Les portes du bout du monde - Sophie Herfort - E-Book

Les portes du bout du monde E-Book

Sophie Herfort

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Beschreibung

"Les portes du bout du monde" vous transporte en 1884, dans le village du Clat, surnommé « Le bout du monde », niché au cœur du massif des Corbières, dans le pays occitan. Un mystérieux thaumaturge y opère des miracles à travers ses portes forgées, réputées inviolables et gardiennes des secrets les plus sombres de l’histoire de France. Explorez l’histoire fascinante de ces portes qui ornent une grange attenante à une ferme singulière, perchée à mille mètres d’altitude sur un belvédère, attirant les âmes solitaires par leurs fresques végétalisées et leur énergie envoûtante.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Sophie Herfort, auteure de nombreux essais et romans, est devenue la référence en France concernant l’affaire Jack l’Éventreur. Récompensée par le Prix du Guesclin de l’histoire 2011 pour son enquête sur Le Jocond (Éditions Michel LAFON), elle décroche en outre le Prix national du document littéraire au Petit théâtre impérial de Vichy pour ce même ouvrage.

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Seitenzahl: 340

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Sophie Herfort

Les portes du bout du monde

Roman

© Lys Bleu Éditions – Sophie Herfort

ISBN : 979-10-422-2790-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Seuls vingt-huit habitants vivent au village de Clat en 2024. Ils étaient près de trois cents à la fin du dix-neuvième siècle…

1

Le fermier sans vache

« Voici le fermier sans vache ! » s’écriait la doyenne du village en apercevant Aristide au loin, marcher d’un pas sûr, la miche de pain sous le bras. La grasse Héloïse, pendant ce temps, ne tarissait pas d’éloges, en le voyant : « Pour sûr c’est un bel homme que je croquerais bien volontiers ! » Une autre plus téméraire ouvrait ses volets au même moment pour participer au débat de sa fenêtre. Le sein lourd évaporé du décolleté, encore frais des douceurs de la veille, pendait dangereusement au-dessus du vide. La douce commère s’époumonait :

— Sais-tu au moins de quoi il vit le bougre ?

— Sûrement pas des rentes d’une veuve, on ne lui connaît aucune maîtresse. Je me serais bien mise sur les rangs, déplora Héloïse.

La téméraire, postée à sa fenêtre, clôtura la polémique sur le ton de la confidence :

— Tout le village le juge bizarre, mais on ne trouvera jamais personne pour en dire du bien ou du mal, tant il aide quand il faut, mais s’économise en paroles. Pour ainsi dire, c’est un taiseux, celui-là ! Tout comme les anciens propriétaires du domaine.

À vrai dire, Aristide n’était pas un « taiseux », juste un être d’apparence normale, ne prêtant pas foi aux ragots du coin et pourvu d’un soupçon d’érudition suffisant qui pouvait le rendre suspect dans une telle bourgade où l’on produisait plus de bruit ad libitum que d’information saine. Un phénomène lié à la faible densité démographique sans doute et qui fait que les gens se réchauffent en se serrant les uns les autres, tels les hérissons de Schopenhauer, jusqu’à se blesser de leurs piquants acérés. On ne remarque un acte de parole que par le caractère extravagant de l’histoire qu’il abrite entre les mots, constituant là, le meilleur refuge à l’imaginaire. Les contes savoureux naissent dans les petits villages, à l’autre bout du monde où chaque élément à l’écart d’un lieu, intrigue, surprend et questionne.

La ferme d’Aristide était sans nul doute la plus connue des environs. Perchée sur un haut plateau à mille mètres d’altitude et nichée sur les rochers à flanc de coteau, son aura de mystère rayonnait sur une vallée boisée vert sombre, peuplée de sapins, de chênes et de hêtres, mais le reste du hameau plus clairsemé et verdoyant en contrebas – du fait de la présence de pâturages – renforçait l’idée d’un joyau préservé de la grandeur foisonnante de Dame Nature. L’année 1884 annonçait un printemps prometteur, riche en événements. Ce n’étaient pas les arbres bourgeonnants de Claude Monet qui diraient le contraire. Le pays de la haute vallée de l’Aude n’avait rien à envier au bocage normand ni à ses douceurs. Tout était vert à l’entour.

Au gré du temps, les traditions agropastorales avaient survécu dans ce village du Clat, nommé « bout du monde » par une majorité d’Occitans, suffisamment « sachants » et juste assez curieux pour en avoir pris connaissance, à la façon d’une gemme précieuse d’origine inconnue et pour laquelle les esprits rares s’échauffent, se passionnent, se déchaînent. Pour tout habitant de l’Aude, entendre parler l’idiome des Clatois, rappelait l’ancienne langue des Ibères et le roman du XIIe siècle, c’était assez pittoresque.

Au Clat, près de trois cents âmes vivaient en parfaite harmonie depuis des siècles et il paraissait presque normal que de petits prodiges, de temps à autre, s’y produisent. De-ci, de-là un mouton se remettait miraculeusement, un villageois s’enrichissait du jour au lendemain, un homme invalide retrouvait l’usage de sa jambe, un autre voyait son pied guérir de ses ulcères sans l’aide de la sainte tombe d’Arles-sur-Tech, « pays » voisin où l’eau était pourtant réputée plus vertueuse que celle de Lourdes. On s’interdisait de prononcer le nom d’une source souterraine, d’un puits artésien, ni même d’une forme de condensation naturelle ou encore d’eaux de pluie s’infiltrant dans le marbre du sarcophage pour s’éviter les foudres des villageois conservateurs.

On eût pu dire que le Clat était un fief à guérisseurs et de faiseurs de miracles, un coin à rebouteux. Et cela, tout le village le savait, ne partageant ses secrets qu’entre ses habitants pourtant si bavards. Les clatois n’iraient certainement pas dans les autres coins du Pays de Sault s’en vanter. Si Limoux venait à savoir, toutes les villes de France seraient informées. Une délégation se rendrait au Clat en moins de temps qu’il ne fut pour le dire, même s’il n’y avait qu’un seul chemin pour s’y rendre et que la route était longue à dos de mulet, vu qu’aucun convoi tracté n’y passait sans risquer la chute dans le ravin, on n’arrêtait pas un citadin, lancé à l’assaut du mystère.

En comparaison, l’opium offrait moins de charme à son consommateur que le Clat sur le citadin trop curieux. Et pourtant, tant de questions assaillaient les habitants, sur cette nouvelle venue qui réserverait certainement son lot de surprises. Tous les propriétaires précédents avaient eu la particularité étrange de posséder certaines dispositions fort utiles à un village. Un barreur de feu transmettait le « secret » à la personne choisie, tout comme un guérisseur l’aurait fait, mais là, on sentait que c’était différent. L’énergie venait du lieu, pas du corps de la personne investie.

Toujours est-il que la ferme d’Aristide faisait peur, mais fascinait tout autant, car on sentait bien que ce n’était pas le fermier « le magicien du lieu », tout au plus un intermédiaire inquiétant, un gardien énigmatique.

2

De porte à porte

Tous les regards étaient braqués sur le nouveau propriétaire de la ferme du piton rocheux dont on refusait qu’elle porte d’autres noms que celui qui venait de l’acquérir. La tradition perdurait ainsi depuis l’an de grâce 1251 où, dit-on, un ferronnier parisien et son jeune garçon avaient élu domicile dans cette même ferme. Ce ferronnier, dont le nom fut oublié depuis lors, avait décidé de faire construire une lourde porte à pentures, forgée et ornée de cercles végétalisés exécutés selon des procédés techniquement inconnus, mais sophistiqués. Les rinceaux étaient montés sur des tiges en volutes et enroulées sur elles-mêmes sans que rien ne permette de comprendre comment elles étaient enchâssées dans le fer forgé, aucun rivetage n’étant visible de l’extérieur.

Un caducée d’Hermès monté en heurtoir était ciselé en bronze et sertissait les deux battants sombres à la fois boisés et métallisés, ouvragés à la manière des portes massives de la cathédrale Notre-Dame de Paris, mais avec des proportions plus restreintes toutefois. La ferme, disposée en « L » possédait deux accès en angle droit, dont la porte centrale en face du porche d’entrée était moins chargée que celle, travaillée dans la forge et derrière laquelle nul ne s’était jamais aventuré et dont personne n’eut pu dire ce qu’elle y renfermait de si spécial, personne n’ayant franchi le seuil pour le dire, sauf peut-être les accédants respectifs qui étaient morts à des âges avancés, emportant leur secret dans la tombe.

L’autre porte qui constituait l’entrée principale, menant directement aux pièces de vie, était en chêne massif, parcourue de têtes d’animaux sculptées, des chevêches d’Athéna, des chouettes, hiboux et autres rapaces nocturnes dont l’œil rond à la fois bienveillant et vigilant semblait surveiller les allées et venues, en parfaits gardiens du silence. Un parcours de roses parfaitement alignées formait un « I » de pétales multicolores dans la cour de l’allée centrale, tranchant singulièrement avec l’austérité du lieu.

La double porte forgée de la grange suscitait à l’évidence une certaine fascination, car réputée indestructible. Les pierres de schiste composant la bâtisse s’avéraient tout aussi impossibles à brûler. Les pierres s’érodent, mais ne brûlent pas lorsque le matériau de construction est d’origine naturelle. Mais qu’en était-il de ces pentures qui opposaient leur sophistication déplacée au sein d’une structure agricole basique ?

On eut dit que cette porte forgée à deux battants renfermait peut-être des machines agricoles avant-gardistes, conçues sur plans d’après les inventions de Léonard de Vinci, ou de façon plus délirante sans doute, certains marginaux, métaphysiciens ou cabalistes mentionnaient hardiment la présence du Saint Graal, d’un fragment de la croix du Christ, éventuellement la pierre philosophale ou peut-être même : l’arche d’alliance.

Les spéculations allaient bon train dans le village, même si des générations successives de Clatois s’interrogeaient sur la façon dont les propriétaires de cette ferme pouvaient en assurer la gérance sans mettre un pied dans les terres attenantes restées en friche pendant tant d’années, sans bétail à l’horizon. Et celui que l’on surnommait « le fermier sans vache » avait hérité de ce sobriquet des précédents propriétaires.

De temps à autre, le maire du Clat faisait taire les ragots en demandant qu’on le nomme « Aristide » ou bien « Monsieur Belz », car civilement il en avait le droit, mais cet homme n’y pouvait rien, il était le fruit d’une tradition agropastorale qui persistait depuis le XIIIe siècle dans ce village dit « du bout du monde ».

Cette coutume finissait donc par devenir une forme larvée de stigmatisation. Ce qui n’empêchait nullement les villageois de faire appel aux bons soins d’Aristide, à la fois rebouteux, aidant, une très bonne « pâte » au demeurant. L’humain est par nature si ingrat et prompt à la critique qu’il faut qu’elle « germe » fertilement dans l’ignorance. On attendait alors qu’Aristide sorte de sa ferme pour ramener tout à soi et le solliciter sur l’état du bétail, celui de l’épouse, ou de la maîtresse sans autre forme de politesse que le sourire pour accompagner une demande simple ou même irréaliste. Par principe et pour se faire accepter sans doute, il avait pris l’habitude de ne jamais refuser aucun service.

Son visage, plein de bonté aux traits réguliers, respirait l’innocence et une suavité indéniable. Brun, aux yeux vert céladon, c’est tout un monde qu’éclairaient ses fossettes et son inimitable sourire enjôleur, pétillait de charme. Son visage était presque trop régulier. Un éclat vif s’envolait parfois de ses iris luisants.

Les demandes s’amoncelaient, mais s’efforçaient d’être raisonnables, sans quoi Aristide prenait un air gêné, refusait les exigences excentriques et tout le monde savait qu’il mettrait un temps fou pour ressortir mettre le nez dehors et que point de faveur ne saurait être demandée si l’on abusait de son temps ou bien de sa bonne humeur. Certains audacieux se sont bien essayés à venir frapper à la porte principale de la propriété, la seule qui s’ouvrait quand les deux plus lourdes de la grange, sculptées dans la forge demeuraient éternellement closes.

Par la porte de l’entrée principale, le visage d’Aristide apparaissant dans l’encadrement pour signifier en quelques mots bien choisis que dans sa ferme, il entendait n’être point dérangé. Les insistants repartaient aigres d’avoir essuyé un refus et les jours suivants, un incident étrange se produisait, les incitant à réfléchir sur le bien-fondé de leur demande. Aristide le disait bien : « On me dérange uniquement quand je sors, sans quoi, le sort vous dérange. »

Les superstitieux évoquaient la sorcellerie, d’autres la magie, les plus instruits offraient à la coïncidence une réponse toute mallarméenne que « tout hasard devait être banni de l’œuvre moderne », mais, peu importait, il fallait au moins devant lui, montrer le respect le plus absolu pour qu’il daigne aider celles et ceux qui en avaient cruellement besoin. Tel l’égaré trouvant son phare, son port d’attache en Aristide.

Et puis, il y avait cette « noiraude », cette chèvre noire d’origine corse presque aussi grasse qu’un veau congestionné. Elle était devenue la fierté locale avec sa taille impressionnante qui flattait d’orgueil son propriétaire, un fermier apprécié du coin, maître fromager émérite, prénommé « Gaston » surnommé « Gaston le frometon » par les palais sensibles. C’était un homme curieux, pourtant il n’osait jamais gravir le belvédère pour saluer ce voisin étrange, perché sur sa colline.

Et les saisons passèrent sans que celui-ci n’osât frapper à la porte d’Aristide sans une bonne raison de le faire, mais cette fois-ci sa chèvre allait lui en fournir le prétexte.

Ce matin-là de septembre, Gaston vint trouver Aristide qui sortait du Moulin du Bois de la Serre, un sac de farine à la main.

— Bonjour Aristide, osa Gaston, le béret à la main comme s’il rentrait pudiquement à l’église.

Aristide prit un temps infini à le détailler et s’aperçut rapidement à sa mine défaite que quelque chose clochait :

— Tu viens pour ta femme ? s’enquit le « fermier sans vache ».

— Si ce n’était que cela. Non Aristide, je viens te voir pour « Noiraude » ma chèvre la plus productive.

— Et bien… que lui arrive-t-il donc à celle-là ?
— Elle est malade.

À cette déclaration, Aristide leva les yeux au ciel comme agacé, les lèvres crispées, mais ses yeux n’étaient que compassion feinte. Son muscle masséter s’assouplissait, ses lèvres s’ouvrirent légèrement, laissant percer un entrefilet de voix suave.

— Aurait-elle ingéré accidentellement des baies de Belladone ?

— Il n’y a point de « cerises du diable » qui poussent par ici. Mes champs sont sûrs Aristide. Aussi sûr que je te parle en ce moment même. Noiraude refuse de s’alimenter.

Le regard de Gaston semblait éperdu, aux abois. Aristide s’efforçait de le rassurer :

— J’aurais plutôt dit le contraire. Tu sais Gaston, ta chèvre est énorme, si tu continues à l’empiffrer ainsi, il y a de fortes chances qu’elle devienne difficile à contenter ou qu’elle finisse par « claquer » d’autres choses que de la consomption, vu la grosseur de son ventre.

Un air de gravité déformait le visage de Gaston à mesure qu’Aristide accentuait l’ampleur de la situation par un jugement expéditif des choses, allant jusqu’à se montrer sec, tentant ainsi de décourager l’inopportun d’abuser de ses largesses. Gaston savait d’instinct qu’Aristide n’était pas du genre à regimber, surtout quand une bête souffrait. Il ne fut pas long à convaincre. C’était décidé, il agirait pour le bien de l’animal :

— Apporte-moi Noiraude dès ce soir, à la tombée de la nuit, « nous » verrons ce qu’on peut faire.

Gaston ne put s’empêcher de frissonner à l’évocation de ce « nous ». Il lui sembla qu’Aristide ne parlait jamais à la première personne quand il décidait d’accepter de prendre en charge un enfant, une femme, un homme, un animal comme si son secret de guérison n’était pas réellement de son fait, mais peut-être celui de forces extérieures agissantes, de nature occulte, tenues à sa seule discrétion. Autant dire qu’au village, certains n’y croyaient pas et riaient de bon cœur au récit de ses exploits.

Gaston avait retenu son souffle jusqu’à la décision d’Aristide et « vissé » son béret sur sa tête en un tournemain avant de s’évaporer, en glissant à reculons comme face à une éminence grise qu’il fallait se hâter de craindre en s’éclipsant cérémonieusement jusqu’à la révérence.

Dans son habit paysan, Aristide semblait toujours surpris par les égards qu’on lui témoignait en face et les plus folles rumeurs que certains propageaient à discrétion sur son compte sans vergogne ni scrupule, mais il continuait à faire bonne figure, désireux d’aider le genre humain, malgré les hypocrisies ambiantes.

3

Noiraude

Comme prévu, Gaston amena la chèvre à la ferme d’Aristide, saucissonnée à l’arrière de sa carriole, car depuis peu, elle donnait des coups de patte anarchiques, à l’approche de la bâtisse. Son ventre était énorme, convulsait comme si des milliers de parasites jouaient la sérénade dans ses intestins. Son propriétaire pleurnichait comme un gosse de cinq ans, privé de dessert.

Aristide accueillit le malheureux sur le palier. Dès qu’il l’aperçut, Gaston sauta au bas de la carriole.

— Rends-toi compte Aristide, grâce à Noiraude, on vendait les meilleures bûches fromagères de la région. À présent, regarde comme elle souffre c’te pauv’bête, regarde donc si c’est « t’y » pas malheureux. J’me sens triste comme un bonnet de nuit !

Le fermier guida son visiteur à travers la cour pour se poster devant la grande porte en fer forgé, près de laquelle une grosse jarre grecque se trouvait-là presque fortuitement.

— Nous allons la descendre à deux, elle est plutôt costaude ta biquette ! décréta Aristide avant de la détacher partiellement.

Les quatre pattes de l’animal restèrent en revanche liées. Tous deux la portèrent ensuite vers la lourde porte pour mieux harnacher son collet au heurtoir en bronze, formant le caducée d’Hermès. Aristide avait tout prévu sur place. Une sorte de matelas de paille avait été déposé au sol pour agrémenter le confort de la bestiole.

— Allez, aide-moi à la porter devant la lourde porte forgée.

Il vit Gaston hésiter, cependant, la nécessité de soigner l’animal l’emportait sur les doutes et même sur les peurs les plus primitives qui l’habitaient. Néanmoins, Gaston se montra soucieux pour le devenir de sa bête d’obéir aux injonctions d’Aristide sans sourciller. Son regard inquiet se perdait sur les reliefs des deux lourdes portes à pentures :

— C’est là-dedans que tu comptes la soigner ?

Aristide le dévisagea et regarda ailleurs comme s’il cherchait une réponse acceptable. En réalité, il était manifeste qu’il éludait les questions du pauvre homme :

— Ta chèvre recevra un traitement et se reposera à l’intérieur.

Gaston se fit alors plus pressant :

— Tu sais ce qu’elle a ? Comment la soigner ?

Un silence embarrassant instaura un léger malaise entre les deux hommes. Au bout d’un laps de temps, Aristide statua d’un ton doctoral, mais le contenu de son propos montrait là une docte ignorance :

— J’ignore ce qu’elle a, ni comment la soigner ta bête, mais la seule chose que je sais en revanche c’est que demain matin au chant du coq, ta Noiraude sera sur pied.

Gaston ôta son béret pour s’éponger le front avec sa manche de gilet. Le malheureux repartait avec plus de questions que de réponses, mais il savait aussi ce qui arrivait à ceux qui braquaient Aristide, en se montrant trop inquisiteurs. Ils ne revoyaient plus jamais leur bienfaiteur qui déclinait alors toute aide spontanée dès qu’il apparaissait au village.

Aristide n’aidait que ceux dont les questions restaient prudentes et raisonnables.

— Tu veux boire une petite liqueur avant de repartir Gaston osa Aristide pour rassurer la propriétaire sur le sort à venir de la petite patiente de race ovine.

— Sans façon Aristide, je dois rester sobre pour soutenir en prières Noiraude et puis, tu ne fais jamais rentrer quiconque chez toi sans une bonne raison de le faire. Et surtout, si je bois ta gnole sur le palier, là, à prendre le frais, ma vessie sera pleine dans cinq minutes.

Aristide esquissa un sourire maladroit et laissa Gaston caresser une dernière fois la tête de Noiraude dont il ne discernait pas l’expression du regard dans l’obscurité insondable.

Les pupilles de la chèvre, désormais dilatées, saisies d’angoisse, semblaient questionner son maître. Le reste de son corps, il y a quelques minutes à peine, pourtant agité, sombra ensuite dans cet état pétrifié, devenu aussi statique qu’un gisant de l’ère préchrétienne. C’est ainsi que la route des deux hommes se sépara, l’espace de quelques heures seulement. Et, la nuit se referma sur la chèvre tétanisée, tandis qu’Aristide rentrait bien tranquillement chez lui pour se sustenter.

Les lourdes portes aux spirales végétales brillaient sous l’éclat diaphane de la lune montante, mais restèrent closes jusqu’à trois heures du matin. Leur éclat était tel un bitume liquide, un exsudat visqueux qui semblait s’écouler en leur surface, devenues vivantes comme une peau d’ébène luisante. Ce n’était peut-être que la rosée du soir s’écoulant sur le fer forgé en proie à d’étranges suées nocturnes.

4

De Dieu ou du diable

Au chant du coq, dès les premières lueurs de l’aube, Gaston sauta dans son froc de la veille, ajusta ses bretelles, plaqua son béret sur sa tête aux cheveux disposés comme les flots de la mer Rouge au passage de Moïse, une raie aussi large que le canal de Suez, puis sauta dans sa carriole, sans même prendre le temps de déjeuner. Il prit le chemin de la ferme, flanquée sur son piton rocheux et connaissait un raccourci accessible aux voitures à cheval, pratiquée au siècle dernier par un ingénieur astucieux des Ponts et chaussées, tombé amoureux de ce « bout du monde ».

Parvenu dans la cour, il stoppa la carriole, descendit d’un saut de cabri et chercha du regard sa fameuse chèvre congestionnée, sa précieuse Noiraude. Ses pas le menèrent vers les deux lourdes portes aux ferrures et rinceaux, mais il ne vit nulle trace de sa Noiraude tant aimée ni trace du brancard de fortune sur lequel Aristide et lui l’avaient disposée hier encore, la veille au soir.

— Où est-elle ? s’écria Gaston, désespéré.

Aristide lui passa un bras protecteur autour des épaules. Le malheureux crut comprendre le caractère désolant de la situation et éclata en sanglots comme un enfant qui, par ce geste de réconfort, interprétait cette intention de la façon qui sied à ce genre de circonstance.

Le fermier semblait gêné :

— Je suis désolé…

— Pourquoi maintenant ? assena Gaston qui dans le déni refusait l’idée même de la mort.

Complètement désespéré, il se lamentait :

— Pourquoi maintenant ? répétait-il sans arrêt… Pourquoi est-elle venue mourir chez toi, hein ?

Gaston suppliait encore, exigeait des réponses :

— Tu as sauvé des vies, alors pourquoi pas la sienne ? Dis-moi !

Aristide prit une profonde inspiration avant de livrer une réponse déconcertante :

— Je n’ai jamais révélé de quelle façon avaient guéri tous les êtres revenus après avoir franchi le seuil de cette porte. J’ai exigé de leurs proches, la plus extrême discrétion.

Gaston ne comprenait pas le sens des mots d’Aristide. Pour l’heure, seul son désespoir lui semblait concret. Il « nageait » en plein cauchemar. Sa diva fromagère, son aimée biquette l’avait sans doute quitté, partie en toute confiance entre les mains d’un inconnu au sujet duquel au fond, on ne savait strictement rien.

— Je n’entends rien à ton discours, admit Gaston dans un souffle désespéré.

— Je t’ai dit tout à l’heure que j’étais désolé… pas qu’elle était morte. Désolé d’avoir pris du retard pour te la rendre… la voici ta précieuse…

C’est alors qu’une tête sombre entrebâilla une des lourdes portes en fer forgé. Gaston crut être frappé de visions et sursauta avant de porter sa main à sa bouche quand le reste du corps de l’animal sortit. La lourde porte se referma sur la silhouette caprine, devenue familière à mesure qu’elle progressait en sa direction :

— Son poil était terne, j’ai dû la brosser et la nettoyer après sa cure, se justifia Aristide, voilà tout !

Noiraude se tenait là devant eux, en chair et en os. Plus en forme qu’auparavant, même dans ses jeunes années.

Et Gaston entrevit en cet instant un miracle s’exaucer sous ses yeux, mais persistait malgré tout dans son déni, la voix étranglée par l’émotion :

— Je croyais que nul ne pouvait entrer par ces portes, s’enquit Gaston au comble de la joie, s’essuyant les yeux d’un revers de manche et reniflant bruyamment.

— Nul n’y entre en principe, c’est un fait, mais je n’ai jamais prétendu que rien n’y sortait non plus.

— Aristide, t’es un sacré filou tu sais, un vrai magicien ! Je ne l’invente pas, hein ? Tout le monde le crie haut et fort au village que t’es un magicien, hein ?

La chèvre de Gaston avait désormais le poil luisant, lustré, l’œil rieur des bons vivants et un poids de forme à faire pâlir une reine de troupeau, un port royal inimitable, un éclat soyeux, une parfaite conformation, légèrement chamoisée à souhait. Une pure merveille de la création. Gaston n’en croyait pas ses yeux.

— Et… elle te regarde, Aristide ! Vois comme elle me regarde aussi !

— Elle nous regarde là ? s’enquit Gaston timidement.

Aristide souriait de bon cœur.

— Bien sûr qu’elle te regarde ! Comment pourrait-il en être autrement ? T’es probablement le premier visage amical qu’elle ait croisé en sortant du ventre de sa mère.

Gaston, toujours en état de sidération, exultait :

— Elle n’a jamais mis les pieds au ruisseau du Boulude pour s’y rafraîchir. Je veux absolument l’y amener ! Noiraude, mon astre sombre, ma beauté d’ébène, mon Phénix revenu de ses cendres.

Noiraude semblait sourire gentiment comme si cette bestiole comprenait le fait d’être au centre de l’attention. Ses petites pattes frémissaient d’excitation. On sentait qu’elle voulait sauter, courir, vibrer, vivre.

— Oh, tu as accompli là un véritable miracle mon ami, comment puis-je te remercier Aristide ?

— Un prodige, pas un miracle, je ne suis pas Dieu non plus, riait Aristide, ne me remercie pas. Ramène donc ta chèvre au bercail et attrape donc ça, dit-il en lui lançant une petite bourse attachée avec un bout de ficelle de chanvre.

— Qu’est-ce donc ?

— Des feuilles de fenouil séché, des herbes curatives et un antipoison dont j’ai le secret…

— Pour Noiraude ?

— Non, pour toi !

Les yeux de Gaston se crispèrent d’incompréhension avant de s’écarquiller. Aristide précisa :

— Si tu nourrissais aussi mal ta chèvre, il est fort à parier que tu puisses d’ici quelques jours souffrir du même mal qu’elle. Prends tout ceci dans une décoction. Si tu venais à avoir des maux gastriques, des problèmes de dyspepsie ou même pire, tu pourrais recourir à ce remède.

— Y aurait-il un prix à payer en retour pour ce petit miracle, Aristide ? Dis-moi la vérité… en tout cas cela me redonne de l’espoir, surtout pour ma femme Léontine…

— J’ignore s’il y a un prix à payer Gaston, mais dès que je soigne quelqu’un ou que je l’aide, cela ressemble un peu à une intervention chirurgicale… parfois, des complications surviennent par la suite…

Une lueur d’inquiétude parcourut furtivement le regard de Gaston qui céda néanmoins à la vision élogieuse de sa mascotte ressuscitée.

Il songeait à l’origine de ce miracle.

De Dieu ou du diable, il ne savait en qui placer sa reconnaissance.

En revanche, ceux qui vous faisaient craindre le diable commençaient tous par l’aimer comme un père avant d’en distinguer la nature plus perfide, seulement Aristide semblait sans détour et si bienveillant.

Gaston prit le parti de remercier à foison le sauveur de sa chèvre adorée et en profita pour décharger de sa carriole une caissette entière de bûches fromagères, parfumées à la chèvre qu’il tendit avec reconnaissance à son bienfaiteur, sans oublier quelques pots de miel d’acacia, de Tilleul des Pyrénées et de Bruyère Callune pour accompagner le tout.

Les deux hommes s’éloignèrent amicalement, se séparèrent, un sourire large aux lèvres. Ce soir-là, Gaston s’empiffra plus que de coutume et de raison. Il se régala de pintade, de légumes de pays, de fruits secs et confits, de bûches de chèvre au miel. La nuit fut excellente et se passa sans encombre, sans maux de ventre d’aucune sorte ni signe d’alerte particuliers, malgré le fait que Gaston ait voulu provoquer le destin, en faisant « bombance » comme pour donner tort au destin, et ne pas le craindre dans les jours qui suivraient et pourtant, comme il eut dû se méfier des avertissements d’Aristide « le fermier sans vache ».

À peine une semaine plus tard, son épouse Léontine partait cueillir de beaux champignons pour sa mère impotente qui habitait le village voisin d’Artigues, les « camparols », comme disent les Occitans. La brave Léontine s’était hasardée sur le plateau de Sault, à la recherche de cèpes, morilles, chanterelles, tricholomes de la Saint-Georges, lactaires, pensant régaler sa vieille mère à l’aide de bons produits du terroir. Elle adorait sonder les bois de chêne à la recherche de belles et bonnes truffes du pays, par ici réputées.

Si le sol était rocailleux, les champignons et les plantes médicinales y affluaient en revanche.

Trois ans plus tôt, l’abbé Baichère avait initié quelques paroissiens aux merveilles de la nature et leur avait transmis sa passion pour les plantes alpines très remarquables, mais les bonnes choses comportaient toujours une fin. Son départ pour Carcassonne avait rendu triste plus d’un paroissien.

Henri Jacques Edmond Baichère était très aimé, contrairement à son successeur Bérenger Saunière, un homme sombre, un brin sophistiqué, hautain, spécial, très différent de l’abbé Baichère, qui pour ce dernier, était soucieux de communiquer à tous le fruit de ses savoirs naturalistes.

Léontine soupira, caressant en souvenirs, tout ce qu’elle avait appris de cet homme pieux qui était aussi l’instituteur du village et dont tous appréciaient la compagnie.

Son petit panier plein à la main, elle s’était donc rendue après la balade au hameau de sa mère, le cœur gros de sa cueillette. Ce soir-là, sa maman âgée de soixante et onze ans qui n’avait guère faim avala une soupe aux choux avec plus d’eau que de matière tandis que sa fille Léontine cuisinait à l’ail tous ses « bons » champignons, cueillis fraîchement sur le généreux plateau de Sault, truffé de failles et de gorges aux profondeurs insondables.

Hélas, le lendemain matin, on retrouvait son corps dans une zone déboisée, dévoré par les loups, une réalité à vrai dire controversée, surtout depuis l’affaire du Gévaudan en Lozère. Les loups n’attaquent pour ainsi dire jamais les humains sauf en cas d’extrême nécessité. Une battue fut donc organisée par les autorités locales, menée par les descendants du Comte de Dax assisté du Duc de Gairaud, ancien seigneur du Clat. Cinq loups furent abattus, dont celui qui avait vraisemblablement dévoré Léontine. Un bout du tablier de la malheureuse fut retrouvé dans l’estomac de la bête.

Gaston sombra alors dans un désespoir sans nom. De ce moment, la mère de Léontine ne quitta plus son lit, mais un jour, Gaston décida de rendre visite à Germaine sa belle-mère pour avoir le récit des dernières heures de son aimée, tant il fut accablé par le chagrin. Germaine avait toujours été une mère aimante et soigneuse pour Léontine, son mari était décédé d’un cancer de l’œsophage, il y a plus de quinze ans et recevait régulièrement à souper sa fille qui parfois passait la nuit dans sa vieille bicoque si typique, bâtie en pierres de schiste du pays.

Germaine était une femme assez charpentée, extrêmement courageuse et plus futée que la plupart des habitants d’Artigues ou d’ailleurs.

Ce matin du 15 septembre 1884, elle trouva la force d’ouvrir la porte à son gendre avant d’aller rejoindre sa bergère renforcée de coussins brodés de coqs et de chats par ses soins habiles de couturière occasionnelle.

5

Baphomet

La vieille femme fumait la pipe comme un vieux réserviste au retour de la guerre de Crimée.

— Toi et moi, on va causer le bougre, dit-elle en lui pointant du doigt la bouilloire ronflant sur le vieux poêle en fonte de sa souillarde. Sers-toi donc et pose ton séant près de ma carcasse. On ne va pas se faire de politesse. Mon cœur va lâcher d’un moment à l’autre… ma « petite poupée » est partie au ciel !

— Je sais, moi aussi je suis anéanti… pourtant faut qu’on parle c’est vrai…

— On ne s’est jamais causés, j’n’ai jamais pu te piffrer le gendre, mais bon… mieux vaut tard que jamais, hein ? Elle marqua un silence oppressant avant d’ajouter… Macarèl1, t’as le droit de savoir… »

Gaston faillit se brûler une phalange en entendant ces mots glaçants, mais se servit une infusion, préparée par Germaine, histoire de s’humecter les lèvres avant de ne plus être en mesure d’avaler quoique ce fut. Il sentait déjà sa gorge se nouer :

— Savoir quoi au juste ? osa-t-il benoîtement.
— De quoi ma petite est morte, voyons !

— Ma femme ! rectifia-t-il. On sait de quoi, elle est morte, arrête de travailler du chapeau la vieille et accouche sur ce que tu sais… comment fut sa dernière soirée ? J’veux tout savoir…

— Ferme-là un peu, écoute donc…

— Quoi ?

— Ne fais pas le con, assieds-toi et jette un œil dans ce panier, nom de Dieu !

Abasourdi, Gaston s’en prit violemment à Germaine :

— Crois-tu vraiment que c’est le moment ? hurla-t-il entre deux sanglots.

— Cesse de geindre comme un veau qui beugle et regarde ! intima Germaine, au comble du mépris.

Las de résister, il obtempéra en soulevant les deux pans du torchon qui protégeaient le contenu végétal du panier et marqua l’étonnement :

— Des champignons secs ? C’est pour mes étrennes ? plaisanta-t-il de mauvais goût.

— Toujours aussi perspicace le gendre, ironisa Germaine entre deux larmes silencieuses. Ils ont séché en une semaine, tu penses bien…

— Oui, y a des tricholomes… des cèpes…

— Des lactaires… c’est bien tu progresses, t’es un peu moins con que t’en as l’air… et…

Sa langue se figea dans son palais, un effroi glaçant le gagnait avant qu’il ne poursuive… « Mon Dieu… non ! hurla-t-il… qu’est-ce que… »

Gaston avait du mal à y croire. Des gyromitres faisaient partie de la cueillette et ressemblaient à s’y méprendre à des morilles pour un œil non averti ou bien presbyte comme celui de Léontine.

— Ne me dis pas que…

— Si Gaston ! Ce matin-là, Léontine était partie cueillir des champignons sur le plateau de Sault, mais avec ses problèmes de vue, elle a confondu les morilles avec ces fichus gyromitres. Malheureusement… ces derniers sont mortels comme tu le sais… Elle avait invariablement cueilli les deux espèces. Ma pauvre petite quand j’y pense…

— Elle pensait trouver des morilles ? s’étonna Gaston, mais ce n’est pas la saison. On ne les trouve qu’au printemps !

— Je ne connais pas cette variété-là, j’peux pas te contredire le gendre, j’espérais juste que tu puisses identifier la saloperie qui a tué ma fille ! Tout ce qu’elle souhaitait, c’est me faire plaisir, mais je n’avais pas très faim ce soir-là, alors j’ai mangé ma soupe habituelle aux fanes de chou-fleur. Elle a tenu à me faire un poulet de Bresse aux « morilles », mais comme y-avait pas de poulet dans la cahute et vu que je ne digère rien de roboratif, elle a donc cuisiné pour elle-même ces saloperies, les a même fait revenir dans de l’ail et du Saint doux !... D’ailleurs, on devait manger le reste de sa cueillette au lendemain, rends-toi compte le gendre…

Gaston, main sur le front, était aux supplices, apprenant la suite du récit :

— … En pleine nuit, poursuivit Germaine, prise de crampes intestinales, elle se leva pour vomir, mais n’y parvenait pas. Ses contractions ont alors redoublé d’intensité. Je lui ai proposé de l’accompagner chez le médecin situé à cinq kilomètres d’ici, pensant qu’elle avait attrapé un coup de froid ou quelque chose du genre, elle frissonnait, avait des maux de tête, des selles liquides. J’ai insisté encore et encore, mais entre deux crises plus passagères et moins brutales, elle réussit à me convaincre qu’elles étaient moins graves que les précédentes, qu’elle était une vraie gaillarde, mais hélas, les crises avaient bientôt cédé le relais à un goût de poivre au fond de la gorge dont elle se plaignait. J’aurais dû comprendre l’étendue de son calvaire, mais bien déterminée à aller trouver un docteur, elle partit sur le champ, sans rien vouloir savoir de mes remèdes. Elle a donc filé. De ce moment, ses heures étaient comptées… la suite, tu t’en doutes…

— Ce ne sont pas les loups qui l’ont tuée, mais les champignons, n’est-ce pas ?

— Les loups n’attaquent que très rarement l’homme, sauf s’il est déjà faible ou passé à trépas.

— Le foie de Léontine était déjà malade, assura Gaston… elle avait aussi une insuffisance rénale la pauvre, ce poison contenu dans les gyromitres a dû l’achever…

— Connaissant son état, t’as pourtant décidé de faire appel au « fermier sans vache » pour sauver ta chèvre… enfin, c’est ce qu’on raconte dans le village…

— Je voulais vraiment faire appel à lui pour Léontine, mais je n’étais pas sûr du résultat alors j’ai voulu voir s’il pouvait sauver Noiraude.

— Tu as testé ses pouvoirs en quelque sorte, c’est bien cela ?

La vérité était accablante. Ravagé par le chagrin, Gaston se laissa tomber au sol, recroquevillé comme un enfant. Il pleura toutes les larmes de son corps :

— Léontine s’y connaissait pourtant un peu en champignons, mais elle était presbyte la pauvre ! Raison pour laquelle, je lui avais déconseillé de partir seule à la cueillette ! insista Gaston.

Il sanglota encore de plus belle, ânonnant les mêmes mots qui, pour Germaine, semblaient incohérents.

— Tout est de ma faute, je n’aurais pas dû sauver ma chèvre !

— Cesse un peu de divaguer, reprends-toi, bon sang !

— C’est la chèvre, elle est revenue… je n’aurais pas dû la sauver… c’te chèvre…

— Je ne saisis pas le rapport, mon gendre… en quoi sauver la chèvre a-t-il scellé le destin de ma Léontine ? Parce que t’as hésité à la sauver en premier, c’est ça ?

— J’y pense oui… il y a toujours un prix à payer de toute façon… un prix à payer pour les miracles.

— Pour les miracles oui peut-être…, pas pour les prodiges ou les tours de passe-passe qu’a pu te jouer à ton insu ce malin d’Aristide… je ne l’aime pas trop ce « fermier sans vache ».

Au comble du désespoir, Gaston attrapa le panier d’une main et fourragea sauvagement à l’intérieur d’où il extirpa les gyromitres secs qu’il goba compulsivement, les uns après les autres sous les yeux horrifiés de Germaine.

— Mais que fais-tu le gendre ? Arrête donc, tu vas te tuer bourricot !

— C’est ce que je veux la vieille, j’veux crever t’entends ? J’veux salement crever, j’veux rejoindre ma Léontine au ciel.

— Bah, tu vas y aller par l’Orient-Express, pauvre con, t’as déjà pris ton « aller simple » pour le Walhalla apparemment !

Dans le feu de l’action, elle l’empoigna par les cheveux et le poussa à vomir dans une bassine en fer blanc.

— Vomis, sale con !

— Plutôt crever…

— Mais tu vas crever, de toute façon alors autant que soit le plus tard possible ! Vomis donc !

La scène eût pu être ubuesque si elle n’était si tragique au fond. Et Gascon ne vomissait toujours pas. Foutu pour foutu, Germaine l’empoigna à bras le corps. Au même moment, une petite bourse en tissu se détacha de sa ceinture, c’était celle remise par Aristide. Germaine l’examina, en renifla le contenu qu’elle identifia très clairement et courut vers la bouilloire restée chaude sur le poêle pour se saisir du manche et verser la décoction dans une tasse, tout en la remuant. Leurs deux regards se croisèrent dans une hostilité non feinte. Elle se rua alors vers Gaston pour le forcer à boire d’une traite le breuvage qu’elle venait de préparer, mais sa bouche resta close. D’un revers de main, il expédia la tasse qui partit se fracasser contre le mur déjà ocre du salon.

— Abruti, cria-t-elle, tu ne me laisses pas le choix…

Sans sourciller, Germaine sortit en trombe en direction de la grange aux oies et fit voler les battants de porte au passage, écrasant une douzaine de pattes palmées dans la tourmente. Elle décrocha du mur un entonnoir en métal, constellé de grains d’alimentation pour bestiaux, celui dont elle se servait pour gaver les oies et les canards, destinés à l’abattage et notamment à la confection du foie gras, puis elle revint en cuisine se poster face à son gendre. D’une poigne vigoureuse, elle le saisit par le colback, l’assit de force dans la bergère dont l’inclinaison rappelait celle d’un rocking-chair américain tant l’usure était flagrante.

D’une pichenette, elle bascula la tête de Gaston en arrière, lui enfournant de force l’entonnoir à bestiaux dans le gosier, d’un geste prompt et efficace comme elle l’aurait fait avec le jabot d’un de ses volatiles. Elle versa ensuite l’infusion dans la bouche de Gaston qui se rétracta, tout en régurgitant la substance d’un jet agressif. Germaine était hors d’elle quand une idée inventive vint à germer. Elle courut en direction de la buanderie chercher sur son étendoir une pince à linge en bois qu’elle s’empressa de placer sur les narines de Gaston, tandis qu’elle lui introduisit l’embout de l’entonnoir en l’enfonçant au maximum dans la gorge.