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Tome 2/4 Sadia et Hamza coulent des jours heureux dans le quartier Paul Langevin de Saint-Denis, jusqu'au jour où leur père décède brutalement... Alors que l'un va se prendre pour le caïd du coin, la deuxième va se retrancher dans ses livres. Sans doute parce que parfois, il est beaucoup plus facile de rêver sa vie que de la vivre. Cyrille n'a jamais connu que le foyer et la rue, il a toujours cru que le béton serait sa maison, mais ce qu'il va découvrir au coeur de cette cité va le changer à jamais... Ce qu'au fond, il n'a jamais eu deviendra sa délivrance : une famille et des amis... L'amour sera-t-il suffisamment fort pour contrer la culture et les traditions, l'argent facile et les bastons ? Et si quelqu'un vous est véritablement destiné, allez-vous le laisser passer ?
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Seitenzahl: 614
Veröffentlichungsjahr: 2024
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« On s’est aimés, il y a si longtemps, On s’est aimés, comme des enfants, On était fougueux, passionnés et insolents… On était nous, sans masques et on s’en foutait des gens.
On s’est haïs aussi parfois, Autant qu’on s’est fait l’amour et serrés dans nos bras On s’est jetés, désaimés, détruits mais jamais sans caresses… Jamais sans tendresse.
On s’est raccrochés à nos cœurs meurtris, On a tout partagé, l’enfer et le paradis Les rires et les pleurs, Les secrets et les interdits, Rien ne comptait plus que ton bonheur…
On a souri contre le choc culturel, On s’est embrassés à perdre haleine, On s’en foutait de tout, Rien ne comptait plus que nous.
Quand je t’ai perdue, J’ai manqué de souffle, manqué d’air, Je me suis vendu, je me suis perdu Pour ne plus te croiser, toi, mon univers…
Je te retrouverai, Je me le suis promis, Je te retrouverai Même si je dois y perdre la vie… Je te retrouverai, Parce qu’on se l’était dit Je te retrouverai…
Parce que sans toi, Je ne sais plus respirer, Parce que sans toi, Mon cœur ne sait plus aimer…
Je te retrouverai, Ma princesse aux yeux noirs, Ma lumière dans le noir, Mon contraire et mon unique destinée…
Je te retrouverai ici, Ou dans l’autre vie…
C. »
LéticiaJoguin Rouxéllé
À Cyrille et Ludovic, nos malaykati, puissent vos souffles nous étinceler à jamais.
CHAPITRE 1
Cyrillé
CHAPITRE 2
Sadia
CHAPITRE 3
Cyrillé
CHAPITRE 4
Sadia
CHAPITRE 5
Cyrillé
CHAPITRE 6
Sadia
CHAPITRE 7
Cyrillé
CHAPITRE 8
Sadia
CHAPITRE 9
Cyrillé
CHAPITRE 10
Sadia
CHAPITRE 11
Cyrillé
CHAPITRE 12
Sadia
CHAPITRE 13
Cyrillé
CHAPITRE 14
Sadia
CHAPITRE 15
Cyrillé
CHAPITRE 16
Sadia
CHAPITRE 17
Cyrillé
CHAPITRE 18
Sadia
CHAPITRE 19
Cyrillé
CHAPITRE 20
Sadia
CHAPITRE 21
Cyrillé
CHAPITRE 22
Sadia
CHAPITRE 23
Cyrillé
CHAPITRE 24
Sadia
CHAPITRE 25
Cyrillé
CHAPITRE 26
Sadia
CHAPITRE 27
Cyrillé
CHAPITRE 28
Sadia
CHAPITRE 29
Cyrillé
CHAPITRE 30
Sadia
CHAPITRE 31
Cyrillé
CHAPITRE 32
Sadia
CHAPITRE 33
Cyrillé
CHAPITRE 34
Sadia
CHAPITRE 35
Cyrillé
CHAPITRE 36
Sadia
CHAPITRE 37
Cyrillé
CHAPITRE 38
Sadia
CHAPITRE 39
Cyrillé
CHAPITRE 40
Sadia
CHAPITRE 41
Cyrillé
CHAPITRE 42
Sadia
CHAPITRE 43
Cyrillé
CHAPITRE 44
Sadia
CHAPITRE 45
Cyrillé
CHAPITRE 46
Sadia
CHAPITRE 47
Cyrillé
CHAPITRE 48
Sadia
CHAPITRE 49
Cyrillé
CHAPITRE 50
Sadia
CHAPITRE 51
Cyrillé
CHAPITRE 52
Sadia
CHAPITRE 53
Cyrillé
CHAPITRE 54
Sadia
CHAPITRE 55
Cyrillé
CHAPITRE 56
Sadia
CHAPITRE 57
Cyrillé
CHAPITRE 58
Cyrillé
CHAPITRE 59
Sadia
CHAPITRE 60
Cyrillé
CHAPITRE 61
Sadia
EPILOGUE
Sadia
Cyrillé
TON REFLET
REMERCIEMENTS
Année 1997
J’arrive au QG, on se retrouve toujours là avec Hamza pour faire un peu de son, après les cours. Faut dire qu’on a réussi à gérer avec le gardien une grande cave que personne n’utilisait pour se retrouver entre nous, rapper, écouter du bon son et fumer quelques bédos.
Je pousse la porte du 9 square Paul Langevin et une forte odeur de curry vient envahir mes narines, je crois que Mme Traoré est passée par là. Je souris tout seul en me disant que si je la croisais, elle me ferait sûrement sa leçon à deux balles en tchipant :
— Tu vas encore fumer ta drogue, là… Avec Hamza… Tssss et chanter votre musique de sauvage pleine de gros mots ! Vous feriez mieux de travailler à l’école au lieu d’entraîner mes garçons dans vos conneries. Vous allez finir en prison, bande de voyous, là !
Et comme toujours, je lui aurais souri et lui aurais répondu :
— Bonne journée à vous aussi, Mme Traoré…
— Hiiii pas la peine de me regarder avec tes jolis yeux bleu foncé, ça marche peut-être avec les demoiselles du quartier là, mais je vois clair dans ton jeu… Sous ton visage d’ange, tu es un petit démon !
Heureusement, aujourd’hui pas d’Africaine en colère contre le petit Toubab dans le coin, je descends les marches jusqu’à la section du sous-sol et me dirige vers la porte la plus au fond.
Lorsque j’essaie d’introduire la clé, je m’aperçois que c’est déjà ouvert ! Ne me dis pas que mon couillon de pote a laissé ouvert avec le matos qu’il y a à l’intérieur !
Mais quand j’appuie la poignée, j’entends ricaner et je comprends immédiatement que c’est Grace et Sadia qui se sont approprié, encore une fois, notre quartier général.
— Putain, j’ai flippé ! T’aurais pu me dire que vous étiez là !
Un regard ébène croise le mien, sa lèvre supérieure se lève uniquement d’un côté et semble limite se moquer de moi.
— Il ne faut pas grand-chose pour te faire peur toi, t’es vraiment une petite nature !
— Haha… En même temps, c’est pas TES affaires qu’il y a ici, payées avec TON fric. Donc évidemment, comme d’hab, tu t’en fous toi.
— C’est pas comme si tu avais payé tout ça légalement, hein !
— Oh c’est bon, tu vas pas la jouer à la daronne Traoré toi aussi !
— Hey… C’est bon, calmez-vous, là ! De toute façon, faut que je file au conservatoire.
— Encore ?
— Désolée, Sadie, mais je dois encore bosser ma technique.
— Mais en ce moment, on fait plus rien ensemble, t’es toujours fourrée là-bas.
— Oh… Mais c’est que tu pleurerais !
— Je t’ai pas demandé ton avis, toi. Mais t’es vraiment un gros boulet en fait !
Grace soupire en nous regardant, parfois j’ai l’impression qu’on lui fait honte, et ce n’est pas cool du tout. Est-ce qu’elle oublie d’où elle vient ou quoi ?
Elle enfile sa veste et nous lance en partant :
— Bon je vous laisse jouer à vos jeux débiles, hein, moi j’ai autre chose à faire…
— Comme traîner avec tes gros bourges.
Je serre les dents et ma mâchoire se crispe d’elle-même, j’y peux rien, ça me gave trop, on est tellement différents de ces petits merdeux qui se la pètent avec leur putain de Rolex.
— Mais qu’est-ce que tu leur reproches, à la fin ?
— De nous piquer notre chanteuse et notre pote.
— Super, c’est vraiment de la gaminerie. Et après, tu dis qu’il faut pas se fier aux apparences alors que t’es le premier à juger !
— Ouais et toi tu renies qui tu es et d’où tu viens, Grace Nouvelle !
— Pffff.
Elle se penche pour faire la bise à Sadia et ses yeux verts me transpercent de part en part. Je lève les yeux au ciel, qu’est-ce que j’ai encore dit ? À part la vérité…
— Franchement, Cyrille, tu me gaves avec tes préjugés de merde.
— Ouais, bah en attendant tu passes plus de temps avec tes fils à papa qu’avec nous… T’as changé. Et pas en bien.
— Si tu le dis. Allez salut !
Elle attrape son sac, se dirige d’un pas décidé vers la porte et la claque.
Sadia me regarde, l’air ahuri, semblant ne pas comprendre la réaction de notre copine.
— Il lui arrive quoi ?
— Bah si t’as la réponse, fais-moi signe.
— Je te signale que j’en sais pas plus que toi…
— Non, mais c’est vrai, elle est bizarre.
— Ha… Ben je suis content d’entendre que je suis pas le seul à me poser des questions.
— Non, mais je lui ai proposé de la rejoindre, genre pour manger un midi, mais elle esquive à chaque fois…
— Je sais.
— Tu crois qu’elle a honte de moi ?
— Mais non, t’inquiète pas… De moi, sûrement, j’avoue que je ne suis pas très sortable, mais pas de toi.
— T’es sûr ?
— Mais oui, elle bosse dur, de ça je suis certain. Je pense qu’elle a vraiment pas le temps.
Son air triste me fige sur place, je ne comprends pas pourquoi, c’est comme si elle me transmettait ce qu’elle ressent et d’un seul coup, je me sens mal à l’aise. Je déglutis lorsque sa main frôle la mienne.
Mais putain, Cyrille, il t’arrive quoi, là ?
C’est la petite sœur de ton meilleur pote, t’as grandi avec elle, tu l’as vu perdre ses dents de devant, tu l’as consolée quand elle tombait et qu’elle se faisait mal. Pourquoi tu la vois plus comme ça depuis quelque temps ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Bah, au fond, je sais… Elle a seize ans, ce n’est plus une gamine… Et elle devient dangereusement belle. Et ça, ça va pas du tout !
Je regarde même plus les autres nanas du quartier, même Grace pour laquelle j’ai eu un crush plus jeune ne me fait plus cet effet.
Elle est toujours aussi canon, ce n’est pas ça le problème, c’est juste que lorsque je regarde Sadia, ça n’éveille pas du tout les mêmes sensations chez moi.
Elles sont aussi différentes l’une que l’autre.
Grace est petite, brune avec des yeux de chat vert clair et de jolies courbes. Tandis que Sadia, elle, est dotée de longs cheveux de jais bouclés avec des reflets auburn au soleil. Son regard ébène bordé de grands cils sombres en amande se marient parfaitement avec son teint hâlé. Sa grande taille et son corps longiligne, ses petits seins qui pointent sous ses chemises, ses hanches bien dessinées qui donnent envie de les attraper.
Putain, je me mettrais des patates ! Je n’ai pas le droit de ressentir ça pour elle, faut que j’arrête ça !
Alors je fais la seule chose qu’il me reste à faire, je prends le rôle du gros relou pour qu’elle ne se rende pas compte des changements qui s’opèrent en moi. Pour cacher mon trouble, les palpitations de mon rythme cardiaque qui s’accélèrent lorsque je sens son souffle près de moi, lorsque sa belle bouche pulpeuse prononce ne serait-ce qu’un simple « bonjour ».
Et surtout lorsque ses lèvres murmurent mon prénom.
Ça sonne comme une mélodie, un chant interdit, mais ça me caresse l’âme comme un long poison qui remplirait mes veines.
C’en est trop, faut que je me taille, je dois sortir de cette pièce, je ne peux pas me retrouver seul avec elle.
— J’me casse…
— Mais tu devais pas rejoindre mon frère ?
— Je… Je peux pas. J’ai zappé, j’ai un truc à faire…
— Euh… OK. Je dis quoi à Hamza ?
— Rien. Je vais le biper sur son tel.
— OK. Ça marche.
— Pourquoi tu fais cette tronche ?
— Pour rien…
Et je ne peux pas m’en empêcher. C’est comme si je ne contrôlais plus rien en sa présence, je me penche vers elle et attrape son menton entre mon pouce et mon index pour la forcer à relever la tête. Son regard triste croise le mien, je soupire et me mets à déglutir mais ça ne passe pas. Mes pensées sont obstruées par des images de sa bouche sur la mienne, de nos langues qui se caressent, de son corps fiévreux contre le mien.
Putain ! Je dois partir…
Je ne peux pas.
JE NE PEUX PAS !
Je me lève d’un bond et je cours littéralement sur la poignée de la porte. Quand je l’entends claquer derrière moi, je me pose quelques secondes contre le mur et me laisse presque tomber.
Je me sens fébrile, à la limite de l’apoplexie, comme si mon cerveau allait éclater et mon cœur imploser.
Je ne tiens plus sur mes jambes, elle me met l’âme à l’envers, comme un saut vertigineux dans l’espace…
Je voudrais juste fermer les yeux et me dire que c’est possible.
Mais ça l’est pas.
Quelques années plus tôt…
Pourquoi tout le monde me fuit en ce moment ? J’ai un genre de peste bubonique ou quoi ? La lèpre ? Ou je ne sais quoi qui fait que tout le monde me fuit et m’abandonne.
Je me sens tellement mal, différente, à part… comme si les gens avaient l’arabophobie.
Quoi ? J’exagère ? Et pourtant, même si je suis née en France, je dois toujours prouver que je suis française.
En plus de ce sentiment d’abandon, je dois aussi subir celui du rejet, de la peur de l’autre…
Vous croyez que c’est facile d’avancer dans un pays qui nous a soi-disant accueillis à l’après-guerre et qui nous regarde aujourd’hui comme des bêtes de foire ?
Je peux vous dire que c’est plus facile de grandir en s’appelant Jeanne De la Richardière plutôt que Sadia Ben Soussan et il ne faut même pas être intelligent pour s’en apercevoir.
Alors si même les gens qui me connaissent mieux que personne se mettent à m’éviter, qu’est-ce que je vais devenir ?
Ce n’est pas comme Hamza, mon grand frère. Lui, il ressemble tellement à papa, il a hérité de ses traits plus italiens que marocains, alors que moi, je ressemble à maman.
Et je sens plus l’odeur du tajine que celle des pizzas, comme si ça coulait à l’intérieur et en imprégnait tant mes veines que ça me colle à la peau, comme une plaque vissée sur mon front où il est écrit « BEURETTE » en lettres capitales.
Je n’ai pas honte de qui je suis, ni de mes racines, mais je ne sais pas vraiment où se trouve ma place, entre une terre d’accueil qui me reproche mes origines trop maghrébines et un pays d’origine qui me trouve trop « francisée ».
Mon père me manque parfois, je voudrais avoir sa sagesse, son regard sur les autres, il aimait notre vie à Paris et cette nation à qui il devait tant. Celle qui l’a tiré de sa contrée montagnarde dans l’Atlas, de son existence de misère où il passait ses journées à garder ses quatre moutons.
Vous vous demandez sûrement comment s’est passée leur rencontre ?
Ma mère venait d’une famille encore plus pauvre et même si les choses avaient été arrangées dès leur naissance, Mektoub a décidé qu’ils s’aimeraient tous deux au premier regard.
Et sous la voûte étoilée de leur contrée rocheuse, à quinze et seize ans, et bien qu’ils étaient déjà promis l’un à l’autre, mon père ne put s’empêcher de déclarer sa flamme à ma mère.
Timide et tremblant, il lui avait donné rendez-vous dans l’après-midi en lui disant qu’elle devait s’assurer d’être bien seule lorsqu’elle viendrait le rejoindre à la nuit tombée.
Il lui a pris la main timidement tout en la contemplant, les yeux scintillants :
— Fatiha… je voulais que le ciel et Allah soient témoins…
— Témoins de quoi ? Tu me réveilles en pleine nuit alors que demain je dois m’occuper des petits, pendant que mes parents doivent amener la mule au marché avec le peu qu’on a récolté, alors j’espère bien que c’est important !
Ah oui… Ma mère avait déjà un sacré caractère et ça n’a pas tellement changé…
— Tu peux arrêter de me couper la parole ? Jamais tu ne t’arrêtes de parler !
— Mais pourquoi tu me cries toujours dessus ?
— Tu m’énerves… Mais la vérité, c’est que je ne peux pas me passer de toi !
— Toi aussi, tu m’énerves et je vais devoir te supporter…
Puis d’un seul coup, ses yeux noirs se sont écarquillés de surprise, sa mâchoire tombait presque et elle a repris d’une voix fluette et chevrotante :
— Tu… T’as dit quoi…
— Tu es mon monde, Fatiha. On se chamaille comme des frères, on se confie l’un à l’autre comme des amis, mais on s’aime comme des amoureux… Qu’Allah m’en soit témoin, sous la lune et les étoiles, mes yeux ne voient que toi.
— Idriss Mohamed Ben Soussan, je ne veux que toi. Kaneb’rik.
Bien que d’ordinaire les conventions ne le permettent pas, leurs lèvres se sont unies en un chaste baiser.
Le lendemain, mon père allait demander officiellement sa main à mon grand-père et deux jours plus tard, l’imam les unissait officiellement.
Je sais que vous trouvez qu’ils étaient jeunes, mais pour nous c’est normal, même si les choses ont évolué à notre arrivée ici. L’oncle de mon père travaillait déjà en France et tout naturellement, à dix-huit ans, ils ont quitté ensemble l’Atlas et ses terres rocailleuses pour le béton des cités, la grisaille et sa population parisienne.
Je n’ai pas connu d’autre existence que celle-ci, je n’ai même pas mis les pieds là-bas.
Mon père est mort quand j’avais onze ans, il a terminé sa vie à l’hôpital sans revoir les terres de son enfance, emporté par un cancer foudroyant.
Avant de partir pour cet au-delà, nous lui avons rendu visite tous les jours, chacun notre tour pour ne pas le fatiguer. Un jour, je me souviens qu’il m’avait dit :
— Quand tu seras en âge d’aimer, trouve celui dont tu seras le monde comme ta mère est le mien, mais ne change jamais qui tu es, garde ce fichu caractère que j’aime tant.
— Mais baba, tu vas pas partir, hein ? Tu vas pas nous laisser…
— Allah me rappelle, Malaykati… n’oublie pas que Sadia veut dire « vouée au bonheur »… comprends ce que cela veut dire, ne donne ton cœur qu’à celui qui te mérite.
— Baba…
Les sanglots ont commencé à bloquer ma trachée, tandis que les larmes qui remontaient le nerf lacrymal brûlaient ma rétine insidieusement.
— Baba… Je veux pas tu t’en ailles…
— Je serai toujours là, Malaykati. Tu n’auras qu’à regarder dans ton cœur.
Quelques jours plus tard, ses yeux se sont définitivement clos, la chambre sentait l’éther et le glacial de la mort a envahi les lieux.
L’atmosphère lourde, pesante et froide nous cernait de toutes parts et nous comprimait la trachée. J’avais le sentiment de suffoquer tant cela ne pouvait être vrai ! Je ne pouvais pas y croire, il ne pouvait pas nous quitter, ne plus être parmi nous… Ce corps sans vie, dépourvu de pulsations sanguines n’était pas le sien, son visage ne pouvait être strié de ces lignes violacées, non c’était impossible !
Je hurlais tellement qu’on a dû me faire sortir. Hamza ne savait quoi dire pour me calmer, à part me serrer tout contre lui, hormis tenter de contenir les tremblements dont j’étais victime.
Oui, j’étais une victime de ce crime odieux que la faucheuse venait de perpétrer… Elle m’avait arraché mon baba, mon père, mon modèle, mon pilier. Comment avancer sans lui désormais, comment prendre le bon chemin sans commettre d’erreurs ?
Je vais me perdre, je vais me perdre, je vais me perdre…
Pourtant ce n’est pas ce que je veux, mais c’est comme si la corde que je tenais, en l’occurrence la main de mon père, s’était usée, effilochée jusqu’à ne plus être qu’un amas de peau morte, de chair décharnée usée jusqu’aux os qui se transforme lamentablement en poussière.
Et n’être plus rien.
Un fantôme même pas présent dans cette vie insipide et dénuée de sens.
Qui me consolerait quand j’irai mal ?
Me serrerait si fort contre lui que le chagrin cesserait instantanément ?
Personne.
Personne ne me parlait, je n’avais pas d’amis, j’étais trop studieuse, trop dans mes livres…
Pas assez cool.
Ah oui, mon frère l’est, lui…
Mais je ne suis pas Hamza.
Je ne suis que Sadia, la beurette de service qu’on traite de crouille ou de sale arabe dans les bons jours et à qui on intime de rentrer chez elle dans les mauvais.
Chez moi…
Mais je n’ai pas d’autre maison que cette saleté de cité, faite de béton et entourée de barbelés invisibles. Je suis une SDF de ma France à moi. Trop bronzée et pas assez blanche. Ma vie est terne, grise et elle schlingue trop souvent l’âcre odeur des poubelles qui s’amoncellent dans l’entrée de mon hall.
Mais ce lundi, tout allait changer.
Un virage allait s’opérer, je le sentais, Baba était venu me hanter jusque dans mes rêves :
« Écoute ce que le Mekthoub a écrit pour toi, Malaykati… Le soleil arrive, accompagné de ses rayons. Tu ne vas pas tout de suite t’en rendre compte, et pourtant. Il sera bien là… Ouvre grand tes yeux noirs, mon étoile orientale, afin de laisser ton avenir se parer d’or et de diamants… »
Sur le coup, au réveil, je me suis quand même demandé si je n’étais pas cinglée, j’ai dû écarquiller plusieurs fois les yeux. La gorge sèche, l’estomac noué et les tripes en vrac… Il n’était plus là, mais la vie devait malgré tout reprendre son cours, comme après un hiver âpre et glacial. Le genre qui te transit le corps, le cœur voire l’âme et te givre si fort que tu peines à reprendre pied dans la réalité, même si les rayons du soleil tentent de te réchauffer autant qu’ils le peuvent.
Oui, il fallait survivre à ça, parce que la nouvelle de ce putain de crabe avait été précédée par l’annonce de la dernière grossesse de ma mère… Non seulement elle se retrouvait veuve, devait assurer notre éducation à Hamza et moi, respectivement âgés de treize et onze ans, mais faire face également à cette arrivée impromptue d’un bébé qu’on n’attendait pas. Mehdi a pointé le bout de son nez un mois après le décès de Baba, mais c’était une joie en demi-teinte… Malheureusement.
En plus, il est le parfait fruit de leur union, les cheveux de jais de notre mère, le teint mat et les yeux noisette de notre père… Un bébé toujours souriant que l’on a envie de couvrir de câlins.
La rentrée arrive déjà et je n’ai pas vraiment envie de retourner au collège, de revoir toutes ces têtes de cons qui m’observent comme si je sortais tout droit d’une foire aux monstres… J’avoue en même temps qu’avec ma touffe de cheveux frisés indisciplinés et les rails qui ornent mes dents du haut, je ferais plus de l’œil à Frankenstein ou au mec des contes de la crypte.
Alors qu’en vrai, depuis la maternelle, je suis amoureuse de Thomas, le petit blond aux yeux bleus si sage qui a toujours le nez dans ses bouquins. Premier de la classe, toujours habillé à la dernière mode et surtout, malgré son niveau d’intelligence, cool en toutes circonstances. Pas vraiment ami avec mon frère, mais pas ennemi non plus. Je ne sais pas quelle sorte d’accord secret ils peuvent bien avoir, mais toujours est-il que c’est bien le seul intello que Hamza et sa bande ne font pas chier.
Peut-être parce que Tatiana est la cousine de Thomas et que mon frère cherche par tous les moyens à se la taper depuis au moins deux ans.
Pourtant, cette rentrée a un goût amer, non seulement parce que je serai toujours aussi invisible, fantômatique et transparente que d’habitude, mais aussi et surtout parce que je n’ai pas d’amis…
Oh ! On ne me fait plus chier. non. Ça, c'était avant, avant que Hamza ne grandisse et ne prenne la tête de la cité…
Maintenant, on me fout la paix, on a peur des représailles parce que je suis « la sœur de… » et pas parce que je suis tout simplement Sadia. On m’ignore, on m’évite et tout ce que j’ai à faire au fond, c’est de me fondre dans le décor de cette saleté de collège. De faire corps avec le béton crasseux, avec les murs remplis de tags psalmodiant injures, insultes ou blazes des diverses cités alentour. Je ne suis qu’un spectre qui traverse la cour, qui mange seule au self, qui gribouille ses cahiers d’école de poèmes. Je ne veux pas d’une autre année comme ça et la seule personne qui est au courant de ce que je vis chaque jour durant n’est plus là pour écouter mes jérémiades. Je suis définitivement acculée, mise en face de ma propre solitude et rongée par ma timidité maladive.
Alors que j’arrive à l’entrée du collège, je vois une petite nana haute comme trois pommes tenir tête à un mec qui doit avoir l’âge de Hamza.
— Quoi ? Tu crois que je vais m’excuser alors que c’est toi qui m’es rentré dedans ?
— Y a un problème, petite sœur ?
— T’inquiète ! Rien que je ne puisse gérer seule…
Il lui fait un clin d’œil, puis se tourne vers l’autre gars et lui lance :
— T’es dans la merde, mon pote ! Ce que Grace veut, Grace l’obtient toujours !
— Hey ! Mais putain t’es pas mon pote et je t’ai rien demandé…
— Nan, je le suis pas encore, mais crois-moi, vaut mieux être amie avec ma sœur !
— C’est quoi ça ? Une menace ?
La demoiselle le regarde de ses yeux verts assassins, le toise de haut en bas et lui rétorque sous mes yeux ébahis :
— Juste un avertissement… Excuse-toi !
— Non.
— Bordel, t’es buté comme mec ! Excuse-toi et l’histoire se termine tranquille…
J’observe la scène de loin mais je dois dire que je ne manque aucun des rebondissements qui se jouent devant moi. Cette nana-là, elle ne manque ni de culot, ni de courage, je suis impressionnée par son aplomb. Pourtant, il fait bien trois têtes de plus qu’elle, mais Grace le regarde pourtant bien en face, les mains sur les hanches, ne baissant jamais les yeux.
Mon frère et ses super potes ne ratent rien non plus de cette joute verbale, je dois bien dire que c’est une première de voir une fille qui ne se laisse pas marcher dessus. Ils commencent d’ailleurs à ricaner comme des hyènes et je vois le regard de mon frère changer, il passe alors en mode prédateur.
Il siffle Grace et lui lance :
— Hey, tigresse… tu devrais plutôt t’amuser avec le roi de la jungle !
Aucune réaction, elle continue à attendre les excuses du… Ah… Je vous ai dit à quel point il est mignon ? Légèrement plus grand que mon frère, brun, les cheveux en arrière, des yeux bleu marine, le teint mat et une bouche légèrement ourlée… Mais je sens bien que je divague là et je m’empourpre aussitôt.
Oh Sadia, ça va pas bien dans ta tête, non !
De toute façon, il fera comme tous les autres, il ne me verra pas, je suis invisible… Même pour Hamza, sauf quand il a besoin que je fasse ses devoirs à sa place.
Ce dernier d’ailleurs perd patience, car il déteste qu’on l’ignore, contrairement à moi qui en ai l’habitude. Il resiffle et la hèle de nouveau :
— Oh ! Tu pourrais répondre quand on te parle !
— Tu parles à qui, là ? Car je ne vois pas de chien dans le coin à part toi !
— C’est à moi que tu parles, là ?
Merde, le regard de mon frère vire au noir, il n’est pas content, pas content du tout. Il saute de son muret et se dirige droit sur elle.
— J’ai dit c’est…
— Oui, c’est à toi que je parle ! On siffle pas les gens, bordel, on n’est pas dans un chenil !
Contre toute attente et alors que je craignais le pire, même si je n’ai jamais vu mon frère violent envers une fille, il se met à éclater de rire. Sa langue vient légèrement lécher sa lèvre inférieure, il fait un clin d’œil à la nouvelle et met une grande claque sur l’épaule de son « adversaire » en balançant à Grace :
— Putain ! Quel caractère de merde... on dirait ma daronne, je crois que tu devrais t’excuser, car à mon avis Euyun Jamila1 ne va pas te lâcher !
Je trouve que le surnom dont mon frère vient de taxer Grace lui va plutôt bien, mais ce qu’elle lui rétorque, de surcroît en arabe, m’estomaque carrément.
— Tu devrais écouter ton nouvel ami, aibtisamat jamila2, et t’avouer vaincu… Allez, t’as perdu, alors sois fair-play !
— Pffff… Si ça peut te faire plaisir, mais je ne perds jamais, jolis yeux ! Eh ouais ! Tu crois être la seule à parler rebeu ? On est à Saint-Denis, ma belle… Je vais te faire une fleur, je t’offre mes plus plates excuses...
Et il accompagne ses paroles d’une révérence un peu maladroite, mais une révérence tout de même. Cette fille est une magicienne ou quoi ?
1 Jolis yeux
2 Beau gosse
Sérieux, c’est quoi ce truc ? Et c’est qui cette nana ? Elle me tape l’affiche devant tout le monde ! Cette première journée commence bien, tiens… Franchement, je passe pour quoi ? En même temps, difficile de lui résister : ces yeux de chat, cette moue boudeuse, ce putain de caractère… Elle est juste trop canon !
En plus, elle doit avoir à peu près mon âge. Raison de plus pour faire connaissance. Même si j’ai dû m’écraser, elle a juste gagné une bataille, pas la guerre !
J’attrape le côté droit de l’anse de mon sac à dos et rentre dans l’enceinte de ce nouveau collège qui m’a l’air plus que merdique ! J’en ai ras-le-cul de changer d’établissement, de foyer, de famille d’accueil. Je n’ai ni famille, ni parents, que dalle. Ma vie se résume à ça, juste un vaste merdier dans lequel j’essaie de faire un trou pour m’y enfoncer le plus loin possible. Même ma mère n’a pas voulu de moi à la naissance, et là je ne sais pas quoi faire de mes dix doigts. En même temps, tu parles d’un départ dans la vie, treize piges quasi quatorze, des potes de conneries, de galère, d’affaires presque… même pas des potes à qui se confier. De toute façon, j’ai compris très vite que mon existence se résumerait à une vaste jungle et que pour en sortir vivant, il allait falloir jouer des poings et même perdre quelques dents, éviter les lames et se faire pote avec les caïds du coin.
Pourtant, je voudrais pour une fois, juste une, que les choses soient différentes, que je n’aie plus à retourner dans ce putain de foyer, que cette fois ça marche avec la nouvelle famille dans laquelle on m’a placé.
Faut que ça aille.
Ils ont l’air sympa en plus, un peu vieux, mais sympas quand même. Et puis, pour une fois, j’ai ma piaule, un vrai espace à moi, rien qu’à moi.
Et je souffle.
J’inspire et j’expire, c’est pas dans ma tête cette fois, c’est bien réel, ancré, je peux le palper comme quand j’ai touché les nichons de Magalie la semaine dernière.
Vu que tout le monde le faisait, je me suis dit pourquoi pas moi ?
Après, honnêtement j’avoue que ça m’a pas fait l’effet attendu… En fait, savoir que des dizaines de mains s’étaient déjà posées dessus me dégoûtait limite, au bout du compte…
Du coup, je me suis dit que la prochaine, j’aurai vraiment envie d’elle. Qu’elle se sera pas fait peloter par n’importe qui pour se valoriser, qu’elle sera pure, innocente et sensible. Et qu’elle sera à moi, parce que je n’ai jamais rien eu… Ça fait un peu possessif, c’est vrai, mais bon, quand t’aimes c’est pas censé être à la vie à la mort ?
Comme dans les bouquins qu’on lit, quoi ?
Ça vous surprend ?
Ça vous choque ?
Parce que je suis un putain de banlieusard, sans famille comme Rémi, j’ai pas le droit d’être cultivé un minimum ?
C’est mon secret, je me réfugie là-dedans quand le quotidien est trop lourd…
Je me cache pour dévorer du Paulo Coelho en boucle, mélangé à du Proust ou du Stendhal.
Mais quand tu grandis là où je suis né, t’as pas le droit d’être comme ça, tu te fais traiter de pédale, de femmelette ou bien encore de zamel3…
Pourtant, je crois bien que les livres ont été ma bouée de sauvetage, c’est ce qui m’a tiré de la galère sociale, m’a sorti de la misère de la zone.
Tu peux penser, en me voyant habillé avec mes baggys, ma casquette à l’envers et mon langage de quartier, que je ne suis rien qu’une racaille, un déchet sociétal, mais je sais aussi surtout une chose : c’est que l’habit ne fait pas le moine et que pour survivre, t’as pas le choix que de porter un masque… Sauf que, moi, j’ai des as planqués dans mes manches et ça, personne ne s’y attend.
J’ai beau voyager dans notre belle banlieue parisienne, je persiste et je signe dans ce que je sais déjà : une autre cité, un autre collège, mais toujours les mêmes types de personnages… Le petit chef du quartier et sa clique, la fausse sainte-nitouche qui se fait tourner dans les caves, les souffre-douleurs, les intellos, la fille qui se cache, la moche qui est quand même gentille…
À croire que ce monde, censé être infiniment grand, ne renferme que les mêmes types de gens. Partout où tu vas, tu secoues, tu mélanges et pourtant, t’obtiens le même putain de résultat.
C’est triste, parce que tu te demandes : où est l’original, l’unique, le différent ?
Parce que moi, je me sens à dix mille lieues de tout ça, à dix mille lieues de cette terre qui m’a rejeté, craché, gerbé avant même que je naisse, je ne suis qu’un orphelin de ma propre vie. J’avance sans attaches, sans principes, sans racines, je suis juste la mauvaise herbe qu’on arrache et qui n’a pas le temps de fleurir, grandir et de simplement s’épanouir…
Je suis voué à l’échec.
Mais me saborder, c’est ce que je fais le mieux.
Je suis un expert du ratage, de la démolition intérieure, là tu me vois dans toute ma splendeur, vautré comme un roi dans mes erreurs.
Ça y est, ça commence.
Le premier jour, la rentrée, l’appel.
Celui qui te sort de ton anonymat rassurant, celui qui t’expose devant tous, qui fait que t’es plus le fantôme que t’as envie d’être.
Je veux pas me fondre dans la masse moi, je veux pas rentrer dans cette saleté de moule, je veux juste voler au-dessus, essayer de pas faire de vagues, mais faut croire que je ne suis pas doué pour être discret. Mais bon, pour une fois j’arrive pas en cours d’année, je suis pas obligé de faire cette foutue présentation devant toute une classe de péquenauds qui te regarde avec des sourires vicieux et flippants.
Limite, s’ils pouvaient, ils t’avaleraient, te disséqueraient pour voir qui tu es, là, dans le fond de ton esprit, parce que ces gens-là, ils cherchent tes failles, tes blessures et ils enfoncent bien le doigt dedans pour raviver la douleur et te tenir à leur merci.
La cité, la banlieue, la zone et tout ce que vous pourrez trouver comme nominatif, en fait, c’est juste un repaire de vampires.
Ils t’attirent, t’entraînent, t’illusionnent pour mieux te sucer jusqu’à la moëlle.
Alors tu dois pas montrer que t’es faible, tu dois pas montrer que t’as peur, tu dois être debout, tout le temps parce que si tu mets ne serait-ce qu’un genou à terre, t’es mort.
Ne jamais fléchir, ne jamais baisser les yeux, rester toujours sur tes gardes et surtout, ne jamais faire confiance.
Jamais.
À personne.
Le plus angélique des sourires renferme bien souvent le pire des démons.
Très tôt déjà, j’ai choisi.
Et je préfère être craint qu’être aimé…
De toute façon, je ne suis pas vraiment habitué à l’amour, alors quand ça m’arrivera, il faudra que je sois vigilant.
Parce que c’est vrai, cette connerie on n’en veut jamais, mais elle te tombe sur la gueule et te fracasse le cœur.
Comme elle te transperce avec des yeux verts rieurs.
Tu l’as pas vu arriver celle-là, mais elle t’a retourné un uppercut direct dans la tronche. Fin de combat, t’es KO en trois secondes.
— Classe de troisième A… Je vais tous vous appeler, merci d’avancer d’un pas et de rester en groupe, s’il vous plaît.
La voix nasillarde du proviseur s’élève dans son mégaphone :
— Anthony Amard, Arthur Cloté, Mohammed Ait Melaki, Idriss Ait Coulibaly, Natalia Barbosa, José Boucard, Hamza Ben Soussan, Malik Ben Boula, Mouloud Berrani, Fatoumata Traoré, Kevin Coste, Tanguy Piedvache, Fabien Launay, Frédéric Nouvelle, Grace Nouvelle, Cyrille Lecointre…
J’avance à mon tour dans la masse qui commence à s’agglutiner autour de la frêle directrice. Je me demande comment elle arrive à diriger un collège de banlieue sans se faire marcher dessus.
En tout cas, j’ai un nom désormais en tête.
Grace.
Et je trouve que ses parents ont eu l’inspiration juste en la nommant ainsi. Comme si elle était prédestinée à être cette octave divine dans ce monde masculin sans pitié.
Elle a remis les pendules à l’heure, ce matin.
Et bien que j’aie abdiqué, c’est dans l’unique but de percer sa carapace qui semble aussi épaisse que la mienne.
On se dirige presque religieusement jusqu’à notre classe, moi-même j’hallucine du silence impérial qui règne.
Putain ! J’ai atterri où, là ? C’est une sorte de quartier de luxe dans la cité ou quoi ?
À la récré, une bagarre éclate.
Eh non… Je n’ai pas changé de planète. Pas encore. Je suis toujours dans cette foutue zone. Dans le bidonville de Paname, j’ai cru un instant que ma vie allait prendre une autre tournure, mais je vous parie qu’au prochain croisement, je vais voir « un grand frère » dealer du shit ou de la beuh.
S’en foutant bien de voir quelles existences il peut détruire, ne voyant que le blé qu’il peut se faire.
Pas de principes.
Pas de morale.
Pas de compassion.
Bienvenue dans le 9-3.
Une zone de guerre urbaine qui se joue devant tes yeux à chaque minute, une escalade de rixes, de violence gratuite où la loi du plus fort sera toujours la meilleure.
Ah… J’ai failli y croire trois secondes et demi, mais en rentrant à la cité Paul Langevin, ce soir-là, une alarme m’arrache de mon sommeil de plomb et des flammes rougeoyantes brûlent, desquelles s’élève une fumée noirâtre qui schlingue le bitume et le caoutchouc carbonisé.
Bienvenue chez toi, Cyrille.
Je serai à jamais prisonnier de cette saleté de cité.
Ou tu t’en sors en étant plus malin que tout le monde, ou tu crèves, lardé de jolis coups de lame acérée parce que t’auras eu le malheur de guetter le mec d’à côté de travers.
Nique ta mère, nique ta life, nique tes rêves… À coup de Lacoste et de bombes lacrymogènes.
On dit souvent qu’il faut être un loup, mais moi je préfère être un serpent… Tu sais pourquoi ? J’arrive sans faire de bruit et je suis là où tu ne t’attends pas. Le temps que tu réfléchisses – si t’as un cerveau d’ailleurs – je serai à la fois deux mètres devant toi et en même temps derrière à protéger mes arrières, à esquiver tes sarcasmes, à lutter contre tes propres armes pour en faire les miennes.
Quand tu nais en banlieue, y a trois principes que t’apprends très vite : détourner l’attention, parer les coups et utiliser tout ce qui peut t’aider.
Même les gens quand c’est nécessaire. Même si t’as l’estomac au bord des lèvres prêt à vomir… J’évite cette dernière solution tant que je peux, mais si j’ai pas le choix, je suis désolé, mais je préfère sauver ma peau, surtout quand j’ai une ordure en face de moi… Mais là, c’est pas pareil, je sors presque les crochets et j’entonne ma chanson favorite.
Vous savez celle de Kaa.
Baiser ou se faire baiser ?
Une chose est sûre, personne ne touchera à mon cul.
Alors ouais, parfois je mens, quelquefois je vole et, souvent, c’est moi que je trompe…
J’aurais voulu naître ailleurs, avec des gens qui m’aiment et tout le truc guimauve, hein… Ouais, j’aurais voulu le package complet, mais bon quand ma mère m’a expulsé de sa matrice, c’est même pas dans le ruisseau que j’ai atterri, mais direct dans le caniveau.
Le pire, c’est que c’est même pas une blague, ça aurait pu être drôle si ça avait été de l’humour noir, mais la vérité, c’est qu’on m’a trouvé à côté des containers…
Elle m’avait déposé là, comme on descend ses poubelles une fois par semaine, sauf que moi j’ai fermenté neuf mois dans son bide et qu’à la fin, elle voulait toujours pas de moi.
Souvent, je mets ça de côté, parce qu’il faut bien avancer, regarder droit devant soi.
Je me réveille et j’écarquille encore les yeux de surprise en observant les moindres détails autour de moi.
J’ai une pièce rien qu’à moi.
Un truc que j’ai pas besoin de partager.
Un antre dans lequel je tombe le masque et où je peux être juste moi.
Un endroit où « la Commedia dell’arte » n’a pas de représentation de prévue, où je peux respirer sans crainte que des mains avides et griffues ne viennent s’apposer autour de mon cou pendant la nuit, pour me prendre le peu que j’ai.
Je sors de mon lit, j’ai l’habitude de dormir peu, comme si toute ma vie j’avais été prisonnier.
Mais c’est clairement le cas.
Je suis un détenu de l'État.
Une pupille nationale.
Mon nom de famille m’a été donné par rapport à l’endroit où j’ai été découvert. Je n’ai rien contre lequel je peux m’accrocher, m’enraciner… Rien, ni personne.
Ma solitude est normale, naturelle, réconfortante presque même… Je ne vis pas en troupeau et encore moins en meute comme Hamza. Clairement, si on était dans la nature, il serait l’Alpha et moi le solitaire.
Le laissé pour compte, le galeux, celui qui n’a pas besoin d’une cour pour être un roi.
Moi, j’ai un royaume dans ma tête. Un pays tout entier qu’on ne peut pas me prendre.
Ce qui fait que tu es toi, personne ne peut se l’approprier, te le subtiliser… À moins d’avoir eu ton histoire, de te piquer ton âme, ton cœur et toutes les cicatrices qui vont avec.
Je ne cherche pas ma place.
Je la prends.
Bon gré mal gré, jamais je ne me rends. Je vole au-dessus du bitume, au-dessus des gens. J’accepte l’enfer puisque l’on m’y a condamné, mais je ne crèverai pas la gueule ouverte dans ce cimetière de tôles et d’acier. Je suis comme le gladiateur des temps anciens, esclave malgré lui, mais traçant son propre chemin. Parfois, je me bats avec les poings, mais ce sont mes mots que tu te prendras à la place de mon surin.
3 Homosexuel
Comme d’habitude pendant la récré, je me mets dans un coin pour lire mon livre où j’essaie de me faire la plus petite possible. Je réajuste mes lunettes, me plonge dans l’histoire de Reth et Scarlett.
Parfois, j’aurais voulu être ailleurs, vivre dans un autre contexte, un autre temps…
Eh bien, nan… Beurette un jour, beurette toujours ! Pffff !
Je me renfrogne dans mon bouquin, en me disant que la vie n’est jamais ce que l’on souhaite… Et blablabla…
— À qui le dis-tu !
Perplexe, je suis tirée de ma rêverie par une voix que je ne reconnais pas mais qui pourtant me dit quelque chose.
— Tu n’es pas très discrète, quand même, pour écouter aux portes… Alors ? Tu avais lancé les paris ? Qui selon toi allait gagner ?
Je regarde cette personne d’un air ahuri, comme si j’avais un extraterrestre en face de moi.
Souffle, inspire, expire, Sadia.
C’est sûrement une hallucination, hein ? Ça va passer…
— Tu peux fermer la bouche, tu comptes faire quoi là ? Gober les mouches ? Allo !!! La terre appelle la meuf en face de moi… T’es vivante ou morte ?
Son visage bouge à cent-quatre-vingts degrés, oscillant de gauche à droite, lentement, comme si tous ses mouvements étaient décomposés… On dirait une mante religieuse.
Je recule instinctivement, prise de panique.
Au secours ! Elle va me bouffer !
Mais… Elle continue de m’observer, souriant presque malicieusement tout en s’amusant de ma réaction.
— T’as pas l’habitude qu’on te parle !
— Comment tu…
— Ah, mais elle a une langue, en fait… Moi c’est Grace et toi ?
— Euh… Sadia…
— J’aime bien ta tête, je sais pas… Tu m’inspires confiance. On peut être copines ?
Elle reprend son souffle tout en continuant à me zieuter bizarrement et reprend son manège avec sa tête. Vraiment, j’ai le sentiment que tous ses gestes se jouent au ralenti.
— Par contre, si tu pouvais fermer la bouche et me regarder normalement, ce serait cool. Tu fais un peu flipper, quand même, là…
J’ai tellement peu l’habitude que l’on me parle que je suis presque sur la défensive, alors que j’en rêve, moi, d’avoir une amie. Quelqu’un avec qui je pourrais partager mes peines, mes joies et peut-être… Des secrets ?
Non, pas de secrets. J’ai trop peur de ce que qu’on l’on va penser de moi, je préfère que l’on ne me pense pas, ni qu’on m’imagine, parce que souvent ça ne colle pas à la réalité.
Faut vraiment que je trouve un truc à dire, je sens bien qu’elle attend quelque chose de moi, mais quoi ? Je ne suis pas habituée à être sociale et moi, Sadia, je rime plutôt avec asociale.
— Pourquoi t’es venue me voir ?
— Je te l’ai dit… T’as une tête qui me plaît. Meilleure que celle des blondasses là-bas.
Elle me montre du doigt Tatiana et sa petite ruche. Et cette dernière évolue dans la cour, telle une reine virevoltant autour de ses sujets.
Elle bat des cils, comme si elle battait des ailes et je me demande encore ce que mon frère peut bien lui trouver, tant elle pue la superficialité, l’arrogance et la suffisance.
Ah non, pitié, la voilà qui se radine vers nous.
— Salut… Ça va ? Tu es la sœur de Frédéric, c’est ça… ?
— C’est à moi que tu parles ou à elle ?
Grace se tourne vers moi, sa lèvre se retrousse légèrement d’un côté, laissant entrevoir un rictus malicieux, et termine par un clin d’œil, avant de revenir sur l’impératrice russe du quartier.
— Je ne vois personne à côté de toi, donc forcément, c’est à toi que je parle…
— Ah ouais, personne ? Ben tu sais quoi ? Laisse-moi avec ma pote Casper et barre-toi, j’aime pas les poufiasses…
Son visage d’habitude d’une blancheur laiteuse vire d’un seul coup au cramoisi, elle porte la main à son cœur comme si elle allait faire une crise cardiaque. Et visiblement, elle manque en même temps de s’étouffer avec ses propres mots. J’avoue que, malgré moi, je ne peux contenir un léger hoquet de surprise, suivi d’un léger pouffement. Mais c’était sans compter sur Grace qui me rejoint et nous partons dans un immense éclat de rire à s’en faire mal au bide.
J’en pleure tellement, j’en peux plus, c’est comme si Tatiana venait de perdre sa couronne et les joyaux qui vont avec, je crois bien n’avoir jamais vu quelqu’un passer par autant de couleurs en quelques secondes.
— Qu’est-ce qu’il y a, Miss Pétasse ? Tu cherches ton écharpe ? Tu devrais aller voir par là-bas, t’as dû la perdre en même temps que ta cervelle…
Ses yeux clairs virent au noir, c’est limite si des kalashnikov n’apparaissent pas à l’intérieur de ses iris bleus et même si je suis ravie de la tournure des événements, je ne suis pas certaine que Grace ait bien fait de se la mettre à dos.
Je la connais et sous ses airs angéliques de petite fille innocente, lorsqu’elle a quelqu’un dans le collimateur, elle ne s’arrête pas avant de l’avoir totalement broyé, brisé, réduit en poussière. Il y a des gens comme ça qui ne s’arrêtent jamais, qui s’acharnent sur les autres et qui jubilent de leurs souffrances…
Elle fait partie de cette catégorie.
Indéniablement.
Depuis le primaire, je rêve de cet instant, de celui où quelqu’un saurait la remettre à sa place, mais je ne m’attendais pas à ce que ce soit une fille haute comme trois pommes qui le fasse.
Je croyais que…
Je ne sais même pas ce que j’imaginais en fait, mais je sais, dans tous les cas, que le règne de Tatiana va toucher à sa fin et que Grace semble prête à tenter un putsch et à renverser le régime.
Et je crois que ce qui me fascine le plus, c’est que je n’ai vu aucune peur transparaître dans ses immenses yeux verts, comme si elle était capable d’avaler le monde, mais sans lui faire de mal.
Juste rétablir l’ordre des choses.
C’est vrai, je ne suis pas sympa, je ne devrais ni rire, ni sourire, mais j’en ai marre de tendre l’autre joue, j’en ai marre de me taire et de ne pas réagir. Je ne peux pas laisser les choses continuer ainsi, il est temps, grand temps que cela s’arrête et que je cesse une bonne fois pour toutes de me cacher.
Baba n’aurait pas voulu cela pour moi.
C’est le moment de mettre des rires, de la bonne humeur, de la couleur dans cette existence qui me semblait vide, amère et morne depuis trop longtemps. S’accentuant avec la perte de celui qui était mon pilier.
Et les choses vont changer, plus que je ne l’imagine encore.
Et si le rêve que j’ai fait me permettait en fait d'y voir plus clair ?
Et si Baba m’avait envoyé un message de là où il est ?
Je crois que je vais devenir dingue à force de me poser autant de questions, je sais juste une chose : c'est qu'elle n'est pas arrivée dans ma vie par hasard.
***
Une amie...
J'en rêvais tant, et je ne sais pas pourquoi mais j'ai moins peur aujourd'hui. Parce que quelque chose me dit qu'elle sera toujours là.
Désormais, je ne suis plus seule pour appréhender les choses, les coups durs et les peines.
Désormais, j'ai une main à tenir, une main qui m'est tendue et à laquelle je compte m'accrocher de toutes mes forces...
Depuis cet instant, ma vie au collège a changé, je n'y vais plus toute seule à pied et même Hamza a décidé de ne plus traîner avec sa clique… Enfin, ils sont encore là, mais disons qu'il a ralenti le cap sur les conneries.
Il est plus sage, presque plus mature comme si la présence de Cyrille l'avait lui aussi transformé.
Tatiana nous ignore totalement et c’est beaucoup mieux ainsi…
Parfois il vaut mieux être transparent, invisible et ne pas avoir d'ennuis. Pourtant je sais au fond qu’elle mûrit sa vengeance et qu’un jour, Grace en paiera les pots cassés. Je ne sais ni quand ni comment mais ça arrivera…
Il y a déjà six mois que s’est produite notre altercation, enfin leur combat de mots à elles.
Ou plutôt le moment où l'impératrice russe fut déchue de ses droits, de son plein pouvoir, de son aura souveraine….
Ce moment où, en deux phrases, Grace l'a mise à mort.
Mes journées en classe sont relativement longues. La géométrie, l’his-toire, l’éducation civique ne me font plus rêver. Mes notes tiennent toujours la route, mais je préfère rêvasser les trois quarts du temps et écrire des poèmes.
Je n'ai qu'une hâte, retrouver Grace à l’intercours et parler de choses futiles, nous moquer des pestes populaires et refaire le monde.
Parce que bon... Il ne faut pas exagérer non plus ! Les choses ne changent pas comme ça d'un seul coup de baguette magique, en trois coups de cuillère à pot ou dans l'instant I.
Et ce n'est pas parce que j'ai une copine aujourd'hui que les autres me parlent plus, désormais.
Mais bon, on s'en fout de tout ça et vous savez pourquoi ?
Parce qu’aujourd’hui, je vais enfin me débarrasser de cette saleté de chemin de fer qui orne mes dents depuis trop longtemps...
Peut-être que Cyrille va me voir différemment, peut-être qu'il remarquera que mon sourire a changé, peut-être qu'il verra mes jolis yeux noirs.
Peut-être qu’il s’apercevra que je souris enfin, au lieu d’avoir sans arrêt ce regard triste.
Ah… j'en ai tellement marre !
Il ne verra jamais rien de tout ça...
Je ne suis pas défaitiste et encore moins stupide, je vois bien qu'il n'a d'yeux que pour Grace, qui elle s'en fout royalement.
Enfin, elle l'aime bien, elle l'adore même... Mais je vois bien que dans ses iris à elle, il n'y a pas autant d'étoiles que dans ses jolis yeux bleu marine, à lui.
C'est juste un ami, un confident et surtout le mec qu'elle adore faire chier !
Fred est tout le temps avec nous aussi, je vous ai pas parlé de lui ? C'est le grand frère de Grace, ils sont très différents, comme Hamza et moi, d'ailleurs. Fred est un sanguin taciturne, renfermé sur lui-même, il ne parle pas beaucoup mais je sens qu'il est très proche de sa sœur. J'aurais bien voulu être aussi proche de mon frère, mais j'ai la sensation que depuis que ces trois personnages hauts en couleurs sont rentrés dans nos vies, petit à petit ce lien qui s'était distendu commence à se resserrer entre nous.
Maman va mieux aussi, elle sourit à nouveau et je crois que Mehdi y est pour beaucoup. Cependant, elle travaille dur, sûrement trop, pour payer les études, les factures, nos vêtements. Faire en sorte que rien ne manque... Comme avant.
Je l'admire même si je ne le lui dis pas.
Évidemment, j'étais très proche de Baba, mais je suis toujours estomaquée de la force de caractère de ma mère.
Elle a pleuré, beaucoup, et elle pleure sûrement encore, mais, en tout cas, jamais elle ne nous le montre.
Elle dit toujours que papa est encore là, avec nous, que si on a besoin de lui, il nous suffit de lui parler. Alors peut-être, sûrement même, qu'il ne nous répondra pas, mais à nous de faire attention aux signes qu'il nous enverra, à nous de les interpréter comme il se doit.
Hamza dit que c’est de la foutaise, des âneries de grand-mère, mais je m’en fous, je m’en fous parce que moi ça m’aide à aller bien, de savoir qu’il est toujours là, quelque part.
D'avoir cette sensation unique qu'il est posé sur une de mes épaules.
Qu'à chacun de mes pas, il m'accompagne, me soutient et me sourit quand j'en ai besoin.
Que chaque moment douloureux, triste, mais également joyeux, il est là, quelque part, jamais très loin.
Je rêve qu'il rie quand je ris, je m'imagine qu'il est peut-être aussi fier de moi que moi je l'étais de lui.
Je souhaite sincèrement que tout le monde puisse avoir un père aussi bon que lui. Il n'était pas parfait, mais il était lui et je suis persuadée qu'il aurait adoré Grace.
Parfois, j'imagine même qu'elle est l'ange gardien qu'il m'a envoyé, parce qu'elle est arrivée au moment où j'en avais le plus besoin.
Et moi, ça, je l'interprète réellement comme un signe.
Personne n'était au courant de mes soucis à l'école, combien je souffrais des moqueries, des brimades et des insultes de mes camarades. Personne ne savait ce que Tatiana me faisait endurer avec sa cour d'abeilles ouvrières prétentieuses superficielles et cruelles.
Personne ne le savait à part lui.
Et quand il est parti, j'ai cru que mon existence finirait dans le noir, entourée de murs si hauts que personne ne pourrait les franchir.
Parce que parfois pour se protéger, on n’a pas le choix.
J'étais résolue à être seule toute ma vie.
Un rai de lumière, un peu faible au départ, a fait son apparition, je dirais même deux pour être tout à fait exacte.
Grace et Cyrille ont ce truc en plus, cette aura qui fait qu'on les remarque.
— T’es prête ?
— Trop ! T’imagines même pas depuis combien de temps, j’attends ça…
Deux ans que je porte ce foutu truc sur mes dents, deux ans que tous les mois j’allais le faire resserrer par M. Octave. Deux ans que, pendant quarante-huit heures après ce rendez-vous, je n'en dormais pas de la nuit, tellement j'avais mal à la mâchoire et au crâne. Mais enfin la délivrance m'attend.
Il faut à peine dix minutes à pied pour arriver jusqu'au cabinet de l'orthodontiste, je pousse la lourde porte vitrée et la secrétaire nous fait immédiatement un sourire.
— Bonjour les filles ! Alors Sadia, c'est le grand jour ?
— Oui, enfin ! J’ai tellement hâte, si vous saviez !
— Je l’imagine, surtout que tu vas devenir une magnifique jeune fille. Tu vas pouvoir sourire sans rougir, alors ça valait bien un petit peu de souffrance.
J’acquiesce d’un signe de tête. On pourra dire que j'ai connu de la peine et de la douleur en deux ans et pas uniquement pour la perte de papa. J'ai l'impression de me plaindre continuellement mais j'en ai besoin. J'ai besoin de parler de lui, même si quelque part ça me rend triste, parce que ça prouve aussi que je suis encore vivante, alors que je me pensais déjà éteinte.
— Sadia, à ton tour.
M. Octave me sourit de toutes ses dents, jamais de ma vie, je n'avais vu un sourire aussi éclatant.
Je pense même que c'est pour ça que mon père a accepté tout de suite le devis qu'il nous proposait, il était l'exemple parfait, l'argument royal même, je dirais. C’est d’ailleurs en souriant que mon père a répondu à sa fameuse question :
— Que puis-je faire pour vous ?
— Je veux que ma fille puisse un jour sourire comme vous, qu'on puisse voir combien elle est aussi belle à l'extérieur qu'à l'intérieur.
Mes dents n'étaient pas alignées, elles se chevauchaient les unes sur les autres, parfois je me demandais même si elles ne poussaient pas exprès de travers. J'avoue que je suis un peu cinglée d'imaginer que mon propre corps se rebellait même contre moi. Comme si les injures de Madame l'impératrice en chef imprégnaient littéralement tous les pores de ma peau, se faufilaient et empoisonnaient insidieusement mes veines, mes os et même ma chair.
Il lui fallut à peine vingt minutes pour retirer ce carcan de l'intérieur de ma bouche, vingt minutes pour vingt-quatre mois de souffrance. Pourtant, lorsqu'il me tend le miroir, je ne sais pas pourquoi mais je le pose contre ma poitrine et je ferme les yeux presque apeurée de me découvrir. Et si finalement, ça ne changeait rien, si finalement, je ne restais que Sadia, la petite fille triste, maigre et ennuyeuse ?
Je veux tant être quelqu'un d'autre que parfois ça en frise l'obsession...
Pourtant, au fond, je sais bien qu'on ne peut pas changer qui on est et qu'on peut simplement améliorer le produit de base.
Peut-être faut-il juste mettre un peu plus de curcumin dans le tajine ?
Après quelques secondes d'hésitation, je finis par me décider à prendre le miroir. Mon cœur bat à tout rompre, tellement fort que j'ai la sensation qu'il va déchirer ma poitrine. Alors qu'il tambourine rageusement contre ma cage thoracique, je lève fébrilement la main qui tient la glace, vers mon visage.
Et ce que j'y découvre me coupe le souffle et me vide de tous mes mots.
Aujourd'hui, quand je lève les yeux et que je regarde autour de moi lorsque je me réveille, je ne vois plus les murs gris, ternes et sans âme du foyer.
Aujourd'hui, j'ai une chambre à moi, des gens qui s'occupent de moi comme s'ils avaient toujours été mes parents, des personnes droites, honnêtes et sincères.
Aujourd'hui, je n'ai plus peur de dormir, je n'ai plus peur de rêver, d'ailleurs je ne pensais même pas que j'en étais capable.
Les deux premiers mois, je dormais avec mon canif sous l'oreiller. J'étais tétanisé et j'avais froid parce que ce sentiment d'insécurité ne me quittait pas.
Pourtant, si j'ai encore atterri dans un quartier, c'est comme si le béton avait pris le goût du soleil. Même les tags portent une autre odeur, ça sent le curry de chez Madame Traoré ou encore le couscous de chez Madame Ben Soussan, mais ça sent aussi les rires, l'amitié et les bons moments.