Les Vérités noyées - Eddy Ferhat - E-Book

Les Vérités noyées E-Book

Eddy Ferhat

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Beschreibung

« On se dit tout à demi-mot, car des mots pleins seraient trop lourds, et ils menaceraient de faire couler cet endroit... » Céline, Shan, Hailàng et les jeunes jumeaux Naïa et Marvin ne savent rien du bâtiment sous-marin dans lequel ils habitent. Ils ne fréquentent que les deux étages les plus proches de la surface et n'ont jamais pu aller plus bas. Mais les réserves de nourriture se vident, et il faut obligatoirement se mettre en mouvement en direction des profondeurs, car au-dessus, l'air de la surface est un poison. Ils ne savent pas jusqu'où s'enfonce ce bâtiment qu'on nomme le Nérée 2. Ils ne savent pas combien de générations se sont succédé ici. Ils ne savent pas qui est le dormeur, un vieil homme qui vit avec eux, mais qu'ils n'ont jamais vu éveillé. Ils ne savent pas si d'autres humains ont survécu là-dessous. Pour l'heure, ils ne connaissent ni l'IA Nausicaa, ni les Factotums, ni la déesse Ino. Nombreux sont les secrets qui les attendent en eux-mêmes, dans les abysses, et plus profondément encore...

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Ähnliche


“Comment la nuit peut-elle tomber d’un coup sur l’océan sans faire la moindre éclaboussure ?”

Grégoire Lacroix

Sommaire

Chapitre I : yn famij sybme

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre II : yn imsj d l Nee

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre III : yn pli t sjl e m

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33

Chapitre 34

Chapitre 35

Chapitre IV : yn klpsid afle

Chapitre 36

Chapitre 37

Chapitre 38

Chapitre 39

Chapitre 40

Épilogue

Chapitre I : yn famij sybme

1

L'escalier descendait jusqu'à la pièce à vivre. Comme il commençait à s'oxyder, une fine pellicule de rouille le recouvrait. Mais bien que délabrées, les marches demeuraient solides ; Hailàng pouvait les emprunter sans risque. Un pied après l'autre, et soutenu par ses deux béquilles, il progressait à un rythme lent.

L'architecture était telle qu'à mi-chemin de l'escalier, on se retrouvait à surplomber l'étage du dessous, ce qui permettait d'admirer un carrelage gris parsemé d'éclats cristallins. D’ici, les rares meubles apparaissaient minuscules, de même que les deux personnes qui se tenaient face à face autour d'une petite table basse, avachis dans de lourds fauteuils de cuir.

Hailàng n'eut le droit à un regard que lorsqu'il foula d’une béquille le premier carreau du vaste étage. En vérité, il eut même le droit à deux regards. Le premier, bref et chargé de sympathie, venait d'une jeune femme au visage constellé de taches de rousseur. Faisant contraste, les yeux glaciaux d’un homme brun, couronnés de sourcils froncés.

Hailàng se dirigea vers la cuisine qui jouxtait la pièce à vivre, puisque les humeurs n’étaient pas toutes bonnes, aujourd'hui encore.

La discussion put reprendre dès que le vieil homme fut parvenu à se traîner hors de la pièce. Ce fut la femme qui parla d’abord, tandis que l’autre ne parvenait pas à se défaire de son expression hostile.

— Ça fait un moment que ton père et toi, vous ne vous êtes pas adressé un seul mot, pas vrai ?

— Ouais…

— Tu ne crois pas que tu devrais lui pardonner, Shan ? Qui sait combien de temps il lui reste…

— Je n’y tiens pas. C’est légitime, non ?

La femme baissa les yeux, comme songeuse. La question était surtout un reproche formulé avec une pointe de véhémence. Shan se rendit compte qu’il venait de décharger une partie de sa colère sur son amie, et cela lui déplut. Il essayait de se montrer charmant au cours de cette discussion, et il n’allait pas laisser son père le rendre plus susceptible qu’il n’avait l’habitude de l’être.

— Line, dit-il en souriant, fais pas gaffe à ma relation avec mon père. Lui et moi, on n’est pas près de faire la paix. Depuis l’adolescence, j’ai compris que ça serait impossible entre nous. D’ailleurs, il aurait dû s’y attendre… Bref, je voulais te demander un truc.

— Est-ce que c’est lié à tes petites escapades, se moqua l’intéressée.

— Hé, c’est pas des petites escapades. Faut bien que quelqu’un explore cet endroit.

— Et j’imagine que tu veux encore me convaincre de t’accompagner ?

— Je sais que c’est pas ton délire, tu me l’as assez répété. Mais sur ce coup-là, il y aura de quoi te passionner, tu peux me croire.

Shan glissa une main dans la poche intérieure de sa veste, puis en tira une feuille pliée sous le regard perplexe de Céline, que son ami surnommait Line. Celle-ci se pencha en avant alors que sur la table basse fut étendu un plan annoté de toutes parts. Il s’agissait de la coupe transversale du bâtiment, comme on pouvait en voir un affiché près des escaliers. Mais là, le tracé était fait à main levée, accompagné de mots soulignés, surlignés, rayés, ou encore entourés. Céline ne put s’empêcher de sourire, se remémorant les dessins que faisait Shan quand il n’était qu’un jeune garçon fourmillant d’imagination.

— Quoi, demanda ce dernier.

— Rien. Désolé.

— Bon, regarde. Notre étage est ici. Et ça, c’est les deux caves. Jusque-là, rien de très passionnant.

La femme opina du chef, quand l’autre faillit se perdre dans la lente ondulation de ses cheveux roux.

— Bref… Tu te souviens de la trappe que j’ai trouvée dans la deuxième cave ?

— S’il s’agit vraiment d’une trappe.

— Eh ben c’en est une. J’ai réussi à l’ouvrir, et dessous, j’ai trouvé un plan gravé que j’ai recopié ici. Il dévoile ces deux nouveaux étages. (Shan les pointa du doigt sur la feuille.) Ils se trouvent au bout de ce qui, je pense, aurait dû devenir un passage pour un ascenseur.

— Alors comment y accéder si le passage est resté en travaux ?

— On pourrait y aller cet après-midi avec une échelle de corde.

— Attends. C’est là que tu veux m’emmener ? Les caves me font déjà peur, et toi, tu espères me faire descendre par ce conduit pour aller encore plus bas ?

— Je te le proposerais pas s’il n’y avait pas un truc qui pourrait t’intéresser là-dessous. Regarde les particularités de cette pièce, et surtout la forme de son plafond. Alors ?

Céline n’eut pas à examiner le plan très longtemps avant de réagir. Elle demeura interdite, mais déjà ses yeux dégageaient une lueur curieuse. Elle les offrit tout ronds à Shan qui sentit avoir atteint un point sensible.

Posté près de la porte de la cuisine, l’oreille attentive, Hailàng soupira.

2

Une goutte d’eau tomba du plafond et salit l’infusion que Céline venait de se préparer ; une nouvelle fuite ajoutée à une liste déjà trop longue. Elle aurait préféré que Shan les colmate avant d’aller traîner dans les caves du bâtiment.

Toutefois, elle ne pouvait lui en faire le reproche, car les priorités ne manquaient pas, et elle n’aidait pas beaucoup. Si Shan ne la blâmait pas d’être une adulte fuyant ses responsabilités, elle s’en chargeait à chaque fois qu’elle essayait de trouver le sommeil. À ce moment-là, elle se promettait toujours de mieux faire le lendemain. Depuis combien de temps s’enlisait-elle dans la paresse ? Avait-elle vraiment la force d’accompagner Shan cet après-midi, chose qu’elle n’avait pas faite depuis des années ? Tout en longeant le couloir qui joignait la pièce à vivre aux chambres, elle convint qu’aller voir Naïa et Marvin serait un premier défi à relever, une sorte de test. Si Shan la pensait capable de surmonter ses peurs, c’était peut-être à raison.

Elle s’arrêta devant la chambre des deux jumeaux. Leur porte était la seule encore entretenue ; les enfants avaient bien droit à un minimum de luxe. Ils avaient eux-mêmes écrit leurs prénoms sur le bois ensuite verni. Certes, l’humidité du bâtiment commençait déjà à faire son office, mais les prochaines rénovations attendraient.

Céline leva une main tremblante. Elle imaginait déjà la vision qui constituerait ses prochains cauchemars. Le bras lourd, elle finit par frapper à la porte, en espérant toutefois qu’on ne l’entende pas.

— Shan, interrogea une voix fluette. Tu peux rentrer.

Il n’y avait plus d’excuse valable. Si Céline ne pouvait pas même ouvrir cette porte pour saluer les deux enfants, il était impensable qu’elle accompagne son ami dans les niveaux inférieurs. Elle poussa donc la porte, le souffle retenu.

D’abord apparurent les grands murs tapissés de dessins d’enfants. Marvin avait une véritable passion pour les baleines, tandis que sa sœur préférait les poissons aux couleurs chatoyantes. Des jouets jonchaient le sol, parfois entassés en nombre excessif. Mais l’imagination des enfants était débordante, et ils savaient donc leur donner vie à tous, au gré des histoires qu’ils s’inventaient.

Faisant fi de ces détails, la jeune femme se focalisa bien vite sur la source de ses angoisses. Les lueurs qui ondulaient partout dans la pièce, jouant avec l’obscurité, venait de la rappeler à une singulière vérité. La vaste fenêtre qui se trouvait au fond de la chambre, si vaste qu’elle prenait presque la paroi entière, lui présentait une scène poignante. Les jumeaux se trouvaient assis devant, comme captivé par ce qui entourait le bâtiment. Ils attendaient là qu’une nouvelle créature aquatique se présente à eux…

Quand parut un banc de poissons, Céline se retrouva pétrifiée, ses doigts ligotant sa tasse. Les animaux s’approchaient et s’éloignaient de la vitre avec une rapidité folle, et comme la lumière venait de derrière eux, ils n’apparaissaient qu’en ombres fugaces. La surface n’était pas loin, aussi le soleil laissait deviner la constante ondulation de l’eau. Cinq mètres derrière la fenêtre, l’obscurité totale régnait déjà. Si les enfants y projetaient une innocente fantaisie, habitée de fée des eaux, d’anguilles aux couleurs de l’arc-en-ciel et autres créatures de conte, ce n’était pas le cas de Céline.

Elle se figurait des mâchoires béantes, des choses à la peau transparente qui laissaient entrevoir leurs organes battants. Plus encore, elle craignait l’arrivée soudaine d’animaux difformes, au squelette inexistant et au regard vide d’émotions. Si la seule vue de ces monstruosités ne suffisait pas, il lui restait le souvenir d’un prédateur trop vif pour être reconnu, et qui, une nuit lointaine, s’était senti insulté par la présence d’un bâtiment immergé ; cette bête aux dents infinies avait chargé sa fenêtre, et les yeux clos, Céline avait replié son corps infantile en espérant que les percussions sourdes ne se muent pas en bruit de verre cassé. Elle sursauta en entendant à présent ce son, en cet instant même, alors qu’elle était aujourd’hui adulte. Quelque chose venait de se briser, et elle s’agenouilla en boule, les pieds mouillés et brûlants.

— Céline, cria Naïa en courant à elle.

Bientôt accompagnée de son frère, la fillette tendit une main qui se voulait rassurante. Mais le contact avec une épaule tremblante fit naître un hurlement d’horreur. Au sol, une flaque terne s’élargissait peu à peu. Il y baignait des fragments de terre cuite, et un sachet de thym déjà fripé.

Shan avait entendu les cris des enfants et celui de Céline depuis l’autre bout de l’étage, et il ne lui fallut qu’une dizaine de secondes pour arriver sur place. Alors défilèrent les habituels gestes rassurants, les mots doux, les conseils de respiration. Cela dura presque une heure au bout de laquelle Céline se retrouva allongée sur le canapé du salon, le front en sueur.

— Pardon, bredouilla-t-elle.

— C’est rien, répondit Shan. Pourquoi t’es allée dans la chambre des enfants ? Tu sais bien que tu détestes la vue de l’extérieur.

— Je voulais savoir si j’étais prête à m’aventurer dans les caves.

— Line, je t’ai dit que j’avais fermé tous les volets dans les caves. Et pour ce qu’il y a sous la trappe, on ira étape par étape, et je prendrai les devants.

Les yeux de la jeune femme se perdaient encore dans chaque coin de la pièce, comme s’ils étaient à l’affût du moindre mouvement suspect. Elle mit du temps à se concentrer sur le visage de son ami et sur celui des jumeaux. Ceux-ci affichaient certes un air inquiet, leurs sourires respectifs n’en témoignaient pas moins de la tendresse.

— Je veux pas, dit Céline. Je veux pas y aller, Shan. Et je veux plus vivre dans l’océan.

— Désolé, Line. Tu sais bien que j’ai vérifié plusieurs fois les calculs de mon père ; il n’y a aucune chance pour que l’air de la surface soit respirable de notre vivant. Mais je te promets qu’on trouvera mieux que cet endroit. Y a forcément un réseau encore fonctionnel là-dessous, et il nous permettra d’atteindre un étage en meilleur état. Peut-être même qu’il y a des gens à retrouver ailleurs… Repose-toi cet après-midi, je m’occupe de tout. Les marmots, vous voulez bien rester avec elle ?

Marvin et Naïa hochèrent la tête à répétition, tandis que leurs yeux cristallins s’apposaient sur Céline.

3

Vérifier l’état de la bouée à l’œil nu ne suffisait jamais.

Cloîtré à l’étage culminant du bâtiment, sous un imposant plafond vitré, Hailàng ne percevait le dispositif flottant que sous la forme d’une ombre au beau milieu d’une surface tachetée de lumière. De fait, le ballon ressemblait davantage à un astre sombre dans un ciel aux étoiles imprécises qu’à un ballon de plusieurs centaines de mètres de diamètre servant de soutien d’urgence au bâtiment sous-marin.

Hailàng passait donc le plus clair de son temps à observer un écran sur lequel il faisait défiler les multiples données qui importaient à la vérification des systèmes. La bouée devait s’adapter aux modifications de la pression atmosphérique, et les câbles qui la reliaient au bâtiment, à la hauteur des vagues. Tout était automatisé, mais les ordinateurs faisaient toujours état de variables nouvelles, telles que la présence plus ou moins grande d’animaux aux alentours. Certaines migrations de masse pouvaient créer de puissants courants.

Seulement, si Hailàng restait le plus souvent dans le centre de contrôle, c’était surtout parce qu’il aimait cet endroit. Avec beaucoup de patience, il parvenait parfois à capter la lueur timide d’une lointaine étoile, où celle d’une haute lune.

Ici, on ne trouvait aucune information sur les étages inférieurs de l’installation, car la majeure partie des fonctionnalités des ordinateurs semblait inaccessible. Il en allait de même pour leur mémoire. Les appareils ne régulaient plus que la bouée, les câbles qui la liait au bâtiment, et le comportement des courants. C’était comme si les ingénieurs qui avaient mis au point ce système avaient accordés plus d’importance à ce qu’il y avait au-dessus de leur tête qu’en dessous. Ou plutôt, comme s’ils n’avaient cherchés qu’à retourner à la surface dès que cela serait possible.

Hailàng les plaignait. Si ses rêves le portaient au-delà de la Terre, au moins acceptait-il d’être condamné à l’océan.

4

Une autre tasse ; une autre infusion. À cet instant, plus que jamais, recroquevillée sous un plaid avec les cheveux en bataille, Céline se donnait l’impression d’être une mère aliénée. Elle regardait les enfants jouer, sans que son regard ne parvienne à se focaliser sur la scène. Les jouets bougeaient, se percutaient pour simuler des batailles, des amitiés, des amours, des meurtres, des chasses, des retrouvailles, et bien d’autres événements. Aux mouvements brusques s’ajoutaient les hurlements, les paroles creuses, les promesses incompréhensibles.

Les maigres Marvin et Naïa changeaient si vite. Céline les avait vus naître neuf ans auparavant, puis avait connu la maladie de leur mère, puis le fatal accident de leur père.

La première était morte d’une pneumonie, la trop forte humidité de ce vieil endroit ayant peu à peu envahi ses fragiles poumons.

Le second n’était jamais revenu d’une excursion à l’extérieur. Le père, avec le soutien de Shan, avait cru pouvoir atteindre un bâtiment voisin en traversant le pan d’océan qui les en séparait, et ce, en combinaison de plongée. Cette folie, c’était l’espoir d’une vie meilleure pour deux jeunes enfants qui l’avait attisé. La ligne de survie avait accroché une bête qui, dans sa panique, avait tiré le père dans des profondeurs desquelles on ne l’avait jamais vu ressortir. La ligne qui aurait dû le sauver l’avait damné. Céline avait fait jurer à Shan qu’il ne retenterait plus jamais l’expérience. Ce dernier s’y était résigné.

Les jumeaux traînaient la mort derrière eux, sous la forme d’une accumulation de souvenirs funestes, de visages disparus, d’époques regrettées. Céline arrivait sur ses trente-deux ans, et pourtant, elle était assaillie de peurs irrationnelles, alors que ces deux enfants en étaient venus à aimer un monde qui avait emporté leurs parents. Ils aimaient toute cette eau, toutes ces créatures grandes et petites qui semblaient voler à leur fenêtre pour leur seul divertissement.

En vérité, ce que Céline n’osait pas s’avouer depuis un ou deux ans, c’était que sa phobie se projetait sur les jumeaux. Quand ceux-ci lui souriaient, elle avait l’impression de voir deux mâchoires de requin s’ouvrir. Leurs membres menus bougeaient parfois avec la souplesse de tentacules. Aussi, leurs cheveux se figeaient dans des dispositions invraisemblables, comme mus par des eaux invisibles.

Quand ils hurlaient en jouant, les muscles de Céline se tendaient. Elle les aimait pourtant, ou du moins le voulait-elle. Mais la vérité s’imposait peu à peu : les deux orphelins, aux mimiques si semblables, fille et fils de l’océan, incarnaient mieux que quiconque le désespoir de cet enfermement dans un monde qui n’aurait jamais dû accueillir les humains.

5

Si la deuxième cave avait angoissé Shan lors de sa découverte avec le père des jumeaux, des années auparavant, l’endroit s’apparentait aujourd’hui à un vaste atelier. Une multitude d’outils emplissait le lieu, soit entreposés le long d’étagères, soit abandonnés à même le parquet. Comme les plafonniers ne fonctionnaient plus, et que le système d’alimentation était difficile à comprendre, de grossières lampes éclairaient les coins importants. En fait, presque toutes encerclaient à présent une large ouverture au sol : la trappe.

Pour en venir à bout, Shan avait tâtonné avec l’euphorie d’un apprenti découvrant seul les ficelles du métier. D’abord, un marteau et un burin lui avaient permis de faire sauter les gongs. Il avait ensuite découvert, en essayant de soulever l’ouvrage à l’aide d’un pied-de-biche, qu’il y avait un autre système de verrouillage. Les nombreux écrans en panne de la pièce avaient laissé deviner un mécanisme électronique. Son père, la seule personne à posséder quelques bases d’informatique, aussi rudimentaires soient-elles, n’avait jamais accepté de s’y pencher. C’était une énième raison de leur discorde.

Il avait donc fallu travailler avec l’acharnement d’un charpentier qui tente de déloger une poutre à coups de poing. Petit à petit, de la même façon qu’on retournerait une voiture en empilant les crics, Shan était parvenu à ses fins, non sans provoquer un bruit assourdissant jusque dans les oreilles à demi-sourdes de son père.

En ce jour, un long mois après avoir étudié l’étroit tunnel vertical que cachait la trappe, il était venu l’heure de s’y aventurer. Dans les poches du jeune homme reposait le plan des étages inférieurs, ainsi que de petits outils qui pourraient s’avérer indispensables. Sans plus attendre, il se glissa alors dans le trou et commença à descendre l’échelle de corde construite pour l’occasion. Sa lampe frontale lui permettait de jauger sa progression, à défaut d’éclairer le fond du tunnel.

On a beau le garder en tête, les distances sur un plan peuvent paraître bien erronées lorsque vient le temps de l’exploration. Par conséquent, la descente fut si longue que Shan pensa un moment qu’il manquerait d’endurance, et qu’un de ses bras finirait par le trahir. Mais ce qu’il ressentait dans ses membres s’avéra être de l’appréhension, non de la fatigue. Il convoqua donc son entier courage en affichant une expression de défi. S’il perdait la face, ni son père, ni les jumeaux, ni Céline ne prendraient la relève. Il fallait trouver quelque chose avant que cet endroit plein de moisissures ne les étouffe tous.

Une lueur blanche apparut soudain dans les profondeurs du conduit métallique. Elle força Shan à se figer pour prendre le temps de l’étudier du regard. Il y avait quelque chose là-dessous, c’était pour lui une certitude. D’ailleurs, plus il remuait sur son échelle pour savoir de quoi il s’agissait, plus l’étrange scintillement bougeait à son tour. Shan s’apprêtait à lancer un appel de vive voix quand il comprit que ce qu’il percevait était en réalité le reflet de sa propre lampe, bien qu’aucun métal ne puisse en renvoyer de semblable. Un miroir devait se trouvait plus bas.

Reprenant sa progression, l’explorateur improvisé se retrouva très vite dans un espace quelque peu élargi, semblable à une passerelle cloisonnée au centre de laquelle se trouvait un miroir carré de près de cinquante centimètres de côté. Il se baissa pour en balayer la poussière de la main quand il fut ébloui par une vive lumière pâle. Tout le carré venait de s’allumer, et il affichait une liste de mots. Il s’agissait d’un écran de contrôle. S’il était encore en état de marche, cela faisait de l’étage inférieur une réserve de promesses.

Shan toucha la première commande, uvty, et quand l’écran se souleva sans l’accabler d’une demande de mot de passe, un riche couloir s’alluma sous ses yeux ébahis.

6

De toutes les chambres, il y en avait une à la décoration plus désuète que les autres. Les divers meubles qui s’y trouvaient dataient d’une époque où l’on cherchait à lisser les formes et à composer avec un ensemble de couleurs restreintes. On avait ici opté pour un mariage entre un blanc insondable et un noir brillant. Cela conférait à la chambre une sobriété quasi protocolaire.

Outre le rejet des angles abruptes et des enduits multicolores, on pouvait noter l’absence de fenêtres. À la place, de larges photographies recouvertes d’un plastique feutré. Celles-ci faisaient renaître des réalités passées : de grands champs de blé, des mégalopoles observées depuis le lointain, des couchers de soleil transformant des passants en ombres inaccessibles, des ciels parcourus de montgolfières, des enfants en pleine course, ou encore l’entrée d’un temple japonais.

L’éclairage de la pièce était d’une pâleur telle qu’elle semblait être un doux coton apposé sur la matière. C’était un paradis pour ceux qui rêvaient des anciens temps, pour ceux qui voulaient se souvenir sans s’attrister. On y pénétrait comme dans un livre d’histoire plein d’éloges.

Un seul élément rendait à cette chambre la dureté de la vie présente, encore qu’il se paraît d’une certaine élégance. Sur le grand lit vêtu de soie noire reposait un corps dont on ne percevait que la tête et les épaules. Sa peau marbrée tapissait une ossature saillante et tordue. Toute rondeur avait abandonné la personne endormie, de la même façon que pour une momie dépourvue de son bandage. Et pourtant, comme le prouvait des tubes reliés à une machinerie silencieuse mais bien active, il ne s’agissait pas là d’un mort, mais d’un vieux dormeur.

Pour qui découvrirait ce singulier spectacle, il serait difficile de se sentir à l’aise en compagnie d’un vivant si cadavérique. En revanche, pour Céline, cette pièce était un havre de paix, davantage que sa propre chambre. Rien ici ne la rappelait à sa thalassophobie, cette terreur dévorante des profondeurs océaniques et de leurs habitants. Au contraire, elle pouvait y admirer les images d’un monde où le vent soufflait encore. Si son besoin de s’imaginer au-dessus de la surface était trop intense, elle pouvait même saisir l’un des livres reposant sur une petite bibliothèque pour le lire à voix haute ; et selon elle, ce qui l’apaisait apaisait aussi le dormeur.

Par ailleurs, c’était Céline qui s’occupait de laver le silencieux doyen, de soigner les fissures qui apparaissaient sur sa peau cassante, d’hydrater ses yeux, etc. Elle vérifiait que la machine le nourrissait toujours et administrait la dose correcte de médicaments. Elle changeait parfois la literie, balayait la pièce et dépoussiérait les meubles. Tout ce qu’il y avait à faire ici, elle s’était portée volontaire pour le faire.

Pourtant, si l’endroit la rassurait, de même que la muette présence du dormeur, elle ne savait presque rien de ce dernier. Hailàng avait raconté que son coma durait depuis des décennies, et qu’il ne l’avait vu éveillé que lors de sa prime jeunesse. Quant aux causes de sa condition, elles pouvaient tout aussi bien être liées à une maladie qu’à un accident.

Si Céline perdait peu à peu tout espoir de sortir du bâtiment pour admirer un ciel véritable et pour fouler la terre de ses pieds nus, elle aspirait encore à voir s’éveiller un être qui, lui, l’avait peut-être fait durant son enfance. Elle imaginait son langage ancien et par moments amusant, sa voix d’oracle, ses gestes lents, son regard transparent, et surtout, sa sagesse spirituelle.

Le dormeur pouvait un jour devenir le père qu’elle n’avait jamais eu, car comme les jumeaux, Céline avait perdu les siens à un trop jeune âge.

7

Ce ne fut pas dans une absolue sérénité que Shan se laissa tomber sur une passerelle de verre. Les fils d’acier qui la parcouraient de l’intérieur le rassurèrent cependant ; ceux-ci formaient un maillage si resserré que même si le support devait se briser, Shan ne s’écraserait pas dix mètres plus bas.

Il ne marcha pas vite pour autant. Déjà, le couloir au-dessus duquel il se déplaçait était d’un luxe hypnotisant, son vif éclairage mural venant mettre en valeur un magnifique mobilier, ainsi qu’une moquette aux motifs polychromes. Des portes de bois noble se faisaient face tous les cinq à six mètres, et de petits écrans brillaient à leur droite. Cet endroit rappelait les riches hôtels dont Shan avait parfois lu la description au détour de certains livres. L’excitation monta en lui, car il se souvint aussi que c’était là le cadre d’évènements imprévisibles. Derrière chaque porte se trouvait une chambre ; dans chacune pouvait résonner une histoire.

Une idée surgit alors dans son esprit : si les gens vivaient autrefois ici, les étages supérieurs n’étaient alors que l’entrée du bâtiment. Ce que Shan et les autres appelaient la pièce à vivre n’était que l’antichambre d’un vaste réseau résidentiel. Ainsi, la cuisine aurait servi à faire patienter les visiteurs, tandis que les deux caves, de toute évidence, n’auraient été que des entrepôts destinés à la nourriture, aux outils de nettoyage et de maintenance, à la lingerie, et aux produits hygiéniques.

Mais pourquoi y avait-il eu coupure d’accès entre les étages supérieurs et ce quartier luxueux ? Son père l’ignorait-il vraiment, ou mentait-il comme il le faisait si souvent ? Toujours était-il que cet endroit paraissait bien plus vivable et hospitalier.

Plus loin, le couloir se dédoublait pour s’étendre à gauche et à droite. Aussi, une nouvelle trappe au niveau du croisement permettait de quitter la passerelle. Celle-ci n’était pas couverte d’un écran tactile ; deux boutons activaient son ouverture et sa fermeture. Shan pressa le premier, puis le verre se souleva sans un bruit, pendant qu’une échelle se déployait jusqu’à la moquette.

La première surprise qu’éprouva Shan en posant les pieds sur le sol, ce fut l’allure de la passerelle de verre depuis le couloir. L’ouvrage apparaissait comme un plafond d’un noir étincelant. Comment pouvait-on voir à travers la matière d’un côté, et non de l’autre ? Quelles propriétés physiques permettaient une telle prouesse ? Ces questionnements n’étaient que secondaires, mais non dépourvus d’intérêt. Shan décida de s’y pencher plus tard.

En attendant, il s’avança au hasard vers l’une des portes et essaya de l’ouvrir. L’écran mural qui la jouxtait afficha alors un énigmatique pezte vt kat daks accompagné d’un agréable bip sonore. Il fut nécessaire d’essayer d’autres portes, mais comme le résultat fut toujours le même, il fallut se résoudre à trouver une meilleure approche. Si le couloir seul demeurait accessible, il y aurait alors la possibilité d’utiliser la méthode la plus fiable : le démantèlement des portes, morceau par morceau.

Shan prit au préalable le temps de se retrouver sur le plan qu’il avait emmené avec lui. S’il avait déambulé de façon labyrinthique dans les corridors, sans même s’en rendre compte, il trouva néanmoins un croisement qui semblait offrir une sortie au dédale. Tous les chemins se regroupaient en un large corridor, et celui-ci amenait à une petite pièce circulaire où l’on trouvait un nouveau plan des couloirs et des chambres. Ces dernières n’étaient pas numérotées, comme s’il existait un moyen de se repérer à l’instinct. Des écrans, ronds cette fois-ci, recouvraient aussi les murs. Shan se dirigea vers l’un d’eux, et sans même le toucher, il le vit s’activer en prenant une sublime teinte azurée. Une voix claire accompagna ce soudain allumage.

— Bonjour, que puis-je faire pour vous ?

— Bonjour, répondit Shan avant de laisser traîner un long silence d’incompréhension.

— Avez-vous besoin d’un renseignement, d’un service ?

— Euh, qui êtes-vous ?

— Mon nom est Nausicaa. Je suis une intelligence artificielle mise au point dans le but de vous accompagner tout au long de ce séjour.

— Mais… Vous êtes réelle ?

— Mon intelligence est réelle, mais je suis un être artificiel. Mon statut ne dépend donc que de vous.

Shan ne savait quoi répondre à cette intrigante présentation. Devait-il se sentir heureux de rencontrer quelqu’un, ou juste fier d’avoir mis la main sur une technologie depuis longtemps délaissée ? Dans le doute, il jugea bon de faire preuve de politesse. Aussi, il préféra esquiver les sujets qui ne le concernaient peut-être pas.

— Euh, j’aimerais savoir où je me trouve, s’il vous plaît.

— Vous vous trouvez actuellement au deuxième palier du Nérée 2. Si vous désirez accéder à votre logement, suivez les indications de votre carte. Si votre chambre ne se trouve pas à ce palier, votre carte pourra aussi vous indiquer la route à suivre. Mais peut-être désirez-vous accéder au Spéos d’Ino ?

— Le quoi ?

— Voulez-vous que je répète ?

— Euh, non. Dîtes-moi ce qu’est le Spéos d’Ino.

— Vous devez venir de très loin pour ne pas connaître notre très estimée Ino.

— Eh bien, euh…

Pouvait-on mentir à une intelligence artificielle ? Shan voulait bien prendre le risque, mais il fallait qu’il en mesure les possibles conséquences. Qu’adviendrait-il d’une personne considérée comme intruse en ce lieu ?

— Pouvez-vous me présenter votre carte, demanda Nau-sicaa d’une voix bien trop douce pour une demande qui semblait plutôt autoritaire.

— Je… Je l’ai oubliée.

— Amusant, monsieur. Il me semble pourtant que vous êtes doté de tous vos membres.

Cette fois, la discussion prenait une fâcheuse direction. Déjà, l’IA devait être reliée à un système de caméra, à moins que l’écran lui-même en soit une. Ensuite, cette fameuse carte dont elle parlait devait être une technologie directement intégrée au corps. Il n’était plus possible de mentir. Seule option restante : le bluff. Shan espérait que Nausicaa soit davantage artificielle qu’intelligente ; de surcroît, il fallait qu’elle soit plus serviable que fureteuse.

— Laissez faire, s’enhardit Shan. Je plaisantais à propos d’Ino. Où est-ce que vous m’avez dit que se trouvait son… Spéos ?

— …

— Nausicaa ?

— Vous êtes un sacré plaisantin, monsieur. Empruntez le couloir derrière vous et vous y serez en moins de cinq minutes.

— Merci, dit Shan en jetant un œil dans la direction indiquée.

— Monsieur ?

— Oui…

— Que vos orémus soient inspirés. Et que la déesse soit heureuse de les écouter.