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Aux Antilles françaises, au XVIIIe siècle, l’ordre colonial vacille sous l’effet de la Révolution française. "Les vents d’Amérique" est un récit en deux livres qui nous transporte de la Martinique insurgée au Paris révolutionnaire, où la première abolition de l’esclavage est votée. De la Guadeloupe en flammes à Saint-Domingue, où les révoltés fondent la République d’Haïti, premier État jamais créé par des esclaves en lutte. Mais alors que les vents du changement soufflent, quel sera le prix de cette liberté tant convoitée ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Au gré de ses influences et de ses recherches, Franck Lacombe puise son inspiration dans une exploration romancée du monde caribéen, de la négritude et de la créolité, abordant avec profondeur le rapport dialectique entre mémoire et patrimoine. Sa plume s’enrichit d’un parcours personnel ancré en Martinique et d’une carrière en tant que conservateur délégué à la Direction des Affaires Culturelles de Martinique, ainsi que de conférencier au Grand Palais Réunion des musées nationaux.
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Seitenzahl: 579
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Franck Lacombe
Les vents d’Amérique
Roman
© Lys Bleu Éditions – Franck Lacombe
ISBN : 979-10-422-7267-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Sous l’ancien régime, on nommait communément « Isles Françoises d’Amérique », « Îles Françaises d’Amérique », les colonies françaises de l’arc caribéen.
L’auteur
J’appellenégrier non seulement le capitaine de navire qui vole, achète, enchaîne, encaque et vend des hommes noirs, ou sang-mêlé, qui même les jette à la mer pour faire disparaître le corps de délit, mais encore tout individu qui, par une coopération directe ou indirecte, est complice de ces crimes.
Ainsi, la dénomination de négriers comprend les armateurs, affréteurs, actionnaires, commanditaires, assureurs, colons-planteurs, gérants, capitaines, contremaîtres, et jusqu’au dernier des matelots participant à ce trafic honteux.
Abbé Grégoire,
« Des peines infamantes à infliger aux négriers »,
1822 (France)
« Il arrive que le feu de l’orage torde le fer de la demeure où vagit le nouveau-né mâle. Les profanes tremblent en croyant leur dernière heure arrivée. Les mambo et les houngan, les prêtresses et les prêtres de l’Ordre lisent dans le métal chauffé par la foudre les signes de la Prophétie. Ogun Feray, le guerrier, le puissant qui commande au feu comme au fer, sacré soit son nom, vient de choisir l’Élu destiné au métier des armes », dit de la Grande Mambo Victorine, 2430e Grande Mambo de l’Ordre.
Un jour de mars 1789, un homme remonte la rue Mouffetard. Un promeneur qui fend la foule de portefaix, clercs, vendeuses, petits maîtres et ouvriers qui, du soir au matin, vaquent et courent en tous sens. Il n’est qu’un homme parmi d’autres qui arpentent la fange durcie par le gel de l’hiver finissant. Pourtant, à la vue de notre homme, le parisien d’habitude empressé, ralentit son pas. Ce promeneur, devant lequel on s’écarte, est un soldat. Son habit bleu à parements rouges le désigne comme servant aux Gardes françaises. Ne vient-il pas de franchir l’imposante porte de la caserne des Gardes, sise au tiers de cette même rue Mouffetard ? Ouvriers, petits marquis en chaise à porteur, tous inclinent la tête à son passage. Les mères maquerelles de la rue du Pot de Fer poussent leurs filles en cheveux au-devant du soldat dont les pairs vainquirent l’anglais à Fontenoy. Ce Garde, objet de toutes les attentions, est un nègre. Plus exactement un mulâtre, donc une moitié de nègre. C’est ce qu’écrivent les documents de la lieutenance de police à son sujet. Les commères de la paroisse qui, comme chacun sait, font et défont les réputations l’affublèrent d’un surnom, « le nègre Garde ». Les mois passèrent. On s’habitua à voir le nègre en uniforme. Il devint « l’Américain ». L’homme était correct. Il ne buvait pas. Il ne jurait pas. Il n’avait pas le vice du jeu si répandu dans la soldatesque. Les bons pères de Saint-Médard louaient ce paroissien discret qui donnait aux pauvres. Il partageait son tabac et payait comptant. La femme Duval, cabaretière, dénicha l’image d’une négresse des îles, soumise à la peine du fouet. L’image de la suppliciée arracha des larmes aux matrones de la rue Mouffetard. Désormais, on ne l’appela plus que par son vrai nom. Car, comme on le découvrit, les nègres ont aussi un nom. Le sien était Urbain, Urbain Beauregard. Et puis il portait beau. À son passage les filles lavandières essuyaient l’eau grasse de leurs bras et interrompaient leur babil. La Parisienne est une impudente. La lavandière gouverne ce royaume d’effrontées, la chose est connue.
Mais, revenons à notre promeneur. Ses pas le portaient tout d’abord au « Gros Chêne » où il collationnait d’un jambon et d’un setier de cidre. Puis, il reprenait sa marche en direction de la Contrescarpe. Souvent, une bande d’enfants suivait Urbain. Bon prince, il découvrait parfois son bras pour que la marmaille ébahie puisse toucher la peau sombre de ce si étrange promeneur. Parvenu au lieu-dit la Contrescarpe, Urbain s’arrêtait. C’est là que nous le retrouvons, insensible à la bise de mars qui dévale à travers les rues depuis les hauteurs de la montagne Sainte-Geneviève. Il contemple la façade du magasin de nouveautés, « Le nègre joyeux, articles et produits des Isles d’Amérique ». Une peinture sur céramique orne la façade. On y voit un planteur des colonies servi par son nègre. Urbain s’approche. Le spectacle des étals croulant sous le poids des pains de sucre, des sacs d’épices et de grains de café l’attristent.
Urbain Beauregard est né sur une plantation de Martinique. Il sait quel est le prix payé par les siens pour fournir la France en sucre. La porte du magasin claque. Le bruit le tire de sa rêverie. Une petite bonne vient de sortir. Ses semelles de bois claquent sur le pavé. Elle se hâte, les bras chargés d’un pain de sucre roux. Urbain suit un temps du regard les boucles brunes de l’enfant qui dansent dans la foule. Urbain revient à la boutique. Un objet marron qui gît sur le sol attire son attention. Il s’agit d’un cornet de papier avec lequel on enrobe les dragées au sucre.
« Petite ! » crie-t-il à l’enfant qui tourne au coin de la rue.
Il court à sa suite, le cornet en main. Celui de l’enfant ! Dans sa hâte de rentrer chez ses maîtres, elle a dû le faire tomber. Une grappe de prêtres qui descendent du collège des spiritains fait obstacle à Urbain. Il arrive place de l’Estrapade. Devant lui, la coiffe blanche de la petite bonne fend la foule qui marche vers l’église Sainte-Geneviève. Le vent apporte aux narines d’Urbain une odeur sucrée.
« Petite ! Petite ! »
Il s’époumone. Elle ne l’entend pas. Elle ne peut pas l’entendre. En ce temps, les hauteurs de la colline Sainte-Geneviève sont un vaste chantier. Un fracas, un roulement continu de véhicules qui charrient des blocs de pierre vers la place où un roi décida un jour d’y bâtir une vaste église dédiée à Sainte-Geneviève. Les colonnes blanches de la nouvelle église toisent déjà les passants. Urbain s’arrête, essoufflé. Il ne rattrapera jamais la servante. Il y a bien longtemps que la petite silhouette aux boucles brunes a disparu derrière l’imposante porte charière d’un hôtel particulier. Il s’assied sur un bloc de pierre. Il ouvre le cornet et y puise une amande. Le sucre roux fond lentement sur sa langue. Les maçons, les manœuvres et les maîtres d’œuvre tous à leur tâche n’ont aucun regard pour le Garde. Urbain lève les yeux vers le fronton resplendissant qui couronne les chapiteaux. Le demi-nègre, fils d’une esclave qui vécut l’enfer des plantations, s’abîme dans ses pensées. Au pied de la construction gigantesque qui dominera un jour la plus belle ville du monde, Urbain songe. L’affranchi songe à la puissance des nations. Lui que l’on vendit comme « bien meuble » sait que le prix du sucre est le prix du sang. De la même manière que l’homme ignore ce qui se trame dans ses entrailles, le sujet du roi de France ne veut rien savoir au sujet de l’alchimie maléfique à l’œuvre dans les îles qui lui donne le sucre dont il saupoudre ses mets. Qui osera encore parler de « Nègre Joyeux » ? À présent la pluie tombe. Urbain frissonne. Ses doigts rougis par la grêle froide se referment sur son col. La cloche de Saint-Étienne du Mont sonne la deuxième heure de l’après-midi. Il est temps de retourner à la caserne. Il remonte vers la rue des Fossés Saint-Jacques, point bleu dans la grisaille de mars.
Urbain naquit le 19 décembre 1770 à l’habitation Langeron, au lieu-dit Beauregard, sur l’île de Martinique. Bien que la date précise de sa naissance n’ait aucune importance dans cette histoire, nous tenons à la porter à la connaissance du lecteur. On fêtait ce jour-là Saint-Urbain. Urbain fut donc le nom qu’on lui donna. « Urbain, nègre, fils d’Alexandrine, dite également Drine, Notte, âgée d’environ vingt ans, négresse du sieur Langeron, chevalier de Biville, ladite négresse Alexandrine ayant déjà un fils, nègre répondant au nom de Jean, les susdits fils étant de géniteur inconnu », lit-on sur les documents de la plantation. La veille de sa naissance, la foudre plia les tiges du triangle de fer auquel était suspendue la marmite de la case. Man Justine, la vieille négresse accoucheuse qui partageait la case d’Alexandrine, roula des yeux.
« La prophétie », murmura-t-elle « La prophétie… »
Justine ondoya avec précaution le nouveau-né d’eau parfumée. Puis elle frotta son corps à l’aide d’une huile d’urucu de sa préparation. Dans un coin de la case, Alexandrine dormait, épuisée. À son réveil, la nuit tombait sur la plantation. Elle but lentement la potion d’herbes que lui tendit Justine.
« J’ai tellement souffert, man Justine », dit-elle.
« J’ai donné le jour à trois enfants, ma fille », répondit Justine. « Ta mère n’a pas survécu à ta naissance. Elle est morte dans mes bras après que j’ai coupé le cordon de mes dents. Je connais la douleur des couches, mon enfant. »
Alexandrine appelait man, maman, Justine qui l’avait élevée comme si elle était sa propre fille.
« Je ne veux plus d’enfant, man Justine ! »
Man Justine alluma sa pipe en guise de réponse. Puis elle reprit.
« La mambo l’avait dit. Avant la naissance de ton enfant, la foudre a tordu le métal. Cet enfant est celui de la prophétie ! »
Man Justine tourna la soupe qui cuisait dans le récipient de terre cuite.
« Demain, nous retournerons voir la mambo », dit-elle.
« Je suis si faible, man ! »
« Les herbes que je t’ai données apaiseront ta douleur, ma fille. »
Il y eut un bruit de sabots, des hennissements de chevaux, des voix d’hommes. Le maître en personne suivi du géreur Bordier, et de quelques-uns de ses hommes venaient visiter Alexandrine. La naissance d’un garçon est un événement attendu par les maîtres. Dans les colonies, l’esclave mâle se monnaie cher. Justine et Alexandrine sortirent au-devant de la case. Le maître est un homme de taille moyenne, doté d’un embonpoint. Les décennies passées dans les îles ont tanné sa peau. Il est un homme affaibli par les fièvres, chose que chacun sait et tait. Pour l’occasion, le maître avait coiffé son chapeau de paille et chaussé ses bottes. Il regarda Alexandrine en silence.
« Et l’enfant ? » demanda-t-il au géreur, son suppôt, autant dire son vizir.
« C’est un garçon, répondit le géreur, homme aussi long que son maître était rond. La négresse Alexandrine est robuste. Dans une huitaine, elle retournera aux champs. »
Le maître fit quelques pas nerveux sur le sol en terre battue de la case. Il s’absorba un temps dans ses pensées. Puis, il se reprit et il s’approcha d’Alexandrine.
« Lève la tête ! » ordonna-t-il.
Comme la coutume l’exige, les esclaves gardaient la tête baissée devant leur maître. Il lui palpa les joues, les bras et les cuisses.
« Elle a l’air bien remise », déclara-t-il après cette courte inspection.
« Donnez trois jours à la négresse, puis envoyez-la au tabac », lança-t-il au géreur aux ordres dans son dos. Le maître fit claquer sa baguette en bois de cerisier, pays dont il ne séparait jamais contre ses bottes et remonta sur son cheval. Il piqua des deux et partit au galop, suivit par son escorte. La vieille Justine avait vu le maître sourire. Tous savaient que Urbain et son aîné, Jean étaient issus de l’union du maître avec Alexandrine. Soumise, achetée, vendue, la femme esclave est souvent la victime de la convoitise de ses maîtres. Bien que les lois infâmes qui régissaient les colonies proscrivent les unions entre maîtres et esclaves, nombreuses furent les naissances, fruits de la lubricité des maîtres. Urbain et son frère eurent comme tant d’autres le redoutable honneur de devoir la vie à celui qui opprimait les leurs. Le maître souriait de contentement. Alexandrine lui avait donné deux fils. Deux mulâtres qui donnaient un peu plus de valeur à son cheptel humain. Le mulâtre issu de la lignée du maître vaut encore plus cher que le nègre mâle sortit des cales puantes des vaisseaux négriers.
Alexandrine dormit presque tout le jour suivant. Le soleil disparaissait derrière la crête du morne voisin lorsque Justine la tira de son sommeil. Il était temps d’aller chez la Grande Mambo. Les édits royaux obligent les maîtres à instruire leurs nègres dans la religion catholique. Toutefois, beaucoup continuent à pratiquer les cultes de leurs ancêtres. Justine est une mambo, une prêtresse dans les cultes venus de l’Afrique que l’on nomme Vodoo. Les deux femmes se lavèrent soigneusement avec l’eau d’une calebasse. Justine enduisit les cheveux de sa protégée et la coiffa. Puis, Alexandrine emmaillota soigneusement son nouveau-né. Son aîné était sous la bonne garde d’une voisine, le temps de ses relevailles. Avant de partir, Justine ouvrit un petit coffre de bois pays à la recherche de leur macandal qui, par le passé, les avait maintes fois tirées d’affaires. Tous dans les îles, blancs comme noirs, maîtres comme esclaves avaient ouï dire de Macandal, le nègre de Saint-Domingue, meneur d’une révolte restée fameuse sur l’île à sucre au début de ce siècle. Ses hommes, lancés en vagues d’assaut désespérées sur les régiments du gouverneur, attachaient autour de leur cou des pochettes de peau remplies d’amulettes protectrices. Depuis, les nègres des plantations et autres affranchis des îles appellent macandal les petites bourses qu’ils emmènent parfois avec eux. Ce que le nègre garde dans son macandal n’est connu que de lui seul. Malheur à celle ou à celui qui ouvre le macandal qu’un autre lui a confié. En héritant du macandal de sa chaperonne, Alexandrine était placée sous la protection des mauvais esprits.
À présent, l’ombre des papayers s’étirait jusqu’aux derniers carrés de leur petit enclos. Justine, en femme qui n’ignorait rien de l’orgueil des divinités, adressa une courte supplique à Legba, le puissant gardien des portes célestes. Sans la protection de ce maître des portes, le voyageur ne saurait se mettre en route vers les bois où rôde Marinette-bois-chèche, l’esprit à tête de chouette.
« Papa Legba, ouvri bayè ba mwen, kité mwen pasé ! Papa Legba, ouvre-moi la barrière, laisse-moi passer ! » murmura-t-elle. Puis de son pouce qu’elle avait court et puissant, elle dessina dans la terre meuble le vévé, le signe de Legba.
La nuit était déjà noire lorsque les deux femmes s’engagèrent sur la sente étroite qui menait aux limites de la plantation Beauregard. Justine allait devant, d’un pas alerte, habile malgré son grand âge à apprivoiser les surprises que le sol capricieux réservait au non-initié. Aux confins de la plantation, le chemin se perdait un temps dans une petite rivière. Justine bondissait d’une pierre à l’autre, se jouant de la mousse verte. Alexandrine, Urbain serré contre elle, la suivait à distance en soufflant. Une année auparavant, Alexandrine avait emprunté une première fois la trace menant chez la mambo. Mais, rien n’y faisait. La forêt humide et sombre la remplissait toujours d’une terreur que les incantations de Justine n’avaient pas contribué à amoindrir. La sarabande des hannetons autour d’elle était comme une ronde infernale annonciatrice de la fin des temps. Au loin, les cabris bwa, dissimulés dans l’écorce des hauts arbres, faisaient entendre leurs chants sinistres. Les pieds d’Alexandrine souffraient mille tourments sur les roches coupantes du chemin boueux. La brève pluie du départ avait transpercé les cotonnades dont elle avait enveloppé ses frêles épaules. Urbain vagit. Il avait faim. Alexandrine s’arrêta pour lui donner le sein. Elle se remit en marche derrière Justine. Un bruit la fit sursauter. Elle s’apaisa. Ce qu’elle avait pris pour les ricanements du Malin n’était en fait que le claquement incontrôlable de ses dents.
« Dépêche-toi ! Si tu t’arrêtes en chemin,Papa Legba ne pourra plus rien pour toi et ton fils, sotte », chuchota Justine. « Malheur à celle qui s’abandonne à Marinette-bois-chèche ! »
Marinette-bois-chèche, l’esprit à tête de chouette qui porte malheur ! Justine reprit sa course, Alexandrine sur ses talons, indifférente au tonnerre qui roulait au loin.
Les deux femmes sortirent de la forêt touffue pour gravir la pente d’un morne herbeux. Un gerfaut frôla la cime d’un poirier. Les nuées chargées de pluies cédaient du terrain, poussées vers la mer par une brise chaude qui dévalait des pitons. Alexandrine s’endormit un bref instant, blottie contre l’épaule osseuse de man Justine, enivrée par l’odeur sucrée des frangipaniers. Elle sentait le petit corps chaud d’Urbain contre sa poitrine. La pression vive des doigts de Justine sur son avant-bras la tira de son sommeil. Combien de temps avait-elle dormi ? Elle ne pouvait le dire. Un homme se tenait devant elles, campé sur deux jambes puissantes autour desquelles, la brume naissante qui suit l’ondée tropicale, venait s’enrouler en volutes cotonneuses.
« Qui va là ? » lança-t-il en brandissant sa lanterne en direction des deux femmes.
« Je suis la mamboJustine. »
« La mambo vous attend », répondit-il.
L’homme était un nègre d’une taille peu commune. Une couronne de cheveux crépus surmontait son large front sombre taillé de rides. Il semblait qu’aucun peigne n’aurait pu ordonner cette masse capillaire blanchie par les ans. Une vieille redingote à revers galonnés d’or enserrait son torse herculéen. Étaient-ce les bottes de cavalier qui contenaient avec peine ses mollets musculeux ? Le tricorne sombre pendant au bout de son bras ? Toujours est-il que la mise habillée du quidam participait du mystère de sa présence en ces lieux. Il mena les deux femmes à grandes enjambées vers une ravine étroite au milieu de laquelle était un ajoupa au toit couvert de longues feuilles. C’est là que se dressait le Homfò, le temple de la Grande Mambo.
Une fois arrivés sur la placette herbeuse qui précédait l’entrée du sanctuaire, l’homme fit claquer ses talons, manière de signifier ainsi leur arrivée. Il s’écoula un temps bref, avant que la Grande Mambo n’apparaisse sur le seuil de son Homfò. Elle plissa les yeux qu’elle avait vairons, l’un vert, l’autre marron.
« La prophétie ! Entrez ! » dit-elle.
En Martinique, l’origine et la vie de laGrande Mambo et de son aide à la stature d’Hercule font jusqu’à ce jour l’objet d’âpres disputes. Il est des contrées où la parole supplée l’écrit défaillant. Cette parole traverse les lieux et les années, allant son chemin de ci et de là, à chaque fois plus confuse et tourmentée. L’on sait bien que l’esprit humain est savant dans l’art de distordre les faits. D’aucuns racontaient que la mambo était une mulâtresse sauvageonne, fruit des amours interdites d’un navigateur batave et d’une libre de couleur. Elle disait s’appeler Anne. Réfugiée dans un abri sommaire au toit couvert de branchages de bois mabouya, édifié à l’écart du hameau du François, nourrie de la chair de poissons capturés grâce à un esquif taillé dans le tronc d’un gommier, la sauvageonne aurait appris à dompter les forces surnaturelles. Sully, nègre « à talents » libre, charron de son état, résidant en la commune de Sainte-Luce, entendait l’affaire tout autrement. À l’heure de mourir, il susurrait que la mambo Anne était la bâtarde que le gouverneur Phélypeaux avait eue de son union avec la fille de son allié africain le roi d’Abomey, négociant en nègres captifs. Élevée à l’abri des hauts murs de la citadelle de Fort-Royal, elle avait été instruite par sa mère dans la religion de ses ancêtres. Sully jurait qu’elle avait sauvé la fille légitime du gouverneur d’une fièvre maligne, grâce à une potion de plantes médicinales de sa préparation. On n’évoquera pas ici, la somme de récits qui courent sur le compte de la mambo Anne.
Mais plus nombreuses encore étaient les légendes à propos de son aide herculéen, tant était grande la crainte qu’il inspirait aux libres comme aux esclaves. La plus connue situait l’homme au sein de l’équipage d’un baleinier qui traquait le cachalot dans les mers au sud du pays de Brésil. Un jour, leur navire, pris dans une tempête, s’abîma sur des récifs qui rendent la navigation hasardeuse sous ces latitudes. Les survivants, serrés sur les roches environnées de requins affamés, pensaient leur dernière heure arrivée, lorsque notre homme, mû par une rage sourde, plongea dans l’eau. Indifférent au danger, Hercule emprisonna dans ses bras un des monstres marins qu’il hissa jusque sur les rochers où il périt, étouffé. Ses compagnons purent alors se repaître de la chair de celui qui n’attendait que de les dévorer. Un galion espagnol qui croisait dans les parages sauva finalement les naufragés transis de froid et de peur. L’armateur du baleinier, tenu au courant des exploits d’Hercule, lui aurait accordé une bourse généreuse et un sauf-conduit grâce auquel il put s’installer en Martinique. On vit le colosse régaler un temps les badauds de la foire de Saint-Pierre par les démonstrations de sa force peu commune, soulevant barriques et autres affûts de canons comme s’il s’agissait de vulgaires fétus de paille. Ce fut donc bien naturellement qu’on lui donna le nom de Hercule. Il était également un dokté feuy,un docteur feuilles, un guérisseur, reconnu pour sa science des plantes.
Mais là n’était pas la cause de la terreur que l’homme suscitait parmi ses pairs. Tout ce que l’île comptait d’esclaves et de libres de couleur pensait que l’homme était l’incarnation de Bawon Samedi, Baron Samedi, l’esprit messager du monde des morts. Et ce, depuis le jour où Lucette, une enfant de la plantation Duquesnay, l’avait suivi un soir de pleine lune au cimetière marin de Saint-Pierre. Elle l’y avait vu deviser avec les matelots revenants, récemment emportés par une de ces pestes qui déciment les équipages. Il devint alors Papa simetiè, Papa cimetière. Et chacun des enfants, esclaves ou libres de l’île, redoutait ses colères comme le fouet des maîtres. Les blancs respectaient l’homme tout en le maintenant sous une surveillance lâche. On craignait en haut lieu l’empire sous lequel les docteurs feuillestenaient les noirs libres comme les esclaves.
C’était la deuxième fois que Alexandrine visitait le Homfò de lamamboAnne. Comme la fois précédente, il lui semblait qu’une force invisible avait pris possession de son être tout entier.
« Asseyez-vous ! J’ai de la soupe pour vous et une bouillie pour l’enfant », dit Anne.
Après la marche dans la nuit fraîche, le liquide chaud était bienvenu. Lorsque Alexandrine eut fini de donner sa bouillie à Urbain, la mambo Anne prit la parole.
« Montre-moi l’enfant ! »
La Grande Mambo aux yeux étranges se livra à un rapide examen.
« Il est vigoureux ! Tel que la prophétie l’avait annoncé. »
« Mambo Anne, à quoi bon toutes ces prophéties ? Rien n’a changé dans mon sort de négresse de plantation », dit Alexandrine.
« Pardonne-lui ! Grande Mambo ! Alexandrine est une ignorante des choses du culte », dit Justine.
La mambo Anne sourit. Elle roulait une feuille de tabac dont elle alluma l’extrémité à l’aide d’une braise de son foyer.
« Je lui pardonne, répondit-elle en tirant sur sa feuille de tabac. Il est vrai que le sort de la négresse est encore moins enviable que celui du nègre. »
La mambo Anne souffla une bouffée de fumée âcre vers le haut.
« Alexandrine », reprit-elle, « tu es venue accompagnée de Justine il y a de cela deux ans. Le maître te convoitait comme d’autres maîtres avant lui convoitaient leurs jeunes négresses et comme d’autres en convoiteront à l’avenir. Justine et moi-même avons été l’objet de cette convoitise. Maîtres, géreurs, commandeurs, blancs, noirs, les hommes nous veulent. En venant me voir, nous t’avons insufflé l’esprit d’Ezili, la déesse qui préside aux choses de l’amour. En forçant ton passage, le maître a laissé la déesse prendre possession de ses sens. Il ne s’appartient plus. Tu as été l’instrument de notre vengeance. »
« J’ai porté deux enfants. J’ai souffert dans ma chair. Que m’importe cette vengeance et les esprits ? » interrompit Alexandrine.
« Les dieux t’ont choisie. Le maître est un homme condamné. Selon leur oracle, cet enfant connaîtra un destin exceptionnel. Ogun, le dieu guerrier s’est manifesté. Ogun commande au tonnerre. La nuit qui a précédé la naissance de ton enfant, la foudre a tordu le métal de ton foyer. Ton fils est promis à un destin guerrier. Il portera le fer. Vous tous vivrez de grands changements. »
La mambo Anne se redressa. Ses yeux étincelaient dans la pénombre du Homfò.
« Quoiqu’il en soit le maître t’aurait prise ! Comme un autre m’a prise, me souillant de sa semence fétide ! Ce porc mourra ! Je n’ai pas seulement guidé Ezili en lui. J’ai également fait en sorte que Sakpata, le dieu de la maladie sème en lui le mal et la mort ! »
À présent, la bouche de la mambo, Anne écumait.
« Tu aurais pu être une négresse de plus engrossée par un maître, courbée dans les champs. Tu seras le bras vengeur d’Ezili ! »
Elle se rassit.
« Je t’ai apporté ce que tu as demandé pour la cérémonie, Grande Mambo », dit Justine.
Elle tendit un sachet de toile à la mambo Anne.
« Merci, Justine ! »
Le sachet contenait un morceau du cordon ombilical d’Urbain. La mambo Anne déposa les précieux restes dans une calebasse. Elle y jouta la potion d’ennivrage, un mélange d’herbes qu’utilisent les mambos pour entrer en relation avec les esprits. La mambo Anne leva alors les bras tout en tournant autour du poto mitan, le mat de cérémonie, qui s’élève au centre de tout Homfò. Elle s’inclina à quatre reprises en direction des quatre points cardinaux. Puis, elle s’assit au pied du poto mitan. Ses yeux se révulsèrent. La mambo Anne entamait le Voyagevers les confins glacés de l’univers où elle confierait la destinée du nouveau-né au dieu Ogun.
La plantation où Urbain vit le jour s’étendait aux pieds d’un morne touffu. À son sommet résidaient le maître et sa famille, car le maître était chef de famille depuis son union avec la nièce d’un affréteur nantais. Depuis ces hauteurs que ombrageaient de hauts mahogany, il pouvait contempler les arpents de terres sur lesquelles poussaient cannes à sucre, caféiers, tabac. Hormis les cinq nègres et négresses domestiques affectés au service de sa maisonnée, aucun des esclaves ne pouvait franchir la porte de la maison du maître, à laquelle on accédait par une route bordée d’arbres. En propriétaire soucieux de maintenir son empire sur sa main-d’œuvre servile, le maître cantonnait ses nègres de maison dans des logements attenants au sien. En contrebas de la demeure, venaient les remises dans lesquelles il tenait ses véhicules et ses chevaux de selle. Les remises voisinaient d’avec l’habitation du géreur auquel le maître laissait le soin de régner par le fouet et la peur sur ses domaines. Le quartier des esclaves, communément appelé lari kaz nèg, la rue case nègres était en contrebas. Il consistait en une série de carrés de cases couvertes de feuilles de latanier. Les deux cent quatre-vingts esclaves étaient répartis en trois ateliers, l’atelier du sucre, l’atelier du café et l’atelier du tabac. Les champs de cannes à sucre commençaient là où s’arrêtaient les cases. Les caféiers et les plants de tabac couvraient la pente d’un morne moins élevé. Dans les premiers temps de la plantation, le tabac était la fierté des Langeron. L’Europe prisait le tabac. Louis le quinzième gardait du tabac de Martinique dans sa blague, disait-on. Mais le profit que générait le sucre allant en augmentant, poussa le maître comme tous les colons-planteurs béké à négliger le café et le tabac au profit de la canne sucrière. Les champs de canne occupaient désormais l’essentiel de ses domaines. L’atelier du sucre était le plus important des trois.
C’est au centre des champs de canne que s’élevait le moulin à sucre et ses dépendances. Le moulin est une bâtisse ronde, coiffée d’un toit pentu, comme en ont ceux qui contemplent Paris depuis le village de Montmartre. Ses ailes mues par le vent qui souffle dans ses toiles, mettent en branle les rolles, ces rouages infernaux qui broient la canne d’où jaillit le précieux jus. La plantation possédait aussi un moulin à bêtes, dans lequel des mules actionnaient les mécanismes. Avec ses deux moulins, l’habitation Langeron était l’une des mieux pourvues de l’île. On y broyait même la canne d’autres planteurs. Pour Urbain comme tous les autres enfants de l’habitation, l’écho du monde se résumait aux bruits de la plantation.
De février à juin au moment de la récolte, les nègres, négresses et négrillons valides se répandaient dans les champs pour récolter la canne sous la menace du fouet du commandeur du sucre. La plantation n’était alors que cris des commandeurs, soufflements des esclaves. Parfois, les chants remplaçaient les ahanements. Les coupeurs avançaient les premiers, coutelas en main formant une ligne régulière de dos à demi courbés. Avant de trancher d’un coup sec de coutelas les longues tiges de canne préalablement élaguées, ils frappaient le sol du plat de leurs outils. Ainsi ils chassaient le redoutable serpent à tête en fer de lance des sillons où parfois il se tapit. Les feuilles coupantes des tiges de cannes laissaient de longues traces douloureuses sur les cous et les bras. Il arrivait qu’une pluie violente ralentisse la récolte, mais la chaleur revenait, couvrant la terre gorgée d’eau de vapeurs sucrées.
Alexandrine accomplissait sa part au milieu d’autres femmes, ramassant les feuilles tombées à terre avec lesquelles elle liait les cannes. Les femmes hissaient alors les fagots de cannes sur des kabrèt ou cabrouets, ces charrois à larges roues que l’on voit sur les plantations. Au mitan du jour, les ateliers prenaient leur collation à l’ombre bienfaisante des arbres qui bordaient les champs. Puis, le travail reprenait jusqu’au soir. Le commandeur dépêchait ses meilleurs hommes en avant des kabrèt à destination du moulin, afin de hâter le transport des cannes. Une armée de négrillons et de négrillones aux genoux crottés fournissait en eau fraîche cette marée de corps luisants de sueur. Le claquement des sabots des mules montant vers le moulin prenait le relais. Un vieux nègre, nommé Baptiste, avait la charge des bêtes qui faisaient tourner les mécanismes du moulin à bêtes. C’était le labeur de ce pauvre homme, sourd et débile d’esprit depuis le jour où les hommes du géreur lui avaient entaillé le dos à coup de fouet. Sa terrible rétribution pour avoir refusé d’aller aux champs. Les hommes du géreur ne manquaient pas d’idées en matière de cruauté. Ils frottèrent de sucre les plaies du nègre Baptiste avant d’y verser à l’aide de cuillères des fourmis énervées par la perspective de ce festin de chairs sanglantes. Baptiste survécut au châtiment, mais il affichait depuis une mine béate qui lui valut le surnom de Tist’, sé an tébé, Tiste, le stupide. Ses semblables finirent par l’appeler Tist’, nèg' a milet’, Tiste, le nègre aux mules, tant il semblait faire un avec elles. Baptiste dormait avec ses bêtes dans une remise à l’écart du moulin. Baptiste claquait la langue. Les mules mettaient en branle les roues dentées de la presse. Le moulin grinçait. Le broyage de la canne débutait. Les cris des muletiers qui menaient leurs kabrèt chargés de cannes vers le moulin montaient dans l’air saturé de sucre. Le fracas des chariots qui cahotaient sur les chemins avait la force des tempêtes.
Du nord au sud de l’île, la récolte de la canne était un tonnerre qui dictait sa loi au vent du large comme à l’ondée du soir. Seuls, les piaffements de la monture du maître émergeaient du tumulte. Son cheval couvert d’écume galopait le long de la file de chariots, les flancs labourés par les éperons de son cavalier. Il n’y avait pas de temps à perdre ! La canne à sucre est fragile et une fois coupée, il faut promptement la travailler. Il arrivait que le maître descende de monture. D’un geste nerveux, il inspectait le contenu d’un chariot, humait une canne. Les commandeurs, l’œil inquiet, faisaient claquer leur fouet sur le sol ou sur un dos. Dans ces moments, le peuple asservi de la plantation communiait avec son maître. Cette frénésie aurait pu dresser un peu plus les nègres et négresses contre leurs commandeurs et leur maître. Par un de ces retournements étranges dont l’esprit humain a le secret, le moulin ravissait au maître la première place peu enviable d’objet de détestation générale. Urbain levait la tête vers la butte sur laquelle trônait le moulin. Il pensait que les bras gigantesques du géant qui tournaient dans le vent commandaient au maître. Bien sûr, vint le temps où il comprit qu’il n’en était rien. Que L’inflexible volonté des planteurs et leurs lois commandaient aux ailes de toile et non l’inverse. Mais dans ses yeux de négrillon, le moulin était un despote absolu. Un diable auquel tous, nègres, mais aussi maître, géreur et commandeurs étaient liés par un pacte de sang. La nuit, les torches flamboyaient sur les flancs de pierre de la bâtisse, tels les yeux courroucés d’un ogre affamé.
Les nègres se relayaient au chevet de ce tyran, enfournant la canne sans relâche dans ses mâchoires d’acier. Car, il fallait nourrir jour et nuit le monstre qui gémissait dans la brise. Dans la purgerie, d’autres nègres recueillaient le premier jus, « le vesou », que l’on versait de bassine en bassine jusqu’à ce qu’apparaissent les cristaux de sucre tant convoités. L’île résonnait du fracas de cette cuisine infernale d’où s’échappaient des jurons, des pleurs et des supplications. Les tourments de l’Enfer ne connaissant pas de répit, un nègre préposé à la surveillance du broyage de la canne avait pour fonction de couper d’un prompt coup de coutelas toute main malchanceuse prise dans les mécanismes de la presse. Alors le hurlement du nègre ou de la négresse mutilés montait dans l’air chaud. Puis, le tumulte reprenait jusqu’à ce que les champs exsangues aient livré leur dernier chargement de cannes.
Le maître en personne venait inspecter le produit de la purgerie, car c’est là que se jouait le sort de ses affaires. Le géreur Bordier et le commandeur du sucre se tenaient à l’arrière, l’œil inquiet, aux aguets comme des dogues. Malheur à tous quand la face d’ordinaire rubiconde du maître pâlissait sous le coup de la colère, car alors le fouet du commandeur s’abattait avec plus de violence sur les nègres affectés aux bassines. Urbain haïssait l’odeur de la canne. L’odeur de la canne saturait l’air, imprégnait les vêtements. Tout n’était que canne à sucre ! Le jour viendrait où il aurait aussi un cheval. Armé d’un sabre, il se lancerait à l’assaut de la bâtisse de pierre dont il lacérerait les toiles. Il abattrait le moulin.
Alexandrine fut affectée à l’atelier du tabac, comme l’avait ordonné le maître. Elle rejoignit Justine et d’autres femmes dont le grand âge leur avait valu d’être soustraites à l’atelier du sucre. L’atelier du tabac employait aussi des enfants. Dès qu’il fut en âge de marcher, Urbain y travailla avec sa mère. Au chant du coq, le quartier des esclaves s’éveillait au son des jurons des hommes des commandeurs. Pour l’esclave, chaque jour qui commence est le début de ses tourments. Leur mère les asseyait sur le sol du devant de la case tandis qu’elle s’affairait à allumer le petit foyer placé au centre de la pièce. Urbain sentait la terre fraîche sous ses fesses. Comme les autres enfants de son âge, il allait nu. Rien n’obligeait les maîtres à habiller les négrillons de leurs domaines. Le matin et le soir, Alexandrine les lavait avec l’eau fraîche d’une calebasse. Puis, Justine de ses doigts habiles tournait dans la paume de ses mains des petits ronds de pâtes de manioc enrichie de morue. Cette collation était servie avec du lait de chèvre. Jusqu’à présent l’odeur âcre du lait de chèvre faisait surgir dans l’esprit d’Urbain le souvenir de ses premières années. Celui des petits matins bercés par le bourdonnement des colibris dans les bosquets odorants qui s’élevaient en contre-haut de lari kaz nèg. Dans la fraîcheur du petit jour, le giron maternel était un havre tiède aux senteurs sucrées que tempéraient quelques notes de tabac doux. Les doigts maternels portaient à sa bouche une boule de manioc. Le frugal repas était prestement consommé.
La brume couvrait encore la cime des arbres de la forêt voisine lorsque Alexandrine, Justine et les enfants quittaient leur case. Les esclaves de l’atelier du tabac se rassemblaient. Alexandrine hissait son dernier-né sur son dos. Urbain respirait à plein nez le beurre d’avocat dont sa mère s’enduisait les cheveux. Plus grand, il marchait derrière sa mère. Ses petits pieds s’enfonçaient dans la terre saturée de rosée. Le coassement des grenouilles allait en s’affaiblissant à mesure que le ciel s’éclaircissait. Le vent dans les cannes à sucre lui évoquait un chuchotement de matrones dans la tiédeur du matin. Au coin du dernier de champ de cannes, un homme du commandeur du sucre montait la garde en compagnie d’un chien. La bête, un mâtin au poil bistre et blanc, leur faisait peur. Alexandrine qui craignait le molosse encore plus que ses fils cachait sa crainte de la bête. Elle prononçait quelques paroles rassurantes tout en les serrant contre elle. Urbain regardait droit devant lui afin de ne pas croiser le regard du chien. Une nuit, il fit un cauchemar dans lequel le chien venait poser ses bajoues suintantes de bave contre sa tête.
Lorsqu’ils longeaient les champs de cannes, les esclaves de l’atelier du sucre étaient déjà aux champs, affairés à creuser des sillons. Le soleil dardait ses rayons sur les dos courbés. Nul bruit autre que celui des houes qui attaquaient la terre noirâtre, ne résonnait dans l’air saturé de chaleur. Jusqu’à la ligne des arbres, ce n’était qu’une étendue de silhouettes vêtues de toile blanche. Les hommes du commandeur passaient entre les rangs de dos humides de sueur. Un ordre bref suivi d’un juron et la mer de dos se courbait un peu plus. L’armée suante et ahanante taillait sa route à coups de coutelas plus rapides. Une colonne d’enfants et de vieilles femmes alimentait en eau fraîche cette masse indistincte de nègres et de négresses.
En affectant Alexandrine à l’atelier du tabac, le maître lui épargnait la tâche harassante de l’amarrage des cannes sur les chariots. Le bâtiment où les esclaves préparaient les feuilles de tabac était de taille modeste. Il voisinait d’avec les champs où poussaient les plants de tabac. Urbain s’en souvenait comme d’une nef de cathédrale aux voûtes desquelles pendaient des feuilles de tabac. À leur arrivée, Alexandrine et ses fils prenaient place en silence aux côtés des autres femmes et enfants esclaves. Sur l’habitation Langeron, on connaissait la fragilité de la feuille de tabac. Les maîtres planteurs préféraient les confier aux bons soins des femmes et des enfants. Les colons-planteurs affectaient la main-d’œuvre infantile à des tâches qui ne requéraient pas une robustesse particulière. Urbain, son frère et d’autres enfants de l’atelier déroulaient les feuilles encore humides avant de les trier selon leur taille. Puis, les femmes liaient les feuilles humides les unes aux autres par une cordelette nouée sur toute sa longueur à une perche. Deux hommes hissaient les perches chargées de feuilles sur de hauts tréteaux.
Les planteurs aiment leurs négrillons esclaves parce qu’ils ont dans l’accomplissement de leur travail un allant qui fait défaut aux adultes. Les enfants de l’atelier travaillaient vite et bien. Bientôt, Urbain et Jean eurent l’œil sûr et le geste rapide à l’exemple des autres enfants. Ce qui restait un labeur devint vite un jeu. Ils ne tardèrent pas à inventer un règlement. Chaque enfant avait derrière lui une pile de feuilles. Le plus rapide à trier son tas de feuilles était le vainqueur du jour. La petite Toinon se révéla être la plus forte. Urbain et son frère eurent beau faire, Toinon était la meilleure de l’atelier. Le nouveau commandeur, en charge des ateliers du café et du tabac, était un nègre doté d’une tête aux contours anguleux qui s’agitait nerveusement sur un corps ramassé. Sa démarche inquiète était celle qu’un observateur avisé de la nature de l’île aurait attribuée à l’oiseau didine. Pour cette raison, les esclaves de l’atelier lui donnaient le surnom de nèg didine, nègre didine. Les enfants décidèrent, fixèrent les règles du jeu. Désormais le départ de Didine donnait le signal du début de leurs parties. Son retour en sonnait le terme.
Les mornes bleuissaient lorsqu’ils rentraient de l’atelier. Certains jours, ils croisaient la monture du commandeur du sucre. Le commandeur du sucre, un affranchi mulâtre, était le frère du commandeur du tabac. À leur approche, le commandeur portait son regard au loin. Le commandeur craignait d’être vu en compagnie d’Alexandrine. La cause en était une histoire qui remontait à un temps qui précédait la naissance du frère aîné d’Urbain. Alexandrine était alors une jeune négresse dans la splendeur de ses quinze printemps. Les années de labeur avaient sculpté l’arrondi de ses bras. La sueur qui ruisselait sur sa peau ébène faisait ressortir le contour des muscles fins de son dos sous la toile grossière de sa chemise. Le commandeur s’abîmait de longues secondes dans la contemplation des hanches d’Alexandrine qui balançaient au rythme de la houe qui taillait son chemin dans les mottes de terre grasse.
Un soir, à l’heure où les grenouilles commençaient à faire entendre leur chant dans la touffeur de la nuit commençante, le commandeur se présenta devant la case que Alexandrine partageait avec la vieille Justine. Il tira son large chapeau de paille, bakoua, dont il se servit comme d’un éventail. Il avait chaud. Il s’épongea le front.
« Le travail avance vite », dit-il à Alexandrine. « Les sillons donneront de beaux plants. Votre atelier est le meilleur. J’ai un beau chapon que je tiens prêt pour les fêtes. Tu viendras le prendre demain. »
Sur ce, il tourna les talons. Justine tira un peu plus fort sur sa pipe de terre. En femme d’expérience, Justine savait quand il fallait se taire. Elle avait par le passé dû accueillir dans son giron le commandeur précédent. Celui-ci, comme l’autre l’avait fait en son temps, tournait autour des jeunes négresses de la plantation, mû par le même appétit redoutable du stupre. Alexandrine ne serait pas la première à être le jouet des bas instincts d’un commandeur. Le commandeur remit son bakoua, fit pivoter son cheval et partit au pas.Les commandeurs tout comme ceux qui les gouvernent, géreurs et maîtres, en hommes infatués de leur pouvoir n’attendent jamais un quelconque acquiescement en retour de leurs esclaves. Ce qui est dit à l’esclave a valeur de commandement. Le lendemain, Alexandrine viendrait chez lui.
Mais l’empressement fait commettre bien des imprudences. Bordier, le géreur, avait assisté à la scène de loin. Ti Jean, un garçon qui rentrait les mules en compagnie de Tiste, avait entendu les propos du commandeur. En l’échange d’un sac de farine, il raconta à Bordier ce qu’il avait entendu. Le géreur tenait enfin sa vengeance. Le soir, Bordier rapportait le tout au maître. Il était notoirement connu que le géreur Bordier et le commandeur se vouaient une haine tenace. Le premier craignant le pouvoir que le second pouvait gagner dans l’esprit du maître à ses dépens. Leur inimitié était le fruit des menées du maître. Bordier ne tolérait pas que ce demi-nègre même affranchi gagne en pouvoir sur la plantation. Un demi-nègre restait un nègre ! Le maître avait agi en connaissance de cause. Nommer un affranchi en tant que commandeur du sucre était une de ses habiles manœuvres. Tant que la jalousie envers le commandeur, son subalterne accaparait l’esprit du géreur, né blanc et libre, ce dernier ne constituait plus une menace pour le maître. Loin d’adoucir les conditions des nègres esclaves, cette rivalité ne faisait que l’accroître, pour le plus grand profit du maître. Investi de pouvoirs redoutables, le commandeur du sucre s’était taillé petit à petit une baronnie dont il comptait bien faire fructifier les fruits. En proposant une volaille à une esclave, le commandeur outrepassait ses droits. Convoiter l’une d’entre elles était un crime bien plus grand. Sur l’habitation Langeron, nul autre que le maître ne pouvait s’arroger le droit de gouverner le corps de ses esclaves, hommes ou femmes.
Le lendemain à son réveil, le commandeur eut le déplaisir de voir le maître devant sa porte, en lieu et place de la négresse Alexandrine. La fraîcheur de la nuit se faisait encore sentir, mais on percevait déjà quelques gouttes de sueur sur le front du maître. À cette seconde, il s’opéra chez le commandeur une transformation de tout son être. Ses épaules se voûtèrent, sa lippe, d’habitude fière et hautaine, laissa place à un front entaillé de rides sous lesquelles deux yeux affolés roulaient dans leurs orbites, tandis qu’un léger tremblement soulevait sa lèvre supérieure en un rictus niais. C’était là un stratagème que lui avaient enseigné les longues années passées au service du maître. Jouer au simple d’esprit avait permis à ce coquin de sauver maintes et maintes fois sa mise. Le comportement de beaucoup de nègres libres, affranchis, esclaves change lorsqu’ils ont affaire à leur maître ou un étranger. Lorsqu’il est approché par un inconnu blanc de surcroît, le nègre libre ou non, rendu méfiant se ferme comme une huître dans sa conque. Trop parler mène au pilori ! Et s’il advient qu’il est pressé de questions par son interlocuteur, il fait profil bas. C’est ce que notre homme faisait à cette minute même. Car le commandeur savait bien que la visite matinale du maître n’annonçait rien de bon. Avait-il eu vent de ses trafics ? La perspective de terminer son existence comme débardeur à Fort-Royal, le dos brisé par le fardeau des sacs de sucre l’affolait. Il sentit la sueur couler en flots aigres le long de son échine.
« Comment se passe notre affaire ? » commença le maître les deux mains passées dans sa ceinture, le chapeau rejeté sur l’arrière du crâne.
Il s’agissait donc des travaux des champs. Le commandeur aspira une goulée d’air frais puis se lança.
« Les labours vont bien, plus vite que ce que nous espérions. Deux jours tout au plus et ce sera fini, maître. »
« Si une quelconque affaire t’appelait à visiter les nègres et négresses des ateliers au retour des champs, tu me la reporterais, n’est-ce pas ? » dit le maître.
« Cela est bien entendu, maître. Rien de ce qui concerne les ateliers n’est étranger à notre maître. »
« Il m’importe de savoir ce que mon commandeur dit à mes nègres et à mes négresses, le jour et la nuit », conclut le maître sèchement.
Puis sans se départir de la froideur dont il avait fait montre lors de l’échange, il tira sa blague pour priser une pincée de tabac vanillé, en homme sûr de son pouvoir.
Le commandeur se gratta nerveusement l’aisselle. Il avait compris. Ainsi on l’avait vu la veille au soir près de la case d’Alexandrine. Il maudit intérieurement son imprudence et se jura qu’on ne l’y reprendrait plus. Depuis qu’il avait été sermonné par le maître, le commandeur rudoyait son monde plus que de coutume. Il se tenait raide sur sa monture, allant de ci et de là, pressant les uns et les autres de sa voix forte, claquant la terre grasse de la pointe de son fouet. Une sourde colère montait des sillons. On entendait des imprécations, des jurons étouffés. Désormais le commandeur n’allait plus seul sur la plantation. Deux hommes chevauchaient à ses côtés, des pistolets glissés dans les fontes de leurs selles. Bien pis ! Le commandeur avait cru voir la silhouette massive d’Hercule en contrebas du morne. Papa-cimetièreen personne rodait dans les alentours ! On murmurait que Alexandrine avait consulté la Grande Mambo. Le couteau qu’il tenait sous le chevet de son lit semblait être à cette heure une arme bien dérisoire face aux sortilèges de la mambo et de Papa-cimetière.
Les évènements qui se déroulèrent durant les derniers jours de récolte confortèrent les sombres pressentiments du commandeur. La découverte un matin d’un brin d’herbe noué devant sa porte lui apporta la confirmation de ses craintes. La mambo, instruite par Justine et Alexandrine, avait juré sa perte ! Le commandeur était un homme à la piété tiède. Néanmoins, comme tous ceux qui en public commentaient avec mépris les cultes des esprits secrètement observés sur certaines plantations, il ne pouvait pas s’empêcher d’accorder quelque crédit aux récits d’envoûtement et de sortilèges. Le brin noué était un sort jeté sur les hommes que l’on souhaitait priver de leur virilité. Les convulsions et tremblements qui l’obligèrent à rebrousser chemin alors qu’il se présentait à la porte du bordel de maman Étiennette à Sainte-Marie le plongèrent un peu plus dans le désespoir. Le lendemain, son cheval se cabra à la vue d’une chouette qui s’envola au détour d’un bosquet de raisiniers bord de mer dans la touffeur du crépuscule. Marinette-bois-chèche l’esprit à tête de chouette avait jeté son dévolu sur lui ! Impuissant, il se débattait dans ses rets, tel un rat pris au piège. Dès lors, il se tint à l’écart d’Alexandrine de peur de déchaîner un peu plus sur lui la colère des esprits, se tenant voûté sur sa monture, les joues creusées, les mollets flottant dans ses bottes soudaines trop larges. Et que la peste emporte celui qui l’avait dénoncé, le géreur sans doute ! Il rendrait bien un jour la monnaie de sa pièce à ce sacripant. Le tutoiement qu’avait employé le maître à son égard, rappelait au commandeur son état.
Pour l’heure, Urbain ignorait les intrigues et les jeux de pouvoir qui régissaient les rapports entre le maître, le géreur et le commandeur. Les lamentations des esclaves au chant du coq qui sonne le début d’un jour de peine. Les crocs du chien féroce du garde. Le cheval du commandeur du sucre. Nèg didine. Les piles de feuilles de tabac à trier. Le moulin. Les doigts rapides de Toinon. L’esprit immature d’Urbain les percevait comme les décors souvent sinistres, rarement cocasses d’une pièce rejouée chaque jour. Il ne comprenait pas qu’ils étaient les actes d’une seule et même tragédie. Son frère, sa mère, Justine, lui-même et tous les autres étaient les âmes perdues de ce Tartare sur lequel veillaient, tels Cerbère, les molosses du commandeur. Urbain s’éveilla à la vérité bien plus vite qu’il n’eût pu l’imaginer.
Nèg Didine, le colérique commandeur du café et du tabac à tête d’oiseau menait son affaire à pas nerveux. Il passait plusieurs fois par jour, écumant tel un chien de meute, molestant les esclaves de l’atelier, aboyant ses ordres à ses hommes. Instruit par son frère, le commandeur du sucre, il évitait soigneusement de s’en prendre à Alexandrine et à ses deux fils. Attitude faussement protectrice qui eut bientôt pour effet de les éloigner des autres esclaves. La rumeur allait bon train dans le quartier des esclaves. Alexandrine était la concubine du maître ! Les regards se détournèrent peu à peu d’eux. Un silence réprobateur accompagnait les déplacements d’Alexandrine et de ses fils sur la plantation. Comme l’on sait, en matière de rumeur, la déraison l’emporte sur la clairvoyance. De ruisseau, le murmure se changea en un torrent de calomnies dont rien ni personne ne pouvait tarir la source de ses eaux alourdies par une boue fétide. Une haine sourde et reptilienne remplaça bientôt le muet opprobre des premiers temps. Alexandrine affronta avec courage la vindicte populaire. Elle était désormais perçue comme un suppôt du maître et du géreur. Une mouche chargée d’épier à leur profit et de glaner de précieuses informations grâce auxquelles ils pourraient un peu plus soumettre les esclaves à leur pouvoir déjà sans limite. Les esclaves avaient un grief encore plus grand à l’encontre d’Alexandrine. En alliant son sang au sien, le maître avait fait d’elle une diablesse par laquelle le malheur s’abattrait sur tous. N’avait-elle pas contribué à allier le redoutable pouvoir des esprits au Malin qui les tenait sous sa férule implacable, perpétuant ainsi de génération en génération leur état de servitude ? Les autres enfants furent sommés d’éviter Urbain et son frère. Les quolibets fusaient au passage de leur mère.
Un jour à l’atelier, la femme Antoinette répandit au sol le contenu de l’écuelle d’Alexandrine.
« Le maître remplira bien mieux ton ventre, diablesse ! » siffla-t-elle.
Les deux femmes roulèrent au sol, chacune agrippant les cheveux de l’autre, couvertes par la clameur de l’atelier. Le géreur arriva sur ces entrefaites, suivi par le commandeur dont les yeux apeurés roulaient follement. On les sépara. La foule retint son souffle. Le fouet était promis à celles ou ceux qui par leur conduite troublaient la bonne marche des ateliers. Le géreur n’en fit rien. Au contraire, il ordonna la reprise du travail d’une voix apaisée que l’on ne lui connaissait guère. La rancune tenace des esclaves contre Alexandrine était la vengeance du géreur contre le maître qui idolâtrait cette négresse effrontée. Le travail reprit dans l’atelier. Alexandrine se retourna. Ses deux fils se tenaient debout dans un coin de la vaste pièce. Ils la regardaient sans mot dire. Elle se leva et les serra contre elle. Une femme ricana.
« La marmaille du maître… »
Alexandrine pleura à chaudes larmes les nuits qui suivirent et les caresses prodiguées par Justine ne parvinrent pas à arrêter son chagrin. Les yeux ouverts dans le noir, Urbain songeait. Il prenait la mesure du monde des hommes. La révélation de la vérité éclairait les recoins obscurs de sa vie. Jusqu’à ces derniers jours, les hauteurs des mornes environnants semblaient commander aux hommes. La silhouette du maître remplaça le créateur tout puissant et invisible qui, de depuis le lointain, leur envoyait les lourds nuages chargés de pluie ou le soleil brûlant du carême. Il comprenait que le maître et les siens étaient les démiurges du monde où ils croissaient aux côtés de leur mère. Le blanc pansu qui parcourait les terres de l’habitation était son père ! Il arrivait que les pas de son cheval guident le maître jusqu’à la case d’Alexandrine. Il ne mettait jamais pied à terre. Il les toisait de haut sans mot dire. À présent, contrairement à l’usage, Urbain ne baissait pas les yeux. Il regardait dans les yeux l’homme qui avait engrossé sa mère. Il défiait le blanc bedonnant à qui il ne voulait pas donner le nom de père.
Alexandrine dépérissait. La détestation dont elle était injustement l’objet était un fardeau qui alourdissait son pas et affaissait chaque jour un peu plus ses épaules. La nuit venue, Alexandrine endormie dans ses bras, Justine réfléchissait. Était-il possible que les esprits eussent abandonné sa fille à ce point ? Elle retourna chez la Grande Mambo.
« Ta fille est le sanctuaire d’Ezili. Ogun, le guerrier, guidera les pas de son deuxième. Rien n’arrêtera le souffle de Papa Legba. La ruine engendrera le chaos d’où renaîtra la vie. Rien n’arrêtera la marche du temps ! »
Les doigts effilés de la Grande Mambose posèrent sur son avant-bras alors que Justine se levait.
« Que ta fille ne fasse rien pour changer le cours des choses ! Sinon, les plus grands malheurs s’abattront sur elle ! » Puis elle reprit sa pipe de terre et retourna à la torpeur d’où Justine l’avait tirée.
Depuis les hauteurs du morne aux caféiers, le géreur Bordier vit Justine revenir de chez la Grande Mambo. Il avait eu vent de la rixe entre Alexandrine et une autre esclave. Rien ne serait arrivé sans le coupable intérêt du maître pour cette négresse. Il n’avait jamais compris l’attrait des maîtres pour les négresses et autres mulâtresses. Homme d’argent et de livres de comptes, le géreur agissait en homme insensible aux choses de la chair. Il maudissait l’esprit débauché de son maître qui bouleversait l’ordre des choses en vertu duquel les blancs étaient faits pour gouverner des nègres obtus. Après tout, si les mahométans eux-mêmes, maudits soit cette engeance, commerçaient les nègres, c’est bien que le Créateur, béni soit-il, les avait faits esclaves. Il en serait ainsi pour le reste des temps en vertu des lois du Très-Haut. À présent, le maître traitait cette négresse et ses deux bâtards comme ses protégés ! Ils n’apporteraient que le malheur et la ruine dans leurs affaires ! Le maître avait-il été empoisonné ? On disait les négresses habiles dans l’art de concocter les poisons et autres philtres ! Le géreur Bordier pressentait un avenir chargé de menaces. Que le maître aille au diable ! Le géreur galopa en direction du haut du morne, un mauvais sourire sur la face. Viendrait le temps où il récolterait les fruits de son obéissance aux lois de la colonie.
Le maître attendait à Bois-Joli. Il avait rendez-vous. La ravine Bois-Joli était l’endroit où le maître et ses ancêtres possédaient une maison, à l’écart de leur résidence ordinaire. Tous, géreur compris, évoquaient ce lieu avec crainte, car le souvenir de son palais suscite chez les sujets d’un despote autant d’effroi que le joug de ses lois. Dans une remise qui jouxtait la maison de Bois-Joli, le maître gardait deux matins de Naples nourris de sa main seule. Il lançait si besoin était, les deux molosses à la poursuite des nègres fugitifs. Dans une pièce attenante au salon se dressait une lourde armoire de fer qui conservait à l’abri de ses portes cadenassées les archives de la plantation et autres documents importants. De temps à autre, il y donnait des soupers qui se terminaient au petit jour. La débauche s’invitait parfois à ce cénacle de béké, planteurs blancs propriétaires d’esclaves, lorsque leur hôte amenait des filles de sa connaissance. . Depuis la fondation de la plantation, maintes jolies filles, blanches ou non, empruntèrent le chemin qui menait à la maison du morne Bois-Joli.
Le maître a rendez-vous avec Orphée, l’une des plus célèbres maquerelles de la colonie. On murmurait qu’Orphée n’était qu’un des nombreux surnoms de la maquerelle. Orphée sonne bien aux oreilles de la haute société. Elle possède un bordel à Saint-Pierre. Le maître avait une épouse qui lui avait donné deux filles et un fils, mort-né. Toutefois, rien ne faisait obstacle à ses appétits de chair. Il faisait abondamment usage des filles d’Orphée. Le bordel d’Orphée n’était pas un de ces bouges dans lesquels les marins s’affrontaient à coup de tabourets. On n’y admettait ni les nègres et autres noirs ou mulâtres libres. C’était un genre d’hôtel particulier richement meublé, que peuplaient d’accortes créatures triées sur le volet. Outre des rentes rondelettes, le commerce des filles de joie avait permis à la maquerelle redoutée de tisser des liens bien utiles avec ce que la société de la colonie comptait de gens influents. Chacun sait bien que la débauche est la plus puissante alliée du pouvoir. Orphée menait grand train. Elle avait sa loge au théâtre de Saint-Pierre. Un lourd collier d’argent pendait sur son shal de couleur. L’or est interdit aux noirs et mulâtres libres des colonies.