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Que voient les yeux de l’esprit ? Est-il possible que de telles visions surmontent les barrières de l’espace et du temps, les lois de la nature, la relation de causalité ? Sous le regard des « yeux sans pupilles », la réalité se brise, révélant un monde caché, lié par des fils invisibles. Plongez dans cette exploration fascinante, où chaque page dévoile un univers parallèle, défiant tout ce que vous croyiez envisageable.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Avec neuf romans publiés, Giuseppe Benassi explore les mystères de l’existence humaine. Dans "Les visionnaires", il mêle habilement imaginaire et réalité, interrogeant la perception et la connaissance.
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Seitenzahl: 235
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Giuseppe Benassi
Les visionnaires
Roman
© Lys Bleu Éditions – Giuseppe Benassi
ISBN : 979-10-422-7585-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Le magnétisme animal, les cures sympathiques, la magie, la seconde vue, le rêve vrai, les apparitions d’esprit, et les visions de toutes sortes sont de phénomènes voisins, des branches d’un même tronc, et témoignent, d’une manière sûre, irrécusable, d’un enchevêtrement des êtres, qui repose sur un ordre tout autre que n’est celui qu’est la nature qui a pour base les lois de l’espace, du temps et de la causalité.
Cet autre ordre est un ordre bien plus profond, plus primitif, plus immédiat.
Pour cet ordre donc, les lois de la nature, les premières, les plus générales, étant simplement formelles, sont comme si elles n’étaient pas.
Conséquemment, le temps et l’espace ne séparent plus les individus ; et l’individuation et l’isolement des êtres particuliers, reposant sur ces formes, n’opposent plus d’infranchissables limites à la communication des pensées et à l’action immédiate de la volonté.
A. Schopenhauer
J’entends par synchronicité les coïncidences,
qui ne sont pas rares, d’états subjectifs
et de faits objectifs qui ne peuvent s’expliquer
par des relations de causalité,
du moins avec nos ressources actuelles.
C.G. Jung
1. Les mots en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte original.
2. Le titre honorifique de Commendatore, très utilisé en Italie, ne correspondant plus au grade de troisième catégorie en usage en Italie avant l’Unité. Il n’est pas traduisible en français par le titre de « Commandeur » ou de « Commandant. »
3. Le maresciallo des carabiniers est un sous-officier de l’armée dont le grade se situe entre celui de sergent majeur et de sous-lieutenant.
Traduction de Salvatore Rotolo
« Le commendatore est arrivé », dit Marta, presque en chuchotant, se montrant à la porte de l’avocat Borrani : une messe basse entendue qui allait de soi en présence d’un client aussi important – et aussi nouveau !
« Faites passer », répondit Borrani, adressant à sa secrétaire un clin d’œil complice.
L’homme, grand, plutôt corpulent, à la fine moustache retroussée, portait un immense gilet noir sous un habit gris, recouvrant un abdomen si volumineux qu’on eût cru à une entité autonome. Il occupait tout le cadre de la porte et attendait, déférent, que l’avocat veuille bien le faire entrer. Le montant de la porte semblait terrifié par une telle présence.
« Entrez, je vous prie », fit Borrani, qui ne put retenir un regard furtif, quelque peu inquiet, vers les chaises réservées aux clients. Leurs délicates jambes de hêtre allaient-elles bien résister au poids d’un arrière-train aussi imposant ?
« Je m’appelle Eustachio Bernardi », dit l’homme, s’asseyant avec une légèreté télépathique ; il transférait son poids de manière progressive pour s’assurer de la bonne tenue de la chaise qui émettait déjà de sinistres craquements et quelques gémissements de souffrance.
« Commendatore », fit promptement Borrani.
« À chacun ses faiblesses… » répliqua le client, auquel n’avait pas échappé le ton enjoué de l’avocat, qui, touché par une confession aussi gracieuse, éprouva immédiatement de la sympathie pour le commendatore. Et puis Borrani avait un faible pour les hommes et les femmes un peu trop en chair, humiliés et vilipendés depuis leur plus jeune âge, il imaginait sans peine les efforts que devaient leur coûter leurs moindres gestes, leurs mouvements les plus légers, parfaitement aisés et naturels pour ceux qui n’avaient pas la moindre idée de ce qu’être obèse veut dire.
C’était une chaude après-midi de septembre, et Borrani prédit que monsieur Coulon – la méchanceté naturelle des Livournais lui avait aussitôt affublé un surnom – aurait sorti un mouchoir sur lequel seraient brodées les initiales E. B. afin d’essuyer la sueur sur son front.
« Dites-moi », encouragea Borrani, voyant que son client, enveloppé dans un gilet aux cent boutons, ne semblait guère enclin à s’épancher.
« Je ne suis pas ici pour moi commença le commendatore d’une voix timide, mais pour une de mes amies », et Borrani imagina aussitôt l’existence d’une Madame Coulotte.
« Et qu’est-il donc arrivé à cette amie ? » demanda l’avocat d’un ton affable.
« Elle est tombée entre les griffes d’une sangsue ! » Un accès de colère enflamma les grosses joues du commendatore. « C’est une femme au bon cœur, très ingénue, et elle s’est fait embobiner par… par ce délinquant. Jeune, certes, et beau comme un démon. Il l’a d’abord contrainte à l’épouser et à présent il l’exploite. Il la maltraite. Il lui vole le peu qui lui reste. Il la bat même ! » Les joues du commendatore semblaient avoir tourné en gélatine tant elles frémissaient, tandis que son front perlait de sueur. Mais aucun mouchoir ne vint à son secours. Bernardi lissa ses moustaches bouclées, craignant que la frénésie de ses buccinateurs n’en ait gâché le pli.
« Vous voudriez donc… » fit l’avocat, perplexe, mais il ne parvint pas à terminer la phrase.
« Je vous demande de ramener cette pauvre femme à la raison ! » exclama Bernardi d’un ton impératif.
Borrani leva les yeux au ciel. Déjà l’adjectif pauvre l’avait troublé, les clients pauvres, comme tout avocat doué de bon sens, ne l’attiraient guère… et puis, il eut un léger sourire intérieur, faire raisonner une femme était une entreprise qui lui paraissait absolument dénuée d’espoir !
Mais le commendatore se révéla homme du monde, non dépourvu d’intuition, et rassura immédiatement Borrani. « Soyez sans crainte pour vos honoraires… J’en réponds… » et il fit le geste de porter la main à son portefeuille.
Borrani, immobile, tel un sphinx, se garda bien d’esquisser le moindre mouvement pour retenir le geste de son client.
Après une brève hésitation, la main de gras-double plongea vers la poche du veston, pour en extraire un beau portefeuille en cuir noir, et de ses doigts bourrelés en retira quatre gros billets rouges tout craquants.
« Cela irait-il ? » demanda le commendatore d’un air de défi.
« Oui. Pour une séparation consensuelle fit sèchement Borrani, pour une procédure judiciaire ce n’est pas assez et pour un simple avis à votre amie c’est beaucoup trop ! »
« Alors, prenez-les comme acompte, j’ai confiance en vous. Bernardi posa les deux mille euros sur le bureau. Si c’est trop, vous me rendrez la différence. »
Borrani laissa l’argent, flatté de sa réputation d’homme honnête, et prit un ton sérieux, jugeant qu’il s’était montré jusque-là sans doute trop facétieux, voire quelque peu cynique.
« Le problème ce n’est pas l’argent », commença-t-il, hypocrite. « Le problème c’est votre amie. Est-il certain qu’elle viendra me consulter ? Et puis mes conseils, va-t-elle seulement les écouter ? Si votre amie, malgré tout ce que vous m’avez dit et dont je n’ai aucune raison de douter, n’a aucune intention de se séparer… je ne pourrai vraiment rien y faire. Je peux tenter, comme vous dites, de la ramener à la raison : mais la raison ne pèse guère, face aux sentiments ! »
« Et donc ? demanda le commendatore, tandis que les quatre gros billets brillaient sur le bureau, en attendant de connaître leur sort. Acceptez au moins de recevoir mon amie ! »
« Comment s’appelle-t-elle ? » demanda Borrani, pensant qu’après tout Livourne n’était pas une si grande ville, et qu’il se pouvait qu’il connaisse cette femme.
« Corinna… Corinna Repetti ». Ce nom ne disait rien à l’avocat.
« Et a-t-elle des enfants avec ce… ce délinquant ? » demanda encore Borrani, qui détestait les séparations dont faisaient les frais des enfants, victimes innocentes de la folie des adultes et de leurs procédures.
« Non… Grâce à Dieu ! » répondit le commendatore, dont l’espoir de voir Borrani accepter le cas allait grandissant.
« Bon alors… vous pouvez dire à votre amie de m’appeler pour prendre rendez-vous », fit enfin l’avocat.
Le commendatore poussa un soupir de soulagement. « Merci, je vous remercie de tout cœur… Je connais votre réputation… Je compte sur vous ! »
« J’ai été franc », protesta Borrani, je ne peux rien vous garantir. Rien ! Et il prit l’un des billets, le déposa dans le tiroir, faisant signe au client de reprendre les trois autres, ce qu’il ne manqua pas de faire aussitôt.
« Et comptez toujours sur moi ! Si comme je l’espère, les choses allaient de l’avant, je suis totalement à votre disposition ! Mais surtout, ne demandez pas d’argent à cette femme… elle n’a pas le sou. Cette crapule, ce criminel dilapide tout ce qu’elle a ! Voici ma carte de visite, je reviendrai vers vous pour régler le solde de vos honoraires ! »
Borrani déposa dans le même tiroir la carte de visite et donna congé à l’étrange client dont le teint, lorsqu’il sortit de son bureau, avait viré au rouge écrevisse.
Aussitôt M. Coulon sorti, Borrani courut aux toilettes se laver les mains, devenues poisseuses, et devant le miroir, si d’une part il se réjouissait d’avoir encaissé un beau billet de cinq cents juste pour écouter une pauvre idiote et de l’image d’honnête homme qu’il donnait, il ne pouvait, de l’autre, réprimer le sentiment d’avoir été attiré dans un piège, qui plus est, d’une espèce tout à fait nouvelle… mais il haussa les épaules et se dit qu’il s’en était toujours sorti, même dans des situations bien plus délicates.
Revenu à son bureau, il glissa le billet de cinq cents dans son portefeuille et examina de plus près la carte de visite.
« Commendatore Eustachio Bernardi », disait la carte, et puis rien d’autre, absolument rien.
« Espèce de crétin, se dit-il ! Tu ne pouvais pas regarder avant ? » Pas la moindre adresse, aucun numéro de téléphone… le piège se refermait.
Il éplucha les pages blanches de l’annuaire téléphonique, puis les pages jaunes ; rien ! À Livourne, pas d’Eustachio Bernardi. Et maintenant qu’il y pensait, l’homme n’avait pas l’accent de Livourne, il semblait plutôt du Sud, des Pouilles, ou de la Campanie ! Il sortit le billet, le papier avait un beau craquement sec, le pentagone d’argent était bien là, le fil de métal aussi, la figure en filigrane… celui-ci au moins semblait bon. « Espèce de crétin d’un avocat, tu n’as pas encore appris à demander aux clients leurs coordonnées ? »
Où pouvait-on bien trouver l’annuaire des commendatori. Quel métier Monsieur Coulon pouvait-il bien exercer ? Brasseur de pâtes à fromage ? Revendeur de canards ? Souteneur ? Et quels étaient ses rapports avec cette Corinna Repetti ? Pourquoi n’avait-il posé aucune question ? Était-ce possible que quatre gros billets aient pu à ce point obnubiler son esprit, d’habitude si vif et si tranchant ?
« Tu commences à devenir gâteux mon pauvre Borrani, il ne te reste plus qu’à attendre le coup de téléphone de cette Corinna Repetti. »
« Je m’appelle Repetti Corinna », dit la femme assise devant Borrani, qui ne put retenir un mouvement de tendresse devant cette façon de se présenter, comme une écolière au premier jour de classe : elle donnait son nom avant son prénom en pensait que « c’est ainsi qu’il faut faire ». Une beauté fanée depuis de longues années déjà, mais que l’on pouvait encore deviner en opérant un flash-back mental à l’aide d’un bon filtre visuel qui aurait asséché les formes, redonné aux cheveux leur couleur naturelle, éliminé les rides, redressé les joues tombantes, effacé les plis des yeux et du menton. La seule chose qui trouva grâce à ses oreilles fut la voix paisible de contralto avec laquelle elle avait scandé son prénom.
« La beauté d’une fable… il était une fois », pensa Borrani avec une malignité non dénuée de piétas, se disant que cette madame Coulotte (surnom tout à fait adapté à cette beauté rétro qui n’était pas sans rappeler les dames de certaines photos érotiques en noir et blanc des années dix-neuf cent) avait certainement, il y a quelques lustres, fait tourner la tête à Monsieur Coulon, affolé ses hormones et sans doute celles de bien d’autres messieurs *encore.
« Avant que vous ne me donniez les raisons de votre visite, il faut que je vous pose quelques questions. Ce sont des informations destinées à mes archives, à mon répertoire de clientèle », dit Borrani sur un ton bienveillant, armé de papier et de plume.
« Je vous en prie », répondit la femme.
« Lieu de naissance ? »
« Livourne. »
« Date ? »
« Cinq mai. » La femme fit une pause, puis incitée par le regard ferme de Borrani, poursuivit : « soixante… six. »
« Lieu de résidence. »
« Rue Pisana 184. » La voie Aurélia entre Livourne et Stagno, pas très glorieux comme zone, estima Borrani. Suburre.
« Téléphone ? »
La femme scanda son numéro de portable.
« Profession ? »
« Antiquaire. » Sa beauté avait en effet quelque chose du passé, ne put s’empêcher de penser Borrani.
« Où est situé le magasin ? »
« Le magasin, soupira la femme, j’en avais un, rue Marradi… puis comprenez-vous… le fisc, les études de secteur, les registres, toutes ces odieuses formalités bureaucratiques… »
« Les prix des loyers, traduisit mentalement Borrani, qui dit : Et donc à présent ? »
« Maintenant j’ai un peu de marchandise que je garde dans un dépôt et je la vends sur les petits marchés. »
« Je comprends… état civil ? »
La femme soupira : « Mariée. »
« Nom du mari. »
« Ibrahim Mafhuz. »
Borrani commençait à entrevoir la nature du problème.
« Nationalité de votre mari ? »
« Marocaine, et elle se hâta d’ajouter, mais à présent italienne. »
« Enfants ? »
« Aucun. »
« Date de naissance de votre mari ? »
La femme répondit les yeux fixés au plafond : « 23 décembre 1993. »
« Bien, madame, j’en ai terminé avec toutes ces questions, maintenant vous pouvez m’expliquer ce en quoi je puis vous être utile », dit Borrani d’un ton aimable et doux, légèrement sacerdotal, un peu flatteur, pour créer un climat de confiance et de confidentialité qui pouvait induire la femme à se laisser aller plus facilement.
La femme hésita avant de commencer son récit. Puis elle se mit à louvoyer. « Maître, je suis ici parce que l’un de mes amis m’a prié de venir vous voir… »
« Mais bien sûr. Borrani interrompit la femme avec la furie d’un chien qui veut dénicher sa proie. Le commendatore Bernardi ! Un grand Monsieur ! J’ai malheureusement égaré son adresse… Vous ne pourriez pas… »
La femme ne saisit point le sens, un peu obscur, de cette phrase, absorbée par un fil de pensées qu’elle n’était pas sûre de pouvoir retrouver si elle était interrompue, et poursuivit : « J’aimerais savoir avant tout ce que le commendatore vous a dit de moi. »
« Nous y revoilà, toujours la même histoire. Le souci de ce que pensent les autres », se dit Borrani, et il répondit : « Rien ! Absolument rien ! Il m’a simplement expliqué qu’une amie très chère avait besoin d’un avocat, il m’a donné votre nom et c’est tout. »
« Ah », fit la femme, ne sachant pas trop si elle devait le croire.
« Il a également ajouté que pour les honoraires, je ne devais rien vous demander, qu’il allait pourvoir à tout. »
La femme semblait rassurée par les deux réponses de Borrani, déçu à son tour de ne rien avoir appris de plus sur le commendatore Bernardi, ni sur le genre de rapports qui le liaient à cette Repetti. Mais il se promit de tirer cela au clair plus tard.
« Il s’agit – la femme hésitait – il s’agit de mon mariage ». Corinna avait à peine commencé de parler, qu’un goéland vint s’écraser violemment contre la fenêtre du bureau de Borrani, dont les yeux écarquillés ne perdirent aucun détail de la scène. Au bruit de l’impact, la femme se retourna brusquement, et son cri de stupeur ne fit qu’un avec le gémissement de l’oiseau, un son horripilant à la fois humain et bestial ; le goéland projeta de la boue grise sur le rebord de la fenêtre puis tomba en chute libre ; il s’était écrasé au sol ou bien avait repris son vol en contrebas, on ne pouvait le dire.
Tous deux bondirent vers la fenêtre, ouvrirent le battant, mais du goéland plus aucune trace.
« Je n’ai jamais rien vu de semblable », dit Borrani, visiblement secoué par la violence de la scène.
« C’est un signe ! C’est un signe ! » se mit à répéter Repetti d’une voix stridule, alarmée. Comme si la Vierge lui était apparue, ou le diable, sans bien comprendre encore lequel des deux avait décidé de quitter le ciel ou les enfers pour venir lui rendre visite.
Borrani comprit que cette femme était de celles qui se considéraient au centre de l’univers et pensaient que tout ce qui advient sur terre n’advient que pour elles. Il s’était écervelé pour trouver la définition juste du mot intelligence, parvenant enfin à celle qui semblait la plus sensée : « Sont intelligents ceux qui font preuve d’un sens parfait et continu du réel ». Il s’ensuivait donc que Repetti était une idiote.
« Le goéland a disparu, disparu ! » continuait-elle de répéter en regardant par la fenêtre.
« Peut-être a-t-il viré derrière l’angle », fit Borrani.
« C’est un signe ! Un signe… Cela veut dire que maintenant c’est à mon tour ! Il faut que je me jette à l’eau, moi aussi, ici, chez vous, même si cela doit me faire mal ! »
Borrani comprit en un éclair que cet étrange incident avait bouleversé sa cliente, jusque-là évasive qui, bien loin de vouloir raconter toute l’histoire « dans les moindres détails », ne semblait être venue le voir que pour ne pas froisser le généreux commendatore : elle paraissait à présent résolue à vider en entier l’outre qui renfermait ses souffrances.
Et si ce goéland était bel et bien un signe divin, après tout ? Parfois, même les crétins peuvent dire des choses intelligentes… mais sans doute n’était-ce qu’un goéland particulièrement crétin.
Et la boue que l’animal avait projetée sur le rebord, quelle signification secrète pouvait-elle bien avoir ? N’y avait-il pas lieu de le demander à la sibylle Corinna ?
À présent que l’incident du goéland était clos et que la femme, de manière inattendue, s’était ouverte à lui, Borrani l’invita à parler, non sans avoir percé les maux dont elle était percluse, misère, esclavage sexuel, entêtement tenace à croire en des sottises : « Vous me disiez donc de votre mariage… »
« Ah mon mariage… si seulement j’avais suivi les conseils de cet avocat… »
« Donc vous avez déjà un représentant légal ! » l’interrompit Borrani.
« Mais non, je l’ai rencontrée par hasard, dans la rue, je lui avais demandé son avis sur les femmes italiennes qui épousaient des Arabes… »
« Et lui ? »
« Elle, c’était une femme, m’avait dit : épouser un musulman, cela revient à se réduire à l’état de larve. Mais je ne l’ai pas écoutée, j’étais bien trop amoureuse. Ibrahim venait de me quitter, et j’en souffrais beaucoup, j’en étais même tombée malade. C’est ainsi que je commis l’erreur de l’épouser, sans voir le piège dans lequel je tombais. »
« S’en rendre compte est le premier pas pour en sortir », l’encouragea Borrani.
« Oui, c’est ce que tout le monde me dit. Mais les choses, vues de l’intérieur, sont toujours plus complexes… Le fait est qu’Ibrahim n’a pas tenu la promesse qu’il m’avait faite. Maintenant qu’il n’est plus clandestin et pourrait trouver du travail, il ne fait rien, il n’en cherche même pas et les emplois que je lui trouve ne lui conviennent jamais… »
« Et que fait-il toute la journée ? »
« Il regarde la télévision, il se repose, parce que la nuit, dit-il… »
« La nuit ? »
« La nuit, il sort avec ses amis arabes, ou du moins c’est ce qu’il me dit, il rentre vers quatre heures du matin et me réveille, et j’aurais bien besoin d’un peu de repos moi, alors que lui il est fort comme un taureau… »
« Il vous donnera bien un coup de main, dans votre travail d’antiquaire, à installer les bancs dans les brocantes… »
« Pensez-vous… Au début il m’aidait un peu, certes, mais que voulez-vous, les revenus sont déjà maigres pour une seule personne… »
« N’avez-vous jamais envisagé de vous séparer ? »
« Mon Dieu que dites-vous là, il ne doit même pas savoir que je suis ici, il m’a déjà menacée pour des choses bien moins graves. »
« Et que se passerait-il si j’écrivais à votre mari que vous vous êtes adressée à moi en vue d’une séparation ? »
« Oh non je vous en prie, ne faites pas cela, il me rouerait de coups. » La femme semblait sérieusement inquiète.
« Cela s’est-il déjà produit ? »
La femme à ce moment-là se tut. Peut-être revoyait-elle, dans son esprit, certaines scènes violentes et ses yeux se voilèrent.
« Oui », dit-elle enfin.
« Et pour quelles raisons, en admettant qu’il puisse y avoir des raisons, a-t-il fait pareille chose ? »
« Parce qu’il est jaloux, parce que je n’ai pas fait les courses, parce que je n’ai pas nettoyé la maison, parce que je sens mauvais, que je suis une femme à jeter », et Repetti qui s’était jusque-là tant bien que mal retenue ne put s’empêcher d’éclater en sanglots.
En attendant que la femme se soit calmée, Borrani, qui pour des raisons qu’il ne sut jamais s’expliquer, tendait invariablement à prendre le contrepied exact de la situation qui se présentait à lui, se mit à penser avec alacrité que ce mariage avait à tout le moins un avantage : celui de ne pas être encombré de beaux-parents. Toutes les fois que lui, célibataire endurci, avait envisagé l’éventualité d’un mariage, il en avait été dissuadé au moment précis où il avait fait la connaissance des futurs et toujours éventuels beaux-parents.
Il se demandait s’il fallait tenter de réconforter Repetti en lui faisant part de la brillante considération qui lui était venue à l’esprit, puis décida qu’après tout, ce n’était pas le meilleur moment pour faire de l’esprit – décision empreinte de bon sens. Les unes après les autres, en silence, les larmes continuaient de jaillir des yeux de la femme, se teintaient de rimmel autour des cils, puis coulaient, noircies, le long de joues elles aussi tombantes, pour terminer leur parcours dans un kleenex blanc, qui ne tardait pas à prendre une belle couleur gris cendre.
Borrani profita d’un moment d’accalmie pour jeter un coup d’œil à la façon dont la femme était vêtue : un pull-over léopard, décolleté en « V », qui mettait en évidence une abondante poitrine, une robe ballon suivant fidèlement le pourtour de ses courbes, un certain nombre de gros colliers et de bracelets au cou et aux poignets et une paire de boucles d’oreilles très clinquantes dont il ne put soupeser la valeur.
Lorsqu’elle se fut calmée, Borrani demanda à la femme si elle avait besoin de quelque chose, d’un verre d’eau peut-être, mais elle refusa. « Pardonnez-moi : c’est que, vraiment, je n’en peux plus de continuer à vivre de la sorte. »
« Après les faits que vous m’avez relatés, êtes-vous allée aux urgences faire établir un certificat médico-légal pour vos lésions ? »
« Non, répondit la femme, pour ce qu’ils valent, leurs certificats… »
« Ils peuvent être très utiles lors d’un jugement », suggéra Borrani.
La femme haussa les épaules.
« Vous aurez bien passé quelques moments heureux ensemble… que sais-je pendant les vacances », essaya de sonder Borrani.
« Moi des vacances je ne peux pas m’en permettre, mais lui si ! Toutes les fins de semaine il disparaît… il dit qu’il va à la mer… comme si à Livourne il n’y avait pas de mer ! Et si je lui demande avec qui, il me répond toujours : avec mes amis. »
« Où vous êtes-vous mariés ? » demanda l’avocat.
« À Cecina, à la mairie. »
« Pourquoi pas à Livourne ? »
« Parce que mon mari », Borrani remarqua une satisfaction non dissimulée dans la manière dont Repetti prononçait, malgré tout, ce mot, « craignait qu’à Livourne la police ne contrôle les bans et qu’ils ne s’aperçoivent qu’un clandestin était sur le point de se marier : ils l’auraient arrêté avant la cérémonie et l’auraient expulsé… »
« Un garçon malin » pensa Borrani, et poursuivant l’interrogatoire :
« Et les témoins, qui étaient-ils ? »
« Deux de ses amis. »
« Ne vous est-il jamais venu à l’esprit qu’Ibrahim vous ait épousé uniquement pour acquérir la nationalité italienne ? »
La femme répondit par un soupir.
« Et où vous êtes-vous connus ? »
« Dans la rue, j’étais sur la place derrière mon étal et il s’est mis à faire les cents pas, il me fixait avec des yeux si noirs… puis il est venu vers moi, il m’a dit qu’il adorait les femmes blondes… »
Borrani jeta un œil à ses cheveux teints en blond et au centimètre abondant de noir qui les séparait du cuir chevelu.
« Et pourquoi est-il venu en Italie ? »
« Il est venu en quête de fortune, comme tout le monde. Son père est un riche propriétaire terrien, mais mon mari le déteste, et puis il n’a aucune envie de devenir paysan. Il m’a promis qu’il m’emmènera chez lui pour me présenter à sa mère et à ses sœurs, mais nous n’avons pas encore réussi à rassembler l’argent pour le voyage. »
« Et si on trouvait quelqu’un qui veuille bien le lui payer ce voyage, je veux dire à lui tout seul ? Borrani pensait aux poches bien remplies du commendatore Bernardi. Peut-être qu’en restant toute seule pendant quelque temps vous parviendriez à y voir plus clair… »
La femme eut un regard alarmé comme si l’idée que son mari puisse s’en aller la faisait sombrer dans une profonde détresse.
« Je ne sais pas, répondit-elle, je devrais y réfléchir. »
« Allons donc madame, si vous n’êtes pas heureuse en mariage et que votre mari vous bat… nous sommes en Italie, pas au Maroc, vous pouvez bénéficier ici de toutes les protections juridiques nécessaires : on peut demander une mesure d’éloignement… une séparation, mais je vous conseille la prochaine fois d’aller faire certifier vos lésions… »
La femme poussa un long soupir.
« Il existe également des centres d’aide psychologiques pour les femmes victimes de violences conjugales. »
« Ces féministes, je les connais, un nid de vipères », dit Repetti de façon tout à fait inattendue.
« Voulez-vous que j’écrive à votre mari pour lui enjoindre de cesser ses violences ? »
« Je ne sais pas, il faut que je réfléchisse. »
« Voulez-vous que je vous adresse à un centre de médiation familiale de la ville ?
Je connais une très bonne psychologue qui y travaille. »
« Je ne les aime pas beaucoup, les psychologues. »
« Voulez-vous que je m’adresse au bureau des étrangers du commissariat pour savoir comment ils procèdent en cas de mariage fictif ? »
« Mon mariage n’est pas du tout fictif », répondit-elle, piquée. Borrani leva les yeux au ciel. Il savait qu’il n’était pas fait pour s’occuper des cas de séparation, il fallait trop de patience ; il se lança dans une provocation pour tenter de déverrouiller la situation.
« Voulez-vous que je prépare une plainte pour maltraitance ? Un recours à la séparation judiciaire peut au moins servir à faire réfléchir votre mari sur son comportement, sur ses devoirs, à le faire mûrir. »
« Il faut que j’y réfléchisse », répondit-elle, obstinée, comme si elle récitait une litanie.
« Votre mari est-il musulman ? » Borrani se proposa d’aborder la question sous un autre angle.
« Oui, il est très pratiquant. »
« Alors pourquoi n’allons-nous pas parler à son prêtre, je veux dire son imam ? »
« J’ai parlé avec mon prêtre à moi et il m’a conseillé de le quitter au plus vite. »
C’est un prêtre de bon sens, se dit Borrani qui ne savait plus trop à quel saint se vouer, et commençait à redouter de se trouver en présence de deux femmes ou, pire, de la même qui ne cessait de faire des virevoltes : celle désespérée qui n’en pouvait plus de son mari et des coups qu’il lui donnait et comprenait que ce mariage avait été une erreur qu’elle devait réparer au plus vite, et celle, obstinée, qui ne voulait pas entendre parler de rupture.
Il la voyait également embourbée dans des sables mouvants qui ne l’engloutissaient pas en entier, mais dont elle ne pouvait pas non plus s’extraire, malgré toutes les mains secourables qui se tendaient vers elle et les bouées de sauvetage qu’on lui jetait.
Ou encore comme une bête infestée de sangsues dont elle ne voulait pas se débarrasser alors qu’elle le pouvait.
Borrani pensa à nouveau aux recommandations que lui avait faites Eustachio Bernardi (son véritable interlocuteur, puisqu’il était le payeur) : « Essayez de ramener cette pauvre femme à la raison ». Il comprit qu’il avait essayé lui-même, en vain : que faire d’autre ?
« Et que pensez-vous du conseil que vous a donné votre prêtre ? » tenta encore l’avocat.