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Panique à bord dans la brigade du commandant Castillac : depuis l’enlèvement de Christine Lindorff et le meurtre de John Maeney au château du Parc, propriété de la famille Beck-Lindorff, les homicides s’enchaînent en un ballet effréné, sans logique apparente, plongeant la ville entière dans la terreur et les enquêteurs dans la perplexité. Aurait-on affaire à un dangereux psychopathe qui tuerait pour son seul plaisir, afin de se donner le sentiment d’exister ? Mais alors pourquoi la vénérable famille Beck se trouverait-elle en pleine tourmente, accusée d’avoir bâti sa fortune sur son passé trouble et sa prétendue collaboration avec le régime nazi, alors même que l’un de ses membres est candidat à la députation ? Et que dire de ces soubrettes qui travaillaient au château, disparues du jour au lendemain sans laisser de traces ? Le calvaire des Demoiselles, ce flanc de falaise où s’empilent les cadavres, conserve jalousement ses secrets et ses légendes, laissant les inspecteurs sur leur faim. Et ce n’est pas la versatile et énigmatique lieutenante Valérie Balain, arrivée en renfort un mois auparavant, qui semble décidée à lever le voile sur la terrible malédiction frappant les trois soeurs Lindorff… À mi-chemin entre polar haletant et thriller psychologique, Les Trois Demoiselles entraîne son lecteur dans un labyrinthe infernal mêlant légende, grande Histoire, intrigues politiciennes, secrets familiaux bien gardés, désirs de vengeance, alliances improbables et mobiles psychologiques mal élucidés, où l’ignominie et la monstruosité ne se trouvent pas toujours du côté où l’on croit. Discrète voire imperceptible au début de l’ouvrage, la petite musique dissonante qui avertit que quelque chose cloche prend de l’ampleur au fil de la narration, plongeant le lecteur dans un inconfort lancinant, un malaise croissant. On en ressort le coeur battant, incrédule, étourdi, à bout de souffle… et on en redemande.
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Seitenzahl: 403
Veröffentlichungsjahr: 2022
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PROLOGUE
Chapitre
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Il était installé à la terrasse d’un restaurant qui donnait sur la mer. Il consulta sa montre. 11 h 30 passées, la personne qu’il attendait ne devait pas tarder. L’homme avait garé son véhicule, une Chrysler limousine claire appartenant au parc automobile du corps diplomatique, dans une rue sans issue qui descendait vers la plage. Il était grand, carré d’épaules, et vêtu d’un costume de flanelle beige.
En levant la tête vers la promenade qui longeait la plage, il aperçut la frêle silhouette à la démarche typique du jockey. Ils s’étaient entretenus à voix basse pendant une demi-heure en buvant une bière. Un spectateur les observant aurait pu remarquer l’état de nervosité dans lequel se trouvait le grand type qui se taisait par instants, en proie, semblait-il, à une forte émotion. Le petit homme quant à lui réagissait mollement en faisant parfois des gestes d’impuissance qui lui faisaient lever les yeux au ciel. Il portait une casquette à carreaux et la visière cachait l’expression de son regard. Avant qu’ils ne se séparent, l’individu au costume avait glissé une enveloppe sur la table, aussitôt saisie par la main de son interlocuteur. Le geste avait été si prompt, presque prématuré, qu’il ne lâcha pas ce qu’il tenait. Ils échangèrent vivement un court instant. En dressant l’oreille, on aurait pu saisir quelques mots de mise en garde.
Le château, planté au milieu d’un parc, surplombait une petite vallée qui descendait en pente douce vers la mer. Il avait son histoire, comme toutes les vieilles demeures. Édifié au milieu du XVIIIe siècle, il avait été en partie détruit en 1944 au cours de la bataille de Normandie.
Le cèdre bleu déployait ses grands bras protecteurs au-dessus de la silhouette d’un homme âgé, assis dans un fauteuil roulant. Le maître des lieux, un vieillard de quatre-vingt-cinq ans, se prélassait sous l’arbre deux fois centenaire qu’il affectionnait particulièrement dans son ombre protectrice. Le temps avait allégé ses souffrances en lui faisant accepter son handicap. Il ne se déplaçait pratiquement qu’en fauteuil roulant et ne fréquentait que les endroits où il avait ses habitudes.
La vie n’était pas toujours rose pour Maximilien Beck, mais il faisait avec profitant au maximum des instants présents. Dans les circonstances présentes, les personnes qui participaient à la soirée organisée dans le magnifique parc du domaine familial paraissaient détendues et heureuses de vivre. Tout le monde fêtait l’investiture à la députation de Philippe Beck, héritier de l’empire financier et commercial du même nom. Il faut dire que le cadre champêtre était admirable. On ne pouvait rêver meilleur point de vue.
Il ne restait du discours du préfet, toujours trop long et parfois ennuyeux, que le pupitre et les deux rangées de chaises alignées. Le buffet, aménagé sur la pelouse au fond du parc, offrait une vue dégagée sur la mer, d’un bleu lumineux, qui moutonnait au loin. Pour l’heure, la grande majorité des invités, agglutinée devant la longue table recouverte d’une nappe blanche, se goinfrait de canapés et autres gourmandises assorties. Le jour était au maximum de ses capacités lumineuses ; les dernières vagues ensoleillées perdaient en intensité ce qu’elles gagnaient en coloris chatoyants. L’air était doux, légèrement ventilé par une brise marine porteuse de senteurs iodées. Le temps s’étirait au son d’une musique douce, et la scène n’exprimait rien d’autre pour la majorité des participants qu’une agréable soirée de début d’été. Tous y trouvaient leur plaisir – que ce soit pour nouer une nouvelle relation ou fortifier celles qui ne demandaient qu’à devenir pérennes. Tous ne pensaient avant tout qu’au plaisir de paraître, de communiquer et de plaire.
Dans un coin reculé à l’abri des regards, sous l’ombre protectrice du cèdre bleu, Maximilien Beck, assis au fond de son fauteuil roulant, observait la scène, un sourire ironique au coin des lèvres. Il suivait particulièrement des yeux le déplacement d’une jeune fille qui allait comme une libellule par petites envolées, causant à l’un et riant avec l’autre. Le vieillard tenait à la main une pipe. Il la portait de temps en temps à sa bouche et, avec beaucoup de lenteur, tirait une longue bouffée d’un mélange de tabac de son invention. Le visage à présent tourné vers la porte-fenêtre grande ouverte du château, il chercha du regard son fils qui déambulait sur la terrasse en compagnie de l’assistante du préfet. Il avait chaussé ses lunettes de myope dans le but d’observer et si possible d’accrocher une expression parlante au moins sur l’un des visages. S’exprimant peu, il avait appris à lire sur les lèvres. C’est la distance un peu longue et son handicap qui ne lui permettaient de déchiffrer qu’un tiers de la phrase. Il n’était sûr que d’une chose : ils parlaient de Maeney. Ce nom revenait en boucle dans la conversation. Le fameux Maeney était un ami proche de sa nièce Christine. Diplomate au consulat américain de Rennes, il fréquentait assidûment les casinos et les champs de courses de la côte normande.
Fatigué par ses efforts et surtout énervé par la présence de cette péronnelle qui tournait autour de son fils, il préféra abandonner son observation pour se consacrer à la vue vivifiante de l’horizon, qui s’embrasait d’un coup en s’enfonçant dans la mer.
L’édifice de vieilles pierres, qui s’élevait majestueux devant la pelouse verte entretenue comme un terrain de golf, remontait au XVIII siècle pour sa construction et au XXe pour sa rénovation. Dans le parc, outre le cèdre bicentenaire, les grands chênes séculaires côtoyaient la rangée de peupliers qui marchaient vers le ruisseau, les bras dressés au ciel.
La vieille demeure, qui avait servi de QG à un général de division blindée allemand de 1940 à 1944, avait beaucoup souffert lors du débarquement des troupes alliées. Maximilien Beck avait par amour rénové le vieux château en partie détruit, en prenant soin de conserver son cachet de vieille demeure normande. Une tour carrée séparait les deux bâtiments principaux, eux-mêmes agrémentés à chaque angle d’une tour pointue. Deux battants de bois cintrés faisaient office d’entrée principale.
Le vieux châtelain, qui avait orienté son fauteuil vers la ligne orangée de l’horizon, descendait d’une vieille famille prussienne. Il avait quinze ans en 1944 lorsque ses parents, fuyant l’Allemagne en guerre, s’étaient installés en Argentine, où ils avaient bâti un empire dans le commerce en gros de la viande. Après le décès de ses parents dans le crash de l’avion que pilotait son père, il avait hérité à 32 ans d’une entreprise internationale qui valait plusieurs millions. Un an auparavant, il était tombé follement amoureux d’une actrice française rencontrée au cours d’une soirée organisée par l’ambassadeur de France, un ami dévoué de son père. Après l’avoir épousée, il l’avait suivie jusqu’en Normandie, où elle possédait un château à moitié détruit durant la seconde guerre mondiale. De gros travaux de rénovation avaient été engagés, redonnant un certain lustre à l’habitation. Il y restait à présent à demeure, ne s’aventurant même plus dans sa villa de Ramatuelle, délaissée sans regret.
Au premier regard, Maximilien Beck suscitait une respectueuse sympathie. Les traits réguliers du visage dessinaient une figure carrée, au teint un peu bistré, avec un crâne dégarni par les chimiothérapies. Les joues un peu creusées accentuaient les rides profondes qui barraient son front, surtout quand il fronçait les sourcils, et pouvaient donner l’impression d’avoir affaire à une personne austère alors que c’était un bon vivant, serein et flegmatique, aimant le bon vin et la gastronomie régionale. Une expression de complète décontraction animait son visage où se lisait la satisfaction d’une vie bien remplie et, tout compte fait pas si mal équilibrée entre joies et peines.
Deux hommes s’approchèrent de lui. L’un d’eux était son fils, âgé de 42 ans, grand, bien charpenté, avec un beau visage légèrement bronzé et les yeux bleu foncé de son père. Il avait reçu une excellente éducation. Il faisait collection d’estampes japonaises qu’il allait lui-même acheter sur place. Après des études de droit à Paris, il avait repris les rênes de l’entreprise familiale, qui importait la meilleure viande des quatre coins du monde. Toujours célibataire, il semblait vouloir vivre le temps présent le plus intensément possible. Il possédait beauté, santé et fortune ; tout ce qu’il fallait pour mener une vie bien remplie dans les meilleures conditions. En revanche, son compagnon qui marchait à son côté avait un visage rond ingrat avec un gros nez et des lèvres épaisses, balayées par une fine moustache. Les cheveux noirs et brillants étaient plaqués en avant. Il portait de grosses lunettes aux verres teintés. Sa démarche était bondissante comme celle d’un boxeur à l’entraînement.
Le fils, comme il le faisait toujours quand il croisait son père, s’arrêtait à sa hauteur et lui demandait s’il avait besoin de quelque chose.
— Tout va bien, répondait invariablement le père en souriant.
— N’hésite pas à me biper quand tu désireras rentrer, reprit le fils en se dirigeant avec son ami vers le buffet.
Maximilien Beck reporta ensuite son attention sur sa nièce Gabriella, qu’il avait recueillie et élevée avec ses deux sœurs après le décès de leurs parents dans un accident de voiture. La benjamine était sa préférée. Il la trouvait naturellement belle et ne manquait pas une occasion de discuter avec elle.
Élisabeth Lindorff était la plus mature des trois sœurs. Avocate, mariée et divorcée au bout d’un an, elle occupait un poste important dans une grande banque internationale. Christine, sa sœur jumelle, fréquentait le monde du spectacle. Elle était mannequin, mais aussi actrice et chanteuse, sans parvenir à véritablement percer dans le show-business. Quant à la cadette Gabriella, elle poursuivait des études de médecine pour devenir neuropsychiatre.
Élisabeth n’épargnait pas sa jumelle, qu’elle trouvait superficielle et à qui elle reprochait de n’avoir pas de véritable but dans la vie. « Une saltimbanque », n’arrêtait-elle pas de dire. Elles ne s’étaient pas adressé la parole depuis maintenant plus d’un mois. Elle avait renoncé à chaperonner la benjamine, en réalité sa demi-sœur, qui à 24 ans existait sans faire de vagues. À part ça, la jeune femme menait une vie bien remplie qu’elle partageait entre travail et loisirs. Elle envisageait de se remettre à l’équitation. Son oncle toujours prévenant quand il s’agissait de ses nièces, l’avait autorisé à réaménager l’écurie datant de plus d’un siècle qui se trouvait dans une annexe regroupant la maison du gardien et les serres. Il ne lui restait plus qu’à visiter les haras, nombreux dans la région et faire l’acquisition d’un cheval.
Les trois sœurs avaient un point commun. Belles mais d’un charme différent. Élisabeth était une jeune femme de son temps. Sa grande taille, son teint toujours légèrement hâlé qui faisait ressortir l’éclat magnifique de ses yeux sombres et attirants, mis en valeur par une chevelure blonde flamboyante, la classaient parmi les femmes les plus représentatives de la haute société normande. Christine, quant à elle, persistait à se donner des airs de star, d’une beauté ravageuse mais superficielle – au contraire de Gabriella, la benjamine, qui avait la vénusté et l’insouciance de la jeunesse.
Tout avait commencé un an plutôt lorsque le capitaine Alexandre Castillac, attaché à la brigade anticriminalité dirigée par le commissaire Lucas Mariani avait écopé d’un blâme pour violence envers un garde à vue ; fils d’une grosse ponte de l’audiovisuel. Dans le but de se faire oublier, il avait accepté de remplacer un commissaire en poste dans une ville touristique de l’Orne. Après une vingtaine de jours relax, le temps de rencontrer les principaux acteurs de la vie locale, il avait été brutalement confronté à un crime particulièrement barbare d’une adolescente habitante du village. L’enquête menée conjointement avec la cheffe de la gendarmerie s’était avérée longue et difficile. Les tensions exacerbées entre Castillac et le juge d’instruction avait conduit ce dernier à commettre des erreurs de jugements préjudiciables à un bon déroulement des investigations. Après deux nouveaux crimes tous aussi abominables que le précédent et suite à l’arrivée d’une juge remplaçante, l’enquête était repartie sur de nouvelles bases permettant d’aboutir à l’arrestation du meurtrier. Les points positifs de cette année de purgatoire, riches d’évènements importants avait été outre sa nomination au grade de commandant, de nouer des liens amicaux avec Pierre Hébert, le médecin légiste et surtout de retrouver en la personne de la juge son amour de jeunesse.
Le 27 juillet s’annonçait chaud et orageux ; un jour de vacances comme beaucoup d’autres, où l’on avait mille raisons de se voir à la plage, les doigts de pied en éventail. Le commandant Castillac, assis derrière son bureau, consultait le dossier des affaires en cours quand la sonnerie du téléphone retentit.
— Brigadier Ardouin. J’ai un appel en urgence, un certain monsieur Beck désire vous parler.
Un petit grésillement, le temps que le transfert se fasse et que la communication s’établisse.
— Bonjour monsieur Beck… Commandant Castillac. Je vous écoute.
— Un drame vient de se produire au château du Parc…
Un silence, suivi d’une respiration haletante ; puis de nouveau les mots, hachés par une forte émotion.
— On a tiré sur un invité. Je crois qu’il est mort, lâcha son correspondant d’une voix parasitée par l’affolement.
— Qui êtes-vous ? demanda Castillac sur un ton posé. Le patron de l’hôtel ?
— Non… non, pas du tout ! Je suis le fils du propriétaire.
— Surtout, vous ne touchez à rien et vous demandez aux gens qui se trouvent sur place de ne pas partir. Je m’occupe de prévenir la police scientifique et technique, ainsi que les autorités judiciaires. Il me reste à noter l’adresse et j’arrive !
Vacances obligent, le seul inspecteur en service se trouvait sur les lieux d’une agression. Le commandant n’avait pas le choix : pour l’assister, il devait prendre la seule personne qu’il avait sous la main : une jeune stagiaire fraîchement sortie de l’école de police.
Pour quelle raison Valérie Balain s’était-elle mis dans la tête de tenir coûte que coûte sa promesse de faire la lumière sur la disparition mystérieuse de sa petite sœur. Rien ne l’y obligeait, du moins jusqu’à ce jour où le destin avait choisi à sa place. Tout était parti de la dernière adresse connue de sa sœur. Un château situé à proximité d’une cité touristique où elle occupait un emploi de servante. Au grand dam de son instructeur de l’école de police, le capitaine Bussy, elle avait choisi ce lieu de villégiature mondain, ignorant un poste dans une grande ville en sachant que c’était sa seule piste pour retrouver la trace de Sylvie. La seule ombre au tableau, c’est qu’elle avait décidé d’agir en solo sans faire appel officiellement à la police. Satisfaite de son choix, la jeune lieutenante avait rejoint son affectation quelques jours avant sa prise de fonction, dans le but de débroussailler le terrain. Elle avait dû rappeler deux fois avant d’être mise en relation avec une femme à la voix grave de contralto qui l’avait dirigée sur la personne responsable du personnel de maison.
Valérie Balain était d’humeur chagrine, elle avait à peine fermé l’œil de la nuit. Le soleil, pour arranger les choses, flemmardait et tardait à pointer ses rayons, encore endormi sous la couverture d’une multitude de minuscules nuages roses. Son petit déjeuner expédié, elle s’était retrouvée sur la promenade qui longeait la plage, déserte à cette heure matinale. De son rendez-vous la veille au soir, sur la place du Casino, elle ne retenait qu’une prise de contact décevante avec un individu étrange qui lui avait dit représenter le propriétaire du château où sa sœur avait travaillé – un certain Philippe Beck. Il avait enregistré son 06 sur un portable en lui disant qu’il la rappellerait.
L’homme était grand, très grand. Une véritable armoire à glace. Il portait un feutre mou à larges bords, soulevé au moment de leur rencontre, ce qui lui permit de constater qu’il était presque chauve, mis à part deux touffes de cheveux poivre et sel au-dessus des oreilles. La main qui avait serré la sienne était large et puissante, capable d’assommer un agneau d’un coup de poing. Le visage, ingrat, était voué aux regards en coin et pire encore : à l’indifférence et à l’évitement. Les traits de la figure étaient brouillon, comme si leur créateur, pris de tremblote, n’était pas parvenu à tracer une ligne droite. Seuls les yeux captaient un instant l’attention – l’intensité des prunelles bleues très claires avait quelque chose de glacial.
La journée de fin juillet s’annonçait caniculaire. Valérie Balain venait de rejoindre son poste dans un commissariat situé dans une station balnéaire très mondaine de la côte normande, réputée pour ses courses hippiques et ses célèbres planches qui longent la plage.
Avant de voir Alexandre Castillac, commandant du commissariat, Valérie Balain l’avait imaginé autrement. Plus vieux et pas aussi beau. Au premier coup d’œil, il lui parut ouvert et sympathique, à l’image de l’officier instructeur de l’école de police. Il était grand, solidement charpenté, avec un regard franc et viril. Il portait une casquette de marin qui lui donnait des airs d’aventurier.
Une fois l’adresse correctement entrée dans le GPS, Castillac et la stagiaire avaient pris la route qui devait les mener au château du Parc. Le commandant, assis à la place du passager, lançait de fréquents regards en direction de la jeune Valérie Balain. Il avait consulté sa fiche rapidement deux jours auparavant. Vingt-deux ans, célibataire, sortie première de la promotion d’Alice Dubreuil – une jeune policière abattue par des terroristes. De taille moyenne, elle arborait une frimousse ronde avec des taches de rousseur sur les joues, un petit nez légèrement retroussé et des lèvres fines rose dragée. Les yeux bleu clair s’harmonisaient avec les cheveux blonds, coupés court, parés de chaque côté des tempes d’accroche-cœurs. Le regard franc et soutenu dénotait un caractère bien trempé.
La lieutenante s’était garée à côté de la camionnette de la Scientifique qui stationnait déjà devant le perron. Une certaine effervescence régnait autour de l’entrée principale du château. Le commandant Alexandre Castillac n’avait pris ses fonctions que depuis un mois et il devrait normalement succéder au policier en place qui prend sa retraite. Avant de descendre du véhicule, il pensa à se munir de deux paires de gants jetables. Il remarqua avec satisfaction que les invités avaient été regroupés sous le chapiteau de réception dans l’attente d’être interrogés. Ils entrèrent par la grande porte, qui donnait sur un grand hall dallé de marbre rose, envahi par plusieurs techniciens de la police qui préparaient leur matériel. Pour l’instant, seul son ami Pierre Hébert, le médecin légiste, se trouvait agenouillé près du corps allongé en travers des dernières marches de l’escalier.
Une musique de jazz jouée à l’extérieur leur parvenait en bruit de fond, entrecoupée par les flashs des appareils utilisés par les experts pour photographier le cadavre sous tous les angles. Castillac s’apprêtait à se diriger vers ce qui semblait être le salon, quand un homme d’une quarantaine d’années se présenta sur le seuil.
— Commandant Castillac ? interrogea-t-il en s’avançant, la main tendue.
— Lui-même, répondit-il en présentant son adjointe qui l’accompagnait.
— Lorsque j’ai entendu les coups de feu, deux précisément, je ne pouvais bien sûr pas, en toute bonne foi, imaginer qu’un tel drame viendrait ternir la fête. Je m’apprêtais à rejoindre mon bureau qui se trouve à proximité de l’entrée principale. C’est en passant devant l’escalier que j’ai vu la victime, un diplomate américain ami de ma cousine, tituber et tomber sur les dernières marches.
— Quelle heure était-il ? demanda le commandant.
Celui-ci jugea utile de lui répondre en prenant de la marge.
— Je dirais entre midi… et 13 h.
— Sinon, vous n’avez rien remarqué de spécial ? Personne n’est sorti ou entré ?
— Non, personne… Je suis resté jusqu’à l’arrivée de la police.
— La victime résidait-elle au château ?
Le rythme saccadé des questions ne paraissait pas trop perturber le fils Beck, qui prenait même de l’assurance au fil de l’entretien.
— Occasionnellement. Pratiquement plus, pour ainsi dire depuis sa brouille avec ma cousine Christine.
— Combien de personnes habitent en permanence au château ?
— Trois à l’étage : moi, mes cousines Christine et Gabriella, plus deux employés de maison qui ont une chambre sous les combles. Seul mon père, vu son handicap, dispose d’un petit appartement spécialement aménagé à côté de mon bureau au rez-de-chaussée.
Castillac marqua une pause. Il jeta un rapide coup d’œil vers Balain qui avait sorti un calepin de sa poche, sur lequel elle notait toutes les questions et les réponses ; puis il revint vers son interlocuteur qui paraissait attendre la question suivante.
— Existe-t-il une deuxième sortie, et si oui, est-elle sous surveillance ?
— Oui, au bout de l’aile opposée à celle où nous sommes. Une porte sécurisée donne sur le garage. La surveillance vidéo n’est activée qu’après 22 h, et les jours d’affluence comme aujourd’hui.
— Que savez-vous au juste de la victime ?
Le regard du fils Beck s’assombrit et une vilaine grimace lui fit froncer les sourcils.
— Pratiquement rien, finit-il par articuler en haussant le ton. Je l’ai croisé quelquefois sans véritablement engager la conversation. Comme je vous l’ai dit, ajouta-t-il avec une pointe d’agacement dans la voix, c’était un ami de ma cousine qui passait la voir quand il se rendait dans la région pour jouer aux courses.
— Une dernière question : qui se trouvait sur place au moment du drame ?
— À ma connaissance, personne ! Tout le personnel de maison était à l’extérieur pour s’occuper des invités.
— Merci pour votre coopération, monsieur Beck. Je n’abuserai pas davantage de votre temps. Une dernière petite chose : pouvez-vous m’indiquer comment accéder au premier étage sans passer par le grand escalier ?
— Suivez-moi, je vais vous y conduire, proposa Philippe Beck d’une voix redevenue normale, tranchant avec la brusque flambée de l’instant précédent.
L’escalier de service se trouvait dans la tour gauche du château et desservait également les parkings situés au sous-sol. Les huit chambres principales se faisaient face, quatre de chaque côté, donnant sur un grand et large couloir, séparé par un salon aménagé dans la tour carrée, un peu comme dans un hôtel. La dernière porte à droite était grande ouverte et des taches de sang maculaient le carrelage. Plusieurs petits chevalets, disposés par la Scientifique, balisaient le parcours de la victime jusqu’à l’escalier. Le commandant se contenta de jeter un coup d’œil dans la chambre pour voir si personne ne s’y trouvait et comme tel était le cas, il invita tout le monde à rebrousser chemin. Il était d’usage de laisser le champ libre aux experts de la Scientifique avant de visiter les lieux.
Une fois revenus à leur point de départ, en voyant le fils Beck consulter sa montre, Castillac l’informa qu’il allait interroger le personnel de maison et les invités.
— Oui… faites votre travail, commandant, dit-il en s’excusant. Je suis obligé de vous quitter, mais avant je vais vous présenter ma cousine Élisabeth, qui vous guidera mieux que moi.
Ils s’éloignèrent du bâtiment en se dirigeant vers le bout du parc où se trouvait le chapiteau. La pelouse, large rectangle vert qui descendait en pente légère en direction d’un petit ruisseau dont on percevait le doux gazouillement, avait un charme champêtre fort reposant, tranchant avec l’agitation qui régnait plus loin.
— Vous habitez une bien belle demeure, dit Castillac afin de meubler la conversation, lui qui n’était pas spécialement passionné par les vieilles pierres.
Le fils Beck eut un triste sourire et répondit simplement :
— Que je vous invite à apprécier dans des circonstances moins dramatiques.
Le commandant ne réagit pas, car son guide venait de s’arrêter devant une jeune femme qui discutait avec un couple, une flûte de champagne à la main.
La jeune fille à cette distance, put voir que c’était un homme d’abord ouvert et sympathique, beau et sportif, qui mesurait plus d’un mètre quatre-vingts. Une casquette de marin type capitaine, ornée de feuilles de chêne avec des petites cordes de garniture au-dessus de la visière couvrait sa tête, et un cigarillo au coin des lèvres lui donnait de faux airs de Corto Maltese, la BD préférée de sa sœur Élisabeth.
— Gabriella, peux-tu me dire où se trouve Élisabeth ? Puis dans la foulée il ajouta : Je te présente le commandant Castillac, qui a des questions à poser aux invités.
Après un bref, mais pénétrant regard dans sa direction, la jeune fille s’adressa à son cousin sur un ton réprobateur.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle. Les personnes en avaient marre d’attendre ; ils s’interrogeaient sur la présence de la police et surtout sur les raisons de leur confinement dans cet espace restreint.
— Pour l’instant il valait mieux les tenir à l’écart de tout ça, éluda son cousin. Pour calmer les plus curieux, dis-leur qu’un invité a été victime d’une agression.
— De qui s’agit-il ? s’enflamma Gabriella Lindorff. J’ai le droit de savoir !
— De John Maeney… il aurait été assassiné. Je n’étais même pas au courant de sa présence.
— Christine est-elle au courant… ? demanda la jeune fille.
— Justement, je n’arrive pas à la joindre, pas plus d’ailleurs que ton autre sœur. Pourrais-tu appeler Élisabeth pour lui demander de te retrouver ici afin de gérer la situation ? Puis, se retournant vers Castillac, il enchaîna :
— Je suis désolé de vous quitter sur cette fausse note, mais avec Élisabeth vous serez entre de bonnes mains. Je reste bien entendu à votre entière disposition. Au revoir commandant.
Entre-temps, Castillac, qui avait écouté d’une oreille distraite la conversation, estima que le plus urgent était de recueillir le témoignage des invités afin de pouvoir les libérer rapidement. Il chargea Balain de ce travail en lui rappelant de ne pas oublier de récupérer le maximum de photos et de vidéos prises durant la fête.
Gabriella, malgré plusieurs appels, ne parvenait pas à joindre ses sœurs. Aussi proposa-t-elle de partir à leur recherche. L’entrée principale étant condamnée, ils étaient passés par la porte du garage. Trois grosses cylindrées se trouvaient garées sur les emplacements délimités par un marquage au sol. Elle s’était brusquement arrêtée en fixant d’un regard vague les véhicules.
— Quelque chose semble vous tracasser, s’inquiéta le commandant, attentif au comportement accablé de la jeune fille.
Gabriella Lindorff, réfugiée dans un instant de silence, prit son temps pour répondre. Après avoir respiré un grand coup, elle partagea son inquiétude en constatant la seule absence du véhicule de sa sœur Élisabeth. Ce qui posait la question de savoir avec qui Christine Lindorff avait quitté le château. Une lecture attentive de la caméra de surveillance du parking s’imposait. Elle composa encore deux fois les numéros qui répétaient le même terrible message, « votre correspondant n’est pas joignable. » Castillac, impuissant, suivait du coin de l’œil le déroulement de l’action, pas très optimiste quant au résultat vu les secondes qui s’égrenaient sans que personne ne réponde. Cette nouvelle affaire prenait un drôle de départ. Un crime et une double disparition qui restait heureusement à confirmer. En remettant son portable dans sa poche, Gabriella semblait perturbée. Les sourcils froncés, ce qui enfonçait un peu plus ses yeux dans leurs orbites, et la grimace de dépit qui tordait ses lèvres fines donnaient à son visage l’apparence d’un masque aux traits angoissés.
— Je suis vraiment inquiète… très inquiète, répéta la jeune femme. Ce n’est pas dans les habitudes d’Élisabeth de ne pas répondre aux messages. Il y a bien une explication, on ne disparaît pas comme ça sans raison !
La première chose qu’Élisabeth Lindorff, deux minutes plus tard environ, se trouva faire en présence de sa sœur et de Castillac, fut d’exprimer des excuses de ne pas avoir répondu à ses appels. Elle avait dû tout laisser en plan pour se rendre au greffe du tribunal afin de signer des documents importants. Philippe Beck, croisé dans le parking, l’avait mise au courant pour John Maeney et pour la disparition de Christine. Son apparition était en soi une bonne chose. Elle avait redonné de l’espoir à sa sœur, qui retrouvait des couleurs.
Élisabeth Lindorff était ce qu’on appelle une belle femme. Son abondante chevelure, du blond le plus nordique qui soit, glissait en douceur sur ses épaules. Elle portait un corsage blanc très ajusté qui moulait une poitrine opulente et une jupe plissée qui s’arrêtait juste aux genoux. Ses jambes bronzées, fines et longues attiraient le regard des hommes et certainement aussi celui de certaines femmes. Ses yeux d’un bleu légèrement vert ne laissaient personne indifférent ; dommage que son air « femme du monde » vienne tempérer cette première impression.
Castillac resta un instant silencieux, réfléchissant au plus sûr moyen de l’interroger sans trop la brusquer. Quels pouvaient être ses liens avec le diplomate américain ? La fébrilité de son regard le dissuada de la questionner pour l’instant sur sa relation avec la victime, qu’elle paraissait bien connaître.
Comme elle levait les yeux sur lui, il crut en voyant naître un sourire sur ses lèvres qu’un souvenir avait refait surface et qu’elle s’apprêtait à le lui faire partager. Mais quelque chose avait dû faire obstacle, car au dernier moment elle garda le silence.
— En vous observant depuis quelques secondes, reprit Castillac, j’ai acquis le sentiment que les derniers événements vous ont bouleversée. Aussi, pouvons-nous remettre à plus tard cet entretien, si tel est votre souhait.
— Tout ce qui pourra aider à retrouver ma sœur passe en priorité. Je pensais à une chose : avez-vous visité la chambre de Christine ?
— Non… répondit Castillac ; mais il ajouta que si elle donnait son accord, l’utilité d’une telle visite paraissait évidente.
La porte de la chambre était fermée à clé.
— Existe-t-il un double des clés ? demanda le commandant.
— Oui… je crois, répondit la jeune femme qui garda le silence un instant, le temps de solliciter sa mémoire. Attendez-moi, je vais les chercher à la cuisine.
La chambre était vide, le lit défait et le tiroir de la table de chevet renversé sur les draps. Un des battants de l’armoire était entrouvert et un habit enfilé sur un cintre traînait par terre. Une valise à moitié pleine jetée dans un coin de la pièce complétait le bordel constaté. La salle de bains réservait également des surprises. Le contenant des flacons destinés au bain avait été vidé dans le bac et s’écoulait lentement en une coulée verte et bleue. Quant aux tubes de comprimés qui se trouvaient dans l’armoire à pharmacie, ils remplissaient le lavabo. Tout ce désordre pouvait être interprété de deux façons. Un enlèvement, difficilement réalisable sans attirer l’attention, ou plus probablement un départ précipité pour une raison qui restait à déterminer. En d’autres termes, cette fuite serait-elle la conséquence directe de l’assassinat de Maeney ? Toujours était-il qu’en repartant Castillac demanda au responsable de la police scientifique d’inspecter également la dernière chambre à gauche au bout du couloir, la clé se trouvant sur la porte.
En rejoignant le chapiteau, Élisabeth ne masquait plus son inquiétude. Castillac s’interrogeait encore sur la tactique à employer. Concernant Christine Lindorff, il était prématuré de lancer un avis de recherche avant d’avoir des certitudes sur son implication dans la mort du diplomate ou des éléments probants prouvant qu’elle serait en danger. Il ne restait de la fête, gâchée par le drame, qu’une chaise vide plantée au milieu de la pelouse et des oiseaux qui se chamaillaient pour récupérer quelques miettes sur les tables. Le personnel du traiteur rangeait verres, assiettes et couverts, repliait les nappes et chargeait tout dans une camionnette. Les invités avaient disparu, il ne restait que l’inspectrice stagiaire assise à une table ronde qui mettait de l’ordre dans ses papiers.
— Alors Balain, où en êtes-vous de la collecte des témoignages ?
— J’ai pratiquement interrogé tous ceux qui étaient présents sous le chapiteau, récupéré les images de trois iPhones et gardé une caméra pour visionner le film au calme.
Le commandant l’interrompit, pressé de rejoindre son ami Pierre Hébert, le médecin légiste, qui devait pouvoir le renseigner sur les circonstances de la mort de Maeney.
— Faites-moi un résumé… le plus court possible !
— Je ne pense pas pouvoir faire plus court, enchaîna la jeune femme. Ils n’ont rien vu et rien entendu, répondit promptement l’inspectrice en ébauchant ce qui pouvait être une grimace de dépit.
— Rien ! Pas le moindre indice… ? insista Castillac.
— Non, pas grand-chose, seulement le témoignage d’un serveur qui dit avoir remarqué, vers 13 h, un ULM surgir au-dessus des arbres et filer en direction de la mer.
— Essayez quand même d’en savoir plus sans perdre trop de temps, suggéra le commandant.
La jeune fille, tout en parlant, feuilletait son carnet de notes. Elle marqua un silence le temps de se relire, puis cita la déposition oubliée mais confuse du jardinier qui aurait vu devant la porte du parking, une jeune femme se disputer avec un inconnu seulement entraperçu durant quelques secondes. Il lui manquait aussi le témoignage d’Élisabeth Lindorff, absente au moment des faits. Le commandant lui fit part du motif de son absence en la priant de se renseigner auprès du greffe du tribunal pour vérifier son alibi.
Élisabeth Lindorff s’était de nouveau approchée sans perdre de vue ce qui se passait à côté d’elle. Attentive et empressée de se rendre agréable, elle avait proposé à Castillac, qui comme elle n’avait pas déjeuné, de lui faire apporter de quoi se restaurer, s’enthousiasmant même en vantant le goût excellent du jambon sec. Il finissait juste de remercier la jeune femme quand il se retourna, sursautant au son d’une voix qu’il connaissait.
— Auriez-vous s’il vous plaît, demanda Pierre Hébert à l’homme debout derrière la table qu’il débarrassait, un jus d’orange ou quelque chose de similaire ?
Pierrot, son ami, se tenait devant lui, vêtu de la combinaison blanche réglementaire qui ne laissait voir que sa bouille ronde et son sourire légendaire. Une fois les présentations terminées, ce qui donna droit au numéro de charme habituel du médecin légiste en présence de belles femmes, il avala deux longues gorgées d’orangeade avant d’accepter de s’asseoir autour de la table ronde dressée spécialement pour eux. Ce n’est qu’après avoir avalé deux canapés au foie gras et vidé une coupe de champagne qu’il daigna enfin s’adresser à son copain.
— Tu as vraiment le don de collectionner les affaires qui ne sont pas courantes. Ton macchabée est mort d’une hémorragie provoquée par un objet long, rond et pointu, planté trois fois dans le cœur. La voix, toujours aussi porteuse, avait par chance épargné Élisabeth Lindorff, obligée de répondre à un appel urgent.
— Un tournevis ou un pic à glace, s’exclama Castillac, tout de même interpellé par la déclaration du fils de la maison qui disait avoir entendu deux coups de feu.
— Il est beaucoup trop tôt pour affirmer quel type d’arme blanche a été utilisée. En revanche, tu peux écarter le revolver sans éliminer pour autant son utilisation, car il me semble avoir entendu deux gars de la Scientifique parler de deux impacts de balle relevés dans la chambre.
Gabriella, la cadette des sœurs Lindorff qui poussait le fauteuil roulant sur lequel se trouvait son oncle, repéra la silhouette virile du policier qu’elle avait rencontré une heure auparavant. Poussée par la curiosité, elle avait jeté les yeux sur la combinaison blanche d’un expert de la police, et décida d’emprunter l’allée qui conduisait au chapiteau.
Elle avançait dans sa direction quand le regard de Castillac fut attiré par l’éclat et la fraîcheur de son visage, reflet d’une beauté qui se dévoilait seulement après plusieurs coups d’œil appuyés. Très peu maquillée – seulement une légère touche de mascara qui soulignait les grands cils noirs – elle avait des cheveux brun foncé coupés court, qui ne ressemblaient en rien à la flamboyante chevelure blonde de ses sœurs. À cet instant, il ne voyait que ses mains, longues et fines, qui tenaient fermement les poignées du fauteuil roulant. Elle portait un tee-shirt de marque et un blue-jean javellisé.
— Vous êtes l’inspecteur chargé de l’enquête ? interrogea le vieil homme en s’adressant à Castillac.
— Commandant, monsieur, commandant Alexandre Castillac, en effet chargé de mener les investigations.
— Je vous prie de m’excuser, commandant ; pour moi tous les policiers sont des inspecteurs. Quant au diplomate américain, ce n’était pas mon ami, mais celui de ma nièce Christine.
Le manque d’affliction du vieil homme en parlant du meurtre de Maeney était révélateur de l’indifférence que lui inspirait le diplomate. Peut-être avait-il des raisons d’ignorer la victime, en déduisit Castillac, qui désirait quand même savoir pourquoi.
— Est-ce que vous voulez dire qu’il n’était pas le bienvenu au château ? glissa-t-il rapidement en se souvenant brusquement que le fils du châtelain lui avait demandé de ne pas interroger son père hors de sa présence.
— Je ne vois pas le rapport avec votre affaire, s’étrangla Maximilien Beck en haussant le ton. Je ne comprends pas où vous voulez en venir.
— La chambre de votre nièce a été retournée de fond en comble et son téléphone est sur messagerie. Je pense que vous avez là deux raisons de vous inquiéter.
Pendant le silence qui suivit, le vieillard avait agrippé le bras de sa nièce, la forçant à se baisser pour écouter ce qu’il lui murmurait à l’oreille. Le regard du commandant croisa celui de la jeune fille à l’instant où elle annonça d’une voix claire et douce que son oncle était fatigué et que de toute façon il n’avait rien d’autre à ajouter. Après un bref signe de tête en guise d’au revoir, elle avait opéré un demi-tour pour regagner la large allée bitumée qui remontait jusqu’aux portes du château.
Après leurs agapes ils retournèrent ensemble vers le bâtiment principal. C’est en voyant que le véhicule de la Scientifique était toujours là que Castillac se dit qu’il pourrait peut-être s’entretenir avec le responsable de l’équipe d’experts. D’après un assistant, le chef se trouvait à l’étage. Il emprunta le grand escalier en évitant les taches de sang signalées par des chevalets numérotés. La porte de la chambre était grande ouverte et une femme en combinaison blanche relevait des empreintes sur une des portes de l’armoire. En remarquant sa présence, elle lui demanda d’appuyer sur l’interrupteur afin d’éclairer la pièce.
— Vous êtes de la « Crim » ? se renseigna-t-elle tout en rangeant dans une boîte les échantillons relevés.
— Commandant Castillac, je suis chargé de l’enquête.
— Sonia Masson, enchantée de faire enfin votre connaissance, répondit-elle en souriant. Je ne peux pas vous dire grand-chose, il faudra attendre quarante-huit heures pour avoir un rapport complet. J’ai quand même quelque chose qui peut vous aider à démarrer votre enquête, annonça-t-elle en tirant de sa boîte un sachet transparent contenant deux balles. Il s’agit d’une arme de poing dont l’origine reste à déterminer. Une des balles se trouvait fichée dans le plâtre du plafond et l’autre dans une porte de l’armoire. J’ai également trouvé un bouton de chemise et sans empiéter sur votre boulot je peux vous affirmer que la victime s’était défendue avec acharnement contre son agresseur. Les traces de pas relevées sur le sol sont suffisamment parlantes. Je fais le maximum pour vous transmettre un rapport complet d’ici deux jours.
— C’est très aimable à vous, encore merci pour les précieux renseignements communiqués.
— À charge de me payer une bière à l’occasion, avait-elle lancé en retournant à son travail.
En sortant, alors que le soleil déclinait à l’horizon, Castillac retrouva Balain sur la terrasse, accompagnée d’un homme d’une bonne trentaine d’années au visage basané. Une fois les présentations faites, le commandant engagea le ballet des questions avec le dénommé Vélasquez, jardinier et homme à tout faire, employé au château.
— C’est votre nom, Vélasquez ? quel est votre travail au château ; demanda-t-il, n’obtenant pour toute réponse qu’un hochement de tête.
— Vous avez déclaré au cours du premier interrogatoire avoir aperçu une jeune femme et un homme se disputer devant la porte du parking aux environs de 11 h. Pouvez-vous ajouter des détails plus précis à votre déclaration ?
Le jeune homme leva la tête en lançant un regard désespéré en direction de Balain, confirmant son incrédulité quant à la compréhension de la question.
— Quelle est votre nationalité ? Comprenez-vous le français ?
— Il est Argentin, répondit Balain, prenant le relais. Il est en France depuis quatre mois. Il a une carte de séjour temporaire salarié et si vous voulez tout savoir un contrat de travail signé par Philippe Beck.
— Rassurez-moi, Balain, il a quelques rudiments de français ?
— L’essentiel de ce qu’il doit savoir. Il est un peu crispé, ajouta-t-elle ; j’ai cru comprendre qu’il avait subi des violences policières dans son pays.
— Dans ces conditions, il est peut-être préférable que vous preniez la suite.
— Comme vous voulez commandant. Dites-moi ce que vous voulez savoir.
— Qu’il confirme sa première version avec plus de détails, surtout concernant les personnes impliquées.
— Consignarse lo que vio hoy si es con mas deta
— Vous avez un talent caché, Balain. Que lui avez-vous dit ?
— J’ai appris l’espagnol en seconde langue, disons que je me débrouille encore un peu. Je lui ai demandé de confirmer ce qu’il avait déclaré avec plus de détails.
— Entendi senora voy a tratar de responder en francés
— Il dit qu’il a compris et qu’il va s’efforcer de parler le français.
— Vous connaissez quand même les personnes qui habitent le château ? demanda-t-il en peinant à trouver les bons mots pour enclencher des questions faciles à comprendre.
— Seulement de vue, et un peu plus le personnel de service du château. J’ai surtout affaire à monsieur Philippe Beck.
— Revenons, si vous le voulez bien, à votre déclaration initiale. Vous connaissez, j’imagine, la victime, le diplomate Maeney, et également la demoiselle Lindorff.
— Je ne connais pas l’homme ; quant aux demoiselles Lindorff, je sais seulement ce qui se dit dans les cuisines, c’est-à-dire rien qui m’intéresse.
— Vous confirmez tout de même avoir aperçu un homme et une femme discuter devant la sortie du parking souterrain ?
— Je ne peux rien affirmer, ce n’étaient que des silhouettes vues d’assez loin. L’homme était grand et la femme blonde, assise au volant de sa voiture. Et puis mon attention avait été attirée par un bruit inhabituel… un petit avion qui passait à la limite du parc. Vous savez, monsieur le policier, la caméra extérieure placée au-dessus de la porte du parking vous renseignera mieux que moi sur… il buta sur le mot « identidad », que traduisit aussitôt Castillac, l’identité de ces gens.
— Nous avons récupéré les cassettes, souligna Castillac, elles seront visionnées demain. Il se peut que nous ayons besoin de nous revoir.
Pas sûr que l’Argentin ait compris le message ; en tout cas il faisait de son mieux en essayant de trouver la bonne phrase, sans pouvoir éviter de buter sur certains mots dont il effaçait les voyelles. Malgré ses efforts pour paraître sociable, Vélasquez, sans être inquiétant, inspirait la méfiance. Sa bonne taille, son teint bronzé d’homme habitué au soleil, ses cheveux plus noirs que ses yeux perçants, son nez long, mais droit, signaient son origine sud-américaine. Un sourire désabusé courait constamment sur ses lèvres, tout cela éveillant surtout chez les femmes un intérêt particulier.
D’après ce qu’il avait compris, c’était l’homme à tout faire du château. De jardinier, il passait chauffeur, quand ce n’était pas garde du corps. Il parlait peu (l’obstacle de la langue). Engagé par Philippe Beck, il était entièrement dévoué à son patron. Il ne buvait pas, ne se droguait plus, et ne se mêlait pas aux autres employés du domaine.
Balain lui avait glissé en aparté qu’une des sœurs Lindorff n’était pas insensible à ses yeux expressifs et mobiles. Il n’empêche, Castillac n’aimait pas ce genre de profil insaisissable. Son intuition lui disait que ce jeune homme cachait quelque chose. Dans un premier temps, il allait charger Balain de se renseigner sur l’individu et de voir qui il fréquentait.
Le crépuscule s’annonçait timidement, encore repoussé par une vague de vive lumière estivale. Castillac se dirigeait vers son véhicule, décidé à rejoindre le deux-pièces qu’il avait loué en bord de mer. La pression des premières heures d’une enquête qui promettait d’être difficile était un peu retombée. Machinalement, poussé par le besoin de se détendre, le commandant avait allumé un mini-partagas tiré de la boîte qui ne quittait jamais sa poche. Il n’avait pas tiré trois bouffées qu’il tomba sur Élisabeth Lindorff qui prenait également la direction du parking.
En voyant Castillac, la jeune femme s’avança en lui tendant sa main longue et fine. Ce dernier répondit à son salut en saisissant ses doigts sans trop les serrer.
— Est-ce que vous avez des nouvelles ma sœur ? demanda-t-elle.
— Toujours rien pour l’instant… certains barrages viennent d’être levés, sans résultat.
Le hochement de tête désolé du commandant eut pour effet de faire monter en elle une sourde colère.
— Ma sœur est toujours portée disparue, et vous abandonnez les recherches ! s’écria la jeune femme d’un ton de reproche.
Elle parlait comme une personne perturbée qui cherchait dans les mots une raison à montrer sa détermination à tout faire pour retrouver sa jumelle.
— Les gendarmes poursuivent leurs investigations. Nous disposons actuellement de peu d’éléments pour amorcer un semblant de piste. C’est pourquoi nous avons besoin de votre concours.
— Je ne demande qu’à vous aider, s’enflamma-t-elle, le visage effarouché magnifique, tout auréolé par ses cheveux blonds soulevés par le vent léger venu de la mer.
— Puisque vous êtes disposée à collaborer, j’aurais quelques questions à vous poser. Que savez-vous sur John Maeney… ? J’ai cru comprendre que vous le connaissiez bien, dit-il à tout hasard, avec le sourire.
— Oh ! pas grand-chose, répondit-elle spontanément, malgré tout surprise par la question.
— Pouvez-vous développer ce pas grand-chose ? glissa le commandant, curieux de voir comment Élisabeth Lindorff allait réagir.
— Je l’ai croisé plusieurs fois avant qu’ils se séparent. Aujourd’hui… c’était la première fois que je le voyais depuis leur séparation. Sinon ma sœur était discrète sur sa relation avec John.
— C’était un bel homme. Il n’a jamais essayé de vous draguer ?
La jeune femme avait rougi en masquant mal son embarras.
— Commandant, vous avez l’air de sous-entendre que j’aurais eu une liaison avec John Maeney. C’est bien évidemment faux… vous racontez n’importe quoi, dit la jeune femme en lui roulant des yeux furibards.
— Loin de moi cette idée, se défendit Castillac, en ajoutant perfidement : c’est vous qui prenez la mouche en parlant de John… Maeney.
Elle ne savait pas comment elle en était venue à parler de cet homme pour qui elle ne ressentait plus que de l’indifférence. Cet individu, par ses manigances, n’avait fait que créer un malaise entre elle et sa sœur, ce qui était loin de renforcer les liens déjà distendus qui les unissaient. Mais à présent que le policier l’écoutait, elle se devait de divulguer certaines choses concernant la vie mouvementée de sa jumelle.
Castillac accueillit cette initiative positivement en se disant qu’il aurait de cette façon une idée précise des gens qu’il serait amené à rencontrer.
— Pour moi le sort de Maeney ne sera jamais un problème. En revanche celui de Christine me préoccupe beaucoup. Peut-être n’ai-je pas suffisamment détaillé tous les signes qui m’auraient permis de comprendre la principale motivation de ses actes, car elle n’avait jamais fait la moindre allusion à des violences que Maeney lui aurait fait subir. Je ne veux pas croire que les événements récents, l’énorme désillusion de son échec, son héritage dilapidé pour rien sont peut-être la cause de sa disparition.
— Vous n’écartez donc pas l’idée qu’elle aurait pu mettre en scène son enlèvement ou sa disparition pour se faire de la publicité ?
— Je n’y crois pas ! répéta Élisabeth Lindorff en ouvrant de grands yeux. Elle venait de tout perdre. La revue financée avec sa fortune personnelle et où elle tenait le premier rôle s’est avérée un échec retentissant.
— Justement, cette absence inopinée tombe à pic. C’est pour elle le moyen d’évacuer la pression, de faire le point sur sa situation…
— Si j’ai bien compris vos arguments, vous n’allez pour l’instant entreprendre aucune recherche pour la retrouver rapidement. Vous êtes donc prêt à assumer en toute connaissance de cause la responsabilité de sa mort. Elle le toisa avec aplomb, satisfaite de dire ce qu’elle avait sur le cœur.
— Si vous entendez par là que nous ne faisons rien pour retrouver votre sœur, vous vous trompez. Une dizaine de personnes, gendarmes et policiers, suivent cette affaire et je regrette que les résultats ne soient pas à la hauteur de vos espérances, dit le commandant qui digérait mal la rebuffade qu’il venait d’essuyer.