Les traîtres - Mimosa Effe - E-Book

Les traîtres E-Book

Mimosa Effe

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Beschreibung

Un matin de juin, le corps de Marie Declercq est repêché dans le canal Saint-Martin, à Paris. Son crâne a été rasé, comme "Les traîtres" à la Libération. L’enquête conduit la commissaire Aïda Kateb sur la piste de l’extrême droite flamande, mais sans témoins, l’affaire tourne à l’impasse.

Six ans plus tard, le suicide de Maya, la dernière compagne de Marie, provoque la réouverture de l’enquête. De Paris à Bruxelles, Kateb se heurte aux hautes sphères de l’État et à des militants antifascistes. Entre paranoïa et machinations sournoises, tous s’acharnent à saboter ses recherches… 

 À PROPOS DE L'AUTRICE

Née en 1989 en Gaume (Belgique), Mimosa Effe vit et écrit aujourd’hui en Seine-Saint-Denis, où elle enseigne le français.

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Prologue

Marie

Mercredi2juin2010

La nuit est froide pour un mois de juin. Elle regrette de ne pas avoir pris de veste. Elle regarde l’heure sur son téléphone. 00 h 52. Elle voit aussi un message de Marc. « Appelle-moi, je m’inquiète. » Elle sourit ; évidemment, qu’il s’inquiète. Elle monte sur le petit pont au-dessus du canal. L’éclairage est faible, mais elle peut tout de même observer l’eau du canal Saint-Martin et les graffitis sur les quais. C’était son endroit préféré à Paris. Elle s’accoude à la balustrade et compose le numéro de Marc. Une voix ensommeillée lui répond.

– Je te réveille ?

– Ouais… ça va ?

– J’avance bien. J’ai de quoi faire tomber une ou deux personnes, mais j’ai le sentiment qu’il y a de plus gros poissons.

– Tu rentres quand ?

Elle regarde le clochard un peu plus loin, à l’angle de la rue de Marseille. Il porte un sac de vêtements et de la ferraille. Elle entend les cliquetis au loin.

– Mariette !

La voix de Marc est plus forte, presque insistante. Elle secoue la tête, se rend compte qu’elle a trop bu.

– J’ai rencontré quelqu’un.

Elle ne sait pas pourquoi elle lui dit ça alors qu’il est loin. Il se tait. Les jambes de Marie semblent se dérober sous son corps. Elle regarde sa main gauche en la tendant devant son visage. Elle tremble. Elle l’ouvre et la ferme, puis la secoue en espérant qu’elle s’arrête de trembler. Marie déteste perdre le contrôle de son corps. Elle n’aurait peut-être pas dû rentrer à pied. Elle s’en veut. Mais il ne reste que quelques rues jusque chez elle.

– J’ai besoin de toi. Le FAR a besoin de toi.

La voix de Marc est presque suppliante. La paranoïa de Marc, c’est une chose à laquelle elle s’est habituée avec le temps. Pourtant, elle ne peut s’empêcher de se retourner, pour vérifier qu’elle n’est pas suivie. Personne.

Elle avance sur le pont et descend les escaliers.

– Je suis trop bourrée, Marco. On s’appelle demain.

Elle se dirige vers le clochard quand elle entend un hurlement. Elle se retourne d’un geste vif. L’adrénaline la dessoûle un peu. Un homme, très grand, court dans sa direction.

– Mademoiselle, mon ami est blessé, vous pouvez m’aider ?

Elle distingue à peine son visage. Elle ne voit que ses yeux, clairs, bleus. Un bleu glacial, pense-t-elle. Malgré la peur, elle ne met pas longtemps à se décider et suit l’homme au coin de la rue. La porte d’un immeuble est ouverte. Elle est mal à l’aise, tente de reculer, mais l’homme saisit son bras. Elle ne sait pas pourquoi, elle ne hurle pas, comme si sa bouche était paralysée. Il la traîne derrière l’escalier en lui collant la main sur la bouche.

Toutes ces années à apprendre des sports de combat : boxe, krav-maga… mais elle a trop bu. Non, ce n’est pas ça. Elle est droguée. Elle regarde à nouveau l’homme : c’est le serveur qui lui a apporté son verre plus tôt dans la soirée.

Un deuxième homme se détache de la pénombre.

– Dag, Marie !

– Wie bent u? articule-t-elle péniblement dans sa langue maternelle.

En découvrant son visage, elle comprend. Elle est prise d’un haut-le-cœur.

– Comment on dit déjà ? Verrader.

Elle sent la lame du couteau s’enfoncer en elle. Elle souffle : « Het fascisme zal nooit winnen. » C’est presque un cri de désespoir.

Aïda

Mercredi2juin2010, 6 h 47

Le téléphone sonne et la réveille bruyamment. Elle se retourne. « 36 » s’affiche sur l’écran.

– Allô ?

– Commissaire, c’est Morel. On vient de nous appeler, on a un corps.

Elle se relève. L’adrénaline s’empare de son corps encore ensommeillé.

– Où ?

– Quai de Valmy.

Elle ne lâche pas le téléphone en s’habillant.

– Le brief, Morel.

– Une femme, la trentaine. Retrouvée dans le canal Saint-Martin ce matin à six heures.

Elle passe son arme à la ceinture, traverse l’appartement encore endormi en essayant d’éviter de réveiller sa mère et son frère. Arrivée devant l’entrée, elle attrape une veste.

Elle claque la porte derrière elle.

– Tu disais, Morel ?

– Retrouvée par les éboueurs. Je n’en sais pas plus.

– Je suis en route. La scientifique ?

– Sanchez les a appelés. On est en route aussi.

Arrivée en bas de la tour, elle raccroche, monte dans sa voiture, pose le gyrophare sur le toit et démarre en trombe.

Elle regarde Aulnay-sous-Bois s’éloigner dans son rétroviseur. Il faudrait déménager, pense-t-elle. Ça fait mauvais genre d’habiter ici. Mais elle n’a pas trouvé le temps, elle vient juste de revenir à Paris. Il lui faut trente-cinq bonnes minutes pour arriver sur les lieux. La vitesse, ça n’a jamais été son truc. En descendant, elle a un peu la nausée. Son estomac à jeun.

Morel et Sanchez, deux inspecteurs de son équipe, l’attendent. Elle noue ses cheveux bouclés en un chignon serré. Sanchez a un sourire mauvais. À peine sortie de voiture, le gros policier moustachu l’interpelle :

– Alors, Kateb ? Premier corps ?

Aïda saisit le café que lui tend Morel.

– C’est commissaire Kateb, ou chef, si vous préférez, capitaine Sanchez.

Sanchez n’est pas désarçonné.

– Premier corps, commissaire Kateb, chef ?

Les agents qui bouclent le périmètre se mettent à rire. La mâchoire d’Aïda se crispe. Ce n’est pas la première fois. Ce ne sera pas la dernière. Une femme d’origine algérienne, commissaire, ce n’est pas commun, encore moins à la Crim’. Un parcours sans faute. Elle incarne ce pourcent qui démontre l’efficacité de la méritocratie : du lycée Voillaume à Aulnay-sous-Bois, elle avait obtenu une prépa Sciences Po au lycée des Francs Bourgeois, le concours de Sciences Po Paris dans la poche, elle avait basculé sur l’Ena.

À la cité de la Rose des Vents, dite les « 3 000 » où Aïda avait grandi, ses anciennes copines ne lui adressaient plus la parole. Sur les bancs de l’Ena, les futurs dirigeants l’ignoraient ou chuchotaient sur son passage.

Le commissaire Kateb s’avance vers le corps. Sur son crâne rasé, on voit distinctement des coupures récentes. Plusieurs coups de couteau au niveau du ventre. Le corps est nu. Des marques bleues sur les bras. Au poignet, une minuscule étoile noire est tatouée.

Un homme au veston de velours brun affreux et aux lunettes rondes à écailles s’approche. Barbichette et coupe au bol.

– Commissaire Kateb ?

Elle acquiesce et tente de garder un visage neutre.

– Simon Bonnet, police scientifique.

– Qu’est-ce que vous pouvez me dire ?

– Pour l’instant, pas grand-chose, Commissaire. Pas de vêtements, pas d’affaires personnelles. Et souvent, dans ce genre de cas, les victimes passent trop de temps dans l’eau, les traces d’ADN sont en grande partie effacées. On va voir si on peut trouver quelque chose, mais il ne faut pas trop miser là-dessus. Ça va être coton pour l’identifier. Le légiste pourra sans doute vous en dire plus.

Il pointe du menton un homme penché sur le corps. Elle se retourne vers ses inspecteurs, toujours en train de blaguer avec les agents en uniformes. Elle aboie :

– Sanchez ! Morel !

Morel se précipite. Sanchez avance lourdement.

– Morel, tu fais le tour du quartier et tu vois s’il y a des commerçants qui auraient pu apercevoir quelque chose, ou des clodos. Sanchez, tu appelles Girard et Masson, qu’ils s’occupent de chercher qui peut être la fille et après, tu interroges les éboueurs et tu les invites au 36.

Sanchez plisse les yeux. Il hoche la tête bêtement.

– Premier corps et déjà pro, bravo, chef, lâche-t-il, mi-­admiratif, mi-narquois.

– Ce n’est pas mon premier corps. Tu crois que je faisais quoi, à Toulouse ? Que je collais des contraventions ?

Les agents en uniforme éclatent de rire, aux dépens de Sanchez cette fois. Elle s’éloigne en affichant un large sourire. La police, l’ambiance virile, les blagues potaches, elle maîtrisait. Elle aurait toujours un coup d’avance sur eux : une meilleure repartie.

Aïda s’approche du médecin. Il ne la regarde pas. Elle se racle la gorge. Il ne bouge pas.

– Commissaire Kateb.

Il lève la tête. Blond, barbe naissante, yeux verts. Il ressemble à l’idée qu’elle se fait d’un étudiant en fac de médecine. Elle sait ce qu’il se passe dans sa tête. À l’école de police, elle sait qu’ils la soupçonnaient, tous. Les Arabes n’étaient pas nombreux, les Arabes des cités encore moins. Elle jouait l’intégration, mais ils continuaient de l’appeler « Beurette » et de coller des affiches de films pornos sur sa porte.

Tu pouvais tout faire ! Pourquoi keuf ?

C’était son petit frère Samir qui lui avait posé cette question quand elle avait passé le concours de l’école de police. Il avait continué :

Si je deale, tu vas m’arrêter ? T’as oublié d’où tu viens, Aïda.

– Jean-Baptiste Vidal, tu peux m’appeler JB.

Elle fronce les sourcils. Il s’est levé et lui tend la main.

– Qu’est que vous pouvez me dire, Docteur ?

Le grand blond accuse le coup.

– Il faut attendre l’autopsie, Commissaire. Mais on sait déjà qu’elle a été étranglée. Vous voyez les marques rouges sur son cou ?

Elle se penche et distingue les traces de doigts rougies.

– Ce serait la cause de la mort ?

Il dodeline de la tête.

– Seule l’autopsie nous le dira. Il y a aussi les coups de couteau, la noyade. Celui qui a fait ça n’a rien laissé au hasard.

– Les coupures sur son crâne ?

Il jette un coup d’œil sur son calepin.

– Vous avez raison, c’est récent. À mon avis, elle a été rasée de force.

– Vous l’emmenez ? Je passe quand à la morgue ? demande Kateb sur un ton léger.

Vidal hausse un sourcil.

– Vous voulez assister à l’autopsie ? Je peux vous envoyer un rapport avec des premières conclusions.

– Merci, le coupe-t-elle, avec un sourire forcé, mais je me rends toujours sur place. J’ai besoin de constater par moi-même.

Vidal hausse les épaules.

– Vous pouvez passer demain midi.

Elle le remercie d’un signe de tête et monte sur le pont. Elle appelle le 36 : c’est Masson qui lui répond.

– T’en es où, sur l’identification ?

– Ça fait même pas une heure, chef. Il faut attendre. Quand c’est des adultes, ça prend du temps…

– Tu te bouges, OK ? Brief dans une heure.

Simon Bonnet la rejoint. Il lui sourit.

– J’ai tout collecté, Commissaire.

Elle le regarde droit dans les yeux. En dépit de son accoutrement ridicule, elle ressent déjà de l’affection pour ce petit flic binoclard.

– Vous avez l’air soucieuse, si je peux me permettre. Ce n’est pourtant pas votre premier crime…

Aïda hausse les sourcils.

– J’ai fait un an à Toulouse à la scientifique. On s’est croisés sur l’affaire Lembrun, mais je ne pense pas que vous vous souveniez de moi, j’étais stagiaire.

Elle le regarde attentivement. Effectivement, elle n’a aucun souvenir de lui. Elle a un sourire crispé. Elle ne veut pas baisser la garde. La BC parisienne, elle en rêve depuis qu’elle a décidé de rentrer dans la police, mais elle sait aussi qu’ici, c’est la jungle. Il faut qu’elle s’affirme.

– Rasage de force, ça vous fait penser à quoi, Bonnet ?

Simon Bonnet prend une cigarette dans son paquet. Il semble mal à l’aise.

– Aux femmes collabos. Les traîtres, à la Libération…

Elle prend la cigarette qu’il tient du bout des doigts. Elle tire une bouffée, toussote un peu et la lui rend. Elle s’adosse à la rambarde et regarde le vide en dessous d’elle.

RACHEL

Auboutducompte, medisais-je, jetomberaisamoureusecommetoutlemonde. Cequim’estarrivé, quelquesannéesplustard, parerreur.

JeanetteWinterson, LesOrangesnesontpasleseulfruit

Chapitre 1

Lundi9mai2016, 19 h 37

Rachel Block est en retard. Comme toujours.

L’angoisse monte. La lumière blafarde éclaire mal la rame de la ligne 11. Le métro ralentit entre Jourdain et Place des Fêtes. La lumière s’éteint puis se rallume immédiatement. Elle ferme les yeux. Inspire. Expire. Concentre-toi sur ton souffle. Ça va redémarrer. C’est normal. Elle observe les gens, ils ont l’air serein. Mais elle est incapable de contrôler sa peur.

Je me suis rendu compte il y a quelques jours que j’avais peur, avait-elle avoué à son psy. Une angoisse. À la longue, ils m’ont eue, ces bâtards de médias. L’autre jour, je reprenais le train, j’étais persuadée que le mec en face de moi avait une bombe dans son sac. J’ai changé de voiture. Je me suis assise le plus loin possible. Je me suis mise à prier, moi qui ne suis même pas croyante. Pour la première fois, je me suis rendu compte que je croyais au terrorisme.

Son psy, un homme d’une cinquantaine d’années, avait écarquillé les yeux.

Avant, tu pensais que c’était irréel ?

Il insiste sur ce mot comme s’il était ridicule. Rachel fait un geste, comme pour chasser une mouche qui serait venue se coller à elle.

Non, bien sûr, mais avant, je me disais que j’avais plus de chances de mourir d’un cancer que dans une explosion terroriste. Je pense que le gouvernement joue sur notre peur, que l’état d’urgence ne sert à rien. Je viens de l’extrême gauche. Je suis une militante antiraciste. Je sais à quoi sert la guerre contre le terrorisme. Je suis convaincue. Mais maintenant, il y a ces quelques secondes, quand le métro s’arrête entre deux stations, où je n’arrive plus à respirer, où j’ai les larmes aux yeux, où je suis persuadée que je vais mourir.

À chaque fois, l’attente lui paraît insoutenable. Dans sa tête, elle répète ces mots qui la rassurent presque comme un jinx qu’on prononce pour chasser le mauvais sort. Je n’aurais jamais dû monter dans ce métro. Je vais mourir. J’aurais dû descendre à la station précédente. Je ne pourrai rien faire. Je vais exploser. Éclater en mille morceaux.

Les secondes sont des heures. Elle transpire. La rame redémarre, le bruit vrille ses tympans.

Arrivée à la station Botzaris, elle sait qu’elle ne ressemble plus à rien. Des auréoles se sont formées sous ses aisselles sur son chemisier blanc. Elle s’assied sur un des bancs, sur le quai. Elle vide la moitié de son sac et se met à fouiller au milieu des miettes de tabac et des déchets de Kinder Bueno. Enfin, elle met la main sur son déodorant. Un des hommes au bout de la rame la regarde, médusé, soulever une partie de son chemisier. Son corps pivote pour tourner le dos à celui qui l’observe. En se servant de son téléphone comme miroir, elle repasse un trait de khôl sous ses yeux. Elle secoue ses boucles rousses pour les remettre en place et souffle sur les mèches qui lui tombent sur les yeux. Elle enfile son manteau en faisant attention à bien le laisser entrouvert pour laisser découvert son chemisier blanc. Un nouveau métro s’arrête, et son reflet apparaît faiblement sur les vitres. Elle ne peut s’empêcher de sourire en s’observant.

Dehors, il pleut. En plein mois de mai. Elle peste. Bientôt, sa coiffure ne ressemblera plus à rien et Rachel déteste ça. Elle aime séduire et se faire attendre. Elle sent l’eau glisser le long de sa nuque. Elle se réfugie sous un porche au début de la rue du Général Brunet, déplie un parapluie noir et allume une cigarette avant de remonter la rue jusqu’à Danube. Elle sent vibrer son téléphone. C’est Perrine.

« Je rentre dans deux jours. Tu t’en souviens ? Tu viendras me chercher à l’aéroport ? »

Oui.

Peut-être.

Je ne sais pas.

Quand elle arrive en face du restaurant, la pluie s’est calmée. Elle jette un regard à l’intérieur et aperçoit Justine : la vingtaine, brune, cheveux très courts, une peau très blanche, assez musclée.

Elle entre dans le restaurant. Elle avance jusqu’à la table. Elles se font la bise. Justine est belle. Enfin, pas vraiment belle, mais attirante. Justine la regarde en souriant. Ses yeux se posent sur la bague que Rachel arbore à l’annulaire. Elle hausse les sourcils.

– Je suis fiancée.

Justine ouvre la bouche, décontenancée.

– Elle s’appelle Perrine. Elle est archéologue. Elle passe sa vie à faire des fouilles et moi, je m’emmerde à Paris.

– Pourquoi tu ne l’as pas dit avant ?

– Tu n’as pas demandé, lance Rachel en haussant les épaules.

Elle toise Justine avec un air amusé.

– Ne le prends pas comme ça. Tu es jeune, l’exclusivité n’est plus à la mode.

Justine ne dit rien, mais elle semble crispée. Rachel l’agace, avec ses manières. Justine ne sait pas pourquoi elle reste. Peut-être parce qu’elle a envie de baiser ou par politesse. Elle opte pour la seconde option. Le serveur finit par servir le rouge. Justine fait tourner le vin dans son verre et boit une minuscule gorgée. Elle demande à Rachel ce qu’elle fait dans la vie. En théorie, elle est écrivaine. Mais en réalité, elle est chroniqueuse radio. Elle a publié un roman il y a cinq ans. Peut-être qu’elle s’imaginait à l’époque que ce livre la mènerait sur la voie du succès, qu’elle écrirait d’autres choses. Plus profondes. Quelque chose qui compte. Maintenant, elle n’arrive plus à écrire. Son roman avait vite été oublié. Elle parle de son boulot de critique littéraire, de la revue de polars qu’elle a fondée avec son amie Johanna. Justine aime les romans policiers.

– C’est vrai ? demande Rachel, surprise.

– Oui, c’est pour ça que je suis devenue flic.

– Laisse-moi deviner : tu aimes Agatha Christie ? raille-t-elle.

Justine perçoit le ton méprisant. Rachel ressemble à l’idée que Justine se fait des intellectuelles parisiennes. Rachel marque un petit sourire désolé.

Non, Justine aime bien Daeninckx. Et aussi Ellroy. Elle a adoré Millenium. Elle lit tout le temps, va aux expos de la bibliothèque des littératures policières dans le 5e arrondissement les week-ends où elle est en repos.

– Comment on fait pour devenir critique littéraire ?

– J’ai écrit une thèse sur l’influence du roman noir sur le roman lesbien aux États-Unis de 1971 à 1977.

Justine hoche la tête, mais elle réfléchit à la meilleure excuse pour partir sans paraître grossière.

Justine lui demande mécaniquement le titre de son roman. Rachel n’a pas envie de parler de ça. Elle n’a pas envie de raconter à cette inconnue, une flicqui plus est, l’échec de sa vie. Elle marmonne tout de même :

– Nos corps défaillants.

– C’est un polar ?

– Non, une romance.

– Ah, désolée, je ne connais pas.

Rachel fait une grimace en acquiesçant et reprend une gorgée de vin. Le serveur amène les plats.

Justine se met à parler de son travail alors que Rachel ne lui a rien demandé. Elle sort tout juste de l’école de police. En réalité, Justine cherche une porte de sortie. Elle parle de manière automatique, c’est un vrai moulin à paroles. Pour combler le silence, contrer le malaise. Pour empêcher Rachel de jouer le rôle désagréable qu’elle s’est octroyé.

– Beaucoup de gens ont une mauvaise opinion de mon travail, mais je ne tue pas d’enfants.

Rachel pense aux rafles de migrants. Et au nombre de fois où elle s’est fait gazer en manif ces derniers mois. Elle ne répond rien, ce qui semble agacer son interlocutrice.

Justine dit qu’elle est de gauche. Ses parents étaient au PC, elle a voté Mélenchon aux dernières élections. Elle se bat contre les dérives de la police. C’est pas facile d’être flic et lesbienne. Elle est à la CGT Police. Elle parle de la partie de la police qui était dans la Résistance, de son grand-père communiste et flic. Rachel l’écoute s’animer, pose sa main sur le poignet de Justine. Celle-ci stoppe net.

– Parler boulot, ça ne m’intéresse pas. Je suis d’extrême gauche. J’étais militante trotskiste quand j’étais jeune. Je me suis retrouvée assez de fois face aux flics pour ne pas croire à ton baratin. Mais j’ai une règle à laquelle je ne déroge jamais : quand je baise, je ne fais pas de politique. Si ça t’intéresse, tu viens chez moi. Sinon, on se serre la main et sans rancune.

Justine la dévisage. Bien sûr, elle est belle. Attirante ? Peut-être. Mais tout dans son attitude lui donne envie de s’enfuir. Et puis il y a cet accent nasillard typique des Parisiennes, cet accent que Justine ne supporte pas. Justine avait grandi de l’autre côté du périph. L’accent différait selon que l’on avait grandi entouré par du béton ou dans les jolies rues pavées. Justine, c’était Argenteuil. Le 9-5. Quand on grandissait en banlieue, on cultivait cette haine de la capitale.

Le téléphone de Rachel sonne. Le nom de Johanna Diarra, sa meilleure amie, s’affiche. Elle refuse l’appel et s’excuse.

– Alors ?

Justine hoche la tête. Elle ne sait pas pourquoi elle fait ça. Peut-être qu’elle a envie de baiser. Ou peut-être est-ce par curiosité. Une histoire à raconter à ses amies : « Un jour, j’ai couché avec une bourge. C’était même une romancière. Son appart fait deux fois la taille du mien, mais elle pense qu’elle fait partie de la classe ouvrière. »

Elles se lèvent. Rachel paie.

Rachel sent le téléphone vibrer dans sa poche, décroche. La voix de Johanna est brisée et lointaine.

Maya est morte.

Maya s’est suicidée.

Elle a sauté du pont de l’autoroute, porte de Montreuil, pendant qu’Oscar, son compagnon, était parti acheter du lait.

C’est con de mourir pour une bouteille de lait.

Maya Maillot, son amour de jeunesse. Elle n’avait pas revu Maya depuis six ans. Elle avait tout fait pour l’oublier, reconstruit sa vie. Elle ne pouvait pas dire que la mort de Maya était surprenante. Maya vivait constamment au bord du précipice, prête à s’y jeter à la moindre occasion. Mais parce qu’elle l’avait aimée sans doute plus qu’aucune autre, elle sent quelque chose qui se brise à l’intérieur d’elle. Et puis, à Maya s’associait une autre mort, une mort violente, un cadavre jeté dans la Seine, à qui l’on avait rasé le crâne. Une enquête non résolue.

Rachel murmure à Justine qu’elle doit passer aux toilettes. Alors qu’elle s’éloigne, Justine tourne les talons et ne se retourne pas. Quand elle pousse la lourde porte du restaurant, elle se sent bien. Elle sort son téléphone et voit que le commissaire l’a appelée. Elle écoute le message :

« Chailloux, je sais que c’est ta soirée de repos, mais on a besoin de toi. Ramène-toi au 36. »

Rachel s’enferme dans la cabine et s’assied sur la lunette sans retirer son jeans. Tous les souvenirs de ces années passées avec Maya lui reviennent. Un flot intarissable, impossible à arrêter. Elle avait aimé Maya. Puis elle l’avait quittée. C’était une décision pragmatique, pour ne pas s’engouffrer dans la brèche avec elle. Maintenant, elle était morte et la culpabilité l’envahit. Qu’est-ce qu’elle aurait pu faire pour la sauver d’elle-même ?

Sur son visage, la sueur perle. La lumière lui donne un teint blafard. Elle passe de l’eau sur son visage. Le khôl dégouline. Quand elle revient au comptoir, Justine est partie. Elle sort du restaurant.

Elle appelle immédiatement Perrine.

– Je ne peux pas croire qu’elle ait fait ça, dit Perrine en reniflant.

– Prends le premier avion. Je viendrai te chercher à l’aéroport. Je dois te laisser. Je suis avec Johanna. Je t’aime.

– Ne raccroche pas.

Rachel ne dit rien. Elle ne veut pas gérer l’angoisse des autres, mais Perrine n’a pas l’air de vouloir la laisser tranquille.

– Que s’est-il passé ? Rachel, qu’est-ce que tu as fait ?

– Elle s’est suicidée, répond Rachel, agacée.

Elle se doutait que Perrine voudrait lui faire porter le chapeau.

– Qu’est-ce que tu as fait, Rachel ? Dis-moi la vérité.

– Voilà autre chose, maintenant ! Tu n’as jamais voulu savoir et maintenant, il faudrait en parler. Maya était suicidaire, elle s’est suicidée. Y a rien d’autre à dire. Fais pas chier.

Elle raccroche. Dehors, il fait noir, la pluie s’est arrêtée. En s’asseyant sur le trottoir, elle sent l’eau traverser son pantalon.

Chapitre 2

Mardi10mai2016, 5 h 17

Rachel se réveille avec un mal de crâne incroyable. Elle reste dans son lit, incapable de bouger. Ses membres lui semblent lourds, ses muscles, atrophiés. Trop d’alcool. Trop de joints.

Et puis, ça lui revient. Maya est morte.

Avec Maya, elles s’étaient rencontrées parce qu’elles étaient toutes les deux militantes. Rachel avait commencé à militer à seize ans. Elle avait rapidement rencontré Maya, dirigeante d’une petite organisation de jeunesse. Les JAR, les jeunesses anticapitalistes révolutionnaires.

Quand Rachel avait découvert le militantisme, tout lui avait semblé incroyable. Les sensations étaient décuplées, tout allait à cent à l’heure. Elle avait l’impression d’être du bon côté de la barricade. Et puis, il y avait eu les défaites à répétition, les lendemains qui déchantent, la gueule de bois.

Parfois, elle se demandait si elle n’avait pas aimé Maya parce qu’elle représentait un symbole. Est-ce qu’elle aurait pu aimer Maya en dehors de la lutte ? Elle essaye de se souvenir d’une discussion sur d’autres sujets que la politique, que la lutte des classes. Un film qu’elles auraient aimé toutes les deux ou au contraire détesté. Un livre dont elles auraient débattu toute la nuit. Il n’y en avait pas.

Rachel avait quitté les JAR en 2006. Elle avait claqué la porte après dix ans de militantisme. Elle avait continué dans les mouvements pro-palestiniens, de soutien aux migrants et dans des collectifs féministes et lesbiens qui s’étaient construits au fil des années. Peu à peu, cependant, elle avait baissé les armes.

Elle secoue le corps étendu à ses côtés. Ses cheveux longs et noirs sont éparpillés sur l’oreiller.

– Quelle heure est-il ?

– Cinq heures et demie.

– On s’est endormies il y a à peine trois heures.

– Je fais la matinale. J’ai besoin d’un café, d’un petit déj et surtout, de changer les draps avant qu’elle rentre.

Élise ouvre difficilement les yeux, regarde Rachel s’activer. Rachel va dans la cuisine faire le café. Quand Élise la rejoint, son teint est très blanc et ses yeux sont rouges. Le manque de sommeil se lit sur son visage. Elle s’approche pour l’embrasser. Rachel recule.

– Tu veux du café ?

– Non. Vous venez manger à la maison ce soir ? demande Élise en souriant.

Rachel la regarde, surprise. Pourtant, elle devrait avoir l’habitude. Elle secoue la tête.

– Il faut qu’on arrête de baiser ensemble.

Élise ne répond pas. Elle continue de sourire et hausse les épaules.

– T’as pas l’impression d’être une connasse ? demande Rachel.

– Non, répond Élise immédiatement.

Rachel baisse la tête et se dirige vers la cuisine en silence. Le café siffle. Elle tourne le dos à Élise pour saisir la cafetière italienne et verser le café dans une tasse blanche ébréchée, sa tasse fétiche. Élise vient l’enlacer en se plaçant derrière elle.

– Venez manger à la maison ce soir. Ça fait longtemps que je n’ai pas vu Perrine.

Rachel comprend rarement Élise. Elle semble dépourvue de culpabilité. Elle fait ce dont elle a envie, quand elle en a envie. Rachel se retourne, regarde Élise en fronçant les sourcils et l’embrasse.

Puis, Élise s’en va. Elle claque la porte. En entendant le bruit de ses talons résonner dans les escaliers, Rachel se demande si Maya lui manque.

Sa chronique était toute prête, mais voilà, Maya est morte. Elle l’avait aimée de longues années et c’est cet amour qui lui avait inspiré son roman. Parfois, elle se demandait si elle pourrait écrire autre chose. Maya n’était plus réelle depuis longtemps. Elle était devenue l’héroïne de sa romance et elle avait vécu tant d’années avec ce personnage de papier idéalisé qu’il était devenu difficile de faire la part des choses. Il fallait changer sa chronique, lui rendre hommage.

Sous la douche, elle formule plusieurs hypothèses. C’est le corps de Maya courbé et la vue de ses seins quand elle ferme les yeux qui lui donnent envie de se masturber.

Elle allume une clope en sortant de la douche alors qu’elle est encore humide, enroulée dans un peignoir de bain rose. Pathétique, se masturber sur le corps d’une morte.

Un éclair se forme dans son esprit. Elle se met à écrire frénétiquement sur son carnet. À six heures, elle saute dans un jean et une chemise noire. Elle enfile une veste en cuir rouge et prend son casque.

À cette heure-là, elle roule vite sur sa moto et arrive en moins de vingt minutes à la Maison de la Radio. Elle gare sa bécane et file au café en traversant l’avenue du Président Kennedy. À l’intérieur, c’est clinquant. Des dorures. Les garçons de café semblent sortis d’un film des années vingt. C’est son moment préféré de la semaine, quand elle s’assied avec les travailleurs immigrés au comptoir. Là, elle se sent à nouveau faire corps avec la classe ouvrière. Personne ne parle, tout le monde est concentré sur son expresso. Parfois, l’un ou l’autre jette un coup d’œil à la télévision qui passe BFM TV. Elle boit son café d’une traite comme si c’était un shot de vodka.

Elle entre dans la tour vitrée et monte au cinquième étage. Le stagiaire, un jeune homme de vingt-cinq ans aux cheveux blonds ­peroxydés tout droit sorti de l’école de journalisme lui claque la bise. Elle n’arrive jamais à se rappeler son prénom. Elle prend un café à la machine. Elle sait qu’il sera dégueulasse. Il lui rappelle le goût du café de la fac, qu’elle buvait entre deux « diffs » de tracts devant la grille de la fac de Censier.

En fond, elle entend Aude Truchant, l’animatrice aux dents longues, annoncer l’invité politique de la matinale – Benoît Hamon. Député du Parti socialiste, ex-ministre de l’Éducation nationale, il incarne une opposition interne au gouvernement de François Hollande depuis qu’il en a été évincé. Le passé lui revient dans la tronche comme un boomerang. Hamon, c’était les frondeurs, la gauche du PS. Rachel les avait bien connus, c’étaient eux qui dirigeaient l’Unef, le syndicat étudiant dans lequel elle avait milité toute sa vie d’étudiante. Dans des tendances opposées, Hamon, c’était la négociation. Rachel et le reste des JAR, c’était la lutte des classes.

Il y avait Maya, chignon serré derrière son pupitre siglé Unef, au micro. La présidence de la tribune la présente : « La parole est à Maya, de Paris 8, et Jean-Baptiste de Toulouse se prépare. »

Comment tu peux le laisser s’en sortir, Rach’ ? Il a tué Marie et maintenant, c’est à mon tour.

Rachel se concentre sur Hamon, qui parle de la primaire socialiste pour la présidentielle à venir. 7 h 17. L’assistante au chignon blond serré vient la chercher.

– C’est à toi, Isa.

Elle longe le couloir jusqu’au studio, ouvre la porte et s’assied avec un grand sourire sur le fauteuil noir. Elle est filmée. Elle passe en direct sur les réseaux sociaux. Elle rentre dans son rôle. Elle pose le casque sur ses oreilles alors qu’Aude Truchant l’annonce.

« Il est 7 h 20 et comme tous les jeudis, c’est l’heure du billet de notre chroniqueuse Isa K. »

Isa K. sonnait mieux que Rachel Block.

« Bonjour Aude, bonjour Benoît Hamon.

Bonjour à tous et à toutes.

Aujourd’hui, je dois vous annoncer la mort de quelqu’un qui m’est cher. Non, ne vous inquiétez pas, Fidel Castro est toujours bien vivant. Et la République socialiste aussi. Non, je voudrais vous parler de la mort de Marla.

Marla, c’est une femme que j’ai aimée il y a des années. J’aurais traversé les cinq continents pour elle, alors je l’ai écrit dans un livre. Où j’ai raconté la naissance de mes sentiments, la découverte de nos corps, le coming out. Mais cette Marla personnage de fiction est morte depuis longtemps. Elle est morte lorsque j’ai mis un point final à mon amour transi, à mon amour à sens unique. J’ai dit au revoir à Marla.

Mais Marla existe. Elle ne s’appelle pas Marla. Enfin, elle existait jusqu’à hier. Car hier, Marla s’est jetée d’un pont. Marla s’est suicidée. »

La voix de Rachel est grave, semble se briser. Elle maîtrise les intonations de sa voix. Chaque phrase prononcée, chaque geste est joué.

«Excusez mon émotion. Alors, ce matin, sous ma douche, je me suis demandé où étaient passées mes années de jeunesse. Où était passée cette soif de construire un autre monde. Car Marla était révolutionnaire. Et elle s’est suicidée. Elle a arrêté de tenter de changer cette société.

Et je me dis qu’on s’est vraiment fait avoir. Quand j’avais dix-neuf ans, je voulais changer le monde, on était la génération des sommets alternatifs. On faisait entendre nos voix de trans-pédé-gouines. Et voilà, vingt ans plus tard, c’est la crise des migrants. C’est rafle. Sur rafle. Sur rafle. Je suis descendue dans la rue pour fêter le mariage pour tous. Ah, on est bien rentrées dans le rang.

Et pendant ce temps-là, Marla s’est suicidée. Comme la fin d’un espoir de changement. Vous voyez, je ne sais pas ce qui l’a butée, Marla. Je n’ai que des bribes. Mais l’histoire de Marla, c’est notre histoire. C’est même notre histoire avec un grand H. Sa grand-mère était résistante, prisonnière à Ravensbrück. Plus tard, Marla est sortie avec un mec qui l’a violée.

Tout ça, je l’ai tu. J’ai créé une Marla avec la joie de vivre. Et une jolie histoire pour un roman avec mon amour transi et naïf.

Il me reste à écrire la vraie histoire. Celle de mon amie, de ma camarade, comme je disais à l’époque. Maya Maillot, la vraie Marla. Pour comprendre ce qui l’a tuée. Pour ne pas laisser l’espoir enterré. »

– Merci, Isa K, pour ce billet émouvant. On vous retrouve la semaine prochaine.

Elle se lève et sort fumer. Sur son téléphone, le nom ­d’Oscar Legrand s’affiche sur son écran. Oscar, le compagnon de Maya. Oscar aussi était un camarade. Ou plutôt, c’était le dirigeant de l’organisation quand elles étaient au lycée. C’était lui qui avait formé Rachel, mais aussi Maya et Perrine. Ils avaient été proches. C’était loin à présent. Perrine était restée leur amie. Rachel n’avait pas pu.

– Oscar, j’allais t’appeler.

– Espèce de connasse, hurle la voix d’Oscar. Tu crois que tu peux exploiter la douleur des gens comme ça ? Ne mentionne plus jamais son nom, espèce de cinglée.

Rachel n’a pas l’habitude d’entendre Oscar crier ; elle se demande même si c’est déjà arrivé. Dans ses souvenirs, Oscar était toujours calme, avec ce ton passif agressif qui le rendait insupportable. Pourtant, elle ne se démonte pas. Rachel n’est plus cette ado mal dans sa peau qui vénère tous les mecs qui ont un peu de gouaille et connaissent quelques concepts marxistes. Elle tire une bouffée de tabac.

– Tant de douceur dès le matin. Comment ça va, depuis tout ce temps ? Ça fait quoi, dix ans ?

– Six. D’ailleurs, tu sais qui enquête sur la mort de Maya ? Aïda Kateb, ça te dit quelque chose ?

Rachel jure. Bien sûr que ça lui disait quelque chose. Plus que ça, même.

– Une enquête ? C’est pas un suicide ?

Elle l’entend ricaner dans le téléphone et avec ce rire, tout le mépris qui l’habite.

– Je ne sais pas, Rachel. Tu veux t’en inspirer pour écrire un roman policier ?

– On peut boire un café ?

– Non.

– Il faut qu’on discute, Oscar, si c’est Kateb…

– En t’entendant ce matin, j’ai presque eu pitié, Rachel. Je me suis dit que tu étais cinglée, mais malheureuse. Maintenant, je suis rassuré. Tu as juste toujours un coup d’avance.

Il raccroche.

Sur son écran, elle voit le sigle du répondeur. Elle appuie dessus.

« Mademoiselle Block, commissaire Aïda Kateb. Nous nous sommes rencontrées il y a six ans sur l’enquête Marie Declercq. J’enquête sur la mort de Maya Maillot. Nous vous avons envoyé une convocation ce matin par courrier. Veuillez me rappel… »

Message supprimé.

Rachel observe la route devant elle. Elle ne ressent rien, si ce n’est un énorme vide qu’elle voudrait combler. Sur son téléphone, elle tape dans la barre de recherche : « Jonathan Zylberstein ».