Les Origines de l'Alchimie - Marcellin Berthelot - E-Book

Les Origines de l'Alchimie E-Book

Marcellin Berthelot

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  • Herausgeber: Ligaran
  • Kategorie: Ratgeber
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2015
Beschreibung

Extrait :"Le monde est aujourd'hui sans mystère : la conception rationnelle prétend tout éclairer et tout comprendre ; elle s'efforce de donner de toute chose une explication positive et logique, et elle étend son déterminisme jusqu'au monde moral..."

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EAN : 9782335030204

©Ligaran 2015

Préface

Le monde est aujourd’hui sans mystère : la conception rationnelle prétend tout éclairer et tout comprendre : elle s’efforce de donner de toutes choses une explication positive et logique, et elle étend son déterminisme fatal jusqu’au monde moral. Je ne sais si les déductions impératives de la raison scientifique réaliseront un jour cette prescience divine, qui a soulevé autrefois tant de discussions et que l’on n’a jamais réussi à concilier avec le sentiment non moins impératif de la liberté humaine. En tout cas l’univers matériel entier est revendiqué par la science, et personne n’ose plus résister en face à cette revendication. La notion du miracle et du surnaturel s’est évanouie comme un vain mirage, un préjuge suranné.

Il n’en a pas toujours été ainsi ; cette conception purement rationnelle n’est apparue qu’au temps des Grecs ; elle ne s’est généralisée que chez les peuples européens, et seulement depuis le XVIIe siècle. Même de nos jours, bien des esprits éclairés demeurent engagés dans les liens du spiritisme et du magnétisme animal.

Aux débuts de la civilisation, toute connaissance affectait une forme religieuse et mystique. Toute action était attribuée aux dieux, identifiés avec les astres, avec les grands phénomènes célestes et terrestres, avec toutes les forces naturelles. Nul alors n’eut osé accomplir une œuvre politique, militaire, médicale, industrielle, sans recourir à la formule sacrée, destinée à concilier la bonne volonté des puissances mystérieuses qui gouvernaient l’univers. Les opérations réfléchies et rationnelles ne venaient qu’ensuite, toujours étroitement subordonnées.

Cependant ceux qui accomplissaient l’œuvre elle-même ne tardèrent pas à s’apercevoir que celle-ci se réalisait surtout par le travail efficace de la raison et de l’activité humaines. La raison introduisit à son tour, pour ainsi dire subrepticement, ses règles précises dans les recettes d’exécution pratique ; en attendant le jour où elle arriverait à tout dominer. De là une période nouvelle, demi-rationaliste et demi-mystique, qui a précédé la naissance de la science pure. Alors fleurirent les sciences intermédiaires, s’il est permis de parler ainsi : l’astrologie, l’alchimie, la vieille médecine des vertus des pierres et des talismans, sciences qui nous semblent aujourd’hui chimériques et charlatanesques. Leur apparition a marqué cependant un progrès immense à un certain jour et fait époque dans l’histoire de l’esprit humain. Elles ont été une transition nécessaire entre l’ancien état des esprits, livres à la magie et aux pratiques théurgiques, et l’esprit actuel, absolument positif, mais qui, même de nos jours, semble trop dur pour beaucoup de nos contemporains.

L’évolution qui s’est faite à cet égard, depuis les Orientaux jusqu’aux Grecs et jusqu’à nous, n’a pas été uniforme et parallèle dans tous les ordres. Si la science pure s’est dégagée bien vite dans les mathématiques, son règne a été plus retardé dans l’astronomie, où l’astrologie a subsisté parallèlement jusqu’aux temps modernes. Le progrès a été surtout plus lent en chimie, où l’alchimie, science mixte, a conservé ses espérances merveilleuses jusqu’à la fin du siècle dernier.

L’étude de ces sciences équivoques, intermédiaires entre la connaissance positive des choses et leur interprétation mystique, offre une grande importance pour le philosophe. Elle intéresse également les savants désireux de comprendre l’origine et la filiation des idées et des mots qu’ils manient continuellement. Les artistes, qui cherchent à reproduire les œuvres de l’antiquité, les industriels, qui appliquent à la culture matérielle les principes théoriques, veulent aussi savoir quelles étaient les pratiques des anciens, par quels procédés ont été fabriqués ces métaux, ces étoffes, ces produits souvent admirables qu’ils nous ont laissés. L’étroite connexion qui existe entre la puissance intellectuelle et la puissance matérielle de l’homme se retrouve partout dans l’histoire c’est le sentiment secret de cette connexion qui fait comprendre les rêves d’autrefois sur la toute-puissance de la science. Nous aussi nous croyons à cette toute-puissance, quoique nous l’atteignions par d’autres méthodes.

Telles sont les vues qui m’ont amené à m’occuper des Origines de l’Alchimie, à chercher à faire revivre cette doctrine perdue, à retracer l’histoire de ses adeptes, de ses laboratoires et de ses idées. Je me suis cru appelé à cette étude. En effet, les débuts de la science que je cultive depuis tant d’années m’ont souvent préoccupé ; mais les renseignements brefs et incomplets donnés à cet égard dans les histoires de la chimie étaient plutôt de nature à piquer la curiosité qu’à la satisfaire. Ces origines ont quelque chose de bizarre. La chimie, la plus positive peut être des sciences, celle dont nous maîtrisons le plus directement l’objet, débute par des imaginations extravagantes sur l’art de faire de l’or et de transmuter les métaux ; ses premiers adeptes sont des hallucinés, des fous et des charlatans, et cet état de choses dure jusqu’au XVIIIe siècle, moment où la vraie doctrine remplace l’antique alchimie. Aussi les chimistes sérieux ont-ils hâte en général de se détourner de celle-ci ; ce qui explique l’abandon dans lequel son histoire est tombée. C’est un fait bien connu de tous ceux qui ont enseigné, à savoir que les spécialistes étudient surtout une science en vue de ses applications : la plupart ne se tourmentent guère de son passé. L’Histoire des sciences attire surtout les philosophes et les gens curieux de la marche générale de l’esprit humain. Mais, si les spécialistes n’aiment ni les récits historiques ni les abstractions, par contre les philosophes sont arrêtés en chimie par le caractère technique du langage et le tour particulier des idées. Ils ont besoin d’être initiés par quelque personne compétente ; nécessité plus grande s’il se peut que partout ailleurs dans une science qui a changé de fond en comble, il y a cent ans, le système général de ses idées. Or, tel est le rôle que je me propose de remplir.

Je demande la permission d’entrer dans quelques détails sur la composition de cet ouvrage ; ne fut-ce que pour marquer au Public mon respect, en lui disant quelles sont mes références et mes autorités.

Depuis bien des années, je réunissais des notes sur l’histoire de la chimie, lorsque le voyage que je fis en Orient en 1869, à l’occasion de l’inauguration du canal de Suez, la visite des ruines des villes et des temples de l’ancienne Égypte, depuis Alexandrie jusqu’à Thèbes et Philœ, l’aspect enfin des débris de cette civilisation qui a duré si longtemps et s’est avancée si loin dans ses industries, reportèrent mon esprit vers les connaissances de chimie pratique que celles-ci supposent nécessairement.

Les alchimistes prétendaient précisément faire remonter leur science à l’Égypte. C’était la doctrine sacrée, révélée par Hermès à ses prêtres. Mais où retrouver les tracts positives de cet ordre de connaissances ? Mariette, que j’entretins souvent à ce sujet, ne put rien m’apprendre. Un mémoire de Lepsius, sur les métaux Égyptiens, traduit en 1877 pour la Bibliothèque des Hautes Études, me fournit cependant de premières ouvertures. En le comparant avec ce que je savais déjà des premiers alchimistes, par l’Encyclopédie méthodique et par les histoires de Kopp et de Hœfer, je commençai à comprendre la suite des idées qui avaient guide les premiers essais de transmutation et je pensai à m’en expliquer par écrit. Madame Adam, avec ce zèle aimable des choses de l’esprit et cette vive curiosité qui la distinguent, m’encouragea dans cette intention, et elle me pressa d’y donner suite dans la Revue nouvelle. Je le promis volontiers. Mais j’étais alors occupé de deux grands ouvrages : l’Essai de Mécanique chimique et le traité sur la Force des matières explosives. Leur publication, terminée en 1883, me permit de revenir à mon projet d’étude sur l’alchimie. En le rédigeant, je vis la nécessité de prendre connaissance des Manuscrits grecs, inédits jusqu’à présent, qui renferment les plus anciens documents connus sur cette question. J’allai les consulter à la Bibliothèque nationale, et M. Omont voulut bien m’aider aux débuts de mon examen. Le sujet prit alors une extension inattendue : ce que je pus déchiffrer me découvrit une région nouvelle et à peu près inexplorée de l’histoire des idées ; ce fut une véritable résurrection. En effet les premiers alchimistes étaient associés aux cultes et aux doctrines mystiques qui ont présidé à la fondation du christianisme ; ils participaient aux opinions et aux préjugés de cette curieuse époque. J’entrepris de pénétrer leur doctrine, jusqu’ici si énigmatique. La Bibliothèque nationale de Paris voulut bien me confier ses précieux manuscrits ; je surmontai les difficultés du déchiffrement et celles plus grandes encore, qui résultaient de ma connaissance un peu lointaine de la langue grecque, à l’étude de laquelle j’avais renoncé depuis quarante années. Elle se retrouva cependant dans ma mémoire, plus fraîche que je n’osais l’espérer. J’exposai mes premiers résultats dans deux articles publiés par la Nouvelle Revue, au commencement de l’année 1884 ; articles que les nombreux lecteurs de cette Revue ont bien voulu accueillir avec une faveur, dont j’ai conservé les sympathiques témoignages.

Mais ce n’était là qu’une entrée en matière. Depuis lors je n’ai cessé d’approfondir l’étude des manuscrits et de rechercher tous les textes des auteurs anciens se rapportant à la chimie, textes plus nombreux et plus explicites qu’on ne le croit communément. J’y ai récolté une multitude de renseignements, qui ont donné à mon œuvre plus de précision et de solidité.

C’est ainsi que mon premier travail s’est transformé en un livre, composé de première main et d’après des documents en grande partie inédits.

Les Papyrus grecs que nous a légués l’ancienne Égypte, et qui sont conservés dans les Musées de Leide, de Berlin et du Louvre, à Paris, m’ont procuré pour cet objet les plus précieux renseignements. Ils confirment pleinement les résultats fournis par l’étude des Manuscrits des Bibliothèques, auxquels je me suis particulièrement attaché.

Non seulement j’ai fait une analyse complète des principaux Manuscrits parisiens ; mais j’ai pu, grâce à l’esprit libéral du gouvernement italien, comparer les textes que nous possédons avec ceux d’un Manuscrit de saint Marc à Venise, legs de Bessarion, le plus beau et le plus vieux de tous ; car les paléographes déclarent qu’il remonte à la fin du Xe siècle, ou au commencement du XIe siècle de notre ère. Les ouvrages qu’il renferme sont d’ailleurs les mêmes que les nôtres. Les Manuscrits de Venise, aussi bien que ceux de Paris, sont formés par des traités dont les copies existent « aussi dans les principales Bibliothèques d’Europe. Ces traités constituent une véritable collection, d’un caractère semblable dans les divers Manuscrits. J’ai traduit un grand nombre de fragments de ces traités ; traduction difficile à cause de l’obscurité des textes et » des fautes mêmes des copistes : je réclame à cet égard toute l’indulgence du lecteur. Parmi ces traductions, j’appellerai particulièrement l’attention sur les passages où Stéphanus expose la théorie de la matière première et du mercure des philosophes et sur un morceau d’Olympiodore, qui relate les doctrines des philosophes ioniens, d’après des sources aujourd’hui perdues et qui les compare avec celle des maîtres de l’Alchimie. Peut-être les historiens de la philosophie grecque y trouveront-ils quelque nouvelle lumière, sur un sujet à la fois si intéressant et si obscur.

Je crois avoir réussi à établir par mes analyses le mode général de composition de cette collection de traités, sorte de Corpus des Alchimistes grecs, formé par les Byzantins, en même temps que les extraits de Photius et de Constantin Porphyrogénète.

J’en ai mis en lumière les auteurs, j’ai relevé tous les traits qu’il m’a été possible de retrouver sur leur individualité et j’ai montré notamment comment ils se rattachent d’abord à une école Démocritaine, florissante en Égypte vers les débuts de l’ère chrétienne, puis aux Gnostiques et aux Néoplatoniciens.

J’ai retrouvé non seulement la filiation des idées qui les avaient conduits à poursuivre la transmutation des métaux ; mais aussi la théorie, la philosophie de la nature qui leur servait de guide ; théorie fondée sur l’hypothèse de l’unité de la matière et aussi plausible au fond que les théories modernes les plus réputées aujourd’hui. Cette théorie, construite par les Grecs, a été adoptée par les Arabes et par les savants du Moyen Âge, au milieu des développements d’une pratique industrielle sans cesse perfectionnée. Mais dans ce genre de doctrines, pas plus que dans les autres théories physiques ou naturelles, le Moyen Âge n’a été créateur : on sait combien cette époque est demeurée stérile dans l’ordre scientifique.

C’est ainsi que les systèmes des Grecs sur la matière et sur la nature sont venus jusqu’aux temps modernes. Nul n’ignore les transformations profondes qu’ils ont alors subies, sous l’influence de l’évolution des esprits accomplie au moment de la Renaissance. En Chimie même le changement des idées s’est fait plus tard : il date d’un siècle à peine. Or, circonstance étrange ! les opinions auxquelles les savants tendent à revenir aujourd’hui sur la constitution de la matière ne sont pas sans quelque analogie avec les vues profondes des premiers alchimistes. C’est ce que je chercherai à montrer, en rapprochant les conceptions d’autrefois avec les systèmes et les théories des chimistes modernes. Ce résumé de la philosophie chimique de tous les temps forme ma conclusion.

Les divisions du présent ouvrage, sont les suivantes : les sources, les personnes, les faits, les théories ; elles sont trop simples pour y insister.

J’ai cru utile d’y joindre des appendices, renfermant un certain nombre de textes grecs, destinés à appuyer mes conclusions, tels que :

La liste des titres grecs des articles du principal papyrus alchimique de Leide ;

Deux pages complètes de ce même papyrus, renfermant des recettes pour la transmutation et pour la teinture en pourpre ;

Une notice sur les papyrus du Louvre et de Berlin, rapprochés des textes de nos manuscrits ;

Le texte et la traduction de l’article du pseudo-Démocrite sur la teinture en pourpre ;

Une vieille recette pour doubler le poids de l’argent, tirée de nos manuscrits ; l’énigme sibyllin ; la liste alchimique des métaux.

J’ai donné aussi une analyse détaillée des principaux Manuscrits de Paris et de Venise, sur lesquels je m’appuie ; analyse qui rendra les vérifications plus faciles. Elle pourra être utile aux personnes qui voudraient comparer ces manuscrits avec ceux des autres Bibliothèques d’Europe.

Des Index très étendus, relatifs aux lieux, aux faits, aux personnes et aux mots, rendront, je l’espère, service aux savants qui consulteront le présent ouvrage. Ils m’ont coûté beaucoup de temps et de peine.

Enfin, deux planches exécutées en photogravure reproduisent, l’une la Chrysopée de Cléopâtre, avec ses formules magiques ; l’autre, les symboles alchimiques des métaux : le tout d’après le manuscrit de saint Marc.

Un mot en terminant : mon travail achevé ne me laissait pas sans quelque inquiétude sur les conditions de sa publication, lorsque j’ai eu la bonne fortune de rencontrer un éditeur qui s’est associé avec enthousiasme à mon œuvre et qui n’a reculé devant aucun sacrifice pour en faire un livre exceptionnel, par l’exécution et par les planches qu’il a bien voulu y joindre. Puisse le public accueillir mon essai avec la même bienveillance et l’honorer de la même faveur !

Paris, 15 décembre 1884.

M. BERTHELOT.

Introduction

La Chimie est née d’hier : il y a cent ans à peine qu’elle a pris la forme d’une science moderne. Cependant les progrès rapides qu’elle a faits depuis ont concouru, plus peut-être que ceux d’aucune autre science, à transformer l’industrie et la civilisation matérielle, et à donner à la race humaine sa puissance chaque jour croissante sur la nature. C’est assez dire quel intérêt présente l’histoire des commencements de la Chimie. Or ceux-ci ont un caractère tout spécial : la Chimie n’est pas une science primitive, comme la géométrie ou l’astronomie ; elle s’est constituée sur les débris d’une formation scientifique antérieure ; formation demi-chimérique et demi-positive, fondée elle-même sur le trésor lentement amassé des découvertes pratiques de la métallurgie, de la médecine, de l’industrie et de l’économie domestique. Il s’agit de l’alchimie, qui prétendait à la fois enrichir ses adeptes en leur apprenant à fabriquer l’or et l’argent, les mettre à l’abri des maladies par la préparation de la panacée, enfin leur procurer le bonheur parfait en les identifiant avec l’âme du monde et l’esprit universel.

L’histoire de l’alchimie est fort obscure. C’est une science sans racine apparente, qui se manifeste tout à coup au moment de la chute de l’empire romain et qui se développe pendant tout le Moyen Âge, au milieu des mystères et des symboles, sans sortir de l’état de doctrine occulte et persécutée : les savants et les philosophes s’y mêlent et s’y confondent avec les hallucinés, les charlatans et parfois même avec les scélérats. Cette histoire mériterait d’être abordée dans toute son étendue par les méthodes de la critique moderne. Sans entreprendre une aussi vaste recherche qui exigerait toute une vie de savant, je voudrais essayer de percer le mystère des origines de l’alchimie et montrer par quels liens elle se rattache à la fois aux procédés industriels des anciens Égyptiens, aux théories spéculatives des philosophes grecs et aux rêveries mystiques des Alexandrins et des gnostiques.

Dans mon étude, je m’appuierai d’une part sur les travaux modernes concernant les métaux dans l’antiquité, principalement sur le mémoire de Lepsius relatif aux « métaux dans les inscriptions égyptiennes » ; d’autre part je recourrai aux plus anciens documents écrits sur l’alchimie.

Je ne me suis pas borné à consulter les doctes histoires de la chimie, composées par H. Kopp et par Hœfer ; j’ai relu moi-même tous les passages des auteurs grecs et latins sur ce sujet ; j’ai eu également connaissance des papyrus égyptiens, magiques et alchimiques, de Leide, écrits en grec vers le me ou IVe siècle, et qui sont analysés dans les Lettres de Reuvens à M. Letronne. J’ai entre les mains la photographie et la copie de deux feuillets de l’un d’entre eux, jusqu’ici inédit. M. Leemans, le savant directeur du musée de Leide, a bien voulu copier aussi pour moi deux autres articles de ce papyrus. M. Révillout, professeur d’Égyptologie au Louvre, m’a fourni le concours précieux de son érudition, pour l’histoire de la fin du paganisme en Égypte. Je dois aussi des renseignements très importants à M. Maspéro, notre grand égyptologue, qui a même eu connaissance des débris d’un ancien laboratoire, trouvé à Dongah, près de Siout. M. Derenbourg, si compétent pour les études arabes, m’a signalé les ouvrages en cette langue qui traitent de l’histoire de l’alchimie ; et il a eu l’obligeance de traduire pour moi plusieurs pages du Kitab-al-Fihrist, recueil encyclopédique écrit au IXe siècle et dans lequel se trouvent les noms et les titres des livres d’alchimie connus à cette époque.

Enfin, j’ai procédé à un examen très détaillé des manuscrits alchimiques grecs, conservés à la Bibliothèque nationale depuis le temps de François Ier, et que M. Omont m’a communiqués avec une obligeance inépuisable. Je les ai étudiés pendant près d’une année. J’ai même pu faire venir de Venise, grâce à la libéralité du gouvernement Italien, un manuscrit grec, écrit sur parchemin, conservé dans la Bibliothèque de Saint-Marc, lequel remonte au XIe ou XIIe siècle de notre ère : c’est le plus ancien manuscrit connu de cette espèce.

Plusieurs auteurs et traités contenus dans les manuscrits remontent à la même époque que les papyrus. Ces auteurs, ces traités, et même certains passages qui en sont extraits ont été cités dès le VIIIe siècle par les polygraphes byzantins et rappelés aussi par les Arabes. Non seulement ces manuscrits m’ont procuré des renseignements nouveaux et inédits sur les sources de l’alchimie ; mais la comparaison de quelques-uns de leurs textes, avec ceux de Platon et des philosophes grecs, fournit des lumières inattendues sur les théories qui guidaient les premiers alchimistes ; elle fait comprendre pourquoi ils se déclaraient eux-mêmes, dès le IVe siècle de notre ère, « les nouveaux commentateurs d’Aristote et de Platon ». Le nom de philosophie chimique ne date pas de notre temps ; dès ses premiers jours, la Chimie a prétendu être une philosophie de la nature.

Voici le plan du présent ouvrage, établi d’après l’ensemble des données que je viens d’énumérer.

Je dirai d’abord quelle idée les premiers alchimistes se faisaient des origines de leur science, idée qui porte le cachet et la date des conceptions religieuses et mystiques de leur époque ; je préciserai cette corrélation, en comparant l’état des croyances aux IIe et IIIe siècles de notre ère et les faits cités par les historiens, avec les textes mêmes que les alchimistes grecs nous ont laissés. Ces textes, contemporains des écrits des gnostiques et de ceux des derniers néoplatoniciens, établissent la filiation complexe, à la fois égyptienne, babylonienne et grecque, de l’alchimie. Ils comprennent, je le répète, des papyrus conservés dans le musée de Leide, et des manuscrits écrits sur parchemin, sur papier coton et sur papier ordinaire, lesquels existent dans la plupart des grandes bibliothèques d’Europe, notamment dans la Bibliothèque nationale de Paris.

Tel est le sujet traité dans le Livre I du présent ouvragé, livre consacré aux sources.

Dans le Livre II, j’étudie les personnes, c’est-à-dire les alchimistes dont les noms figurent dans les papyrus et sont inscrits en tête des traités grecs contenus dans nos manuscrits.

Le Livre III est réservé aux faits ; je veux dire qu’il précise la filiation positive de l’alchimie, en résumant ce que nous savons des connaissances usuelles des Égyptiens relatives aux métaux, et en les rapprochant des recettes alchimiques relatées par les papyrus et les manuscrits.

Ce n’est là d’ailleurs qu’une partie de la question. À côté des praticiens, il y eut de bonne heure des théoriciens, qui avaient la prétention de dominer et de diriger les expérimentateurs. Les Grecs surtout, occupés à transformer en philosophie les spéculations mystiques et religieuses de l’Orient, construisirent des théories métaphysiques subtiles sur la constitution des corps et leurs métamorphoses. Ces théories se manifestent dès l’origine de l’alchimie ; elles dérivent des doctrines de l’école Ionienne et des philosophes naturalistes sur les éléments, et plus nettement encore des doctrines platoniciennes sur la matière première, qui est devenue le mercure des philosophes. Elles ont été reprises successivement par les Arabes et par les adeptes du Moyen Âge, et elles ont été soutenues jusqu’au temps de Lavoisier.

Le Livre IV expose ces théories : j’y montre en effet dans les doctrines des écoles Ionienne, Pythagoricienne et Platonicienne les racines des théories alchimiques, telles que les Grecs d’Alexandrie les ont conçues, puis transmises aux Arabes et par ceux-ci aux auteurs Occidentaux du Moyen Âge ; et je termine en comparant ces doctrines avec les idées que les chimistes se forment aujourd’hui sur la constitution de la matière.

Livre premierLes sources
Chapitre premierDivision du livre

Toute science doit être placée dans son cadre historique, si l’on veut en comprendre le véritable caractère et la portée philosophique : ce travail est surtout nécessaire pour une doctrine en partie réelle et en partie mystique, telle que l’alchimie. C’est pourquoi nous allons comparer d’abord les assertions et les textes des premiers alchimistes avec les croyances religieuses et mystiques qui régnaient en Orient dans les premiers siècles de notre ère : ce sera l’objet du second chapitre (sources mystiques) et du troisième chapitre (sources orientales, c’est-à-dire sources égyptiennes, babyloniennes, gnostiques et juives).

Dans le chapitre IV nous réunirons les témoignages historiques, c’est-à-dire les textes tirés des chroniqueurs et des autres auteurs authentiques grecs et latins, byzantins et arabes, susceptibles de contrôler les assertions des écrivains alchimiques et de fixer la date de leurs premiers travaux.

Cela fait, il conviendra d’examiner les documents que ces écrivains nous ont laissés. Ainsi le chapitre V sera consacré aux papyrus de Leide, le monument le plus ancien et le plus certain des recherches des Égyptiens relatives à la transformation des métaux.

Enfin dans le chapitre VI, je parlerai des manuscrits grecs, existant dans les bibliothèques et qui sont le fondement principal de nos connaissances sur les commencements de l’alchimie ; j’exposerai les résultats de l’étude nouvelle et approfondie que j’en ai faite ; je ferai l’analyse de quelques-uns des plus importants et j’en discuterai l’origine et la composition.

Chapitre IILes origines mystiques

Les saintes Écritures rapportent qu’il y a un certain genre de démons ayant commerce avec les femmes. Hermès en a parlé dans ses livres sur la nature. Les anciennes et saintes Écritures disent que certains anges, épris d’amour pour les femmes, descendirent sur la terre, leur enseignèrent les œuvres de la nature ; et à cause de cela ils furent chassés du ciel et condamnés à un exil perpétuel. De ce commerce naquit la race des géants. Le livre dans lequel ils enseignaient les arts est appelé Chêma : de là le nom de Chêma appliqué à l’art par excellence. » Ainsi parlait Zosime le Panopolitain, le plus vieux des chimistes authentiques, exposant les origines de la Chimie, dans son livre Imouth (c’est-à-dire dédié à Imhotep, dieu égyptien), livre adressé à sa sœur Théosébie. Ce passage est cité par Georges le Syncelle, polygraphe grec du VIIIe siècle.

D’autres nous disent que ces œuvres de la nature, maudites et inutiles, enseignées par les anges tombés à leurs épouses, étaient l’art des poisons, des secrets des métaux et des incantations magiques (Tertullien).

Le nom du livre Chêma se retrouve en Égypte sous la forme Chemi, titre d’un traité cité dans un Papyrus de la XIIe dynastie et recommande par un scribe à son fils, Il est probable que le sujet en était tout différent. C’était un vieux titre, repris plus tard pour s’en autoriser, comme il est arrivé souvent dans l’antiquité.

Quoiqu’il en soit, le passage de Zosime est des plus caractéristiques. Sans en conclure, avec les adeptes du XVIIe siècle, que l’alchimie était déjà connue avant le déluge, il est certain qu’il nous reporte aux imaginations qui avaient cours en Orient dans les premiers siècles de l’ère chrétienne. Isis, dans son discours à son fils Horus, autre ouvrage alchimique des plus anciens, raconte également que la révélation lui fut faite par Amnael, le premier des anges et des prophètes, comme récompense de son commerce avec lui.

Quelques lignes étranges du chapitre v de la Genèse, probablement d’origine babylonienne, ont servi de point d’attache à ces imaginations. « Les enfants de Dieu, voyant que les filles des hommes étaient belles, choisirent des femmes parmi elles. » De là naquit une race de géants, dont l’impiété fut la cause du déluge. Leur origine est rattachée à Énoch. Énoch lui-même est fils de Caïn et fondateur de la ville qui porte son nom, d’après l’une des généalogies relatées dans la Genèse (chapitre IV) ; il descendait au contraire de Seth et il disparut mystérieusement du monde, d’après la seconde généalogie (chapitre V). Ace personnage équivoque on attribua un ouvrage apocryphe composé un peu avant l’ère chrétienne, le livre d’Énoch, qui joue un rôle important dans les premiers siècles du christianisme. Georges le Syncelle nous a conservé des fragments considérables de ce livre, retrouvé depuis dans une version éthiopienne. Il en existe une traduction française imprimée dans le Dictionnaire des apocryphes de Migne, t. I, p. 395-514.

Dans ce livre, ce sont également les anges pécheurs qui révèlent aux mortelles les arts et les sciences occultes. « Ils habitèrent avec elles et ils leur enseignèrent la sorcellerie, les enchantements, les propriétés des racines et des arbres…, les signes magiques…, l’art d’observer les étoiles… Il leur apprit aussi, dit encore le livre d’Énoch en parlant de l’un de ces anges, l’usage des bracelets et ornements, l’usage de la peinture, l’art de se peindre les sourcils, l’art d’employer les pierres précieuses et toutes sortes de teintures, de sorte que le monde fut corrompu. »

Les auteurs du IIe et du IIIe siècle de notre ère reviennent souvent sur cette légende. Clément d’Alexandrie la cite (vers 200 de notre ère) dans ses Stromates, I. V, Tertullien en parle longuement.

« Ils trahirent le secret des plaisirs mondains ; ils livrèrent l’or, l’argent et leurs œuvres ; ils enseignèrent l’art de teindre les toisons. »

De même :

« Ils découvrirent les charmes mondains, ceux de l’or, des pierres brillantes et de leurs œuvres. »

Ailleurs Tertullien dit encore :

« Ils mirent à nu les secrets des métaux ; ils firent connaître la vertu des plantes et la force des incantations magiques, et ils décrivirent ces doctrines singulières qui s’étendent jusqu’à la science des astres. »

On voit combien l’auteur est préoccupé des mystères des métaux, c’est-à-dire de l’alchimie, et comment il l’associe avec l’art de la teinture et avec la fabrication des pierres précieuses, association qui forme la base même des vieux Traités alchimiques contemporains, retrouvés dans les papyrus et dans les manuscrits. La magie et l’astrologie, ainsi que la connaissance des vertus des plantes, remèdes et poisons, sont confondues par Tertullien avec l’art des métaux dans une même malédiction, et cette malédiction a duré pendant tout le Moyen Âge. Ailleurs Tertullien assimile ces anges qui ont abandonné Dieu par amour pour les femmes et révélé les arts interdits au monde inexpérimenté ; il les assimile, dis-je, à leurs disciples, les mages, les astrologues et les mathématiciens, et il établit un parallèle entre l’expulsion de ceux-ci de Rome, et celle des anges du ciel.

Il m’a paru nécessaire de développer ces citations, afin de préciser l’époque à laquelle Zosime écrivait : c’est l’époque à laquelle les imaginations relatives aux anges pécheurs et à la révélation des sciences occultes, astrologie, magie et alchimie, avaient cours dans le monde. On voit qu’il s’agit du IIIe siècle de notre ère. Les papyrus de Leide présentent également les recettes magiques associées aux recettes alchimiques.

La proscription de ceux qui cultivaient ces sciences n’est pas seulement un vœu de Tertullien, elle était effective et cela nous explique le soin avec lequel ils se cachaient eux-mêmes et dissimulaient leurs ouvrages sous le couvert des noms les plus autorisés. Elle nous reporte à des faits et à des analogies historiques non douteuses.

La condamnation des mathématiciens, c’est-à-dire des astrologues, magiciens et autres sectateurs des sciences occultes, était de droit commun à Rome. Tacite nous apprend que sous le règne de Tibère on rendit un édit pour chasser d’Italie les magiciens et les mathématiciens ; l’un d’eux, Pituanius, fut mis à mort et précipité du haut d’un rocher. Sous Claude, sous Vitellius, nouveaux sénatus-consultes, atroces et inutiles, ajoute Tacite. En effet, dit-il ailleurs, ce genre d’hommes qui excite des espérances trompeuses est toujours proscrit et toujours recherché.

L’exercice de la magie et même la connaissance de cet art étaient réputés criminels et prohibés à Rome, ainsi que nous l’apprend formellement Paul, jurisconsulte du temps des Antonins. Paul nous fait savoir qu’il était interdit de posséder des livres magiques. Lorsqu’on les découvrait, on les brûlait publiquement et on en déportait le possesseur ; si ce dernier était de basse condition, on le mettait à mort. Telle était la pratique constante du droit romain. Or l’association de la magie, de l’astrologie et de l’alchimie, est évidente dans les passages de Tertullien cités plus haut. Cette association avait lieu particulièrement en Égypte.

Les papyrus de Leide, trouvés à Thèbes, complètent et précisent ces rapprochements entre l’alchimie, l’astrologie et la magie ; car ils nous montrent que les alchimistes ajoutaient à leur art, suivant l’usage des peuples primitifs, des formules magiques propres à se concilier et même à forcer la volonté des dieux (ou des démons), êtres supérieurs que l’on supposait intervenir perpétuellement dans le cours des choses. La loi naturelle agissant par elle-même était une notion trop simple et trop forte pour la plupart des hommes d’alors : il fallait y suppléer par des recettes mystérieuses. L’alchimie, l’astrologie et la magie sont ainsi associées et entremêlées dans les mêmes papyrus. Nous observons le même mélange dans certains manuscrits du Moyen Âge, tels que le manuscrit grec 2, 419 de la Bibliothèque nationale.

Cependant les formules magiques et astrologiques ne se retrouvent plus en général dans la plupart des traités alchimiques proprement dits. Il n’en est que plus intéressant de signaler les traces qui y subsistent encore. Tels sont le dessin mystérieux, désigné sous le nom de Chrysopée ou Art de faire de l’or de Cléopâtre et les alphabets magiques du manuscrit 2, 249, analogues à ceux d’un papyrus cité par Reuvens et dont M. Leemans a reproduit le fac simile. La théorie de l’œuf philosophique, le grand secret de l’œuvre, symbole de l’univers et de l’alchimie, donnait surtout prise à ces imaginations. Les signes bizarres du Scorpion et les caractères magiques transcrits dans nos manuscrits ; la sphère ou instrument d’Hermès pour prédire l’issue des maladies, dont les analogues se retrouvent à la fois dans le manuscrit 2, 419 et dans les papyrus de Leide ; la table d’Émeraude, citée pendant tout le Moyen Âge, et les formules mystiques : « en haut les choses célestes, en bas les choses terrestres » qui se lisent dans les traités grecs, à côté des ligures des appareils, attestent la même association. Si elle n’est pas plus fréquente dans les ouvrages parvenus jusqu’à nous, c’est probablement parce que ces manuscrits ont été épurés au Moyen Âge par leurs copistes chrétiens. C’est ce que l’on voit clairement dans le manuscrit grec de la bibliothèque de saint Marc, le plus ancien de tous, car il paraît remonter au XIe siècle. On y trouve non seulement la Chrysopée de Cléopâtre (fol. 188) et la formule du Scorpion (fol. 193), mais aussi le Labyrinthe de Salomon (fol. 102, Ve), dessin cabalistique, et, sous forme d’additions initiales (fol. 4), une sphère astrologique, l’art d’interpréter les songes de Nicéphore, ainsi que des pronostics pour les quatre saisons. Les alphabets magiques s’y lisent encore ; mais on a essayé de les effacer (fol. 193), et l’on a gratte la plupart des mots rappelant l’œuf philosophique.

Il paraît s’être fait à cette époque, c’est-à-dire dès le Xe ou XIe siècle, un corps d’ouvrages, une sorte d’encyclopédie purement chimique, séparée avec soin de la magie, de l’astrologie et de la matière médicale. Mais ces diverses sciences étaient réunies à l’origine et cultivées par les mêmes adeptes.

On s’explique dès lors pourquoi Dioclétien fit brûler en Égypte les livres d’alchimie, ainsi que les chroniqueurs nous l’apprennent.

Dès la plus haute antiquité d’ailleurs, ceux qui s’occupent de l’extraction et du travail des métaux ont été réputés des enchanteurs et des magiciens. Sans doute ces transformations de la matière, qui atteignent au-delà de la forme et font disparaître jusqu’à l’existence spécifique des corps, semblaient surpasser la mesure de la puissance humaine : c’était un empiètement sur la puissance divine.

Voilà pourquoi l’invention des sciences occultes et même l’invention de toute science naturelle ont été attribuées par Zosime et par Tertullien aux anges maudits. Cette opinion n’a rien de surprenant dans leur bouche ; elle concorde avec le vieux mythe biblique de l’arbre du savoir, placé dans le Paradis terrestre et dont le fruit a perdu l’humanité. En effet la loi scientifique est fatale et indifférente ; la connaissance de la nature et la puissance qui en résulte peuvent être tournées au mal comme au bien ; la science des sucs des plantes est aussi bien celle des poisons qui tuent et des philtres qui troublent l’esprit, que celle des remèdes qui guérissent ; la science des métaux et de leurs alliages conduit à les falsifier, aussi bien qu’à les imiter et à mettre en œuvre pour une fin industrielle. Leur possession, même légitime, corrompt l’homme. Aussi les esprits mystiques ont-ils toujours eu une certaine tendance à regarder la science, et surtout la science de la nature, comme sacrilège, parce qu’elle induit l’homme à rivaliser avec les dieux. La conception de la science détruit, en effet, celle du Dieu antique, agissant sur le monde par miracle et par volonté personnelle : « C’est ainsi que la religion, par un juste retour, est foulée aux pieds ; la victoire nous égale aux dieux ! » s’écrie Lucrèce avec une exaltation philosophique singulière. « Ne crois pas cependant, ajoute-t-il, que je veuille t’initier aux principes de l’impiété et t’introduire dans la route du crime. »

Par suite de je ne sais quelles affinités secrètes entre les époques profondément troublées, notre siècle a vu reparaître la vieille légende, oubliée depuis seize cents ans. Nos poètes, A. de Vigny, Lamartine, Leconte de Lisle, l’ont reprise tour à tour. Dans Eloha, A. de Vigny ne dit qu’un mot :

Les peuples déjà vieux, les races déjà mûres
Avaient vu jusqu’au fond des sciences obscures.

Mais Lamartine, dans la Chute d’un Ange, a serré de plus près le mythe. Il nous décrit la civilisation grandiose et cruelle des dieux géants, leur corruption, leur science, leur art des métaux :

Dès mon enfance instruit des arts mystérieux
Qu’on enseigne dans l’ombre aux successeurs des dieux…

Dans la douzième vision, au milieu des ministres de leurs crimes, apparaissent, par une assimilation presque spontanée, les agents des sciences maudites et les « alchimistes ».

Leconte de Lisle a repris le mythe des enfants d’Énoch et de Gain, à un point de vue plus profond et plus philosophique. Après avoir parlé d’Hénokia :

La ville aux murs de fers des géants vigoureux…
Abîme où, loin des cieux aventurant son aile,
L’ange vit la beauté de la femme et l’aima…

le poète oppose, comme Lucrèce, au Dieu jaloux qui a prédestiné l’homme au crime, la revanche de la science, supérieure à l’arbitraire divin et à la conception étroite de l’univers théologique :

J’effondrerai du ciel la voûte dérisoire…
Et qui t’y cherchera ne t’y trouvera pas…
Dans l’espace conquis les Choses déchaînées
Ne t’écouteront plus quand tu leur parleras.

Il y avait déjà quelque chose de cette antinomie, dans la haine contre la science que laissent éclater le livre d’Énoch et Tertullien. La science est envisagée comme impie, aussi bien dans la formule magique qui force les dieux à obéir à l’homme, que dans la loi scientifique qui réalise, également malgré eux, la volonté de l’homme, en faisant évanouir jusqu’à la possibilité de leur pouvoir divin. Or, chose étrange, l’alchimie, dès ses origines, reconnaît et accepte cette filiation maudite. Elle est d’ailleurs, même aujourd’hui, classée dans le recueil ecclésiastique de Migne parmi les sciences occultes, à côté de la magie et de la sorcellerie. Les livres où ces sciences sont traitées doivent être brûlés sous les yeux des évêques, disait déjà le code Théodosien. Les auteurs étaient pareillement brûlés. Pendant tout le Moyen Âge, les accusations de magie et d’alchimie sont associées et dirigées à la fois contre les savants que leurs ennemis veulent perdre. Au XVe siècle même, l’archevêque de Prague fut poursuivi pour nécromancie et alchimie, dans ce concile de Constance qui condamna Jean Huss. Jusqu’au XVIe siècle ces lois subsistèrent. Hermolaus Barbarus, patriarche d’Aquilée, nous apprend, dans les notes de son Commentaire sur Dioscoride, qu’à Venise, en 1530, un décret interdisait l’art des chimistes sous la peine capitale ; afin de leur éviter toute tentation criminelle, ajoute-t-il. Telle est, je le répète, la traduction constante du Moyen Âge.

C’est ainsi que l’alchimie nous apparaît vers le IIIe siècle de notre ère, rattachant elle-même sa source aux mythes orientaux, engendrés ou plutôt dévoilés au milieu de l’effervescence provoquée par la dissolution des vieilles religions.

Chapitre IIISources égyptiennes, chaldéennes, juives, gnostiques
§ 1Sources égyptiennes

Les sources égyptiennes de l’alchimie sont moins équivoques que ses origines mystiques. Tous les alchimistes les invoquent d’un concert unanime, depuis le me siècle jusqu’au XVIIIe. Les papyrus de Leide, tirés d’un tombeau de Thèbes, les confirment par une preuve sans réplique et lèvent les derniers doutes que pouvait laisser une science qui débute par l’apocryphisme. Elle se rattache en effet par une tradition constante à Hermès Trismégiste, inventeur des arts et des sciences chez les Égyptiens.

Faut-il admettre avec Zosime et avec Olympiodore, les premiers auteurs alchimistes authentiques, qu’il existait en Égypte, à côté des doctrines officielles et publiques, contenues dans l’Encyclopédie hermétique que nous citerons tout à l’heure, un ensemble de connaissances tenues secrètes au fond des temples, et qu’il était interdit de révéler ? Elles seraient sorties, en quelque sorte, d’un long mystère vers le IIIe siècle de notre ère, mais en conservant toujours une expression mystique et symbolique qui en trahit l’origine.

Zosime le Panopolitain, écrivain du IIIe siècle, nous fait le récit suivant, cité et reproduit par Olympiodore, contemporain de Théodose :

« Ici est confirmé le livre de Vérité : Zosime à Théosébie, salut. Tout le royaume d’Égypte est soutenu par ces arts psammurgiques. Il n’est permis qu’aux prêtres de s’y livrer. On les interprète d’après les stèles des anciens et celui qui voudrait en révéler la connaissance serait puni, au même titre que les ouvriers qui frappent la monnaie royale, s’ils en fabriquaient secrètement pour eux-mêmes. Les ouvriers et ceux qui avaient la connaissance des procédés travaillaient seulement pour le compte des rois, dont ils augmentaient les trésors. Ils avaient leurs chefs particuliers et il s’exerçait une grande tyrannie dans la préparation des métaux… C’était une loi chez les Égyptiens de ne rien publier à ce sujet. »

Il y a là le souvenir des industries métallurgiques, dont les rois s’étaient réservé le monopole, industries décrites par Agatharchide dans son ouvrage sur la mer Rouge. Une partie de cette dernière description est même transcrite dans le manuscrit de saint Marc. Les cruautés exercées dans l’exploitation des mines d’or ont été racontées par Diodore de Sicile, d’après Agatharchide.

Zosime nous apprend ailleurs que la connaissance de l’art sacré, c’est-à-dire de l’alchimie, ne pouvait être communiquée qu’aux fils des rois ; précisément comme la magie, d’après ce que nous savons.

Clément d’Alexandrie dit pareillement :

« Les prêtres ne communiquent leurs mystères à personne, les réservant pour l’héritier du trône, ou pour ceux d’entre eux qui excellent en vertu et en sagesse. »

De même sur la statue de Ptah-mer, grand prêtre de Memphis, qui est aujourd’hui au Louvre, on lit : « Il n’était rien qui lui fût caché ; il couvrait d’un voile le sens de tout ce qu’il avait vu. » Plutarque écrit aussi, en parlant des Égyptiens : « Leur philosophie couvrait plusieurs mystères sous le voile des fables. »

« Cache ceci », nous dit le manuscrit 2 327, fol. 271, après l’exposé d’une courte recette – « Cache ce secret, dit-il encore, car il contient toute l’œuvre, » (fol. 274). Dans les recettes positives qui nous ont été transmises, il y a souvent une partie réservée, tenue occulte à dessein.

Les textes relatifs à l’œuf philosophique, autrement dit la pierre d’Égypte, et au dragon se mordant la queue, l’un et l’autre emblèmes de l’univers aussi bien que de l’alchimie, renferment toute une nomenclature symbolique, employée par les adeptes de l’art sacré.

« Les anciens appellent l’œuf : pierre de cuivre, pierre d’Arménie, pierre d’Égypte ; d’autres, l’image du monde. Sa coquille est le cuivre, l’alliage de cuivre, de plomb, l’alliage de fer et de cuivre. La coquille calcinée signifie asbestos