Les secrets de monsieur Duez - Jean-Louis Rizzo - E-Book

Les secrets de monsieur Duez E-Book

Jean-Louis Rizzo

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Beschreibung

Edmond Duez fait fortune à la Belle Époque comme liquidateur judiciaire. Cependant, une partie de ses revenus résulte d’escroqueries financières réalisées au détriment de l’État. Condamné à douze années de bagne, il survit et redevient un homme d’affaires dans la France équinoxiale. Sa fidèle épouse Isabelle entend découvrir tous les secrets de son mari : où se trouve le million de francs envolé ? Quelles sont les complicités dont Duez a bénéficié au sein du pouvoir politique ? Après de nombreux mensonges et silences, la triste vérité finira par éclater.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Historien, spécialiste des Troisième et Quatrième Républiques, Jean-Louis Rizzo a publié plusieurs ouvrages scientifiques relatifs à des hommes politiques majeurs. Tout en poursuivant ses travaux universitaires, il s’attelle à présent au roman historique, qui lui permet de laisser libre cours à son imagination, tout en conservant un cadre historique rigoureux autour de nombreux thèmes comme l’anticléricalisme, le bagne, le colonialisme.

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Jean-Louis Rizzo

Les secrets de monsieur Duez

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean-Louis Rizzo

ISBN : 979-10-377-7793-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Première partie

I

« La cour vous condamne à douze années de réclusion, que vous accomplirez sous la forme de travaux forcés, une fois effectuée votre transportation en Guyane. »

Visage d’un Raminagrobis devenu soudain réalité, voix caverneuse et solennelle à la fois, le président Michel Planteau venait d’annoncer, visiblement fier et soulagé à la fois, le verdict du procès Duez devant la cour d’assises de la Seine. À l’écoute de la sentence, Edmond Duez, le principal accusé dans une affaire d’escroquerie et d’usage de faux, laquelle alimentait depuis des mois la chronique judiciaire des journaux parisiens et provinciaux, se trouva saisi d’un léger tremblement et son visage revêtit une pâleur marmoréenne. Mais il parvint malgré tout à rester digne, ne protesta pas contre le jugement et regagna immédiatement sous bonne escorte la prison de la Santé. Ses deux complices, les ternes Breton et Lefebvre, condamnés à deux ans de prison avec sursis, ainsi qu’au paiement d’amendes au montant dérisoire, semblaient au contraire émerger du néant et retrouver l’espoir d’une vie normale. Les deux larrons, hier encore écrasés par une machine judiciaire qui les dépassait, mais aujourd’hui manifestement satisfaits, tombèrent dans les bras l’un de l’autre, sous l’œil mécontent de Planteau qui jugeait indécentes de telles effusions et sous le regard un peu triste de Duez, apparemment voué au rôle de bouc émissaire.

Le public, de plus en plus réduit depuis les huit jours que durait le procès, quitta lentement la salle d’audience. Les gens échangeaient discrètement leurs impressions. La belle Anne Cosson, présente depuis le premier jour, crut entendre, au milieu des bruissements continus, de discrètes critiques contre un verdict jugé trop lourd. Elle ne s’en montra pas surprise, tant les débats avaient donné le sentiment de s’orienter en faveur du principal accusé. Elle décida d’attendre l’avocat de son ami Edmond Duez dans la salle des pas perdus du tribunal.

Alors que le procureur Courtin, sec de corps et étroit d’esprit, se levait promptement de son siège en ne cachant pas sa satisfaction d’avoir obtenu la peau du spoliateur des congrégations religieuses et de l’État, maître Maurice Bernard restait rivé à sa place, le visage ébaubi, visiblement affecté par un échec inattendu, alors que, jusqu’au verdict, tout semblait s’être déroulé comme le souhaitait la défense. Les principaux témoins, dont l’accusation attendait beaucoup, n’avaient-ils pas exonéré Duez des crimes et fautes les plus graves ? Ni l’honorable Albert Imbert, ni l’exquis Georges-Emile Lemarquis, ni le retors Frère Justinus, ni même la maîtresse bafouée Cécile Dubois, n’accablèrent l’accusé dont ils avaient pourtant, à des titres différents, été victimes. Maître Bernard, l’ami des hommes politiques, l’avocat qui rencontrait rarement l’échec devant le prétoire, le conseiller de Duez au temps de la splendeur de ce dernier, venait de subir un revers dont il ne comprenait pas les raisons. Il vivait ce moment comme une sévère humiliation. Effleurant de sa main sa célèbre moustache en guidon, il manifestait de la sorte sa nervosité et ses interrogations. La veille encore, il assurait Edmond Duez d’un acquittement inéluctable. Sa plaidoirie, considérée comme remarquable, devait assurément convaincre, pensait-il, des jurés attentifs et visiblement scrupuleux. La fuite à l’étranger, quelques jours avant le procès, du flamboyant Martin-Gauthier, l’associé de Duez, ne pouvait en outre que bénéficier à ce dernier.

Il semblait en effet facile d’accabler le dénommé Martin-Gauthier. Les évidences sautaient aux yeux de maître Bernard. Martin-Gauthier n’avait-il pas avoué toutes ses turpitudes et ses malversations devant le juge d’instruction Albanel ? Par ailleurs, sa suffisance et son statut assumé de parvenu déplaisaient à tous. Licencié en droit, fils d’un huissier à la Chambre des députés, il vécut longtemps de bohème jusqu’à ce qu’il atteigne ses trente ans. Edmond Duez le recruta à l’orée de l’année 1903, car il venait d’être chargé, en tant que liquidateur, de la dévolution des biens des congrégations non autorisées, en vertu de la loi du 1er juillet 1901. Nouveau dans la profession, autodidacte sans diplôme, Duez craignait de se trouver dépassé par la gestion des huit liquidations auxquelles il devait procéder. Reçu dans le bureau du liquidateur, Martin-Gauthier le rassura en lui affirmant qu’il maîtriserait toute la procédure. Il lui présenta succinctement les opérations et l’autre n’en demandait pas plus.

« Tout est simple Monsieur Duez. La loi prévoit la liquidation des congrégations religieuses non autorisées. Le tribunal civil vous a confié quelques dossiers qu’il convient, à mon sens, de traiter urgemment. À l’actif du bilan, vous indiquez le produit de la vente des biens des congrégations, notamment celle des immeubles aliénés. Au passif, vous faites figurer le remboursement d’éventuels créanciers, le paiement des impôts, le remboursement des avances du Trésor et les frais de procédure. C’est la différence entre l’actif et le passif que vous versez au bénéfice de l’État, sur le compte spécial de la Caisse des dépôts et consignations. Quant aux frais de procédure, ils représentent notre salaire, si j’ose dire.

— Agissez comme vous l’entendez », répondit le liquidateur, impressionné par l’assurance et l’aplomb dont faisait preuve son interlocuteur.

Edmond Duez demanda néanmoins des précisions sur les créanciers. Martin-Gauthier lui rappela qu’en fonction de la loi, les donateurs ou leurs héritiers, pouvaient revendiquer les biens et valeurs mis à la disposition des congrégations liquidées, mais qui leur appartenaient en propre. Le texte prévoyait que la réclamation de ces biens concernait les ayants droit jusqu’au douzième degré de parenté. Il serait parfois nécessaire, jugeait Martin-Gauthier, de faire appel à des généalogistes pour retrouver les héritiers. Cette tâche, jointe à celle des indispensables inventaires pour évaluer le patrimoine des congrégations, semblait insurmontable à Duez, car les huit congrégations possédaient au total près de trois cents établissements qu’il convenait de liquider un par un. La situation se compliqua à partir de 1904 lorsqu’une nouvelle loi ajouta à la précédente la liquidation des congrégations enseignantes. L’étude Duez hérita alors de cinq nouvelles liquidations pour près de deux mille établissements. À eux seuls, les Frères des écoles chrétiennes en possédaient mille sept cent cinquante-huit. Accablé par le poids de la tâche, Duez laissa agir Martin-Gauthier.

La nouvelle et précieuse recrue devint l’adjoint du liquidateur, au grand dam de collaborateurs plus anciens. La lourdeur des procédures imposa de nombreux recrutements, opérés par Martin-Gauthier lui-même avec l’accord du patron. En moins de trois années, le bel immeuble du 17 rue Bonaparte vit passer le nombre des personnes qui y travaillaient de neuf à trente-deux. Les importants bénéfices tirés des liquidations permettaient de rémunérer cette cohorte de secrétaires, de comptables ou d’employés polyvalents. Le flamboyant Martin-Gauthier aurait pu se contenter des recettes légales, déjà bien substantielles avec les frais d’inventaire et ceux liés à la recherche des héritiers. Mais l’esprit de ce précieux collaborateur perdit très vite toute rationalité. Martin-Gauthier rêvait de châteaux, d’or et de maîtresses. Il imagina alors un système qui permettait de s’enrichir avantageusement. Il suffisait d’augmenter artificiellement les frais de procédure en facturant à l’État des inventaires fictifs ou en dénichant de faux héritiers avec lesquels on partagerait le produit du bien récupéré sur la congrégation, alors qu’il aurait dû revenir à l’État. Les médiocres avoués Lefebvre et Breton, mus par l’appât du gain, acceptèrent de signer de faux inventaires. Le généalogiste Courtot, un homme qui bénéficiait pourtant d’une bonne réputation à Paris, se prêta au jeu pour dénicher, soit des héritiers lointains, soit des prête-noms, tous heureux d’obtenir quelques retombées d’une manne financière inattendue. Martin-Gauthier fit accepter par son chef la règle de partage fixée par ses soins : il percevrait cinquante pour cent du montant de chaque opération réalisée, les mandataires et intermédiaires trente-cinq pour cent, alors que Duez toucherait une dîme équivalente au reliquat. Le liquidateur laissa faire. À partir du moment où son second le délestait d’un lourd travail, il se montrait disposé à faire les concessions nécessaires et se contentait de cosigner tous les actes. Martin-Gauthier demanda même le doublement de ses émoluments officiels que Duez accepta de passer de mille cinq cents à trois mille francs par an. Ces sommes demeuraient néanmoins dérisoires par rapport à toutes les commissions perçues sur les opérations.

Ainsi, le jeune homme qui s’était présenté la première fois chez Edmond Duez avec des habits négligés, une barbe mal taillée et des cheveux bruns hirsutes, se métamorphosa-t-il rapidement en un dandy aux manières affectées et à la morgue insolente. Son train de vie s’améliora grandement. Il put louer pour son compte quatre appartements à Paris, investir le domaine de la Vernée à Garchizy dans la Nièvre et dépenser sans compter avec ses nombreuses maîtresses. Avec sa petite barbiche bien taillée et son chapeau légèrement suranné, il ressemblait à un mousquetaire de l’époque Louis XIII. Devant le personnel de l’étude, il se montrait hautain, méprisant et arrogant. Les comptables, secrétaires et autres grouillots comparaient son attitude avec celle du grand patron, lequel apparaissait constamment aimable, compréhensif, généreux. Très vite, ils répandirent l’idée que Martin-Gauthier faisait preuve d’indélicatesse et qu’il risquait de compromettre la réputation du bon Monsieur Duez.

Ce dernier parvint à convaincre maître Bernard de sa bonne foi. L’avocat expliqua longuement devant les juges qu’Edmond Duez, un temps fasciné par son collaborateur, avait compris que ce dernier organisait une vaste escroquerie. Maurice Bernard rappela devant la cour que, suite à des mises en garde de la part de ses confrères liquidateurs et de certains membres de son personnel, Duez avait renvoyé Martin-Gauthier dans le courant de l’année 1906. Cette décision ne constituait-elle pas la preuve de la clairvoyance et de la probité du liquidateur judiciaire ? Le défenseur du principal accusé fit aussi état d’une note adressée par Duez à son second et rédigée en ces termes : « Dites-moi ce que vous avez fait. Vous étiez seul au courant de ces affaires que vous avez menées d’un bout à l’autre. » Pour maître Bernard, ce document innocentait son client. En outre, Martin-Gauthier reconnut devant le juge d’instruction avoir commis des indélicatesses. Face à un Louis Albanel interloqué par la facilité de l’aveu, il osa affirmer : « Les procédures, c’est moi qui les ai mises au point. La République me doit cet honneur. » Certes, il s’abritait derrière l’autorité d’Edmond Duez qu’il n’hésitait pas à mettre en cause pour atténuer ses propres fautes, mais maître Bernard demanda aux jurés de ne pas se laisser prendre à cette pitoyable défausse. Enfin, incarcéré à la prison de la Santé en même temps que son patron, Martin-Gauthier obtint sa libération provisoire en raison d’une tuberculose apparemment galopante. Il en profita pour se substituer à la justice et on le disait parti aux Amériques lorsque débuta le procès le 21 juin 1911. Pour maître Bernard, Martin-Gauthier venait par sa fuite de signer ses aveux. Durant le procès, les deux acolytes Lefebvre et Breton, comme les autres collaborateurs de Duez et même certains religieux victimes du liquidateur, tinrent des propos visant à exonérer Duez et à charger Martin-Gauthier.

Alors, maître Bernard, toujours songeur et vexé, cherchait à comprendre pourquoi son client venait d’être condamné à douze années de travaux forcés. L’art oratoire de l’avocat, digne d’un Démosthène ou d’un Isocrate, ne pouvait pourtant que convaincre ces Français moyens du jury, forcément impressionnés par le talent du rhéteur. Maurice Bernard finit par penser avoir commis une erreur au moment de la réunion des jurés. Ceux-ci délibéraient dans une petite pièce située en contrebas de la salle d’audience. Leur président, un vieillard cacochyme, tellement âgé qu’il semblait né avant Monsieur de Freycinet, actionna au terme d’une heure de débats une petite sonnette signifiant que les jurés souhaitaient poser une question à la cour. Le président Planteau, les deux magistrats assesseurs, ainsi que Courtin et maître Bernard, descendirent promptement les quelques marches pour gagner la salle de délibération. L’auguste vieillard s’adressa à eux.

« Étant donné que le banc des accusés ne nous paraît pas suffisamment garni et que l’instruction de l’affaire ne nous semble pas assez éclaircie, nous aimerions savoir à quoi nous nous exposerions si nous, jurés, nous refusions de statuer ? »

Maître Bernard savourait l’instant. La remise en cause de l’instruction conduite par le juge Albanel et l’absence de Martin-Gauthier au banc des accusés ne pouvaient que profiter à son client. Inversement, Courtin enrageait, alors que le visage de Planteau s’empourpra.

« Si vous ne vous prononcez pas maintenant, vous vous exposez à une forte amende et en sus vous devrez payer les frais d’audience. Vous devez rapporter un verdict. »

Incontestablement, le président Planteau outrepassait ses droits en menaçant les jurés, d’autant plus que maître Bernard pouvait de mémoire citer des exemples de procès achevés sans verdict. Toutefois, l’avocat ne protesta pas. Il estimait que l’attitude du président de la cour et le sentiment profond du jury devaient conduire à un acquittement général. Maître Bernard attendit donc avec confiance l’issue des délibérations. Pourtant, une trentaine de minutes à peine après la reprise de ses travaux, le jury fit retentir une deuxième fois l’agaçante clochette. La cour se livra à la même déambulation que précédemment et le vieil homme questionna à nouveau les magistrats :

« Si nous votions la culpabilité avec circonstances atténuantes pour les accusés Breton et Lefebvre, la cour consentirait-elle à les faire bénéficier du sursis en ce qui concerne leur emprisonnement ? »

Maître Bernard se reprocha alors son optimisme. Contraint de se prononcer, le jury envisageait maintenant de condamner Duez pour pouvoir sanctionner plus légèrement les médiocres complices de l’escroquerie. Lorsque le madré Planteau se contenta de répondre que personnellement il comprenait la demande des jurés, le grand avocat comprit que tout était perdu. Le jury déclara Edmond Duez coupable de tous les chefs d’accusation : détournements de fonds, faux et usages de faux, abus de confiance. Il restait à la cour à fixer la sentence, douze années de travaux forcés, à savoir le bagne en Guyane.

Maître Bernard finit par se lever pour quitter la salle d’audience. La salle des pas perdus s’était vidée, mais Anne Cosson attendait la sortie du défenseur de son ami. Ils se regardèrent un moment, échangeant leurs regards tristes et décontenancés. Puis, après ce court, mais oppressant silence, Anne amorça le dialogue.

« Je suis interloquée, soupira-t-elle.

— Ce verdict ne reflète pas la teneur des débats. Les jurés traduisent seulement le sentiment de l’opinion publique. Comme si la populace avait toujours raison !

— Vous pensez que la politique a entaché le procès ?

— Ma chère, pouvez-vous croire que la Justice agit comme un corps neutre et indépendant ? Dans des procès de ce type, je ne prétends pas que la condamnation soit politique. Le verdict repose sur des fondements juridiques et c’est heureux. Mais Duez est assimilé, à tort d’ailleurs, aux équipes ministérielles en place depuis des années. Or, le milieu judiciaire rechigne à suivre la politique anticléricale. Duez en paie quelque peu le prix.

— Je ne peux que songer maintenant à la détresse d’Edmond.

— Madame Duez n’est pas venue ?

— Isabelle ne pouvait souffrir l’annonce du jugement. Les audiences l’ont moralement épuisée. Vous savez, Maître, elle a toujours cru à l’honorabilité et à l’honnêteté de son époux. Le récit de toutes les turpitudes dont Edmond était, sinon l’instigateur, du moins le complice, l’a ébranlée.

— Et maintenant, il faut lui annoncer la nouvelle, soupira l’avocat.

— Voulez-vous que je me charge de cette tâche ?

— Je vous remercie pour votre proposition, mais je ne peux me dérober à mon devoir. Je vais me rendre immédiatement rue Bonaparte. Je lui laisserai espérer du pourvoi en cassation.

— Maître, veuillez pardonner l’audace de ma question, mais croyez-vous en l’innocence d’Edmond ?

— Je défends plus fréquemment des coupables que des innocents. Le cas de Duez est complexe. À dire vrai, les débats ont tourné à la confusion. J’ai exploité toutes les failles de l’accusation. Malgré cela, le jury a cru à la culpabilité. Mais la vérité demeure difficile à entrevoir, même pour moi qui connais pourtant les nombreuses subtilités du dossier.

— Je crois être la seule personne à connaître la vérité, Edmond mis à part évidemment. »

Maître Bernard ne douta pas un instant de la véracité de cette parole. Sans doute était-il parvenu à comprendre la nature profonde des rapports entre Anne Cosson et Edmond Duez. Friande des racontars et des commérages, la grande presse présentait ces deux-là comme amants. À sa décharge, la beauté incandescente d’Anne, la réputation sulfureuse de Duez en tant qu’homme à femmes et le fait de les voir sortir souvent tous les deux, pouvaient prêter à confusion. Ils se connaissaient depuis cinq années. Lorsque le mari d’Anne, l’antiquaire Edouard Cosson, mourut précipitamment d’une pneumonie, sa veuve choisit, sur les conseils d’une amie, Edmond Duez comme exécuteur testamentaire. La première rencontre se déroula au domicile d’Anne, rue Anatole de la Forge. Anne habitait dans un magnifique appartement situé au premier étage, avec de vastes pièces aux plafonds hauts, des parquets en bois d’une qualité exceptionnelle, de beaux meubles harmonieusement disposés. La trentaine à peine, elle portait de superbes cheveux châtains et des yeux d’un noir jais dans lesquels se lisaient l’intelligence et la subtilité. De profil, elle ressemblait à une madone dont les traits rappelaient la finesse de la Giovanna Tornabuoni de Ghirlandaio. Ses longues mains aux doigts effilés lui conféraient beaucoup de grâce. Sans revêtir des habits ostentatoires, elle portait ses toilettes avec une rare élégance. Sa taille et son port complétaient l’harmonie que dégageait sa personne. Anne se montra un peu surprise par la rudesse des manières de Duez, mais elle lui sut gré de démêler les écheveaux de la succession et de lui en expliquer clairement toutes les subtilités. Anne finit par comprendre Duez, par voir que derrière le visage bourru et la barbe sévère, se cachait un homme sensible, émotif et peut-être même un homme bon. Avec d’autres femmes, Duez se serait montré plus entreprenant, mais il entrevit très vite qu’Anne demeurerait fidèle à son défunt époux. Dès lors, ils devinrent amis, Duez refreinant son désir et consentant à accepter les règles fixées par Anne. Ce couple insolite, lié par une amitié amoureuse qui médusait les sceptiques, n’hésita pas à s’afficher dans les hauts lieux de la capitale. On les aperçut à l’opéra Garnier lors de la première de Boris Godounov, au théâtre pour les représentations de l’Amour veille de Flers et Caillavet, du Scandale de Monte Carlo du jeune Sacha Guitry ou encore de Mauvais bergers d’Octave Mirbeau, au cinéma également avec L’Assassinat du duc de Guise en novembre 1908. Ils se rendirent même à l’atelier du Bateau-Lavoir pour y découvrir Le Bordel d’Avignon d’un peintre jugé prometteur et nommé Picasso. Le 4 juin de l’année 1908, Anne et Duez tinrent aussi à être présents devant le Panthéon qui accueillait ce jour le cercueil de Zola. Non seulement, Isabelle, Madame Duez pour l’état civil, accepta cette curieuse situation, mais elle parvint même à faire peu à peu d’Anne sa meilleure amie. De son côté, Anne se montra d’une loyauté exemplaire, ne manquant jamais à ses amis et ne les abandonnant pas lorsqu’apparurent les vents mauvais. Aujourd’hui encore, elle se trouvait au Palais de Justice pour manifester son soutien à Edmond Duez.

Maître Bernard gagna à pied le 17 rue Bonaparte. Isabelle y résidait encore en attendant l’adjudication judiciaire qui la contraindrait au départ. Le vaste appartement occupait tout le deuxième étage, alors que le premier et le troisième étaient réservés à l’activité professionnelle du liquidateur. L’avocat fut à peine surpris de ne plus voir de domestiques dans cette maisonnée, jadis réputée pour son train et son style de vie. Isabelle attendait sa visite. Son visage trahissait l’angoisse. Lorsque maître Bernard lui annonça la lourde peine infligée par la cour, elle s’affala dans un fauteuil et s’écria simplement : « Mon Dieu », avant d’éclater en sanglots. Ne trouvant pas les mots adéquats, Maître Bernard préféra s’éclipser, autant par décence que par impuissance.

II

Arrêté dans le courant du mois de mars 1910, soit plus d’une année avant le déroulement du procès, Edmond Duez, après avoir subi un premier interrogatoire devant le juge Albanel, gagna sous bonne garde la prison de la Santé. En détention préventive, il disposa d’une cellule dans le quartier bas de cette prison, caractéristique par son plan panoptique et connu pour le régime pennsylvanien qui y régnait. De nombreux articles de presse présentaient la Santé comme une prison modèle, dans laquelle les détenus bénéficiaient d’une bonne hygiène, toutes les cellules disposant en outre du chauffage et de l’éclairage. Le détenu Duez ne perçut pas les choses de cette manière. Sa cellule de huit mètres carrés à peine, avec son lit en fer fixé au mur, sa table elle aussi immobile, le tabouret accroché à la paroi par une chaîne, un étroit fenestron et un minuscule lieu d’intimité, allait devenir son quotidien, au moins jusqu’au procès. Le statut de prévenu l’autorisait à garder ses habits et même sa barbe. L’illustre prisonnier choisit également de ne pas travailler et de passer ses journées couché sur sa paillasse. Seule, la promenade du matin le long des préaux cellulaires venait rompre cette triste monotonie. La lecture devint alors le quotidien de Duez. Après avoir effectué une demande en bonne et due forme, Duez obtint le droit de se rendre à la bibliothèque de la prison pour y emprunter deux ouvrages par semaine. La bibliothèque contenait près de cinq mille volumes, car la République des Ferry et Combes, volontiers émancipatrice sur le plan des principes, considérait que l’instruction devait constituer une des voies de la réinsertion future des détenus. Comptable de métier, Edmond Duez n’avait jamais trouvé autrefois le temps de lire, trop accaparé qu’il était par sa tâche de liquidateur. La prison modifia cette situation, car il convenait bien d’utiliser au mieux le temps. À la Santé, Duez dédaigna les ouvrages de philosophie, d’histoire et d’économie, peu nombreux au demeurant, pour se diriger vers les livres d’aventure et les récits de voyages, propices à l’évasion. Il dévora ainsi les romans de Jules Verne, s’évada dans le Voyage autour du monde de Bougainville et parcourut le Voyage en Orient de Gérard de Nerval, livre qu’il abandonna rapidement en le jugeant trop ésotérique.

Edmond Duez venait de franchir le seuil de la cinquantaine. Il se sentait fatigué et vieilli. De taille moyenne, les yeux sombres et le nez légèrement busqué, le visage un peu rond et camouflé par une large barbe, l’ancien liquidateur constatait avec effroi que des rides sillonnaient son front, que les poils et les cheveux bruns commençaient à blanchir, alors que son ventre lui conférait désormais une allure de notable. Le Duez séducteur d’antan semblait de plus en plus appartenir au passé. L’inactivité et le régime alimentaire ne pouvaient d’ailleurs qu’aggraver cette déchéance. La marche quotidienne ne suffisait pas à tempérer les excès de la position couchée que Duez privilégiait beaucoup trop. Par ailleurs, la soupe, les légumineuses et le pain constituaient l’essentiel de la nourriture distribuée aux détenus. En théorie, la modestie des rations distribuées devait contrebalancer les apports caloriques de ces aliments. Mais Duez appartenait à cette catégorie de prisonniers qui, disposant d’un pécule conséquent, pouvaient acheter des plats supplémentaires en cantine, voire même commander des mets en provenance de l’extérieur. Il ne se priva pas de ce privilège, se faisant livrer à l’excès des œufs, du fromage et des pintes de vin, ainsi que des préparations viandées originaires de quelques tables parisiennes dont les propriétaires lui restaient fidèles. Entre son incarcération et l’ouverture du procès, soit à peine une quinzaine de mois, Duez s’empâta de manière excessive. Conscient du phénomène, il ne parvenait pas toutefois à lutter contre le désir effréné de nourriture, laquelle constituait le seul substitut à son malheur et à sa déchéance.

Alors qu’il effectuait un matin sa promenade quotidienne, Duez se trouva pris à partie par un jeune détenu nommé Lacour. « Salaud », lui cria ce dernier. Duez dédaigna cette insulte dont il ne comprenait pas la raison. Le lendemain, Lacour revint à la charge et prit le temps de gifler Duez, avant que les gardiens ne pussent intervenir. Soin fut pris par l’administration d’éviter désormais tout contact entre les deux hommes. Lorsqu’un gardien-chef expliqua à Duez les motivations de son agresseur, l’ancien liquidateur mesura la dimension politique de ses actions frauduleuses, ce qu’il n’avait jamais voulu envisager jusqu’alors. Lacour était un Camelot du roi, incarcéré à la Santé pour avoir souffleté le président du Conseil. Comme tout monarchiste de l’Action française, il vomissait la République et chérissait le catholicisme. Il considérait Edmond Duez comme un être maléfique, un homme enrichi par la spoliation des congrégations religieuses et par l’application des lois laïques voulue par la Gueuse. En fait, Duez, anticlérical certes, mais sans passion excessive, radical-socialiste de tempérament plus que de conviction, peu intéressé par les jeux politiques, percevait avant tout dans la liquidation des congrégations, l’importance des honoraires auxquels il pouvait prétendre. Que la liquidation concernât une affaire de droit commun ou une congrégation, il n’en avait cure. L’appât du gain faisait oublier tout le reste. Mais l’agression commise par Lacour lui remit nombre d’événements en mémoire.

Duez songea d’abord au discours du garde des Sceaux Ernest Monis. Cette allocution purement protocolaire enclencha tout le mécanisme qui devait conduire le liquidateur vers l’Olympe d’abord, puis au royaume d’Hadès. Le ministre effectua en effet le déplacement au 17 rue Bonaparte à l’occasion de l’accession d’Edmond Duez à la fonction de liquidateur. La loi du 1er juillet 1901 venait tout juste d’être votée et, devant une cohorte de liquidateurs fêtant la promotion de l’un d’entre eux, Monis précisa clairement les enjeux politiques portés par le texte.

« Le législateur a souhaité mettre en place une loi de liberté. Certes, les congrégations non encore autorisées devront demander cette autorisation, pour elles-mêmes comme pour chacun de leurs établissements. Le Parlement entend faire preuve de bienveillance et de largesse dans l’octroi des agréments. Une loi d’exclusion montrerait en effet un très mauvais visage de la République. Mais ne nous leurrons pas. Certaines congrégations refuseront par principe, par défi devrais-je dire, de solliciter leur autorisation. Elles devront donc être liquidées. D’autres, les plus hostiles à la République, celles qui regroupent les moines ligueurs dénoncés avec justesse par le président du Conseil, auront beau demander leur autorisation, le Parlement émettra un refus et là encore la liquidation interviendra. Vous allez donc être, Messieurs les liquidateurs, forcément sollicités dans les années qui viennent. Les dossiers seront répartis au sein de votre profession et je compte sur chacun d’entre vous pour traiter ces dossiers avec équilibre et rigueur, mais toujours au service de l’idéal républicain qui nous anime tous. »

Quelques minutes après avoir conclu son discours, le ministre croisa Duez dans les salons :

« Monsieur Duez, je vous félicite pour votre promotion. On vous dit bon républicain. J’espère que votre étude se portera candidate à l’obtention de dossiers de liquidation.

— N’en doutez pas, monsieur le ministre. Ici, nous accomplirons notre devoir. »

En réalité, Duez négligeait toute la dimension politique des propos ministériels. Il ne s’intéressait qu’aux importantes gratifications financières procurées par les liquidations. C’est pourquoi il se porta candidat et obtint un nombre substantiel de dossiers, moins important tout de même que les dizaines d’affaires que durent traiter ses confrères Ménage et Lecouturier. Duez n’éprouvait ni sympathie ni haine pour les ordres religieux. Mais si une congrégation résistait, il la traitait sans ménagement. Un matin, il se présenta accompagné de gendarmes et d’un serrurier devant les portes parisiennes de la congrégation de Picpus. Sur ordre du liquidateur, le serrurier crocheta les portes successives et Duez menaça verbalement le supérieur de l’ordre :

« Vous serez traduit devant le tribunal correctionnel pour vous être opposé à des décisions judiciaires, ce qui m’oblige à me présenter ici avec la force publique. Pour vous et pour les membres de votre congrégation, je pense que l’exil se révélera nécessaire.

— Monsieur le liquidateur, il y a bien des choses lugubres sous les quatre lettres du mot exil. Je souhaite que vous ne les éprouviez jamais. »

De sa prison de la Santé, avec la perspective de la transportation en Guyane, Duez méditait sur ces paroles du Père Bousquet.

Avec les Marianistes et les Rédemptoristes, Edmond Duez dut agir de la même manière. La presse d’extrême-droite et de droite fulminait contre ces méthodes. Encore Duez se situait-il dans la légalité. Mais à partir de 1907, les rumeurs de malversations commencèrent à courir. Elles n’épargnaient certes pas Ménage et Lecouturier, mais Duez paraissait le plus menacé par d’éventuelles révélations. Lui, affirmait que depuis qu’il avait renvoyé Martin-Gauthier il remettait de l’ordre dans la comptabilité et qu’il n’existait plus maintenant matière à lancer des polémiques. Égotiste et sourd à la réalité, il ne percevait pas les affrontements politiques qui entouraient sa gestion. Il ne lisait pas les articles de La Croix, de La Libre parole, du Journal des Débats qui le fustigeaient jour après jour. Il prêtait à peine attention aux articles de journaux plus modérés comme Le Temps ou Le Figaro. Il ne comprit jamais pourquoi son action de liquidateur se trouva évoquée en juin 1907 lors d’un débat au Sénat. Pourquoi la Haute Assemblée éprouvait-elle le besoin de s’intéresser à des opérations comptables ? Il ne voyait même pas la raison pour laquelle les radicaux-socialistes alors au pouvoir, s’inquiétaient de voir leur politique anticléricale entachée d’affairisme et de sectarisme. Le grand architecte de cette politique anticléricale, Émile Combes, Belzébuth pour ses adversaires et héros pour ses thuriféraires, devint alors président d’une commission d’enquête sénatoriale. Cet homme parfois sectaire, mais profondément intègre, n’hésita pas à dénoncer les comptabilités fantaisistes de l’étude Duez. Finalement, la Justice s’en mêla et Duez finit par être arrêté, mais trois années après le début des investigations. Afin de faire taire l’idée de collusion entre le pouvoir et les liquidateurs indélicats, Combes se rendit même chez le juge d’instruction pour exiger que la lumière soit faite sur toute cette affaire.

À partir de l’énoncé du verdict, Duez devint un condamné et non plus un prévenu, même si Maître Bernard déposa un recours en cassation. Cette nouvelle situation entraîna de profondes modifications dans la vie du prisonnier. Il changea ainsi de quartier disciplinaire et, si sa nouvelle cellule dépassait en superficie celle qu’il quittait, il se trouva astreint au silence permanent, au travail, ainsi qu’à l’obligation de revêtir le costume pénal. Ce dernier ne paraissait pas très seyant avec le pantalon marron-gris sombre, la chemise de toile et une veste se confondant avec elle. Le tissu fait de droguet renforçait l’aspect sinistre de la tenue. Une paire de sabots alourdissait et ralentissait la démarche. Duez dut aussi se résigner à avoir la barbe rasée et les cheveux coupés courts. Se voir imberbe après vingt-cinq années de port de barbe obligea l’ancien liquidateur à s’habituer à son nouveau visage. Le paillage de chaises auquel il fut astreint au titre du travail réputé salvateur se déroulait dans sa cellule, l’administration estimant que Duez n’utiliserait aucun des matériaux nécessaires à sa tâche contre un gardien ou contre lui-même. En outre, il pouvait désormais n’écrire qu’une lettre par semaine contre un courrier quotidien auparavant. Lui rendant alors visite, Isabelle fit part de ses angoisses :

« Edmond, je ne vis plus ; je m’inquiète pour toi.

— J’apprends à supporter l’insupportable. C’est en prison que je découvre que l’homme est capable de faire face à des situations très difficiles. C’est ici encore que je parviens à faire la part des choses.

— Que veux-tu dire ?

— Que je me sens libre. Finis les comptes à mettre en ordre, finies les menaces des uns et des autres, finis les interrogatoires. Ici, mon corps souffre, mais mon esprit est apaisé.

— Maître Bernard a-t-il évoqué devant toi le recours en cassation ?

— Évidemment. Il me laisse entrevoir quelque espoir, par gentillesse ou par pitié, je ne sais pas. Ce pourvoi n’a aucune chance d’aboutir. Il le fonde sur le fait que les juges ont traité du cas Martin-Gauthier, alors que ce dernier n’était pas présent à l’audience, et pour cause. Cet argumentaire me semble bien fragile. Il existe autant de chances que le verdict soit annulé que de voir revenir la monarchie en France.

— Mon pauvre Edmond, je ne pourrai jamais accepter ton départ pour la Guyane.

— Il le faudra bien, ma petite Isa.

— Pardonne-moi.

— Te pardonner, mais de quoi ? Je suis seul en cause. Je t’ai outrageusement trompé avec plusieurs femmes, je n’ai pas su contrôler les comptes de l’étude, ton nom a été jeté en pâture à tous ces rapaces de la presse et maintenant tu vas devoir quitter notre bel appartement. C’est à toi de me pardonner, si tu en as la force.

— La question ne se pose même pas. Je reste indéfectiblement lié à toi. Au-dessus de tous les malheurs, je crois encore au bonheur. Et tu représentes ce bonheur.

— Tu es admirable.

— Je crois en ton innocence.

— Mais la justice n’y a pas cru. Il faut dire que j’ai trop négligé les conseils de prudence que certains me prodiguaient. »

Lui revinrent en mémoire les propos que lui avait tenus Millerand un soir de l’automne 1905. L’ancien ministre du Commerce fréquentait alors les mêmes tables que Duez et défendait les intérêts de l’État dans les procès intentés aux congrégations. Il jugeait licite de s’enrichir aux dépens des établissements religieux, à la condition que fussent respectées les règles légales. Effrayé par l’attitude de Martin-Gauthier, l’homme politique avait pris le liquidateur à part à l’issue d’une réception, afin de le mettre en garde. « Il n’y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne ». Six années après ces paroles, Edmond Duez constatait que la déchéance venait de succéder à la grandeur.

La grandeur ? Il mit beaucoup d’années à l’obtenir. Unique enfant d’une famille qui ne baignait pas dans l’aisance financière, il grandit dans le quartier de Grenelle entre un père qui louait des voitures à chevaux et une mère qui effectuait divers petits travaux de couture. Cette femme grande et sèche, à la peau très mate, surnommée pour cette raison « la négresse » par un voisinage volontiers moqueur, rêvait pour son fils d’une vraie ascension sociale. Elle lui fit donner une instruction primaire solide et, encouragée par un maître qui lui affirma que son fils excellerait dans la comptabilité, elle le poussa à entrer au Bon Marché. Placé à la caisse, il mania l’argent et les comptes avec dextérité. D’une simple caisse de rayon, il passa assez rapidement à la caisse centrale. Ses chefs successifs ne ménageaient pas leurs compliments à son égard. Dans cette ruche de mille huit cents personnes qu’était le Bon Marché, Duez parvint même à se faire remarquer par le grand patron, Aristide Boucicaut, ce disciple de Lamennais qui achevait alors sa riche existence. Duez apprécia dans ce grand magasin la présence d’une cantine pour les employés et le développement d’une caisse de prévoyance au bénéfice du personnel. Mais la modicité du salaire ne le satisfaisait guère. Aussi, après six années d’activité au Bon Marché, rejoignit-il l’étude du liquidateur Imbert au 17 rue Bonaparte. Ponctuel, discipliné et efficace, il s’éleva en une douzaine d’années à peine de la place de simple commis aux écritures à celle d’adjoint du patron. Lorsqu’en 1893, Imbert choisit Duez pour le seconder dans la délicate affaire de la succession du baron Jacques de Reinach, tous les comptables de l’étude comprirent que cet homme sans génie, mais habile et opportuniste, les avait supplantés. Imbert souhaitait que l’un de ses deux fils lui succédât, avec Edmond Duez comme principal collaborateur. Mais les deux héritiers putatifs moururent de maladie à quelques mois d’intervalle. Ayant dépassé la soixantaine, fatigué par le labeur et brisé par les deuils, Albert Imbert hâta la succession. Il utilisa son entregent pour obtenir du président du tribunal civil de la Seine, l’inscription de Duez sur la liste des administrateurs judiciaires. Le président Baudoin émit bien quelques objections relatives au manque de formation juridique du postulant, mais Imbert parvint à convaincre son interlocuteur. Les choses allèrent alors très vite. Le sieur Duez obtint son nouveau statut le 15 juillet 1901. Une semaine plus tard, Imbert cédait la place et Edmond Duez devenait le patron, au moment même où le vote de la loi sur les associations ouvrait aux liquidateurs des perspectives financières fort intéressantes.

Longtemps modeste, le train de vie de Duez s’améliora sensiblement dans le courant des années 1890, à partir du moment où son rôle et son pouvoir au sein de l’étude Imbert allaient croissants. Avec Isabelle, épousée l’année de l’Exposition universelle et du centenaire de la grande Révolution, il quitta son petit logement de Chelles pour s’installer à Paris Place des Victoires. L’appartement occupé au troisième étage, meublé simplement, demeurait de petite dimension et n’équivalait qu’à un loyer de mille huit cents francs par an. Mais Duez pouvait se flatter, et il n’hésitait pas à le faire, de résider dans le magnifique hôtel Bauyn de Péreuse datant de la fin du XVIIe siècle. Avec le nouveau siècle et la multiplication des affaires de liquidation des congrégations, l’argent afflua. Edmond Duez proposa à Isabelle, laquelle accepta avec empressement, de quitter l’appartement loué Place des Victoires pour s’installer directement dans les locaux du 17 rue Bonaparte. Jusqu’alors, les trois étages du bâtiment étaient réservés aux tâches professionnelles. Duez décida de vider tout l’étage central pour en faire son lieu de résidence, dans un espace trois fois plus vaste que le logement précédent dont la dimension ne suffisait plus à son ambition désormais démesurée. Le liquidateur se débarrassa du mobilier petit-bourgeois de la Place des Victoires pour commander à de grands maîtres des pièces uniques, remarquables par leur ornementation raffinée et par la qualité des matériaux utilisés. Il appréciait surtout les meubles en bois de palissandre et exigeait la marqueterie à la fois la plus subtile et la plus onéreuse. Une magnifique bibliothèque vitrail fut exécutée par Jacques Gruber en personne, alors que le célèbre Eugène Vallin conçut pour son commanditaire la réplique du superbe bureau aux ombrelles fabriqué en 1902 à Nancy. Le reste du mobilier respirait aussi le luxe, un luxe certes élégant et non tapageur, mais qui reflétait l’arrivisme d’un parvenu, tant les manières d’Edmond Duez demeuraient quelque peu rustiques et décalées. C’est dans ce cadre que le couple Duez, servi par une importante domesticité, organisait de fréquentes réceptions qui se prolongeaient fort tard dans la nuit. On y croisait les liquidateurs Lemarquis, Lecouturier et Ménage, ainsi que les avocats Lémery, Sarraute et Millerand, tous concernés par la liquidation des congrégations.

Duez dépensait sans compter, tant les affaires paraissaient florissantes. Il disposait désormais d’une voiture avec chauffeur, se faisait confectionner les habits les plus élégants et fréquentait les hôtels les plus luxueux lorsqu’il devait s’éloigner de la capitale. Il goûtait avec délice les palaces des villes d’eaux, Vichy en premier lieu. Il se dotait d’un portefeuille d’actions, constitué de titres aussi différents que les mines du Chili ou la Compagnie des taxis parisiens. Il se livrait à des affaires immobilières, achetant un petit immeuble rue Visconti et un autre rue Pradier. Il en louait les appartements, mais en gardait un dans chacun des immeubles pour y entreposer les dossiers évacués du deuxième étage de la rue Bonaparte. À cet effet, Duez conserva également son logement de la place des Victoires après l’avoir acheté. Les loyers des immeubles venaient renforcer ses disponibilités financières. Toute cette richesse permettait aussi à Edmond Duez d’entretenir plusieurs maîtresses. Considérant que rompre avec une femme représentait la pire des goujateries, il ne remplaçait jamais une conquête par une autre, mais ajoutait chaque fois une nouvelle liaison aux précédentes. Il lui suffisait alors de composer avec son emploi du temps et de tromper la méfiance d’Isabelle. Pour le reste, il disposait de l’argent et de la santé pour pouvoir satisfaire au mieux les exigences de ses amies. Loin d’être sotte et crédule, Isabelle se doutait des incartades de son époux, mais, opportuniste en diable, elle fermait les yeux et ne cherchait pas à savoir, tant elle profitait de la manne financière qui inondait le ménage. Jadis, elle ne sortait guère, s’apprêtait rarement, ne revêtait qu’une seule tenue pour la journée et pouvait porter des robes que les élégantes auraient jugé démodées. Désormais, son mari lui accordait la coquette somme de cinquante mille francs par an. Il n’en vérifiait pas l’usage, à partir du moment où Isabelle parvenait à assurer un bon train de vie à la maisonnée. Madame Duez consacra environ le quart de ce pécule à sa propre personne. Dès lors, la métamorphose plus complète. Elle devint une femme du monde ou du moins en donna le sentiment. Conformément à la mode de l’heure, elle acheta des robes moins amples qu’auparavant et adopta le corset droit devant qui cambrait les reins et faisait pigeonner la poitrine, donnant à la femme la silhouette alors à la mode. Isabelle apprit aussi à mettre sa tenue vestimentaire en adéquation avec les activités journalières. Non seulement une tenue d’intérieur remplaça la robe de chambre, mais fut revêtue aussi des robes de visite pour les sorties de jour et des robes de soirée en cas de nécessité. Les gants étaient désormais faits de daim pour la journée et de soie pour les soirées. Isabelle se convertit à la coiffure en chignon bas, ce qui lui permettait de porter d’amples chapeaux qui embellissaient son allure. Des bottines de cuir avec boutons, des ombrelles aux manches en ivoire et de magnifiques bijoux complétaient l’accoutrement. Lorsqu’Isabelle quittait la capitale, elle emmenait avec elle une dame de compagnie et gagnait le plus souvent les hôtels luxueux de la côte atlantique, avec une appétence particulière pour la ville de Biarritz. La vanité et la superficialité de tout cet univers ne trompaient pas la fine Isabelle, mais elle entendait goûter le temps présent. Qu’importent finalement les quelques libertés prises par son époux avec le contrat conjugal. N’étaient-elles pas préférables à la triste situation de ce jour où elle visitait son mari à la Santé ? Elle ne put s’empêcher de lui faire part de sa détresse :

« Dans quelques semaines, tous nos immeubles vont se trouver mis en adjudication. Je nous imaginais pour toujours à l’abri du besoin, alors qu’aujourd’hui, je te perds et je dois renoncer à toute aisance matérielle. Et pendant ce temps-là, tous tes complices du beau monde, tous ceux qui ont profité de tes largesses, se félicitent sous cape de ton départ pour la Guyane, là où ta voix sera inaudible. Tu ne dois pas être le seul à payer. Dénonce-les avant de partir.

— Pas maintenant. Cela apparaîtrait comme mesquin. En outre, il faut que je reconstitue de mémoire toute l’histoire, que je rassemble des preuves. Mais le jour venu, je dirai tout.

— Tu livreras tous les noms ?

— Oui. Quant à nos difficultés financières actuelles, je ne peux pas tout de dire, mais je veux que tu saches qu’elles ne sont que passagères. Je te promets des lendemains meilleurs. »

Ces propos sibyllins réconfortèrent partiellement Isabelle qui quitta la Santé pour rejoindre la rue Bonaparte où elle s’enferma quelques jours avec ses souvenirs.

III

Maître Bernard, encore ébranlé par son échec, souhaitait maintenant passer à d’autres affaires. Il demeurait en effet sceptique sur les chances de succès du pourvoi en cassation relatif au procès Duez. Sa conscience professionnelle et l’insistance d’Isabelle le contraignirent néanmoins à rendre une visite à son client. Au parloir de la prison, il ne souhaita pas évoquer le déroulement du procès. Un tel rappel le ramenait d’ailleurs à son erreur d’appréciation au moment des délibérations. Mais Duez revenait sans cesse sur les débats de la cour d’assises.

« Vous m’aviez garanti un acquittement, Maître. Je ne comprends pas ce qui s’est passé.

— Mon cher Duez, ce procès ne cesse de me hanter. Je crois que les témoignages des petits épargnants et la question du million envolé ont été déterminants. »

La trentaine de témoignages de commerçants, fonctionnaires ou petits rentiers fit en effet une forte impression sur le jury. Ces personnes spoliées relevaient des classes moyennes et non de la catégorie des capitalistes. Il s’agissait de liquidations et successions de droit commun, non d’affaires liées aux congrégations. Duez se trouvait là directement mis en cause, Martin Gauthier n’étant pas concerné. L’émotion imprégna le jury lorsque le président Planteau rappela que l’accusé avait gardé pour lui les quatre cinquièmes du montant de la succession du dramaturge Henry Becque, vendu un commerce appartenant à des époux divorcés et conservé à son compte le produit de cette transaction, substitué quatre-vingt mille francs de titres à une personne âgée et infirme…

Duez ne souhaita pas s’attarder sur ces faits prouvés et indéfendables. Il préféra aborder la question du million disparu :

« Cette histoire de million subtilisé, c’est de la pure invention. Je proteste de ma bonne foi.