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MariaCristina Pedrazzini

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  • Herausgeber: EDUCatt
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2018
Beschreibung

Les textes critiques ici recueillis constituent le fruit du travail de formation que j’ai conduit dans une classe de Littérature Française du Master en “Lingue, Letterature e Culture Straniere” de la Faculté de Sciences Linguistiques et Littératures Étrangères de l’Università Cattolica del Sacro Cuore de Milan pendant l’année académique 2017-2018. Le mot “fruit” m’a paru préférable à son synonyme pédagogiquement plus correct de “produit”, car on le verra, le travail des étudiantes concernées démontre aisément que la littérature peut être profitable. Comme Rita Felski l’observe très justement, en effet The pragmatic [...] neither destroys nor excludes the poetic. To propose that the meaning of literature lies in its use is to open up for investigation a vast terrain of practices, expectations, emotions, hopes, dreams, and interpretations. Les objectifs formateurs du Master prévoient que les étudiants acquièrent d’un côté “des connaissances avancées dans la culture et/ou la littérature des civilisations européennes modernes et américaines, ainsi qu’une compétence assurée en deux langues européennes ou américaines” et de l’autre une “solide maîtrise du patrimoine culturel des civilisations dont les langues choisies sont l’expression”3. Parmi les compétences prévues par le curriculum compte l’acquisition d’instruments théoriques et pratiques pour l’analyse des textes, en vue de la préparation à l’enseignement mais aussi à d’autres parcours professionnels, tels que la traduction ou la rédaction de textes en langues étrangères. Ceci revient à dire, dans le domaine littéraire, l’acquisition d’un regard critique, et de la conscience que l’interprétation objective, idéologiquement neutre (ou pire, technique) d’un texte littéraire n’existe pas. Elle n’existe évidemment pour aucun texte, mais dans cet encadrement pédagogique il était impératif que des étudiants qui avaient appris à appliquer des modèles d’analyses fournis dans les cours de licence, comprennent que ces mêmes modèles ne représentent pas la ‘bonne’ lecture, mais que tout modèle adopte un point de vue, un regard qui ne se borne pas à ‘traduire’ le texte pour un public de ‘non avertis’. Bien plus sérieusement, ces grilles – au sens presque de la cryptographie, de “carton présentant des jours à l’aide duquel on code et décode un message secret”4 – impliquent une lecture du monde, une prise de position sur le réel, non seulement littéraire. Il s’agissait donc d’utiliser la littérature, dans le sens de Rita Felski, non comme un objet qu’on s’apprêterait à observer au travers de la lentille d’un microscope pour le comprendre une fois pour toutes, mais bien plutôt comme un objet dont nous observerions les déformations et les distorsions pour évaluer nos lunettes5.

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LIRE, UNE HISTOIRE SIMPLE

a cura di Marisa Verna e MariaCristina Pedrazzini

Milano 2018

© 2018EDUCatt - Ente per il Diritto allo Studio Universitario dell’Università Cattolica

Largo Gemelli 1, 20123 Milano - tel. 02.7234.22.35 - fax 02.80.53.215

e-mail: [email protected] (produzione); [email protected] (distribuzione)

web: www.educatt.it/libri

Associato all’AIE – Associazione Italiana Editori

isbn cartaceo: 978-88-9335-392-2

isbn ePub: 978-88-9335-406-6

Cura editoriale di Caterina Venere MarinoCopertina: progetto grafico Studio Editoriale EDUCatt

Illustrazione di Margherita Galletti

Sommaire

Introduction

‘Un cœur simple’ de Flaubert: une écoute de l’inconscient (Jean Bellemin-Noël) par Alice Cordaro

‘Un cœur simple’: la mélancolie (Georges Blin) par Giulia Calloni

Coopérer avec l’idée de ‘cœur simple’ (Umberto Eco) par Monica Lucioni

Un perroquet divin: analyse génétique du processus d’identificationentre Loulou et le Saint-Esprit dans ‘Un cœur simple’ de Flaubert(Graham Falconer) par Caterina Venere Marino

Le général au cœur du singulier: analyse de la structure narrative de ‘Un cœur simple’ de Flaubert (Gérard Genette) par Federica Crespi

‘Un cœur simple’ selon la méthode de Vladimir J. Propp par Francesca Bianchi

‘Un cœur simple’ selon Proust: Le style de Flaubert dans ‘Un cœur simple’ par Alice Negri

Félicité, l’être relationnel anéanti: le témoignage des images sonores(Jean-Pierre Richard) par Beatrice Dalola

La lumière dans ‘Un cœur simple’ de Gustave Flaubert (Jean-Pierre Richard) par Margherita Galetti

Félicité: un cœur presque animal (Leo Spitzer) par Teresa Disisto

La simplicité de la structure de la phrase dans ‘Un cœur simple’ de Gustave Flaubert: une analyse stylistique de l’utilisation de la ponctuation et du choix des conjonctions (Leo Spitzer) par Elisa Fasola

Franchir les limites de ‘Un cœur simple’ (Leo Spitzer)par Roberta Maroncelli

L’élément sonore et le silence dans ‘Un cœur simple’: décor ou leitmotiv du conte? (Jean Starobinski) par Alice Mandelli

Introduction

Les textes critiques ici recueillis constituent le fruit du travail de formation que j’ai conduit dans une classe de Littérature Française du Master1 en “Lingue, Letterature e Culture Straniere” de la Faculté de Sciences Linguistiques et Littératures Étrangères de l’Università Cattolica del Sacro Cuore de Milan pendant l’année académique 2017-2018. Le mot “fruit” m’a paru préférable à son synonyme pédagogiquement plus correct de “produit”, car on le verra, le travail des étudiantes concernées démontre aisément que la littérature peut être profitable. Comme Rita Felski l’observe très justement, en effet

The pragmatic [...] neither destroys nor excludes the poetic. To propose that the meaning of literature lies in its use is to open up for investigation a vast terrain of practices, expectations, emotions, hopes, dreams, and interpretations2.

Les objectifs formateurs du Master prévoient que les étudiants acquièrent d’un côté “des connaissances avancées dans la culture et/ou la littérature des civilisations européennes modernes et américaines, ainsi qu’une compétence assurée en deux langues européennes ou américaines” et de l’autre une “solide maîtrise du patrimoine culturel des civilisations dont les langues choisies sont l’expression”3. Parmi les compétences prévues par le curriculum compte l’acquisition d’instruments théoriques et pratiques pour l’analyse des textes, en vue de la préparation à l’enseignement mais aussi à d’autres parcours professionnels, tels que la traduction ou la rédaction de textes en langues étrangères.

Ceci revient à dire, dans le domaine littéraire, l’acquisition d’un regard critique, et de la conscience que l’interprétation objective, idéologiquement neutre (ou pire, technique) d’un texte littéraire n’existe pas. Elle n’existe évidemment pour aucun texte, mais dans cet encadrement pédagogique il était impératif que des étudiants qui avaient appris à appliquer des modèles d’analyses fournis dans les cours de licence, comprennent que ces mêmes modèles ne représentent pas la ‘bonne’ lecture, mais que tout modèle adopte un point de vue, un regard qui ne se borne pas à ‘traduire’ le texte pour un public de ‘non avertis’. Bien plus sérieusement, ces grilles – au sens presque de la cryptographie, de “carton présentant des jours à l’aide duquel on code et décode un message secret”4 – impliquent une lecture du monde, une prise de position sur le réel, non seulement littéraire. Il s’agissait donc d’utiliser la littérature, dans le sens de Rita Felski, non comme un objet qu’on s’apprêterait à observer au travers de la lentille d’un microscope pour le comprendre une fois pour toutes, mais bien plutôt comme un objet dont nous observerions les déformations et les distorsions pour évaluer nos lunettes5.

Les phases du travail

Le cours s’est déroulé sur trente heures de présence en classe, mais il a impliqué une partie importante de travail individuel de la part des étudiants. Les dix premières heures ont été professées de manière traditionnelle, et ont été consacrées à l’introduction aux principales approches critiques du XXe siècle. Je me suis servie pour cette partie du cours de la version numérique du livre d’Élizabeth Ravoux Rallo, Méthodes de critique littéraire6. Le choix de la version numérique avait le seul but de permettre la projection et la discussion collective de passages choisis, pour habituer les étudiants au partage de la réflexion et au questionnement des interprétations: pendant les études de licence, en effet, la plupart des étudiants lisent des textes littéraires de manière plus ou moins passive, et ont la tendance à considérer la critique comme un savoir assuré et presque indiscutable. Ceci n’a rien de surprenant ni de déplorable en soi, car les études de premier niveau sont supposées offrir une base de connaissances commune à des jeunes qui souvent n’ont jamais rencontré la littérature dans leur formation précédente, vu la provenance souvent disparate des étudiants en langues étrangères. Des études de niveau Master se doivent au contraire de préparer à ce vaste ensemble de compétences que l’on peut ranger sous la définition de “critical thinking”, et qui va très au-delà d’une spécialisation quelconque, fût-elle littéraire. Selon la “Foundation for critical thinking”, cette habilité se définit comme suit:

Critical thinking is the intellectually disciplined process of actively and skillfully conceptualizing, applying, analyzing, synthesizing, and/or evaluating information gathered from, or generated by, observation, experience, reflection, reasoning, or communication, as a guide to belief and action. In its exemplary form, it is based on universal intellectual values that transcend subject matter divisions: clarity, accuracy, precision, consistency, relevance, sound evidence, good reasons, depth, breadth, and fairness7.

Penser le texte littéraire comme un objet ‘mouvant’, dont on pourrait voir des angles différents selon le regard ou l’objectif que l’on braque sur lui a été pour les étudiants concernés une possibilité de penser, justement, de manière critique, et a en même temps révélé la richesse (non tant la valeur sacrée, mais l’utilité) de l’objet littérature, qui risque parfois de se figer dans une sorte de célébration glacée, où le rôle du lecteur serait perdu, sinon superflu.

Dans les quinze heures suivantes du cours les étudiants ont donc été invités à choisir l’une des approches critiques traitées par Élizabeth Ravoux Rallo dans son livre, qui vont en gros de la critique biographique à la sémiotique. Chacun des étudiants (au nombre de vingt-six) était censé présenter à la classe l’approche choisie en se servant de tout instrument qu’il penserait utile (texte papier, présentation PowerPoint, images). Vu le nombre d’étudiants et le nombre de critiques traités dans le volume, certaines approches ont été présentées par plusieurs étudiants, qui se sont soit partagé la tâche, soit alternés en des lectures différentes, ou même divergentes. Toute présentation a été évaluée en vue de la notation finale de l’examen, lequel prévoyait comme dernière épreuve la rédaction d’un essai critique, en français, où la méthode critique choisie pour la présentation serait appliquée à ‘Un cœur simple’ de Gustave Flaubert, auteur connu par la plupart des participants au cours.

Cette épreuve finale était la plus redoutée par des étudiants italophones peu habitués à rédiger des textes écrits, non seulement en français, mais dans leur propre langue. Le niveau de français des étudiants variait entre un B2 et un C1, mais l’épreuve reste un écueil important, qui demande une certaine aisance non seulement en français écrit, mais aussi dans la typologie textuelle de l’essai, à la préparation de laquelle j’ai consacré les dernières heures du cours. Malgré ces difficultés, cette épreuve s’est finalement révélée la plus ‘profitable’, car elle a offert la possibilité de ce “geste” de “freinage réflexif” qu’Yves Citton considère comme l’un des moments clé d’un enseignement de littérature8. L’essai critique, comme le nom le dit assez, développe en effet la capacité d’organiser la pensée, de hiérarchiser les données et les hypothèses, mais aussi d’assumer la nécessité d’être compris par un lecteur, par un “tu” que tout discours suppose et que la littérature, qui est l’art du discours, implique. Cette épreuve aide, enfin, à développer des capacités de “critical thinking” qui peuvent être employées en tout domaine de la vie, “as a guide to belief and action”.

Les textes qui suivent le démontrent assez, par leur profondeur et leur vitalité, parfois par leur élégance, mais toujours par l’investissement personnel de l’étudiant – de cet auteur qu’est toujours un lecteur, invité à créer et non à remâcher des connaissances. Pour le dire encore une fois par les mots d’Yves Citton:

La salle de classe littéraire gagnerait à devenir un hackers’ lab où chacun(e), riche de ses ressources propres, aide les autres à bricoler des interprétations qui nous aident à vivre ensemble sur notre petit bout de Terre en train de surchauffer. Si l’enseignant(e) a bien accumulé une expertise à transmettre, celle-ci relève davantage de sensibilisations, de raffinements attentionnels, de gestes de recherche, d’ajustement, de collaboration et d’autocorrection que de contenus informationnels à transmettre prédigérés9.

Les essais que nous publions ici sont bien évidemment les plus réussis du cours, mais je tiens à remercier tous les étudiants qui ont participé à cette aventure, et qui ont offert leur lecture, leur réflexion, leur sentiment à ce travail.

 

‘Un cœur simple’ de Flaubert:une écoute de l’inconscient(Jean Bellemin-Noël)

Résumé

Cet essai propose une lecture critique de ‘Un cœur simple’ de Gustave Flaubert à travers la méthode de Jean Bellemin-Noël, inventeur de la ‘textanalyse’. Cette approche naît au sein de la psychocritique et propose de ‘psychanalyser’ le texte littéraire: on cherche dans le texte des expressions de l’inconscient, mot clé de la théorie de Freud, à travers une ‘lecture en forme d’écoute’, attentive aux éléments du texte qui peuvent faire signe de ce qui n’est pas expressément dit.

Mots-clés

Gustave Flaubert; ‘Un cœur simple’; Jean Bellemin-Noël;inconscient; textanalyse; psychocritique; interprétation; psyché.

Abstract

This essay provides a critical interpretation of ‘Un cœur simple’ by Gustave Flaubert using the method of Jean Bellemin-Noël, who invented the ‘textanalyse’. This critical approach emerged within the psychoanalytic literary criticism and its aim is to identify in the text all the expressions coming from the unconscious, the watchword for Freud’s theory. This is done through a careful reading and ‘listening’ of what is not specifically said and lies in the human psyche.

Keywords

Gustave Flaubert; ‘Un cœur simple’; Jean Bellemin-Noël; unconscious; textanalyse; psychocriticism; interpretation; psyche.

Jean Bellemin-Noël

L’analyste tente d’entendre sans censure et sans réserve, ce que le patient n’entend pas lui-même, et jusqu’aux sons qu’il emploie. Son attention flottante est comme en attente d’une perception nouvelle ou secrète, ce que fait ici J. Bellemin-Noël.

Élisabeth Ravoux Rallo, Méthodes de critique littéraire, Armand Colin, Paris 1999, p. 50.

 

‘Un cœur simple’ de Flaubert:une écoute de l’inconscient

L’apparente invisibilité d’un sujet, dans ‘Un cœur simple10‘, nous permet de remarquer que les images s’enchaînent pour nous indiquer, presque toujours, la direction que prennent les pensées de Félicité. Tout au long du conte, déjà à partir des premières pages, nous sommes face à une succession de pertes. Il est important de mettre l’accent sur les mots ‘enchaînement’ et ‘succession’, car on a affaire ici à un processus qui se répète, un processus que la psychanalyse appelle Transfert. Il s’agit d’un mécanisme mental à cause duquel on déplace les schémas de sentiments ou de désirs inconscients d’une relation passée à une relation présente.

Plus précisément, selon Freud, le transfert est la projection d’un complexe d’Œdipe qui n’a pas été dépassé correctement, la reviviscence de désirs, d’affects et de sentiments éprouvés envers les parents dans la prime enfance étant adressés cette fois à un nouvel objet, non justifiés par l’être, le sexe, l’âge et le comportement de celui-ci.

Nous pouvons remarquer le début de ce processus à partir de l’enchaînement de deux phrases, lorsque Flaubert décrit brièvement la vie passée de Félicité: “Elle avait eu, comme une autre, son histoire d’amour. Son père, un maçon, s’était tué en tombant d’un échafaudage” (p. 21); les deux phrases se succèdent tout simplement, apparemment elles ne sont pas liées, toutefois cette juxtaposition ne peut pas être ignorée. Après cette prise de conscience, tout semble se passer comme si Félicité, poussée par l’exigence de la présence et de l’accueil d’un père, s’était mise en quête de quelqu’un ou de quelque chose qui soit capable de combler ce vide. Tout ce qu’elle rencontre sur son chemin marque le transfert du besoin d’accueil, et plus précisément le déplacement de sentiments qui concernent sa familiarité avec l’abandon. Après la mort de son père (et successivement celle de sa mère, suivie de la disparition de ses sœurs) Félicité subira la perte de Théodore, un jeune homme qui la séduit, lui promet de l’épouser et après disparaît. À partir de ce moment, c’est aussi la sensation d’être refusée et la nécessité d’être acceptée qui caractérisent les relations de Felicité; cela nous permet de comprendre l’importance des mots “Soit, je vous accepte!” (p. 27) prononcés par Mme Aubain au moment où elle embauche Felicité en tant que sa servante. Pendant toute sa vie elle sera reconnaissante de cette acceptation et elle restera totalement fidèle à sa maîtresse, même quand elle l’humiliera. Par exemple, Félicité vit comme un refus le geste de Mme Aubain qui protège ses enfants de ses baisers: “Paul et Virginie, l’un âgé de sept ans, l’autre de quatre à peine, lui semblaient formés d’une matière précieuse; elle les portait sur son dos comme un cheval, et Mme Aubain lui défendit de les baiser à chaque minute, ce qui la mortifia” (p. 28); malgré cela, Félicité semble être tellement habituée au refus qu’elle continue à prendre soin de sa maîtresse et de ses enfants de tout son cœur, presque comme si elle devait répondre à son propre besoin d’être soignée, ce qui représente le reflet de son désir de quelqu’un qui soit capable de la protéger; un exemple frappant est à retrouver dans la scène où elle défend les enfants et Mme Aubain d’un taureau; elle le fait d’une manière presque masculine, en les rassurant: “Ne craignez rien!” (p. 34). De même, lorsque Virginie se prépare à sa première communion Félicité n’arrête jamais de s’occuper d’elle et vit avec elle chaque étape de l’éducation religieuse:

Ce fut de cette manière, à force de l’entendre, qu’elle apprit le catéchisme, son éducation religieuse ayant été négligée dans sa jeunesse; et dès lors elle imita toutes les pratiques de Virginie, jeûnait comme elle, se confessait avec elle. À la Fête-Dieu, elles firent ensemble un reposoir. (p. 48)

Au mécanisme mental du transfert s’ajoute celui de l’identification, Félicité se voyant en Virginie, et partageant toute son agitation: “pendant toute la messe elle éprouva une angoisse” et “il lui sembla qu’elle était elle-même cette enfant; sa figure devenait la sienne, sa robe l’habillait, son cœur lui battait dans la poitrine; au moment d’ouvrir la bouche, en fermant les paupières, elle manqua s’évanouir” (p. 49). Dans cette séquence de phrases nous pouvons presque écouter sa respiration sifflante, et après son abandon, avec les yeux fermés, comme une jeune fille qui donne son premier baiser. Son besoin d’être aimée se manifeste à travers une oscillation continue entre le dévouement total, la douleur de l’abandon et la recherche d’un nouvel objet d’amour. Lorsque Mme Aubain décide de se priver de Virginie pour la mettre en pension chez les Ursulines, Félicité se sent encore une fois abandonnée, et ce vide se remplit de pensées nostalgiques, où l’expression qui se répète est ‘ne plus’:

Le matin, par habitude, Félicité entrait dans la chambre de Virginie, et regardait les murailles. Elle s’ennuyait de n’avoir plus à peigner ses cheveux, à lui lacer ses bottines, à la border dans son lit – et de ne plus voir sa gentille figure, de ne plus la tenir par la main quand elles sortaient ensemble. (p. 51)

En effet aussitôt après nous verrons qu’elle aura la nécessité d’adresser son amour à quelqu’un d’autre: “Pour se ‘dissiper’ elle demanda la permission de recevoir son neveu Victor” (p. 51); le processus de transfert continue avec lui, elle l’attend presque comme on attend un amant, en profitant toujours d’une excuse pour le revoir: “il apportait ses nippes à raccommoder; et elle acceptait cette besogne, heureuse d’une occasion qui le forçait à revenir” (p. 52). Quand Victor part pour son long voyage Félicité ne pense qu’à lui, d’une façon obsédante:

Dès lors, Felicité pensa exclusivement à son neveu. Les jours de soleil, elle se tourmentait de la soif; quand il faisait de l’orage, craignait pour lui la foudre. En écoutant le vent qui grondait dans la cheminée et emportait les ardoises, elle le voyait battu par cette même tempête, au sommet d’un mât fracassé, tout le corps en arrière, sous une nappe d’écume. (p. 55)

Quand elle apprend sa mort, elle est prise d’un désespoir que nous pouvons remarquer dans certaines phrases, où le mélange de passé simple et d’imparfait nous laisse entendre, comme une métaphore de sa vie, un mouvement cyclique, une répétition marquée par des événements incisifs: “sa tête retomba; et machinalement elle soulevait, de temps à autre les longues aiguilles sur la table à ouvrage” (p. 59). Cette triste danse oscillatoire continue avec Félicité qui retourne à s’occuper de Virginie (qui entre-temps est tombée malade) avec un dévouement total, et lorsque la fillette meurt elle se rend tous les jours au cimetière pour arroser les fleurs de sa tombe, ce qui console Mme Aubain. Les années qui suivent, en effet, sont marquées par cette silencieuse relation entre les deux femmes, unies par la douleur et la nostalgie, ce qui donne à Felicité l’opportunité de s’occuper de quelqu’un, encore une fois.

Cependant, le transfert le plus évident du récit est celui qui se passe avec Loulou, le perroquet offert en cadeau à Mme Aubain par Mme de Larsonnière qui ne pouvait plus le garder: “il occupait depuis longtemps l’imagination de Félicité, car il venait d’Amérique; et ce mot lui rappelait Victor” (p. 70); quand sa maîtresse le lui donne pour toujours, Félicité commence tout de suite à s’en occuper et à l’instruire; elle le soigne quand il est malade, elle le cherche désespérée dans les buissons, au bord de l’eau et même sur les toits quand il disparaît, et lorsqu’elle devient sourde cette relation s’intensifie: “Loulou, dans son isolement, était presque un fils, un amoureux” (p. 77). La mort de Loulou est la seule perte à laquelle Félicité ne se résigne pas, et en décidant de le faire empailler elle essaye de le garder avec elle, elle essaye de ne pas le laisser s’enfuir; il est le seul qui, dans un certain sens, reste à côté de Félicité jusqu’à la fin de ses jours. Après avoir pleuré Mme Aubain “comme on ne pleure pas les maîtres” (p. 86), Félicité ne communique plus avec personne, elle vit dans une torpeur de somnambule et Loulou reste là, objet d’un nouveau transfert: il devient pour Félicité le Saint-Esprit. C’est juste à la fin du récit, lorsque Félicité est sur le point de mourir, que nous pouvons mieux écouter ce qui se cache derrière les battements de son cœur simple:

Elle avança les narines, en la[vapeur d’azur] humant avec une sensualité mystique; puis ferma les paupières. Ses lèvres souriaient. Les mouvements de son cœur se ralentirent un à un, plus vagues chaque fois, plus doux, comme une fontaine s’épuise, comme un écho disparaît; et quand elle exhala son dernier souffle, elle crut voir, dans les cieux entrouverts, un perroquet gigantesque, planant au-dessus de sa tête. (p. 95)

Les images évoquées et les sons des mots auxquels elles sont associées nous dévoilent que sa mort se passe comme s’il s’agissait d’un orgasme, dont l’abandon correspond à une sorte d’extase fatale. La succession rapide de propositions brèves, caractérisées toutefois par des sons très doux donnés par la répétition des voyelles nasales, nous laisse finalement entendre l’accomplissement d’un ancien désir qui avait marqué toutes les relations de sa vie et qui était resté inachevé.

On relance donc une expérience de lecture en forme d’écoute, en conclusion de laquelle on pourrait se poser une question provocatrice: est-ce que le cœur auquel le titre du récit fait appel est vraiment si simple? Ses côtés cachés semblent plutôt raconter l’histoire d’un cœur tourmenté, autrement dit uncœur humain et, en tant que tel, reste peut-être l’un des mécanismes les plus complexes de la création, même quand il bat dans la poitrine d’un être tout simple.

Alice Cordaro

 

‘Un cœur simple’: la mélancolie(Georges Blin)

Résumé

Le fait de nous plonger dans le monde intime de Flaubert lorsqu’il écrit ‘Un cœur simple’ nous a permis de découvrir que derrière le style impersonnel et objectif se cachent, en réalité, toute la personnalité et la subjectivité de l’auteur. Le «moi poétique», qui regarde de loin, transpose l’abîme de son âme à l’intérieur de son personnage: la mélancolie de Félicité n’est que la mélancolie de Flaubert.

Mots-clés

Gustave Flaubert; ‘Un cœur simple’; Georges Blin; mélancolie; tristesse; souffrance; vide existentiel; aridité de l’âme; vacuité mentale; abîme; univers intérieur; «moi» de l’auteur; impersonnalité; objectivité.

Abstract

Exploring the intimate world of Flaubert while writing ‘Un cœur simple’has allowed us to realise that, behind the author’s impersonal and objective style, there is actually hidden all his personality and subjectivity. The lyrical “I”, looking from a distance, transposes the abyss of his soul inside his character: Félicité’s melancholy is nothing but Flaubert’s melancholy.

Keywords

Gustave Flaubert; ‘Un cœur simple’; Georges Blin; melancholy; sadness; sorrow; spiritual vacancy; spiritual aridity; mental vacancy; abyss; inner world; author’s interiority; impersonality; objectivity.

Georges Blin

Le ressentir en moi du sentir d’un autre.

Élisabeth Ravoux Rallo, Méthodes de critique littéraire, Armand Colin, Paris 1999,p. 20.

 

‘Un cœur simple’: la mélancolie

Dans une lettre à George Sand, en décembre 1875, Flaubert écrit:

Je travaille dans la sincérité de mon cœur [...] dans l’idéal que j’ai de l’Art, je crois qu’on ne doit rien montrer, des siennes, et que l’Artiste ne doit pas plus apparaître dans son œuvre que Dieu dans la nature. L’homme n’est rien, l’œuvre tout11!

Tout en soutenant l’impersonnalité de l’auteur, Flaubert projette indirectement son univers intérieur dans celui de son personnage: la mélancolie de Félicité correspond à celle de son auteur. En même temps qu’on avance dans la lecture et qu’on pénètre dans le monde intime de Félicité, on se plonge aussi dans la complexité de l’âme de Flaubert.Il s’agit d’un espace dominé par une humeur mélancolique, qui n’est pas conçue dans le sens positif du terme comme «sentiment d’une tristesse vague et douce, dans laquelle on se complaît, et qui favorise la rêverie désenchantée et la méditation12», mais dans son acception la plus négative: un «état affectif [...] de profonde tristesse, accompagné d’un assombrissement de l’humeur et d’un certain dégoût de soi-même et de l’existence13». Le «moi» de l’auteur, tourmenté par une souffrance aiguë et par une intense dépressivité, se cache ainsi, comme une présence omnisciente et silencieuse, dans son personnage.

La présence du «moi» de l’auteur derrière l’impersonnalité:

son visage était maigre et sa voix aiguë. À vingt-cinq ans, on lui en donnait quarante. Dès la cinquantaine, elle ne marqua plus aucun âge; et, toujours silencieuse, la taille droite et les gestes mesurés, semblait une femme en bois, fonctionnant d’une manière automatique14.

À première vue, le portrait de Félicité apparaît comme une description totalement impersonnelle et détachée, mais derrière l’éloignement de l’auteur de son personnage se cache une forte participation émotive. Flaubert, en effet, se place dans une position de distance dans son conte, comme une présence muette qui regarde de loin; mais de cette position éloignée il scrute tout le vide existentiel, l’aridité de l’âme, la vacuité mentale et l’incapacité à trouver le sens des choses qui caractérisent cette pauvre femme. À travers une observation d’un point de vue détaché et lointain, l’auteur finit par tomber dans le même abîme que son personnage, comme résume de façon lapidaire l’aphorisme de Nietzsche: «si nous regardons longuement un abîme, l’abîme finit toujours par nous regarder15». Cette contemplation à distance déclenche ainsi un processus d’identification et de personnification du sujet regardant, c’est-à-dire Flaubert, dans le sujet regardé, c’est-à-dire Félicité. Or, la perception qu’a Flaubert de son personnage semble objective et impersonnelle, mais en tant que perception, celle-ci ne peut pas être objective; au contraire, elle naît forcément de son interprétation subjective de la réalité. Le vide extérieur est nécessairement le reflet du vide intérieur, parce que la façon dans laquelle nous voyons la réalité est un symptôme de notre intériorité, de notre manière de regarder le monde. Alors, si Flaubert voit Félicité comme «une femme en bois, fonctionnant d’une manière automatique», c’est parce qu’il ressent en première personne ce sentiment et qu’il veut l’exprimer en le transférant sur quelqu’un d’externe à lui.

La mélancolie de l’âme de l’auteur se cache non seulement derrière les descriptions de Félicité, mais encore derrière le paysage du conte, qui, à son tour, reflète l’aridité et la mélancolie du personnage. Tout est regardé avec les mêmes yeux et la même perception mélancolique de la réalité: le paysage externe de la campagne normande et le paysage interne de la maison où vit Félicité. Le regard de l’auteur, guidé par la mélancolie, «finit toujours par déboucher sur le vide inépuisable du lointain16»:

La cour est en pente, la maison dans le milieu; et la mer, au loin, apparaît comme une tache grise (p. 30).

Les flots endormis, en tombant sur le sable, se déroulaient le long de la grève; elle s’étendait à perte de vue, mais du côté de la terre avait pour limite les dunes la séparant du Marais, large prairie en forme d’hippodrome. (p. 36)

La mélancolie habite la chambre de Félicité: composée d’un tas d’objets hétéroclites, disposés sans aucun sens, elle semble un sanctuaire de gens morts que Félicité a connus dans sa vie. Flaubert énumère les éléments de ce «bric-à-brac confus» l’un après l’autre, comme pour les aplanir sur un plan égal d’importance: rien n’a de sens dans la vie de Félicité, sa chambre non plus:

Une grande armoire gênait pour ouvrir la porte. En face de la fenêtre surplombant le jardin, un œil-de-bœuf regardait la cour; une table près du lit de sangle, supportait un pot à l’eau, deux peignes, et un cube de savon bleu dans une assiette ébréchée. On voyait contre les murs: des chapelets, des médailles, plusieurs bonnes Vierges, un bénitier en noix de coco; sur la commode, couverte d’un drap comme un autel, la boîte en coquillages que lui avait donnée Victor; puis un arrosoir et un ballon, des cahiers d’écriture, la géographie en estampes, une paire de bottines; et au clou du miroir, accroché par ses rubans, le petit chapeau de peluche! (p. 17)

La mélancolie de Félicité et celle de son auteur se compénètrent.

Dans une lettre à Edma Roger des Genettes, datée du 19 juin 1876, Flaubert résume l’histoire d’ ‘Un cœur simple’ de la façon suivante:

[C’est] tout bonnement le récit d’une vie obscure, celle d’une pauvre fille de la campagne, dévote mais mystique, dévouée sans exaltation et tendre comme du pain frais. Elle aime successivement un homme, les enfants de sa maîtresse, un neveu, un vieillard qu’elle soigne, puis son perroquet; quand le perroquet est mort, elle le fait empailler, et en mourant à son tour elle confond le perroquet avec le Saint-Esprit18.

Cette «vie obscure d’une pauvre fille de campagne» n’est que la vie de son auteur, qui mène, comme elle, une existence tragiquement monotone et triste; dans sa maison à Croisset dans la campagne normande, Flaubert se sent en fait emprisonné dans un abîme de mélancolie duquel il n’arrive pas à sortir. En effet, lorsqu’il écrit ‘Un cœur simple’, il vit le point culminant de sa dépression, comme témoignent des lettres qu’il écrit à son amie George Sand: «j’avais peur de la vie», dit-il, «je passe mon temps à me désoler sur le sort de ma pauvre nièce. Je me retourne vers le passé, éperdument. Et l’avenir m’épouvante19».

Or, ce qu’il écrit dans son conte rappelle étonnamment sa réalité psychique et laprojection de sa propre mélancolie dans l’âme de son personnage n’est qu’un moyen, ou mieux un prétexte, pour découvrir la partie manquante de soi-même et combler le vide intérieur qui dérive de cette sensation d’inachèvement; comme le rappelle opportunément Nelly Levalet et Clément Rizet:

Ce qu’il écrit n’est que le moyen, voire le prétexte [...] d’une découverte espérée (et vaine) de l’autre soi-même: l’inconscient, l’infantile, l’infans en soi...20

La transposition de ses sentiments sur un autre personnage est donc une tentative personnelle de trouver les clés de son âme en découvrant les secrets et les mystères qui l’habitent:

L’écrit constitue alors un creux où l’écrivain tente de déposer l’intraduisible de sa vie psychique, le mystère définitif de son âme... impossible quête (improbable au départ) des secrets qu’il tente en permanence d’atteindre pour lui-même. Ainsi, c’est le négatif qui conduirait la main de l’écrivain et lui donnerait l’illusion, «en négatif», d’y trouver les clés de son âme21.

Mais c’est une quête vaine, illusoire et décevante, parce qu’elle ne fait qu’accroître sa conscience de la négativité de l’existence: il arrive à la conclusion que le sens de la vie est indéchiffrable; c’est pourquoi la simplicité du caractère de Félicité consiste à ne jamais se demander quel est le sens de la vie:

L’indécidable de la fin est justement que Félicité, elle (contrairement à Emma) ne se pose jamais la question du sens de la vie. Ce serait là précisément sa simplicité. Ce serait le secret de son nom, de son bonheur opaque malgré les malheurs22.

Comme Félicité, Mme Bovary aussi souffre de mélancolie, mais il s’agit d’un type différent de cet état d’âme: la mélancolie d’Emma est hystérique et agressive, tandis que la mélancolie de Félicité est silencieuse et soumise. La première l’exprime dans un exhibitionnisme hystérique qui lui procure, dans un premier temps, une sorte d’auto-jouissance momentanée et, après, la fait tomber dans une condition d’étourdissement fou; la seconde, par contre, ne manifeste jamais sa souffrance, en gardant sa douleur pour elle-même, comme le font les saints et les martyrs. La première aspire à un idéal inaccessible et échoue à chaque tentative de le rejoindre, la deuxième n’aspire à rien. La première «s’autodétruit» en agissant, la deuxième en subissant.

On pourrait dire que ces deux femmes symbolisent deux phases différentes et progressives caractérisant généralement la mélancolie en tant que maladie: Emma, le stade initial, plus «agressif», de recherche désespérée d’échapper à la réalité opprimante vers un monde idéal; Félicité, plutôt, le stade suivant, plus «docile», de renoncement et de soumission passive à la réalité si misérable qu’elle soit.

Quel est donc le but final de ce conte s’il n’aide pas son auteur à trouver un sens à sa vie, mais au contraire, s’il aggrave le poids de sa mélancolie? Il a le seul et unique but de lui donner, à travers la vision poétique et la beauté de sa création artistique, un moment fugace de jouissance et une secousse à la monotonie de son existence. Flaubert lui-même énonce à propos de la mort de Félicité:

Mais je crois que nous touchons au fondement même de cette joie que procure la vision poétique: ne plus savoir où nous sommes (mais sans mourir bien sûr); ne plus savoir si je suis ici tenant mon livre à la main, suspendu un instant à sa dernière page, ou là-bas, assistant à la mort pieuse de Félicité, imaginant ce qu’elle voit alors qu’elle agonise d’une mort extraordinairement douce.

Alors, sans doute, dans de pareils moments, une pauvre vie, plate et tranquille, peut, en effet, devenir l’endroit où les phrases sont des aventures23.