Les Nouvelles histoires extraordinaires - Edgar Allan Poe - E-Book

Les Nouvelles histoires extraordinaires E-Book

Edgar Allan Poe

0,0
2,99 €

-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

Nouvelles histoires extraordinaires est un recueil de 23 nouvelles écrites par Edgar Allan Poe traduites et réunies sous ce titre par Charles Baudelaire en 1857. Dont les célèbres nouvelles "Le Portrait ovale", "La Chute de la maison Usher" ou encore "Le Diable dans le beffroi".

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB
MOBI

Seitenzahl: 382

Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Sommaire

Le démon de la perversité

Le chat noir

William Wilson

L’homme des foules

Le cœur révélateur

Bérénice

La chute de la Maison Usher

Le puits et le pendule

La barrique d’amontillado

Le masque de la Mort Rouge

Le roi peste

Le diable dans le beffroi

Lionnerie

Quatre bêtes en une

Petite discussion avec une momie

Puissance de la parole

Colloque entre Monos et Una

Conversation d’Eiros avec Charmion

Ombre

Silence

L’île de la Fée

Le portrait ovale

Le démon de la perversité

Dans l’examen des facultés et des penchants, – des mobiles primordiaux de l’âme humaine, – les phrénologistes ont oublié de faire une part à une tendance qui, bien qu’existant visiblement comme sentiment primitif, radical, irréductible, a été également omise par tous les moralistes qui les ont précédés. Dans la parfaite infatuation de notre raison, nous l’avons tous omise. Nous avons permis que son existence échappât à notre vue, uniquement par manque de croyance, de foi, – que ce soit la foi dans la Révélation ou la foi dans la Cabale. L’idée ne nous en est jamais venue, simplement à cause de sa qualité surérogatoire. Nous n’avons pas senti le besoin de constater cette impulsion, – cette tendance. Nous ne pouvions pas en concevoir la nécessité. Nous ne pouvions pas saisir la notion de ce primum mobile, et, quand même elle se serait introduite de force en nous, nous n’aurions jamais pu comprendre quel rôle il jouait dans l’économie des choses humaines, temporelles ou éternelles. Il est impossible de nier que la phrénologie et une bonne partie des sciences métaphysiques ont été brassées a priori.

L’homme de la métaphysique ou de la logique, bien plutôt que l’homme de l’intelligence et de l’observation, prétend concevoir les desseins de Dieu, – lui dicter des plans. Ayant ainsi approfondi à sa pleine satisfaction les intentions de Jéhovah, d’après ces dites intentions, il a bâti ses innombrables et capricieux systèmes. En matière de phrénologie, par exemple, nous avons d’abord établi, assez naturellement d’ailleurs, qu’il était dans les desseins de la Divinité que l’homme mangeât. Puis nous avons assigné à l’homme un organe d’alimentivité, et cet organe est le fouet avec lequel Dieu contraint l’homme à manger, bon gré, mal gré.

En second lieu, ayant décidé que c’était la volonté de Dieu que l’homme continuât son espèce, nous avons découvert tout de suite un organe d’amativité. Et ainsi ceux de la combativité, de l’idéalité, de la causalité, de la constructivité, – bref, tout organe représentant un penchant, un sentiment moral ou une faculté de la pure intelligence. Et dans cet emménagement des principes de l’action humaine, des Spurzheimistes, à tort ou à raison, en partie ou en totalité, n’ont fait que suivre, en principe, les traces de leurs devanciers ; déduisant et établissant chaque chose d’après la destinée préconçue de l’homme et prenant pour base les intentions de son Créateur.

Il eût été plus sage, il eût été plus sûr de baser notre classification (puisqu’il nous faut absolument classifier) sur les actes que l’homme accomplit habituellement et ceux qu’il accomplit occasionnellement, toujours occasionnellement, plutôt que sur l’hypothèse que c’est la Divinité elle-même qui les lui fait accomplir. Si nous ne pouvons pas comprendre Dieu dans ses œuvres visibles, comment donc le comprendrions-nous dans ses inconcevables pensées, qui appellent ces œuvres à la vie ? Si nous ne pouvons le concevoir dans ses créatures objectives, comment le concevrons-nous dans ses modes inconditionnels et dans ses phases de création ?

L’induction a posteriori aurait conduit la phrénologie à admettre comme principe primitif et inné de l’action humaine un je ne sais quoi paradoxal, que nous nommerons perversité, faute d’un terme plus caractéristique. Dans le sens que j’y attache, c’est, en réalité, un mobile sans motif, un motif non motivé.

Sous son influence, nous agissons sans but intelligible ; ou, si cela apparaît comme une contradiction dans les termes, nous pouvons modifier la proposition jusqu’à dire que, sous son influence, nous agissons par la raison que nous ne le devrions pas. En théorie, il ne peut pas y avoir de raison plus déraisonnable ; mais, en fait, il n’y en a pas de plus forte. Pour certains esprits, dans de certaines conditions, elle devient absolument irrésistible. Ma vie n’est pas une chose plus certaine pour moi que cette proposition : la certitude du péché ou de l’erreur inclus dans un acte quelconque est souvent l’unique force invincible qui nous pousse, et seule nous pousse à son accomplissement. Et cette tendance accablante à faire le mal pour l’amour du mal n’admettra aucune analyse, aucune résolution en éléments ultérieurs. C’est un mouvement radical, primitif, – élémentaire. On dira, je m’y attends, que, si nous persistons dans certains actes parce que nous sentons que nous ne devrions pas y persister, notre conduite n’est qu’une modification de celle qui dérive ordinairement de la combativité phrénologique. Mais un simple coup d’œil suffira pour découvrir la fausseté de cette idée. La combativité phrénologique a pour cause d’existence la nécessité de la défense personnelle. Elle est notre sauvegarde contre l’injustice. Son principe regarde notre bien-être ; et ainsi, en même temps qu’elle se développe, nous sentons s’exalter en nous le désir du bien-être. Il suivrait de là que le désir du bien-être devrait être simultanément excité avec tout principe qui ne serait qu’une modification de la combativité ; mais, dans le cas de ce je ne sais quoi que je définis perversité, non seulement le désir du bien-être n’est pas éveillé, mais encore apparaît un sentiment singulièrement contradictoire.

Tout homme, en faisant appel à son propre cœur, trouvera, après tout, la meilleure réponse au sophisme dont il s’agit. Quiconque consultera loyalement et interrogera soigneusement son âme, n’osera pas nier l’absolue radicalité du penchant en question. Il n’est pas moins caractérisé qu’incompréhensible. Il n’existe pas d’homme, par exemple, qui à un certain moment n’ait été dévoré d’un ardent désir de torturer son auditeur par des circonlocutions. Celui qui parle sait bien qu’il déplaît ; il a la meilleure intention de plaire ; il est habituellement bref, précis et clair ; le langage le plus laconique et le plus lumineux s’agite et se débat sur sa langue ; ce n’est qu’avec peine qu’il se contraint lui-même à lui refuser le passage ; il redoute et conjure la mauvaise humeur de celui auquel il s’adresse.

Cependant, cette pensée le frappe, que par certaines incises et parenthèses il pourrait engendrer cette colère.

Cette simple pensée suffit. Le mouvement devient une velléité, la velléité se grossit en désir, le désir se change en un besoin irrésistible, et le besoin se satisfait, – au profond regret et à la mortification du parleur, et au mépris de toutes les conséquences.

Nous avons devant nous une tâche qu’il nous faut accomplir rapidement. Nous savons que tarder, c’est notre ruine. La plus importante crise de notre vie réclame avec la voix impérative d’une trompette l’action et l’énergie immédiates. Nous brûlons, nous sommes consumés de l’impatience de nous mettre à l’ouvrage ; l’avant-goût d’un glorieux résultat met toute notre âme en feu. Il faut, il faut que cette besogne soit attaquée aujourd’hui, – et cependant nous la renvoyons à demain ; – et pourquoi ? Il n’y a pas d’explication, si ce n’est que nous sentons que cela est pervers ; – servons-nous du mot sans comprendre le principe.

Demain arrive, et en même temps une plus impatiente anxiété de faire notre devoir ; mais avec ce surcroît d’anxiété arrive aussi un désir ardent, anonyme, de différer encore, – désir positivement terrible, parce que sa nature est impénétrable. Plus le temps fuit, plus ce désir gagne de force. Il n’y a plus qu’une heure pour l’action, cette heure est à nous. Nous tremblons par la violence du conflit qui s’agite en nous, – de la bataille entre le positif et l’indéfini, entre la substance et l’ombre. Mais, si la lutte en est venue à ce point, c’est l’ombre qui l’emporte, – nous nous débattons en vain.

L’horloge sonne, et c’est le glas de notre bonheur. C’est en même temps pour l’ombre qui nous a si longtemps terrorisés le chant réveille-matin, la diane du coq victorieuse des fantômes. Elle s’envole, – elle disparaît, – nous sommes libres. La vieille énergie revient. Nous travaillerons maintenant. Hélas ! il est trop tard.

Nous sommes sur le bord d’un précipice. Nous regardons dans l’abîme, – nous éprouvons du malaise et du vertige. Notre premier mouvement est de reculer devant le danger. Inexplicablement nous restons. Peu à peu notre malaise, notre vertige, notre horreur se confondent dans un sentiment nuageux et indéfinissable. Graduellement, insensiblement, ce nuage prend une forme, comme la vapeur de la bouteille d’où s’élevait le génie des Mille et une Nuits.

Mais de notre nuage, sur le bord du précipice, s’élève, de plus en plus palpable, une forme mille fois plus terrible qu’aucun génie, qu’aucun démon des fables ; et cependant ce n’est qu’une pensée, mais une pensée effroyable, une pensée qui glace la moelle même de nos os, et les pénètre des féroces délices de son horreur.

C’est simplement cette idée : Quelles seraient nos sensations durant le parcours d’une chute faite d’une telle hauteur ? Et cette chute, – cet anéantissement foudroyant, – par la simple raison qu’ils impliquent la plus affreuse, la plus odieuse de toutes les plus affreuses et de toutes les plus odieuses images de mort et de souffrance qui se soient jamais présentées à notre imagination, – par cette simple raison, nous les désirons alors plus ardemment. Et parce que notre jugement nous éloigne violemment du bord, à cause de cela même, nous nous en rapprochons plus impétueusement.

Il n’est pas dans la nature de passion plus diaboliquement impatiente que celle d’un homme qui, frissonnant sur l’arête d’un précipice, rêve de s’y jeter.

Se permettre, essayer de penser un instant seulement, c’est être inévitablement perdu ; car la réflexion nous commande de nous en abstenir, et c’est à cause de cela même, dis-je, que nous ne le pouvons pas. S’il n’y a pas là un bras ami pour nous arrêter, ou si nous sommes incapables d’un soudain effort pour nous rejeter loin de l’abîme, nous nous élançons, nous sommes anéantis.

Examinons ces actions et d’autres analogues, nous trouverons qu’elles résultent uniquement de l’esprit de perversité. Nous les perpétrons simplement à cause que nous sentons que nous ne le devrions pas. En deçà ou au-delà, il n’y a pas de principe intelligible ; et nous pourrions, en vérité, considérer cette perversité comme une instigation directe de l’Archidémon, s’il n’était pas reconnu que parfois elle sert à l’accomplissement du bien.

Si je vous en ai dit aussi long, c’était pour répondre en quelque sorte à votre question, – pour vous expliquer pourquoi je suis ici, – pour avoir à vous montrer un semblant de cause quelconque qui motive ces fers que je porte et cette cellule de condamné que j’habite. Si je n’avais pas été si prolixe, ou vous ne m’auriez pas du tout compris, ou, comme la foule, vous m’auriez cru fou. Maintenant vous percevrez facilement que je suis une des victimes innombrables du Démon de la Perversité.

Il est impossible qu’une action ait jamais été manigancée avec une plus parfaite délibération.

Pendant des semaines, pendant des mois, je méditai sur les moyens d’assassinat. Je rejetai mille plans, parce que l’accomplissement de chacun impliquait une chance de révélation. À la longue, lisant un jour quelques mémoires français, je trouvai l’histoire d’une maladie presque mortelle qui arriva à madame Pilau, par le fait d’une chandelle accidentellement empoisonnée. L’idée frappa soudainement mon imagination. Je savais que ma victime avait l’habitude de lire dans son lit. Je savais aussi que sa chambre était petite et mal aérée. Mais je n’ai pas besoin de vous fatiguer de détails oiseux. Je ne vous raconterai pas les ruses faciles à l’aide desquelles je substituai, dans le bougeoir de sa chambre à coucher, une bougie de ma composition à celle que j’y trouvai. Le matin, on trouva l’homme mort dans son lit, et le verdict du coroner fut :

Mort par la visitation de Dieu.

J’héritai de sa fortune, et tout alla pour le mieux pendant plusieurs années. L’idée d’une révélation n’entra pas une seule fois dans ma cervelle. Quant aux restes de la fatale bougie, je les avais moi-même anéantis. Je n’avais pas laissé l’ombre d’un fil qui pût servir à me convaincre ou même me faire soupçonner du crime. On ne saurait concevoir quel magnifique sentiment de satisfaction s’élevait dans mon sein quand je réfléchissais sur mon absolue sécurité. Pendant une très longue période de temps, je m’accoutumai à me délecter dans ce sentiment. Il me donnait un plus réel plaisir que tous les bénéfices purement matériels résultant de mon crime. Mais à la longue arriva une époque à partir de laquelle le sentiment de plaisir se transforma, par une gradation presque imperceptible, en une pensée qui me hantait et me harassait. Elle me harassait parce qu’elle me hantait. À peine pouvais-je m’en délivrer pour un instant. C’est une chose tout à fait ordinaire que d’avoir les oreilles fatiguées, ou plutôt la mémoire obsédée par une espèce de tintouin, par le refrain d’une chanson vulgaire ou par quelques lambeaux insignifiants d’opéra. Et la torture ne sera pas moindre, si la chanson est bonne en elle-même ou si l’air d’opéra est estimable. C’est ainsi qu’à la fin je me surprenais sans cesse rêvant à ma sécurité, et répétant cette phrase à voix basse : Je suis sauvé !

Un jour, tout en flânant dans les rues, je me surpris moi-même à murmurer, presque à haute voix, ces syllabes accoutumées. Dans un accès de pétulance, je les exprimais sous cette forme nouvelle : Je suis sauvé, – je suis sauvé ; – oui, – pourvu que je ne sois pas assez sot pour confesser moi-même mon cas !

À peine avais-je prononcé ces paroles, que je sentis un froid de glace filtrer jusqu’à mon cœur.

J’avais acquis quelque expérience de ces accès de perversité (dont je n’ai pas sans peine expliqué la singulière nature), et je me rappelais fort bien que dans aucun cas je n’avais su résister à ces victorieuses attaques. Et maintenant cette suggestion fortuite, venant de moi-même, – que je pourrais bien être assez sot pour confesser le meurtre dont je m’étais rendu coupable, – me confrontait comme l’ombre même de celui que j’avais assassiné, – et m’appelait vers la mort.

D’abord, je fis un effort pour secouer ce cauchemar de mon âme. Je marchai vigoureusement, – plus vite, – toujours plus vite ; – à la longue je courus. J’éprouvais un désir enivrant de crier de toute ma force. Chaque flot successif de ma pensée m’accablait d’une nouvelle terreur ; car, hélas ! je comprenais bien, trop bien, que penser, dans ma situation, c’était me perdre. J’accélérai encore ma course. Je bondissais comme un fou à travers les rues encombrées de monde. À la longue, la populace prit l’alarme et courut après moi. Je sentis alors la consommation de ma destinée. Si j’avais pu m’arracher la langue, je l’eusse fait ; – mais une voix rude résonna dans mes oreilles, – une main plus rude encore m’empoigna par l’épaule. Je me retournai, j’ouvris la bouche pour aspirer. Pendant un moment, j’éprouvai toutes les angoisses de la suffocation ; je devins aveugle, sourd, ivre ; et alors quelque démon invisible, pensai-je, me frappa dans le dos avec sa large main. Le secret si longtemps emprisonné s’élança de mon âme.

On dit que je parlai, que je m’énonçai très distinctement, mais avec une énergie marquée et une ardente précipitation, comme si je craignais d’être interrompu avant d’avoir achevé les phrases brèves, mais grosses d’importance, qui me livraient au bourreau et à l’enfer.

Ayant relaté tout ce qui était nécessaire pour la pleine conviction de la justice, je tombai terrassé, évanoui.

Mais pourquoi en dirais-je plus ? Aujourd’hui je porte ces chaînes, et suis ici ! Demain, je serai libre ! – mais où ?

Le chat noir

Relativement à la très étrange et pourtant très familière histoire que je vais coucher par écrit, je n’attends ni ne sollicite la créance. Vraiment, je serais fou de m’y attendre dans un cas où mes sens eux-mêmes rejettent leur propre témoignage. Cependant, je ne suis pas fou, – et très certainement je ne rêve pas.

Mais demain je meurs, et aujourd’hui je voudrais décharger mon âme. Mon dessein immédiat est de placer devant le monde, clairement, succinctement et sans commentaires, une série de simples évènements domestiques. Dans leurs conséquences, ces évènements m’ont terrifié, – m’ont torturé, – m’ont anéanti. –

Cependant, je n’essaierai pas de les élucider. Pour moi, ils ne m’ont guère présenté que de l’horreur ; – à beaucoup de personnes ils paraîtront moins terribles que baroques. Plus tard peut-être il se trouvera une intelligence qui réduira mon fantôme à l’état de lieu commun, – quelque intelligence plus calme, plus logique, et beaucoup moins excitable que la mienne, qui ne trouvera dans les circonstances que je raconte avec terreur qu’une succession ordinaire de causes et d’effets très naturels.

Dès mon enfance, j’étais noté pour la docilité et l’humanité de mon caractère. Ma tendresse de cœur était même si remarquable qu’elle avait fait de moi le jouet de mes camarades. J’étais particulièrement fou des animaux, et mes parents m’avaient permis de posséder une grande variété de favoris. Je passais presque tout mon temps avec eux, et je n’étais jamais si heureux que quand je les nourrissais et les caressais.

Cette particularité de mon caractère s’accrut avec ma croissance, et, quand je devins homme, j’en fis une de mes principales sources de plaisirs. Pour ceux qui ont voué une affection à un chien fidèle et sagace, je n’ai pas besoin d’expliquer la nature ou l’intensité des jouissances qu’on peut en tirer. Il y a dans l’amour désintéressé d’une bête, dans ce sacrifice d’elle-même, quelque chose qui va directement au cœur de celui qui a eu fréquemment l’occasion de vérifier la chétive amitié et la fidélité de gaze de l’homme naturel.

Je me mariai de bonne heure, et je fus heureux de trouver dans ma femme une disposition sympathique à la mienne. Observant mon goût pour ces favoris domestiques, elle ne perdit aucune occasion de me procurer ceux de l’espèce la plus agréable. Nous eûmes des oiseaux, un poisson doré, un beau chien, des lapins, un petit singe et un chat.

Ce dernier était un animal remarquablement fort et beau, entièrement noir, et d’une sagacité merveilleuse.

En parlant de son intelligence, ma femme, qui au fond n’était pas peu pénétrée de superstition, faisait de fréquentes allusions à l’ancienne croyance populaire qui regardait tous les chats noirs comme des sorcières déguisées. Ce n’est pas qu’elle fût toujours sérieuse sur ce point, – et, si je mentionne la chose, c’est simplement parce que cela me revient, en ce moment même, à la mémoire.

Pluton, – c’était le nom du chat, – était mon préféré, mon camarade. Moi seul, je le nourrissais, et il me suivait dans la maison partout où j’allais. Ce n’était même pas sans peine que je parvenais à l’empêcher de me suivre dans les rues.

Notre amitié subsista ainsi plusieurs années, durant lesquelles l’ensemble de mon caractère et de mon tempérament, – par l’opération du Démon Intempérance, je rougis de le confesser, – subit une altération radicalement mauvaise. Je devins de jour en jour plus morne, plus irritable, plus insoucieux des sentiments des autres. Je me permis d’employer un langage brutal à l’égard de ma femme. À la longue, je lui infligeai même des violences personnelles. Mes pauvres favoris, naturellement, durent ressentir le changement de mon caractère. Non seulement je les négligeais, mais je les maltraitais. Quant à Pluton, toutefois, j’avais encore pour lui une considération suffisante qui m’empêchait de le malmener, tandis que je n’éprouvais aucun scrupule à maltraiter les lapins, le singe et même le chien, quand, par hasard ou par amitié, ils se jetaient dans mon chemin. Mais mon mal m’envahissait de plus en plus, – car quel mal est comparable à l’Alcool ! – et à la longue Pluton lui-même, qui maintenant se faisait vieux et qui naturellement devenait quelque peu maussade, – Pluton lui-même commença à connaître les effets de mon méchant caractère.

Une nuit, comme je rentrais au logis très ivre, au sortir d’un de mes repaires habituels des faubourgs, je m’imaginai que le chat évitait ma présence. Je le saisis ; – mais lui, effrayé de ma violence, il me fit à la main une légère blessure avec les dents. Une fureur de démon s’empara soudainement de moi. Je ne me connus plus.

Mon âme originelle sembla tout d’un coup s’envoler de mon corps, et une méchanceté hyperdiabolique, saturée de gin, pénétra chaque fibre de mon être. Je tirai de la poche de mon gilet un canif, je l’ouvris ; je saisis la pauvre bête par la gorge, et, délibérément, je fis sauter un de ses yeux de son orbite ! Je rougis, je brûle, je frissonne en écrivant cette damnable atrocité !

Quand la raison me revint avec le matin, – quand j’eus cuvé les vapeurs de ma débauche nocturne, – j’éprouvai un sentiment moitié d’horreur, moitié de remords, pour le crime dont je m’étais rendu coupable ; mais c’était tout au plus un faible et équivoque sentiment, et l’âme n’en subit pas les atteintes. Je me replongeai dans les excès, et bientôt je noyai dans le vin tout le souvenir de mon action.

Cependant le chat guérit lentement. L’orbite de l’œil perdu présentait, il est vrai, un aspect effrayant, mais il n’en parut plus souffrir désormais. Il allait et venait dans la maison selon son habitude ; mais, comme je devais m’y attendre, il fuyait avec une extrême terreur à mon approche. Il me restait assez de mon ancien cœur pour me sentir d’abord affligé de cette évidente antipathie de la part d’une créature qui jadis m’avait tant aimé. Mais ce sentiment fit bientôt place à l’irritation. Et alors apparut, comme pour ma chute finale et irrévocable, l’esprit de PERVERSITÉ. De cet esprit la philosophie ne tient aucun compte. Cependant, aussi sûr que mon âme existe, je crois que la perversité est une des primitives impulsions du cœur humain, – une des indivisibles premières facultés ou sentiments qui donnent la direction au caractère de l’homme. Qui ne s’est pas surpris cent fois commettant une action sotte ou vile, par la seule raison qu’il savait devoir ne pas la commettre ? N’avons-nous pas une perpétuelle inclination, malgré l’excellence de notre jugement, à violer ce qui est la Loi, simplement parce que nous comprenons que c’est la Loi ? Cet esprit de perversité, dis-je, vint causer ma déroute finale. C’est ce désir ardent, insondable de l’âme de se torturer elle-même, – de violenter sa propre nature, – de faire le mal pour l’amour du mal seul, – qui me poussait à continuer, et finalement consommer le supplice que j’avais infligé à la bête inoffensive.

Un matin, de sang-froid, je glissai un nœud coulant autour de son cou, et je le pendis à la branche d’un arbre ; – je le pendis avec des larmes plein mes yeux, – avec le plus amer remords dans le cœur ; – je le pendis, parce que je savais qu’il m’avait aimé, et parce que je sentais qu’il ne m’avait donné aucun sujet de colère ; – je le pendis, parce que je savais qu’en faisant ainsi je commettais un péché, – un péché mortel qui compromettait mon âme immortelle, au point de la placer, – si une telle chose était possible, – même au-delà de la miséricorde infinie du Dieu Très Miséricordieux et Très Terrible.

Dans la nuit qui suivit le jour où fut commise cette action cruelle, je fus tiré de mon sommeil par le cri : Au feu ! Les rideaux de mon lit étaient en flammes. Toute la maison flambait. Ce ne fut pas sans une grande difficulté que nous échappâmes à l’incendie, – ma femme, un domestique, et moi. La destruction fut complète. Toute ma fortune fut engloutie, et je m’abandonnai dès lors au désespoir.

Je ne cherche pas à établir une liaison de cause à effet entre l’atrocité et le désastre, je suis au-dessus de cette faiblesse. Mais je rends compte d’une chaîne de faits, – et je ne veux pas négliger un seul anneau. Le jour qui suivit l’incendie, je visitai les ruines. Les murailles étaient tombées, une seule exceptée ; et cette seule exception se trouva être une cloison intérieure, peu épaisse, située à peu près au milieu de la maison, et contre laquelle s’appuyait le chevet de mon lit. La maçonnerie avait ici, en grande partie, résisté à l’action du feu, – fait que j’attribuai à ce qu’elle avait été récemment remise à neuf.

Autour de ce mur, une foule épaisse était rassemblée, et plusieurs personnes paraissaient en examiner une portion particulière avec une minutieuse et vive attention. Les mots : Étrange ! singulier ! et autres semblables expressions, excitèrent ma curiosité. Je m’approchai, et je vis, semblable à un bas-relief sculpté sur la surface blanche, la figure d’un gigantesque chat. L’image était rendue avec une exactitude vraiment merveilleuse. Il y avait une corde autour du cou de l’animal.

Tout d’abord, en voyant cette apparition, – car je ne pouvais guère considérer cela que comme une apparition, – mon étonnement et ma terreur furent extrêmes. Mais, enfin, la réflexion vint à mon aide. Le chat, je m’en souvenais, avait été pendu dans un jardin adjacent à la maison. Aux cris d’alarme, ce jardin avait été immédiatement envahi par la foule, et l’animal avait dû être détaché de l’arbre par quelqu’un, et jeté dans ma chambre à travers une fenêtre ouverte. Cela avait été fait, sans doute, dans le but de m’arracher au sommeil.

La chute des autres murailles avait comprimé la victime de ma cruauté dans la substance du plâtre fraîchement étendu ; la chaux de ce mur, combinée avec les flammes et l’ammoniaque du cadavre, avait ainsi opéré l’image telle que je la voyais.

Quoique je satisfisse ainsi lestement ma raison, sinon tout à fait ma conscience, relativement au fait surprenant que je viens de raconter, il n’en fit pas moins sur mon imagination une impression profonde. Pendant plusieurs mois je ne pus me débarrasser du fantôme du chat ; et durant cette période un demi-sentiment revint dans mon âme, qui paraissait être, mais qui n’était pas le remords.

J’allai jusqu’à déplorer la perte de l’animal, et à chercher autour de moi, dans les bouges méprisables que maintenant je fréquentais habituellement, un autre favori de la même espèce et d’une figure à peu près semblable pour le suppléer.

Une nuit, comme j’étais assis à moitié stupéfié, dans un repaire plus qu’infâme, mon attention fut soudainement attirée vers un objet noir, reposant sur le haut d’un des immenses tonneaux de gin ou de rhum qui composaient le principal ameublement de la salle.

Depuis quelques minutes je regardais fixement le haut de ce tonneau, et ce qui me surprenait maintenant, c’était de n’avoir pas encore aperçu l’objet situé dessus.

Je m’en approchai, et je le touchai avec ma main.

C’était un chat noir, – un très gros chat, – au moins aussi gros que Pluton, lui ressemblant absolument, excepté en un point. Pluton n’avait pas un poil blanc sur tout le corps ; celui-ci portait une éclaboussure large et blanche, mais d’une forme indécise, qui couvrait presque toute la région de la poitrine.

À peine l’eus-je touché qu’il se leva subitement, ronronna fortement, se frotta contre ma main, et parut enchanté de mon attention. C’était donc là la vraie créature dont j’étais en quête. J’offris tout de suite au propriétaire de le lui acheter ; mais cet homme ne le revendiqua pas, – ne le connaissait pas –, ne l’avait jamais vu auparavant.

Je continuai mes caresses, et, quand je me préparai à retourner chez moi, l’animal se montra disposé à m’accompagner. Je lui permis de le faire ; me baissant de temps à autre, et le caressant en marchant. Quand il fut arrivé à la maison, il s’y trouva comme chez lui, et devint tout de suite le grand ami de ma femme.

Pour ma part, je sentis bientôt s’élever en moi une antipathie contre lui. C’était justement le contraire de ce que j’avais espéré ; mais, – je ne sais ni comment ni pourquoi cela eut lieu, – son évidente tendresse pour moi me dégoûtait presque et me fatiguait. Par de lents degrés, ces sentiments de dégoût et d’ennui s’élevèrent jusqu’à l’amertume de la haine. J’évitais la créature ; une certaine sensation de honte et le souvenir de mon premier acte de cruauté m’empêchèrent de la maltraiter.

Pendant quelques semaines, je m’abstins de battre le chat ou de le malmener violemment ; mais graduellement, – insensiblement, – j’en vins à le considérer avec une indicible horreur, et à fuir silencieusement son odieuse présence, comme le souffle d’une peste.

Ce qui ajouta sans doute à ma haine contre l’animal fut la découverte que je fis le matin, après l’avoir amené à la maison, que, comme Pluton, lui aussi avait été privé d’un de ses yeux. Cette circonstance, toutefois, ne fit que le rendre plus cher à ma femme, qui, comme je l’ai déjà dit, possédait à un haut degré cette tendresse de sentiment qui jadis avait été mon trait caractéristique et la source fréquente de mes plaisirs les plus simples et les plus purs.

Néanmoins, l’affection du chat pour moi paraissait s’accroître en raison de mon aversion contre lui. Il suivait mes pas avec une opiniâtreté qu’il serait difficile de faire comprendre au lecteur. Chaque fois que je m’asseyais, il se blottissait sous ma chaise, ou il sautait sur mes genoux, me couvrant de ses affreuses caresses.

Si je me levais pour marcher, il se fourrait dans mes jambes, et me jetait presque par terre, ou bien, enfonçant ses griffes longues et aiguës dans mes habits, grimpait de cette manière jusqu’à ma poitrine. Dans ces moments-là, quoique je désirasse le tuer d’un bon coup, j’en étais empêché, en partie par le souvenir de mon premier crime, mais principalement, – je dois le confesser tout de suite, – par une véritable terreur de la bête.

Cette terreur n’était pas positivement la terreur d’un mal physique, – et cependant je serais fort en peine de la définir autrement. Je suis presque honteux d’avouer, – oui, même dans cette cellule de malfaiteur, je suis presque honteux d’avouer que la terreur et l’horreur que m’inspirait l’animal avaient été accrues par une des plus parfaites chimères qu’il fût possible de concevoir. Ma femme avait appelé mon attention plus d’une fois sur le caractère de la tache blanche dont j’ai parlé, et qui constituait l’unique différence visible entre l’étrange bête et celle que j’avais tuée. Le lecteur se rappellera sans doute que cette marque, quoique grande, était primitivement indéfinie dans sa forme ; mais, lentement, par degrés, – par des degrés imperceptibles, et que ma raison s’efforça longtemps de considérer comme imaginaires, – elle avait à la longue pris une rigoureuse netteté de contours.

Elle était maintenant l’image d’un objet que je frémis de nommer, – et c’était là surtout ce qui me faisait prendre le monstre en horreur et en dégoût, et m’aurait poussé à m’en délivrer, si je l’avais osé ; – c’était maintenant, dis-je, l’image d’une hideuse, – d’une sinistre chose, – l’image du GIBET ! – oh ! lugubre et terrible machine ! machine d’Horreur et de Crime, – d’Agonie et de Mort !

Et, maintenant, j’étais en vérité misérable au-delà de la misère possible de l’Humanité. Une bête brute, – dont j’avais avec mépris détruit le frère, – une bête brute engendrer pour moi, – pour moi, homme façonné à l’image du Dieu Très Haut, – une si grande et si intolérable infortune ! Hélas ! je ne connaissais plus la béatitude du repos, ni le jour ni la nuit ! Durant le jour, la créature ne me laissait pas seul un moment ; et, pendant la nuit, à chaque instant, quand je sortais de mes rêves pleins d’une intraduisible angoisse, c’était pour sentir la tiède haleine de la chose sur mon visage, et son immense poids, – incarnation d’un Cauchemar que j’étais impuissant à secouer, – éternellement posé sur mon cœur !

Sous la pression de pareils tourments, le peu de bon qui restait en moi succomba. De mauvaises pensées devinrent mes seules intimes, – les plus sombres et les plus mauvaises de toutes les pensées. La tristesse de mon humeur habituelle s’accrut jusqu’à la haine de toutes choses et de toute humanité ; cependant ma femme, qui ne se plaignait jamais, hélas ! était mon souffre-douleur ordinaire, la plus patiente victime des soudaines, fréquentes et indomptables éruptions d’une furie à laquelle je m’abandonnai dès lors aveuglément.

Un jour, elle m’accompagna pour quelque besogne domestique dans la cave du vieux bâtiment où notre pauvreté nous contraignait d’habiter. Le chat me suivit sur les marches roides de l’escalier, et, m’ayant presque culbuté la tête la première, m’exaspéra jusqu’à la folie.

Levant une hache, et oubliant dans ma rage la peur puérile qui jusque-là avait retenu ma main, j’adressai à l’animal un coup qui eût été mortel, s’il avait porté comme je le voulais ; mais ce coup fut arrêté par la main de ma femme. Cette intervention m’aiguillonna jusqu’à une rage plus que démoniaque ; je débarrassai mon bras de son étreinte et lui enfonçai ma hache dans le crâne. Elle tomba morte sur la place, sans pousser un gémissement.

Cet horrible meurtre accompli, je me mis immédiatement et très délibérément en mesure de cacher le corps. Je compris que je ne pouvais pas le faire disparaître de la maison, soit de jour, soit de nuit, sans courir le danger d’être observé par les voisins.

Plusieurs projets traversèrent mon esprit. Un moment j’eus l’idée de couper le cadavre par petits morceaux, et de les détruire par le feu. Puis, je résolus de creuser une fosse dans le sol de la cave. Puis, je pensai à le jeter dans le puits de la cour, – puis à l’emballer dans une caisse comme marchandise, avec les formes usitées, et à charger un commissionnaire de le porter hors de la maison. Finalement, je m’arrêtai à un expédient que je considérai comme le meilleur de tous. Je me déterminai à le murer dans la cave, – comme les moines du Moyen Âge muraient, dit-on, leurs victimes.

La cave était fort bien disposée pour un pareil dessein. Les murs étaient construits négligemment, et avaient été récemment enduits dans toute leur étendue d’un gros plâtre que l’humidité de l’atmosphère avait empêché de durcir. De plus, dans l’un des murs, il y avait une saillie causée par une fausse cheminée, ou espèce d’âtre, qui avait été comblée et maçonnée dans le même genre que le reste de la cave. Je ne doutais pas qu’il ne me fût facile de déplacer les briques à cet endroit, d’y introduire le corps, et de murer le tout de la même manière, de sorte qu’aucun œil n’y pût rien découvrir de suspect.

Et je ne fus pas déçu dans mon calcul. À l’aide d’une pince, je délogeai très aisément les briques, et, ayant soigneusement appliqué le corps contre le mur intérieur, je le soutins dans cette position jusqu’à ce que j’eusse rétabli, sans trop de peine, toute la maçonnerie dans son état primitif. M’étant procuré du mortier, du sable et du poil avec toutes les précautions imaginables, je préparai un crépi qui ne pouvait pas être distingué de l’ancien, et j’en recouvris très soigneusement le nouveau briquetage. Quand j’eus fini, je vis avec satisfaction que tout était pour le mieux. Le mur ne présentait pas la plus légère trace de dérangement.

J’enlevai tous les gravats avec le plus grand soin, j’épluchai pour ainsi dire le sol. Je regardai triomphalement autour de moi, et me dis à moi-même :

Ici, au moins, ma peine n’aura pas été perdue !

Mon premier mouvement fut de chercher la bête qui avait été la cause d’un si grand malheur ; car, à la fin, j’avais résolu fermement de la mettre à mort. Si j’avais pu la rencontrer dans ce moment, sa destinée était claire ; mais il paraît que l’artificieux animal avait été alarmé par la violence de ma récente colère, et qu’il prenait soin de ne pas se montrer dans l’état actuel de mon humeur. Il est impossible de décrire ou d’imaginer la profonde, la béate sensation de soulagement que l’absence de la détestable créature détermina dans mon cœur. Elle ne se présenta pas de toute la nuit, et ainsi ce fut la première bonne nuit, – depuis son introduction dans la maison, – que je dormis solidement et tranquillement ; oui, je dormis avec le poids de ce meurtre sur l’âme !

Le second et le troisième jour s’écoulèrent, et cependant mon bourreau ne vint pas. Une fois encore je respirai comme un homme libre. Le monstre, dans sa terreur, avait vidé les lieux pour toujours ! Je ne le verrais donc plus jamais ! Mon bonheur était suprême !

La criminalité de ma ténébreuse action ne m’inquiétait que fort peu. On avait bien fait une espèce d’enquête, mais elle s’était satisfaite à bon marché. Une perquisition avait même été ordonnée, – mais naturellement on ne pouvait rien découvrir. Je regardais ma félicité à venir comme assurée.

Le quatrième jour depuis l’assassinat, une troupe d’agents de police vint très inopinément à la maison, et procéda de nouveau à une rigoureuse investigation des lieux. Confiant, néanmoins, dans l’impénétrabilité de la cachette, je n’éprouvai aucun embarras.

Les officiers me firent les accompagner dans leur recherche. Ils ne laissèrent pas un coin, pas un angle inexploré. À la fin, pour la troisième ou quatrième fois, ils descendirent dans la cave. Pas un muscle en moi ne tressaillit. Mon cœur battait paisiblement, comme celui d’un homme qui dort dans l’innocence. J’arpentais la cave d’un bout à l’autre ; je croisais mes bras sur ma poitrine, et me promenais çà et là avec aisance. La police était pleinement satisfaite et se préparait à décamper. La jubilation de mon cœur était trop forte pour être réprimée. Je brûlais de dire au moins un mot, rien qu’un mot, en manière de triomphe, et de rendre deux fois plus convaincue leur conviction de mon innocence.

– Gentlemen, – dis-je à la fin, – comme leur troupe remontait l’escalier, – je suis enchanté d’avoir apaisé vos soupçons. Je vous souhaite à tous une bonne santé et un peu plus de courtoisie. Soit dit en passant, gentlemen, voilà – voilà une maison singulièrement bien bâtie (dans mon désir enragé de dire quelque chose d’un air délibéré, je savais à peine ce que je débitais) ; – je puis dire que c’est une maison admirablement bien construite. Ces murs, – est-ce que vous partez, gentlemen ? – ces murs sont solidement maçonnés !

Et ici, par une bravade frénétique, je frappai fortement avec une canne que j’avais à la main juste sur la partie du briquetage derrière laquelle se tenait le cadavre de l’épouse de mon cœur.

Ah ! qu’au moins Dieu me protège et me délivre des griffes de l’Archidémon ! – À peine l’écho de mes coups était-il tombé dans le silence, qu’une voix me répondit du fond de la tombe ! – une plainte, d’abord voilée et entrecoupée, comme le sanglotement d’un enfant, puis, bientôt, s’enflant en un cri prolongé, sonore et continu, tout à fait anormal et antihumain, – un hurlement, – un glapissement, moitié horreur et moitié triomphe, – comme il en peut monter seulement de l’Enfer, – affreuse harmonie jaillissant à la fois de la gorge des damnés dans leurs tortures, et des démons exultant dans la damnation !

Vous dire mes pensées, ce serait folie. Je me sentis défaillir, et je chancelai contre le mur opposé. Pendant un moment, les officiers placés sur les marches restèrent immobiles, stupéfiés par la terreur. Un instant après, une douzaine de bras robustes s’acharnaient sur le mur. Il tomba tout d’une pièce. Le corps, déjà grandement délabré et souillé de sang grumelé, se tenait droit devant les yeux des spectateurs. Sur sa tête, avec la gueule rouge dilatée et l’œil unique flamboyant, était perchée la hideuse bête dont l’astuce m’avait induit à l’assassinat, et dont la voix révélatrice m’avait livré au bourreau. J’avais muré le monstre dans la tombe !

William Wilson

Qu’en dira-t-elle ? Que dira cette CONSCIENCE affreuse, Ce spectre qui marche dans mon chemin ?

Chamberlayne – Pharronida

Qu’il me soit permis, pour le moment, de m’appeler William Wilson. La page vierge étalée devant moi ne doit pas être souillée par mon véritable nom. Ce nom n’a été que trop souvent un objet de mépris et d’horreur, – une abomination pour ma famille. Est-ce que les vents indignés n’ont pas ébruité jusque dans les plus lointaines régions du globe son incomparable infamie ? Oh ! de tous les proscrits, le proscrit le plus abandonné ! – n’es-tu pas mort à ce monde à jamais ? à ses honneurs, à ses fleurs, à ses aspirations dorées ? – et un nuage épais, lugubre, illimité, n’est-il pas éternellement suspendu entre tes espérances et le ciel ?

Je ne voudrais pas, quand même je le pourrais, enfermer aujourd’hui dans ces pages le souvenir de mes dernières années d’ineffable misère et d’irrémissible crime. Cette période récente de ma vie a soudainement comporté une hauteur de turpitude dont je veux simplement déterminer l’origine. C’est là pour le moment mon seul but. Les hommes, en général, deviennent vils par degrés. Mais moi, toute vertu s’est détachée de moi, en une minute, d’un seul coup, comme un manteau. D’une perversité relativement ordinaire, j’ai passé, par une enjambée de géant, à des énormités plus qu’héliogabaliques.

Permettez-moi de raconter tout au long quel hasard, quel unique accident a amené cette malédiction. La Mort approche, et l’ombre qui la devance a jeté une influence adoucissante sur mon cœur. Je soupire, en passant à travers la sombre vallée, après la sympathie – j’allais dire la pitié – de mes semblables. Je voudrais leur persuader que j’ai été en quelque sorte l’esclave de circonstances qui défiaient tout contrôle humain. Je désirerais qu’ils découvrissent pour moi, dans les détails que je vais leur donner, quelque petite oasis de fatalité dans un Saharah d’erreur. Je voudrais qu’ils accordassent, – ce qu’ils ne peuvent pas se refuser à accorder, – que, bien que ce monde ait connu de grandes tentations, jamais l’homme n’a été jusqu’ici tenté de cette façon, – et certainement n’a jamais succombé de cette façon. Est-ce donc pour cela qu’il n’a jamais connu les mêmes souffrances ? En vérité, n’ai-je pas vécu dans un rêve ? Est-ce que je ne meurs pas victime de l’horreur et du mystère des plus étranges de toutes les visions sublunaires ?

Je suis le descendant d’une race qui s’est distinguée en tout temps par un tempérament imaginatif et facilement excitable ; et ma première enfance prouva que j’avais pleinement hérité du caractère de famille.

Quand j’avançai en âge, ce caractère se dessina plus fortement ; il devint, pour mille raisons, une cause d’inquiétude sérieuse pour mes amis, et de préjudice positif pour moi-même. Je devins volontaire, adonné aux plus sauvages caprices ; je fus la proie des plus indomptables passions. Mes parents, qui étaient d’un esprit faible, et que tourmentaient des défauts constitutionnels de même nature, ne pouvaient pas faire grand-chose pour arrêter les tendances mauvaises qui me distinguaient.

Il y eut de leur côté quelques tentatives, faibles, mal dirigées, qui échouèrent complètement, et qui tournèrent pour moi en triomphe complet. À partir de ce moment, ma voix fut une loi domestique ; et, à un âge où peu d’enfants ont quitté leurs lisières, je fus abandonné à mon libre arbitre, et devins le maître de toutes mes actions, – excepté de nom.

Mes premières impressions de la vie d’écolier sont liées à une vaste et extravagante maison du style d’Élisabeth, dans un sombre village d’Angleterre, décoré de nombreux arbres gigantesques et noueux, et dont toutes les maisons étaient excessivement anciennes. En vérité, c’était un lieu semblable à un rêve et bien fait pour charmer l’esprit que cette vénérable vieille ville. En ce moment même je sens en imagination le frisson rafraîchissant de ses avenues profondément ombreuses, je respire l’émanation de ses mille taillis, et je tressaille encore, avec une indéfinissable volupté, à la note profonde et sourde de la cloche, déchirant à chaque heure, de son rugissement soudain et morose, la quiétude de l’atmosphère brune dans laquelle s’enfonçait et s’endormait le clocher gothique tout dentelé.

Je trouve peut-être autant de plaisir qu’il m’est donné d’en éprouver maintenant à m’appesantir sur ces minutieux souvenirs de l’école et de ses rêveries.

Plongé dans le malheur comme je le suis, – malheur, hélas ! qui n’est que trop réel, – on me pardonnera de chercher un soulagement, bien léger et bien court, dans ces puérils et divagants détails. D’ailleurs, quoique absolument vulgaires et risibles en eux-mêmes, ils prennent dans mon imagination une importance circonstancielle, à cause de leur intime connexion avec les lieux et l’époque où je distingue maintenant les premiers avertissements ambigus de la destinée, qui depuis lors m’a si profondément enveloppé de son ombre.

Laissez-moi donc me souvenir.

La maison, je l’ai dit, était vieille et irrégulière. Les terrains étaient vastes, et un haut et solide mur de briques, couronné d’une couche de mortier et de verre cassé, en faisait le circuit. Ce rempart digne d’une prison formait la limite de notre domaine ; nos regards n’allaient au-delà que trois fois par semaine, – une fois chaque samedi, dans l’après-midi, quand, accompagnés de deux maîtres d’étude, on nous permettait de faire de courtes promenades en commun à travers la campagne voisine, et deux fois le dimanche, quand nous allions, avec la régularité des troupes à la parade, assister aux offices du soir et du matin dans l’unique église du village. Le principal de notre école était pasteur de cette église. Avec quel profond sentiment d’admiration et de perplexité avais-je coutume de le contempler, de notre banc relégué dans la tribune, quand il montait en chaire d’un pas solennel et lent ! Ce personnage vénérable, avec ce visage si modeste et si bénin, avec une robe si bien lustrée et si cléricalement ondoyante, avec une perruque si minutieusement poudrée, si roide et si vaste, pouvait-il être le même homme qui, tout à l’heure, avec un visage aigre et dans des vêtements souillés de tabac, faisait exécuter, férule en main, les lois draconiennes de l’école ? Oh ! gigantesque paradoxe, dont la monstruosité exclut toute solution !

Dans un angle du mur massif rechignait une porte plus massive encore, solidement fermée, garnie de verrous et surmontée d’un buisson de ferrailles denticulées. Quels sentiments profonds de crainte elle inspirait ! Elle ne s’ouvrait jamais que pour les trois sorties et rentrées périodiques dont j’ai déjà parlé ; alors, dans chaque craquement de ses gonds puissants nous trouvions une plénitude de mystère, – tout un monde d’observations solennelles, ou de méditations plus solennelles encore.

Le vaste enclos était d’une forme irrégulière et divisé en plusieurs parties, dont trois ou quatre des plus grandes constituaient la cour de récréation. Elle était aplanie et recouverte d’un sable menu et rude. Je me rappelle bien qu’elle ne contenait ni arbres ni bancs, ni quoi que ce soit d’analogue. Naturellement elle était située derrière la maison. Devant la façade s’étendait un petit parterre, planté de buis et d’autres arbustes, mais nous ne traversions cette oasis sacrée que dans de bien rares occasions, telles que la première arrivée à l’école ou le départ définitif, ou peut-être quand un ami, un parent nous ayant fait appeler, nous prenions joyeusement notre course vers le logis paternel, aux vacances de Noël ou de la Saint-Jean.