Daniel Travers
Les papillons de Christelle
Roman
© Lys Bleu Éditions – Daniel Travers
ISBN : 979-10-422-6465-9
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Chapitre 1
Le plafond des nuages devrait rester bas en ce mois de février. Le jour tardait à se lever et la tour Eiffel gardait encore sa tête dans la brume toute la journée.
Comme tous les matins, je garais mon taxi devant le café tabac « le 107 », il faisait un froid de canard, je rentrais à l’intérieur sans attendre, la lumière blafarde du néon du restaurant me faisait cligner les yeux.
— Bonjour Mike.
— Bonjour Gilbert.
— Comme d’habitude ?
— Comme d’habitude : un grand café et un verre d’eau. Je te prends les journaux du jour : L’équipe, le Figaro et le Parisien. Tu me mettras un paquet de Gitanes sur mon compte comme d’habitude.
Les journaux, c’était pour le taxi. Les clients avaient les nouvelles du jour. Gilbert me fit un grand sourire :
— Ça va ce matin ?
— Ça va… Je suis rentré tard vers 23 heures, mon dernier client m’a emmené jusqu’à Orleans.
— Une bonne course.
— Comme tu dis, il ne t’en tombe pas une comme ça tous les jours. Et toi ?
— Ma machine à glaçons m’a lâchée, une dépense que je n’avais pas prévue, un coup à deux mille balles.
— Ah, quand même !
— Oui, par le plus petit bout.
Je sucrais mon café et jetais un œil sur la salle : un couple déjeunait en silence, un grand type en costume lisait le Monde, une jeune fille semblait absorbée par son travail en tapotant sur son ordinateur, Gilbert essuyait les verres. Le café restaurant, un peu vieillot, aurait bien besoin d’un coup de peinture, mais je l’aimais bien. Un grand comptoir en zinc avec de la faïence bleu et vert d’un autre âge, une grande glace au verre dépoli, une quinzaine de tables style année soixante, des chaises dépareillées, un carrelage aux carreaux noirs et blancs… Gilbert, un grand type mince, les cheveux poivre et sel, le même tablier bleu hors d’usage, travaillait à le tenir sans relâche.
— Tu pars en Sologne vendredi ?
— J’espère… Une partie de pêche me fera oublier les embouteillages. C’est de pis en pis, Paris devient inroulable, il parle de fermer la rue de Rivoli pour travaux, je ne te dis pas la pagaille.
La jeune fille, qui tapotait sur son ordinateur, attirait mon regard. Jeune, une vingtaine d’années, le visage mince, des petites lèvres, de longs cheveux bruns tenus par une pince en forme de papillon, des yeux clairs derrière des lunettes rondes sans monture, un pull en laine bleu clair avec une broche encore en papillon, une jupe kilt rouge et vert, de grandes chaussettes blanches en laine qui montaient jusqu’aux genoux, des mi-bottes noires…
— Ce n’est pas de ton âge, Mike…
— Tu as raison, avec mes quarante ans, je commence à devenir un vieux croulant.
— Elle pourrait être ta fille.
Je fis un grand sourire à Gilbert :
— J’aurai été précoce, je sais que je me suis dépucelé tôt, mais quand même.
— Elle s’appelle Christelle, elle travaille comme archiviste à la bibliothèque nationale.
— Comment tu sais ça ?
— Elle vient de temps en temps avec des collègues dans l’après-midi. J’ai de grandes oreilles comme tous les patrons de bistrot. Elle est lève-tôt ce matin.
Une nouvelle fois elle attirait mon regard. Se sentant observée, elle tournait la tête vers moi, des yeux bleu clair, plus clair que le ciel. Un frisson parcourut ma colonne vertébrale, je plongeai la tête dans mon café.
— Hé, Mike, qu’est-ce qui t’arrive, tu es tout pâle ?
— Rien, rien… Des douleurs au ventre me font souffrir ces derniers temps.
— Le stress mon grand, tu travailles trop.
Tu parles… Je me sentais bizarre d’un coup. Un drôle de sentiment m’envahit, mêlé de bouffées de chaleur et de frissons. Je n’avais que rarement éprouvé cet état.
— Tu pars d’où, ce matin ?
— Je vais aller me mettre à la gare de Lyon s’il n’y a pas trop de monde.
— Il parle d’une grève des bus et du métro pour demain.
— Eh bé… Comme si ce n’était pas assez la pagaille comme ça. Qu’est-ce qui réclame ce coup-ci ?
— Comme d’habitude : conditions de travail, plus de sécurité, augmentation de salaire… J’en passe des meilleurs.
— Jamais content… Tu vas voir au passage de l’Euro, ça risque d’être pire les revendications de certains, beaucoup vont pas comprendre.
— Je vais investir dans un téléphone portable, et toi ?
— J’attends un peu, je n’en ai pas vraiment l’utilité, le standard des taxis me suffit bien pour l’instant.
La jeune femme tapait toujours sur son ordinateur portable, absorbée par ce qu’elle faisait, je la regardais du coin de l’œil. Elle était vraiment jolie, pas une star de cinéma ou une mannequin, mais elle dégageait beaucoup de charme et de délicatesse, ma main se mit à trembler, je la frottai vigoureusement.
— Si tu es dans le coin, à midi c’est blanquette de veau spaghetti.
— J’essayerai Gilbert, peut-être à tout à l’heure, bonne journée.
— Bon courage, garçon.
Je m’engouffrais dans mon taxi, il faisait vraiment un froid de canard en ce mois de février. Instinctivement je branchais ma radio :
— Bonjour, Amandine, Mike 211, je rentre en piste, je démarre, gare de Lyon.
— Bonjour, Mike, bonne journée.
Les embouteillages du matin et toujours ce sentiment de flotter sur un nuage : cette fille m’avait tourné les sangs. Un coup de klaxon derrière moi, j’en avais oublié le feu vert.
— On avance, on avance… Bon ! Mike, reprends-toi !
Voilà que je me mettais à penser tout haut. Cinq taxis patientaient à la queue leu leu, je complétais la file. Un petit signe amical aux collègues… Doucement la brume se levait et découvrait l’horloge de la tour de la gare. Et ses yeux bleus, qu’ils étaient beaux, plus clairs qu’un ciel de printemps, ses petites lèvres serrées… La porte arrière s’ouvrit et me fit sortir de mon rêve :
— Bonjour, clinique de la Fontaine Aubervilliers, c’est possible ?
— Bonjour, Monsieur, sans problème.
Instinctivement j’appuyais sur le bouton de mon compteur et appelais Amandine :
— Mike 211, de la Fontaine Aubervilliers, temps estimé quarante minutes.
— Noté…
— Vous avez les journaux du jour, Monsieur, si cela vous intéresse. En foot Marseille a perdu 2 à 0.
— Je n’aime pas trop le foot, je préfère le rugby et le Stade toulousain, quarante minutes vous avez dit ?
— Je pense… À cette heure le périph est bondé.
— Ça nous mène à 9 heures… Je préside une conférence de cardiologues africains, la journée va être dure, mais intéressante.
Un coup d’œil dans le rétroviseur, cet homme ressemblait bien à un médecin, il se plongea dans le Figaro. Le périph était bouché, comme d’habitude on avançait pare-chocs contre pare-chocs… Le va et viens des essuie-glaces du taxi m’endormaient à moitié… Ses yeux bleus, sa jupe kilt et ses grandes chaussettes qui montaient jusqu’aux genoux… À quarante ans je n’allais quand même pas tomber amoureux d’une jeunette d’une vingtaine d’années ? Mon célibat endurci prit tout d’un coup une sacrée droite. L’impression de flotter sur un nuage ne m’avait pas quitté, mes mains moites, la sueur qui coulait dans mon dos malgré le froid… Je collais au pare-chocs la voiture de devant, je coupais mes codes machinalement, ma vieille 406 ne possédait pas encore toutes les dernières technologies.
— Vous ne prenez pas la bonne porte, la clinique c’est la porte d’après !
— Désolé Monsieur, un coup de fatigue… Je vais prendre par le boulevard des maréchaux, excusez-moi encore.
— Vous êtes tout excusé mon ami.
En plus je loupe la porte de sortie du périph !
— Vous voilà arrivé Monsieur : 185 Francs, je vous fais un reçu ?
— S’il vous plaît… Voilà, gardez la monnaie et bonne journée.
— Bonne journée et bonne conférence… Excusez-moi encore ! Amandine, Mike 211, arrivé à Aubervilliers, je reste à la clinique.
— Reçu…
Je sortais de la voiture et allumais une cigarette, la première de la journée. Adossé sur l’aile, je fumais tranquillement, mes pensées s’envolent vers mon cabanon en Sologne, sur les bords de l’étang. Christelle, enroulée dans une de mes robes de chambre, assise sur la terrasse, boit un café en me souriant, un petit matin d’automne embaumé d’odeurs de feuilles mortes, d’humidité… Mike, mon pauvre garçon ! Tu as vu cette fille dix secondes et tu te réalises un film ! Ça ne va vraiment pas bien dans ta tête, tu deviens complètement mytho…
— Bonjour, Monsieur, combien ça me coûterait pour aller rue Didot ?
— Bonjour, environ 150 francs, pas loin…
— Je n’ai que 130 francs…
— Montez, Mademoiselle, ça ira, je ne vais pas vous laisser dans le froid.
— Merci c’est gentil…
Une gamine… Mon bon cœur me perdra un jour. Emmitouflée dans un gros manteau gris clair, une écharpe de couleur vive entourait son cou. Ses cheveux, serrés par un serre-tête, tombaient sur ses épaules, elle tenait un gros sac en toile sur sa poitrine.
— Mike 211, je pars à la rue Didot.
— Reçu…
À peine installé qu’elle a déjà le téléphone dans la main… J’ai horreur de ça, la plupart du temps ils sont sans gêne et ne s’excusent même pas.
— Allô, maman, c’est moi, je suis dans un taxi… Oui ça va… Oui… Je t’expliquerai en rentrant… Oui… Je prends le pain, tu n’as besoin de rien d’autre ? Oui… Bisous, oui, bisous…
— Pratique ces nouvelles technologies, Mademoiselle.
— Pratique, c’est l’avenir. Vous n’en avez pas ?
— Non, je reste avec ma vieille radio, mais je vais bien y venir par obligation.
Et oui qu’il va falloir y venir et ça me fait peur par moment. Le périph est bouché comme d’habitude… Repare-chocs contre pare-chocs…
— Dans combien de temps vous pensez qu’on arrivera ?
— Une demi-heure, vingt-cinq minutes.
— Merci.
— Vous voulez que je vous mette la radio ?
— Je veux bien, merci.
Les pubs entrecoupaient les chansons, j’allais pouvoir manger chez Gilbert, rue Didot m’arrangeait bien. Un vieux tube des années soixante : « Souvenirs souvenirs », ça ne me rajeunissait pas !
— 211, 55 rue de l’ouest pour la porte d’Italie dans vingt minutes.
— Vendu…
Porte d’Orleans, rue d’Alésia et rue Didot.
— Vous voilà arrivé, je ne me suis pas trompé de beaucoup, regardez 145 francs.
— J’ai que 130…
— C’est bon, bonne journée.
— Merci, Monsieur, au revoir.
— Au revoir, Mademoiselle.
Rue de l’Ouest à côté… 55…
— Bonjour, Monsieur.
— Porte d’Italie s’il vous plaît.
— On est parti ! Comptez dix minutes, Monsieur…
— Merci mon garçon.
Toujours cette impression de flotter sur un nuage, le client restait silencieux, lui aussi perdu dans ses pensées. Les yeux bleus de Christelle ne me sortaient pas de la tête.
— Vous voilà arrivé : 45 francs.
— Voilà 50, gardez la monnaie. Vous pourrez revenir me chercher à 17 heures ?
— Rappelez le standard une bonne heure avant, à cette heure-là c’est bouché partout.
— Merci, au revoir.
— Au revoir, Monsieur.
Le plus dur, maintenant, était de trouver une place pas loin du « 107 ».
— Mike 211, je coupe pour aller déjeuner.
— 211 j’ai un 125 rue d’Alésia 13 heures 30 pour Orly.
— Vendu…
— Merci, bon ap…
La brume persistait, le plafond resterait bas toute la journée ; j’avais eu du nez.
Le « 107 » était bien rempli, Hamza, un collègue buvait un Perrier accoudé au bar :
— Gilbert, la même chose pour moi, je mange ici. Salut gamin, on mange ensemble ?
— Salut Mike, si tu veux.
— Quoi de neuf, ta femme accouche toujours à la fin du mois ?
— C’est prévu pour le 30.
— Ça y est, vous avez trouvé un prénom ?
— Kenza, on pourrait traduire ça par petit morceau de trésor.
— C’est joli… On passe à table, j’ai un Orly à 13 heures 30.
Souffler un peu avant de reprendre un après-midi costaud. La station de taxis d’Orly était bien organisée pour eux : un bar, quelques lits si besoin, une salle de jeux et même une salle de prière pour les musulmans, 200 à 250 taxis en attente, ce n’était pas rare et les courses pouvaient être bonnes, voire très bonnes. Hamza s’installait en face de moi :
— Tu as toujours ton bateau amarré au Verdon, un douze mètres, je crois ?
— Treize mètres cinquante et il me coûte un bras tous les mois en garde au port.
— Un bateau, une maison en Sologne, un appartement, avenue du Maine, tu n’es pas à plaindre…
— L’appartement est à ma mère et la maison c’est une cabane aménagée, tu ne serais pas un peu jaloux, dis-moi ? Je fais soixante heures par semaine, voire plus les week-ends et parfois les nuits pour les permanences, le bateau c’est mon jouet et j’ai hâte d’aller tirer quelques bords cet été au phare du Cordouan. Et toi, tu envoies bien tout ton fric au pays…
— Hé, les garçons, plutôt que de vous disputer, à midi : rillettes, poireaux, vinaigrette pour toi Hamza, blanquette de veau spaghettis, crème brûlée en dessert.
— Pour moi c’est bon, Gilbert, avec un quart de vin.
— Pour moi aussi, sans le vin.
— Je sais…
Gilbert était quelqu’un de tolérant et respectait les travailleurs qui faisaient des heures à n’en plus finir, comme lui et comme tous les petits patrons. Hamza me lâcha un sourire :
— L’argent c’est pour une belle maison et une belle retraite sur les hauts de Tunis, pour mes enfants et pour Amina l’amour de ma vie. Les hauts de Tunis, les oliviers, les orangers, les maisons blanches entrecoupées de petites ruelles, le soleil d’hiver qui te chauffe la peau sans brûler… Et toi, tu n’as toujours pas de copine ?
— Non et c’est très bien comme çà. La belle Marlene de temps en temps place Clichy, ça me coûte cent cinquante balles, toujours la même, je sais où je mets les mains.
— Tu finiras seul et paumé, sans enfants, sans personne.
— Peut-être, mais je ne me sens pas l’âme d’un mari ou d’un père et puis je m’occupe de ma mère depuis la mort du père. Je vais tondre le jardin de sa maison de temps en temps, je mange avec elle, elle est contente.
— Saint-Marcelin sur Loire, c’est ça hein ?
— Oui, un peu après Tours. Ils avaient acheté ça pour leur retraite, ils n’en auront pas profité longtemps, saloperie de maladie du rein. À la fin, le père, il ne supportait plus les dialyses et les allers-retours à l’hôpital trois fois par semaine.
— Ça fait cinq ans, c’est ça, qu’il est décédé ?
— Ouais, cinq ans déjà… Et mort jeune soixante-deux ans.
— Pierrot m’a dit qu’un garagiste de Romainville faisait des prix pour des bagnoles neuves pour les taxis, tu ne veux pas changer la 406 ?
— Non pas encore, deux cent mille, elle peut faire encore un peu.
— Je vais peut-être me laisser tenter et changer la Volvo, trois cent cinquante mille, ça commence à faire.
Les images de mon père me revenaient à l’esprit et les derniers jours de souffrance à l’hôpital, ses traits tirés par la douleur, la mine défaite de son médecin : le Docteur Samares, les pleurs de ma mère… On terminait le repas en parlant du boulot, comme d’habitude, et les problèmes d’embouteillage quotidiens. Café, clope et retour dans le taxi.
Mon client posé à l’aéroport j’allais boire un café au bar et attendre que la file de taxis diminue, une bonne centaine attendait en discutant. En buvant, je repensais à la discussion avec Hamza : il avait raison… J’allais finir seul sans personne. Et cette fille qui ne me sortait pas de la tête… Je tombais amoureux, visiblement… Que faire, attendre à la sortie de la bibliothèque qu’elle sorte et faire semblant de tomber sur elle par hasard ? Tu es trop vieux, Mike, tu as quarante ans et c’est une jeunette. Un sentiment de lassitude m’envahit… Laisse tomber et passe à autre chose. Je sortais, la file avait diminué :
— Je remonte sur Paris sud, si ça intéresse quelqu’un ?
— Moi ! Porte de Châtillon !
— C’est bon, Monsieur.
— He 211, tu fais ce que tu veux !
— Je te laisse les meilleurs ! Montez, Monsieur.
Je sortais de la file et descendais la rampe d’accès vivement.
— Vos collègues n’ont pas l’air contents.
— Ne vous inquiétez pas, Monsieur, s’il part à Compiègne ou Soissons, ça va le calmer… Mike 211, porte de Châtillon, temps estimé trente minutes.
— Reçu 211…
— Ça me rapproche de chez moi et avec la grève des transports demain, je voudrais rentrer plus tôt et commencer vers quatre heures demain matin.
— Grève demain ! J’arrive de Marseille et je ne suis pas au courant.
— Une grève surprise, comme d’habitude…
— Ils ne sont jamais contents, ils ne sont pas au marteau piqueur sur les autoroutes, quand même !
— Tout à fait d’accord avec vous, mais le droit de grève est un droit et ils en profitent.
Discussions sur le chemin des droits et des devoirs de chacun. J’aimais bien ce métier pour ça : échanger les points de vue sur plein de choses. Mais le client a toujours raison.
— 211, 33 rue de Dantzig pour la gare de Lyon.
— Vendu…
Je finissais ma journée, garais ma 406 à sa place et je poussais la porte de chez moi. Je m’affaissais sur le fauteuil en poussant un grand ouf… L’appartement, grand, trois pièces et une grande cuisine. Les meubles dataient des années cinquante, j’avais apporté quelques touches de modernité comme la télé, le lave-vaisselle et un grand lit potable aux draps et couvertures de couleurs vives. La tapisserie ressemblait à pas grand-chose, mais j’avais la flemme de la changer. Ma mère me l’avait laissé à la mort du père, au troisième étage d’un immeuble, avenue du Maine. Une bonne douche, manger un bout et au lit de bonne heure. Le réveil à trois heures du matin, la journée risquait d’être longue…
Chapitre 2
La sonnerie du réveil ! Trois heures… C’est vraiment tôt. Douche, café, clope et un petit moment pour se réveiller. J’ai dormi comme une souche… Partir au cabanon ce week-end n’était peut-être pas le bon plan avec le froid qu’il faisait, le temps de faire chauffer l’intérieur et rester sur place canne à pêche à la main, il fallait remettre ça pour un autre jour. Descendre à Saint-Marcelin et passer le dimanche avec ma mère me paraissait plus juste. J’allais faire ça…
Faire chauffer la voiture avant de partir :
— Mike 211, je rentre en piste, c’est qui au standard ?
— Arnaud, bonjour, Mike, tu es bien matinal.
— Salut, Arnaud, comme tu dis… Je vais à la gare Montparnasse, tu essayes de m’éviter la viande saoule, je ne voudrais pas nettoyer le taxi si tôt.
— Reçu Mike, bon courage et bonne journée.
Les rues de Paris à quatre heures du matin, il n’y a pas grand monde.
— 211, 44 rue de Rennes pour le musée de la Marine.
— Vendu…
Cinq minutes après je chargeais mon client, un monsieur d’un certain âge, l’air très collet monté, les cheveux blancs et rares.
— Merci jeune homme, vous êtes ponctuel.
— Bonjour Monsieur… Musée de la Marine, à cette heure-là vous n’allez pas trouver grand monde.
— Je n’y vais pas comme client, je suis le conservateur.
— Excusez-moi.
— Nous ouvrons une nouvelle salle aujourd’hui et j’ai très mal dormi.
— Cela peut se comprendre, ça a dû vous donner un sacré travail.
— Oui, comme vous dites… Et des années… Des nouvelles pièces retrouvées sur une épave au large de Brest dont un sextant du XVIIIe siècle, deux canons en bronze, des boulets qui vont avec et plein d’autres choses.
— Et c’était quel type de navire ?
— Une goélette d’accompagnement, je pense, française ou hollandaise. Nous n’avons pas pu la définir encore. Elle se trouvait sur des hauts-fonds de trois cents mètres et récupérer les pièces n’a pas été une chose facile. Le ministre de la Culture sera là pour l’inauguration et tout doit être parfait.
— Le ministre de la Culture ? Si je peux me permettre Monsieur, il m’arrive de donner un coup de main aux « Restos du cœur », je conduis le camion pour aller récolter les denrées d’un point à un autre, si vous pouviez m’avoir quelques bons de carburant, quelques bons, pas une valise cela nous aiderait beaucoup et je pense que cela ne manquerait pas tellement au Ministère. Je possède moi-même un bateau, un voilier de treize mètres cinquante amarré au port du Verdon.
— Je vais voir ce que je peux faire. Je lui en glisserai un mot pendant le banquet d’inauguration.
— Merci Monsieur c’est très gentil de votre part. Des bons au nom des Restos, qu’il n’y ait pas de souci… Vous voilà arrivé : 85 francs et je vous fais un reçu.
— Merci bien jeune homme, pensez à moi quand vous prendrez la mer, au revoir.
— Je n’oublierai pas, au revoir Monsieur et bon courage !
Une bonne action faite ! Les restos avaient toujours besoin d’un coup de main et cela ne me coûtait rien de donner la main de temps en temps.
— 211, le club « Le Bristol », avenue d’Iéna pour la gare du Nord.
— Vendu…
Bientôt sept heures trente, la circulation devenait de plus en plus dense, ma dernière course m’avait ramené porte d’Orléans, j’allais pouvoir aller prendre mon café au « 107 ». J’entrais me mettre au chaud :
— Salut Gilbert.
— Salut, Mike, je t’attendais, tu tombes bien.
Christelle était plantée au milieu du restaurant, l’air stressé, le teint pâle, son ordinateur portable serré sur sa poitrine, les lèvres pincées et ses yeux bleus un peu perdus. Un frisson parcourut ma colonne vertébrale et une bouffée de chaleur me montait au visage.
— La petite dame a rendez-vous à la mairie d’Épinay-sur-Seine à dix heures, tu peux l’emmener ?
— Heu oui… Oui… Dix heures, gare d’Épinay, oui…
— Mairie d’Épinay ! Tu dors encore ou quoi ?
— Non, j’ai commencé à quatre heures, ça va…
Elle ne me quittait pas des yeux.
— Je m’appelle Christelle et j’ai un rendez-vous important à la mairie.
Je regardais furtivement ma montre :
— On a le temps de prendre un café, je vous l’offre…
— Un thé pour moi, merci. Vous pourrez m’attendre et me ramener ?
— Oui, bien sûr, mais la note risque d’être salée.
— Je suis en mission pour la Bibliothèque nationale et je crains d’être en retard avec la grève.
— Ne vous inquiétez pas, on ne prendra peut-être pas le chemin le plus court, mais vous serez à l’heure, je connais Paris et sa banlieue comme ma poche. On va s’asseoir, on a cinq minutes.
Ma main tremblait légèrement, des gouttes de sueur coulaient dans mon cou. Gilbert arriva à mon secours en nous portant les boissons.
— Si tu es dans le coin, à midi c’est entrecôte frittes.
— Parfait…
— Tu vas en Sologne ce Week-end ?
— Non, il fait trop froid, je vais voir ma mère et passer le dimanche. J’aurai peut-être quelques bons de carburant pour les Restos par un client de ce matin.
— Super ! Said fait des coupes de coiffure gratuite lundi matin et demain je récupère du pain frais donné par Jean-François, le boulanger du coin de la rue, je le porterai dans la foulée.
Christelle nous écoutait sans rien dire en buvant son thé, je jetai un coup d’œil à ma montre :
— On va y aller, Mademoiselle, Gilbert tu mets ça sur mon compte.
— D’accord…
Une fois dans la voiture, je montais un peu le chauffage avec le froid qu’il faisait.
— Ça vous va comme ça ?
— Oui merci, Mike c’est votre vrai prénom ?
— Non, c’est Michel, mais tout le monde m’appelle Mike sauf ma mère, excusez-moi… Mike 211, je suis pris pour la matinée.
— Tu ne nous aides pas Mike, avec la grève, nous sommes débordés.
— Désolé, je pars pour Epinay et j’en ai pour la matinée.
— Reçu…
Je m’engouffrais dans les bouchons et je me demandais comment engager la conversation, je risquais une vanne idiote :
— Vous allez à la mairie pour publier les bans pour votre mariage ?
— Non pas du tout, ne me faites pas rire. Ils ont retrouvé un manuscrit original de Stefan Zweig, Le joueur d’échecs. Je vais voir si c’est le bon et le récupérer pour la bibliothèque. C’était au fond d’un carton dans la cave, on ne sait pas comment il est arrivé là.
— Zweig, ça ne me dit pas grand-chose, de nom simplement.
— Écrivain juif autrichien, il a fui l’Allemagne pour se réfugier aux USA et après au Brésil où il s’est suicidé en 42. Il ne supportait plus le massacre de son peuple et le silence des alliés.
— Et vous allez en faire quoi si c’est le bon ?
— Sûrement, le rendre à l’Autriche pendant un voyage diplomatique ou un jumelage avec son village de naissance. Il me semble qu’il était né à Vienne.
— Vous vous intéressez beaucoup aux livres ?
—