il essuya son front trempé de sueur.

On s’achemina vers l’impasse des Sergents.

Le commissaire de police et le docteur marchaient les premiers, puis Jacquemin et les deux gendarmes.

Derrière eux venaient monsieur Ledru et les deux hommes qui avaient apparu à sa porte en même temps que lui.

Puis roulait, comme un torrent plein de houle et de rumeurs, toute la population, à laquelle j’étais mêlé.

Au bout d’une minute de marche à peu près, nous arrivâmes à l’impasse des Sergents. C’était une petite ruelle située à gauche de la Grande-Rue, et qui allait en descendant jusqu’à une grande porte de bois délabrée, s’ouvrant à la fois par deux grands battants et une petite porte découpée dans un des deux grands battants.

Cette petite porte ne tenait plus qu’à un gond.

Tout, au premier aspect, paraissait calme dans cette maison ; un rosier fleurissait à la porte, et, près du rosier, sur un banc de pierre, un gros chat roux se chauffait avec béatitude au soleil.

En apercevant tout ce monde, en entendant tout ce bruit, il prit peur, se sauva et disparut par le soupirail d’une cave.

Arrivé à la porte que nous avons décrite, Jacquemin s’arrêta.

Les gendarmes voulurent le faire entrer de force.

— Monsieur Ledru, dit-il en se retournant, monsieur Ledru, vous avez promis de ne pas me quitter.

— Eh bien ! me voilà, répondit le maire.

— Votre bras ! votre bras !

Et il chancelait comme s’il eût été prêt à tomber.

Monsieur Ledru s’approcha, fit signe aux deux gendarmes de lâcher le prisonnier, et lui donna le bras.

— Je réponds de lui, dit-il.

Il était évident que, dans ce moment, monsieur Ledru n’était plus le maire de la commune poursuivant la punition d’un crime, mais un philosophe explorant le domaine de l’inconnu.

Seulement, son guide dans cette étrange exploration était un assassin.

Le docteur et le commissaire de police entrèrent les premiers, puis monsieur Ledru et Jacquemin ; puis les deux gendarmes, puis quelques privilégiés, au nombre desquels je me trouvais, grâce au contact que j’avais eu avec messieurs les gendarmes, pour lesquels je n’étais déjà plus un étranger, ayant eu l’honneur de les rencontrer dans la plaine et de leur montrer mon port d’armes.

La porte fut refermée sur le reste de la population, qui resta grondant au dehors.

On s’avança vers la porte de la petite maison.