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Les origines de la littérature chinoise sont à peu près contemporaines de celles des deux autres littératures dont se nourrit encore la tradition du monde civilisé : celle de l'Inde et celle de l'Europe. Ici comme là, ces origines remontent à un ou deux millénaires avant l'ère chrétienne …
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Seitenzahl: 214
Veröffentlichungsjahr: 2015
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Les origines de la littérature chinoise sont à peu près contemporaines de celles des deux autres littératures dont se nourrit encore la tradition du monde civilisé : celle de l’Inde et celle de l’Europe. Ici comme là, ces origines remontent à un ou deux millénaires avant l’ère chrétienne, et le nom de Confucius, vers l’an 500 avant J.-C., marque en Chine une première étape, une sorte de conscience critique qui suggère un rapprochement avec le Bouddha d’une part, avec Socrate de l’autre. S’il est vrai que toute caractérisation implique comparaison, c’est aux littératures de l’Inde et de l’Europe qu’on peut comparer la littérature chinoise pour essayer d’en dégager, soit par analogie, soit par contraste, quelques traits essentiels dont tout son développement apporte des illustrations. On s’en tiendra ici à l’Europe, mieux connue du lecteur, et dont l’histoire littéraire offre avec celle de la Chine des analogies et des différences également instructives.
Seuls avec l’Occident, dans l’ancien monde, les Chinois ont eu le sens de l’histoire et de la philologie, qui a toujours manqué à l’Inde et au reste de l’Asie ; et ces disciplines ont joué dans leur littérature un rôle plus considérable encore que dans les nôtres. Il y a vingt siècles que l’on pratique en Chine la critique des textes, dans des bibliothèques pareilles à celle d’Alexandrie, et que s’y est constituée une tradition historiographique d’où est sortie la documentation la plus suivie qui existe sur le passé d’aucune société humaine. Il est vrai que cette tradition s’est bureaucratisée et que, surtout à partir des Tang (618-907), l’histoire officielle est tombée entre les mains de fonctionnaires qui ont négligé la mise en œuvre vivante des documents utilisés, ou bien, s’ils essayaient de trier et d’interpréter ces documents, n’ont guère su s’élever au-dessus des préjugés de leur classe et de leur temps ; et ce n’est pas seulement l’histoire, c’est toute la littérature qui est restée en Chine plus impersonnelle qu’en Occident. D’autre part, le sens de la critique philologique a eu pour revers, en Chine, une floraison d’apocryphes et de falsifications littéraires comme on n’en trouve nulle part ailleurs. Si, très tôt, les Chinois s’exercèrent à faire l’histoire critique de leur littérature, la contrepartie en fut une singulière habileté à imiter les œuvres anciennes ; et beaucoup de faussaires s’attribuèrent ainsi soit des armes frelatées, mais efficaces dans les luttes et les controverses entre écoles, soit la gloriole d’avoir ressuscité de prétendus trésors de l’Antiquité.
L’Antiquité a toujours été en Chine entourée d’une vénération particulière. Toute eschatologie tendit à y être à rebours, c’est-à-dire que l’idéal futur y fut conçu comme un retour à l’âge d’or du passé. Aussi l’histoire de la littérature chinoise se présente-t-elle comme une suite de renaissances et de réformes, dont chacune prétendait restituer la pureté des sources. Le confucianisme prêchait le retour aux institutions des saints démiurges qui étaient censés avoir fondé la civilisation ; le taoïsme se piquait de remonter plus haut encore, jusqu’à l’état de nature qui avait précédé toute civilisation. Aussi le confucianisme a-t-il le culte du livre, par lequel se transmet la tradition civilisée ; et par là s’explique un trait propre à la Chine, et qui, lui aussi, la rapproche de nous : on y a toujours eu le goût du livre, de sa facture matérielle, le souci de sa conservation, le sens des bibliothèques et de la bibliophilie. Au contraire de l’Inde où l’élimination du bouddhisme a entraîné la disparition des écritures bouddhiques, la Chine a su conserver une grande partie des livres taoïstes quand, sous les Han (206 av.-220 apr. J.-C.), le taoïsme fut supplanté par le confucianisme, ainsi que l’ensemble des livres confucianistes lorsque, sous les Tang (618-907), le bouddhisme domina la vie religieuse, philosophique et littéraire ; et les écritures bouddhiques, à leur tour, n’eurent guère à souffrir de la réaction anti-bouddhique, connue sous le nom de néo-confucianisme, qui s’instaura à partir des Song (960-1279) et fut officiellement sanctionnée par les Ming et les Qing (1368-1911). Mais si, en Europe, l’avènement du christianisme n’empêcha pas la tradition littéraire de l’Antiquité païenne de se maintenir à travers les siècles du Moyen Âge, pour se ranimer au grand jour avec la Renaissance, le déchet fut pourtant bien plus grave qu’en Chine.
Ce n’est pas à dire que le patrimoine littéraire chinois se soit transmis jusqu’à nos jours en son intégralité. À maintes reprises, les bibliothèques impériales furent détruites par le feu ou par le pillage, et, bien qu’on se soit chaque fois efforcé de les reconstituer en faisant appel aux ressources des bibliothèques privées, celles-ci eurent bien souvent à souffrir, elles aussi, des troubles politiques ou des débâcles économiques qui scandèrent sans cesse la succession des dynasties nationales, la récurrence des guerres intestines et la périodicité des invasions barbares. Lorsqu’on feuillette les anciens répertoires bibliographiques qui nous sont parvenus depuis les environs du début de l’ère chrétienne, on y relève une majorité de titres d’ouvrages aujourd’hui perdus. Dans l’ensemble, toutefois, on peut dire que la littérature chinoise s’est remarquablement bien conservée ; et ce fait tient à des raisons profondes, dont la principale est l’esprit de continuité qui s’est manifesté à travers toute l’évolution de la civilisation chinoise.
Il n’y a pas eu, en Chine, de ruptures radicales comme celles qu’ont occasionnées en Europe soit l’intervention de Rome et du latin, après la période hellénique, soit le triomphe du christianisme, soit enfin, à une époque plus récente, la formation des nationalités avec leurs langues particulières, la Renaissance, la Réforme, l’essor des sciences et des industries modernes. Si beaucoup de documents littéraires du passé se sont perdus en Chine, la faute en fut à des contingences matérielles bien plus souvent qu’à l’abandon délibéré ou qu’à la destruction imposée en vertu de partis pris religieux ou idéologiques. L’incendie des livres ordonné par le Premier empereur, en 213 avant J.-C., est une exception qui s’inspirait du taoïsme, la seule des doctrines chinoises qui ait toujours été encline à la biblioclastie, et qui se combinait dans ce cas avec un légalisme dictatorial et anti-intellectualiste. Il est vrai que cet événement marque en Chine une coupure aussi grave que, en Occident, l’effondrement graduel de l’hellénisme aux premiers siècles de l’ère chrétienne ; mais il s’agissait d’une coïncidence bien plus que d’une cause, et si les institutions et l’écriture elle-même subirent des modifications qui allaient désormais rendre incertaine l’interprétation des textes de l’Antiquité, il n’y eut pas, cependant, passage d’une langue à une autre, comme du grec au latin, et l’évolution devait se poursuivre en Chine sans trop d’accrocs, un peu à la manière de ce qui arriva chez nous dans le monde byzantin, avec l’histoire duquel celle du monde chinois offre plus d’une analogie.
Peu après le début de notre ère, le bouddhisme allait envahir la Chine dans des conditions assez pareilles à celles de la pénétration du christianisme dans notre monde classique. Ce ne fut pas seulement la pensée chinoise qui s’en trouva bouleversée ; ce fut aussi la littérature. L’inspiration, les thèmes, les styles se renouvelèrent sous l’influence de cette religion étrangère, influence qui fut prépondérante au cours de plusieurs siècles et notamment à l’époque des Tang (618-907). Mais, tandis qu’en Europe il fallut, en définitive, choisir entre paganisme et christianisme, en Chine les doctrines antérieures au bouddhisme, ou du moins les principales d’entre elles, le confucianisme et le taoïsme, ne disparurent pas pour autant ; et, avec la renaissance des lettres prébouddhiques vers la fin du Ier millénaire, puis la formation, un peu plus tard, aux XIe-XIIe siècles, de la scolastique syncrétisante du néo-confucianisme, on aboutit peu à peu, à force de compromis, de prêtés-rendus et d’osmose mutuelle, à cette coexistence des « trois religions » – confucianisme, taoïsme et bouddhisme – qui fait l’étonnement des Européens mais qui, après tout, ne manque pas chez nous d’équivalent ; car qui dira si Racine n’est pas aussi grec que janséniste ou si, chez plus d’un écrivain moderne, la tradition de l’Antiquité classique n’est pas aussi vivante que celle du christianisme ?
Tels sont quelques-uns des rapprochements que peut suggérer une vue à vol d’oiseau de l’histoire de la littérature chinoise, comparée à celle des littératures européennes ou, plutôt, à l’histoire de la littérature européenne dans son ensemble, envisagée à l’échelle continentale. Car c’est à cette échelle qu’il faut aussi envisager la Chine. La Chine est, au même titre que l’Europe, un continent dont toute l’histoire dénote cette même tendance aux compromis et, par eux, à la continuité, qui se reflète aussi dans sa littérature et qui s’oppose à la logique latine, éprise de solutions tranchées.
Dans le bassin du fleuve Jaune comme dans celui de la Méditerranée, il s’est fondé vers le même temps, il y a quelque deux mille ans, des empires continentaux à prétention universelle qui, succédant à une multiplicité de centres politiques dispersés – les cités en Occident, en Chine des seigneuries territoriales de caractère surtout agraire – ont procédé à leur unification, puis se sont amplifiés en étendant au loin leurs conquêtes. En Occident, l’Empire romain, héritier de celui d’Alexandre, devait s’effondrer pour faire place aux nations modernes, et c’est en vain que périodiquement des Charlemagnes, des Dantes ou des Napoléons devaient rêver à la restauration de l’unité continentale. La paix est certes loin d’avoir régné en Chine depuis vingt siècles, et l’on s’y est battu à peu près autant qu’en Europe. Mais toujours l’idéal d’un État universel – en réalité continental – s’y est perpétué et, à plus d’une reprise, fût-ce sous l’égide de conquérants barbares eux-mêmes conquis à cet idéal, comme les Mongols (1280-1368) ou les Mandchous (1644-1911), cet idéal s’est réalisé effectivement pendant d’assez longues périodes.
On peut juger que cette continuité historique a été payée, comme à Byzance, par un figement des institutions, des arts, des lettres et de la pensée, qui répugne à notre tempérament européen. Mais, quel que soit le jugement porté sur la solution différente de la nôtre que la Chine a apportée aux données de son histoire, il faut constater qu’au point de vue linguistique et littéraire cette solution a entraîné des conséquences dont on ne saurait assez souligner l’importance. Depuis plus de deux mille ans, et jusqu’en 1911, les Chinois ont été gouvernés, si l’on peut s’exprimer ainsi, par des Césars et ont persisté à écrire une seule et même langue, comme l’Europe écrivait le latin avant son émiettement en nationalités ; et ils ont partagé de ce fait une culture commune qui fut le plus fort ciment de leur cohésion politique. Les particularités de cette langue, très éloignée aussi bien du latin que des autres langues indo-européennes, ont joué un rôle important dans la littérature chinoise, et il est nécessaire de s’y arrêter assez longuement.
La langue chinoise comporte deux états assez différents l’un de l’autre. Il y a, d’une part, un chinois vulgaire, ou plutôt une multitude de dialectes vulgaires dont l’un, actuellement celui de Pékin, sert de langue vulgaire commune pour tout l’ensemble du pays, et, d’autre part, un chinois littéraire, qui est le même partout et qui n’a guère changé depuis quelque vingt siècles. Cette langue littéraire est inintelligible à l’audition, et l’on ne peut que la lire et l’écrire : c’est pourquoi on l’appelle généralement la « langue écrite », tandis que le chinois vulgaire, qui peut s’écrire, lui aussi, mais qui seul se parle, est qualifié de « langue parlée ».
Ces deux états de la langue possèdent en commun certains traits essentiels, dont les principaux se rapportent à la nature du mot. Le mot, l’unité lexicale sous sa forme élémentaire, est en chinois formé d’une seule syllabe, et cela aussi loin que l’on puisse remonter dans le passé. Il y a naturellement bien des tempéraments à ce monosyllabisme. Le principal est dû à l’emploi extrêmement développé de termes composés, c’est-à-dire que les mots élémentaires formés d’une seule syllabe s’agrègent constamment en formations complexes qui forment, à leur tour, de véritables mots de deux ou de plusieurs syllabes.
« Homme » se dit ren, « genre » se dit lei : ren-lei, « le genre humain », est un composé fixé par l’usage, qui signifie « l’humanité ». Le disyllabe ren-lei peut, à beaucoup d’égards, se définir comme un mot au même titre que les monosyllabes ren et lei : le mot chinois est donc à la fois monosyllabique et polysyllabique ; il n’est pas possible d’en donner une définition qui soit applicable au mot européen. Nous avons, nous aussi, bien des composés dans nos langues ; mais le principe de la composition n’y est pas élevé à la hauteur d’un procédé systématique et tout-puissant, comme c’est le cas en chinois. De plus, les composés ont en chinois ceci de particulier que, tout en étant fixés par l’usage arbitraire de la langue, ils restent en général solubles, réductibles, que le sens individuel des monosyllabes qui les forment échappe rarement à la conscience de ceux qui les emploient, surtout s’ils sont lettrés, et que ces monosyllabes peuvent toujours se dégager d’un polysyllabe composé pour servir à former d’autres polysyllabes. Lei, « genre », avec shu, « livre », formera le composé leishu, « livre (dont les matières sont classées) par genre », c’est-à-dire une encyclopédie. Et ainsi de suite. On est en droit d’affirmer que le principe du monosyllabisme est largement valable en chinois. Il est du reste maintenu, du moins dans l’esprit des lettrés, par l’écriture qui est syllabique, c’est-à-dire que chaque signe écrit, ou graphème, note un mot d’une seule syllabe et, par surcroît, n’en note pas la prononciation, mais le sens. Jamais il ne serait venu à l’idée d’un lettré chinois de l’Ancien Régime que le mot pût être autre chose qu’une syllabe, et celle-ci, pour lui, tendait même à se confondre avec son signe graphique à tel point qu’il se faisait du langage une représentation beaucoup plus visuelle qu’auditive.
En littérature, toute la métrique poétique repose sur le monosyllabisme, et il en est de même pour le cursus rythmique de la prose ; le même terme yan désigne à la fois le mot monosyllabique et le pied prosodique, l’unité lexicale et l’unité rythmique. Le mètre se compte par yan : le vers, ju, est de quatre, cinq, six ou sept « mots », yan, c’est-à-dire d’autant de syllabes. Et ce même terme ju sert également à désigner la « phrase » de prose, la formule à la fois rythmique et sémantique qui introduit dans le discours un principe d’ordre et d’organisation.
En chinois, il y a, en effet, d’étroits liens entre le rythme et le sens, entre l’économie métrique des syllabes et celle des tranches significatives qui forment les périodes du discours. La chaîne des monosyllabes ne se déroule pas au hasard, en un désordre mécanique qui serait incompatible avec toute expression de la pensée organisée. Elle se répartit en groupements de syllabes dont l’équilibre doit être assez consistant et assez évident pour offrir, à la fois, des reposoirs au souffle et des points de repère à l’esprit. C’est le rythme qui, avec le concours de quelques particules grammaticales, permet au lecteur des textes littéraires de découper ces textes en phrases et en périodes, d’y reconnaître les articulations de la pensée, dissimulées derrière l’uniformité des monosyllabes et de leurs composés polysyllabiques. L’analyse rythmique tient donc, en chinois, la place qu’occupent dans nos langues l’analyse grammaticale et logique ; on apprenait aux élèves chinois à « phraser » leurs textes, à les répartir en phrases (ju) et en membres de phrases (dou) comme un musicien « phrase » sa partition ; et la ponctuation écrite, lorsqu’on l’utilisait dans les textes anciens, était essentiellement rythmique, respiratoire : les signes dont elle se servait, eux-mêmes appelés ju et dou, indiquaient simplement des pauses pour la lecture orale, et n’avaient aucune valeur proprement sémantique. Mais, du seul fait qu’on savait « couper » un texte, on se trouvait en état de l’interpréter, d’en saisir le sens.
C’est par là que s’explique aussi l’importance assignée en chinois aux formulations symétriques, aux effets de parallélisme ou d’antithèse. Lorsqu’on rencontre un groupe de huit monosyllabes prononcés shang tian wu lu ru di wu men et signifiant « monter-ciel-aucune-route-entrer-terre-aucune-porte », on s’aperçoit tout de suite que ces huit monosyllabes s’organisent en deux groupes symétriques de quatre. « Monter » répond à « entrer », « ciel » répond à « terre », « aucune » répond à « aucune », « route » répond à « porte ». Le sens ne peut être que le suivant : « Aucune route pour monter au ciel, aucune porte pour entrer dans la terre », autrement dit : la situation est sans issue. Le passage se « découpe », s’isole de lui-même dans l’ensemble du texte ; il forme une « phrase » (ju) octosyllabique, divisée au milieu en deux « membres de phrase » (dou) tétrasyllabiques. En l’absence de tout secours morphologique, le sens est livré, à la fois, par l’organisation métrique des syllabes et par la disposition sémantique des mots monosyllabiques. La stylistique littéraire a tiré de cette tendance au symétrisme des effets qui ont souvent tourné à la virtuosité artificielle. C’est sur cette tendance que repose la versification poétique qui a fleuri à partir des Tang. La « prose symétrique » est devenue à certaines époques, notamment sous les Six Dynasties (IIIe-VIe s.), un genre littéraire dangereusement empreint de verbalisme. Mais cette tendance est inhérente à la langue elle-même ; on la retrouve dans le chinois le plus courant, et aucune forme du discours ne peut s’en exempter complètement.
Il a été question ci-dessus de l’absence de morphologie en chinois. Il faut entendre par là que la forme du mot chinois est invariable : c’est un des autres caractères essentiels de la langue chinoise. Dans nos langues européennes, comme dans la plupart des autres familles de langues, les mots sont variables : ils revêtent des formes variées qui permettent de distinguer systématiquement soit les parties du discours (le nom, le verbe), soit le genre, le nombre, la personne, le temps, soit encore les rapports des mots entre eux dans la proposition. Il y a bien, en chinois, quelques variations de ce genre : par exemple jian, « voir », et xian, « visible », représentent deux formes variées d’un seul et même mot, et de même xiao, « petit » et shao, « peu », etc. Mais ces alternances sont sporadiques et ne correspondent pas à des catégories grammaticales ; elles ne relèvent pas d’un système régulier, elles n’ont rien de nécessaire et d’obligatoire comme nos flexions européennes. Le chinois ne manque pas de moyens pour exprimer le pluriel, le temps et autres catégories grammaticales ; il recourt pour cela à des termes auxiliaires (le passé s’exprimera par l’auxiliaire liao, « fini, achevé », etc.) ; et parfois ces termes finissent par se « vider » de leur sens propre au point de devenir des éléments purement formels, des « morphèmes » (comme -ai, -as, -a dans le futur français, « j’aimerai » de « j’ai à aimer »). Mais alors que, dans nos langues, un nom est nécessairement au singulier ou au pluriel, un verbe nécessairement au présent, au passé ou au futur, ces distinctions ne sont pas en chinois des nécessités imposées par la langue : on peut toujours se passer d’employer les termes auxiliaires qui servent à marquer le pluriel, le passé, etc. Il en résulte des possibilités d’imprécision dont la littérature sait tirer des effets de flou, d’indétermination, de généralité. En poésie, par exemple, l’absence de toute expression de la personne confère à la diction un caractère d’impersonnalité, de généralité qu’il est impossible de rendre dans une traduction européenne, où l’on est forcé de préciser si le poète parle pour lui-même à la première personne, pour d’autres à la deuxième ou à la troisième personne, ou pour tout le monde comme en français avec on. Le texte chinois ne fait que suggérer au lecteur ce que la traduction lui impose : c’est au lecteur de recomposer à sa manière les associations que le poète propose à son intuition.
Après les deux traits de la langue chinoise qui ont été relevés ci-dessus, monosyllabisme et invariabilité, il convient d’en mentionner un troisième : la polytonie, dont la littérature a également tiré parti pour obtenir, notamment en poésie, des effets d’opposition prosodique. Chaque mot monosyllabique est affecté en chinois d’un ton musical défini tant par son inflexion, ou modulation, que par sa clé ou hauteur relative, et qui fait partie intégrante de la syllabe au même titre que les consonnes et les voyelles, de même que, dans nos langues, l’accent d’intensité fait partie intégrante du mot. Les inflexions peuvent être planes (recto tono), montantes, descendantes, ou encore circonflexes, c’est-à-dire soit montantes avec attaque descendante, soit descendantes avec attaque montante ; enfin la phonologie, ou plutôt la « tonologie » indigène compte comme un « ton » la fermeture d’une syllabe par une consonne implosive (kap, kat, kak), qui ne constitue pas, à proprement parler, une inflexion. Dans la prosodie poétique, à partir d’une époque qui ne semble pas être très ancienne, on oppose, en bloc, d’une part les mots à tons plans ou « plats » (ping), de l’autre les mots à tons montants, descendants ou implosifs, ces derniers étant groupés sous la dénomination de tons « obliques » (ce). Des oppositions régulières, d’un vers à l’autre, de ces deux types de tons résulte un effet de balancement qui concourt à l’organisation symétrique de la prosodie. Des procédés analogues se retrouvent dans la prosodie de la « prose symétrique ».
On appelle ainsi, comme il a été dit plus haut, l’état de la langue chinoise qui a servi d’instrument à la littérature classique ; cette dénomination se justifie par le fait que cette langue ne saurait se parler et que, lue à haute voix, elle reste inintelligible à l’auditeur si celui-ci n’a pas en même temps sous les yeux le texte écrit en caractères idéographiques, ou si ce texte ne lui est d’avance connu, comme c’est le cas par exemple au théâtre (comme chez nous à l’opéra). Il s’agit donc d’un idiome réservé aux lecteurs qui connaissent l’écriture, à une élite de lettrés qui, dans la Chine ancienne, considérait cette forme linguistique comme son privilège de classe et lui attribuait un caractère quasi sacré. Plus encore que d’autres langues littéraires et savantes, comme le latin ou le sanscrit, le chinois écrit est la langue d’une classe ou d’une caste, qui se défendait contre l’indiscrétion des profanes et à laquelle on n’accédait que par une longue étude, une sorte d’initiation sous la conduite d’un maître vénéré à l’égal d’un père spirituel. Figée depuis quelque deux mille ans, elle n’a guère été sujette depuis lors qu’à des variations d’ordre stylistique et, tandis qu’à un niveau inférieur la langue parlée poursuivait son évolution naturelle, la langue écrite se maintenait sur un plan artificiel et échappait dans une large mesure aux changements involontaires. Elle a même atteint en certaines de ses phases un degré d’artificialité dont aucune autre langue, pas même le sanscrit, ne saurait donner une idée.
La concision du texte est la caractéristique la plus frappante lorsqu’on compare un texte en langue écrite avec son parallèle en langue parlée : celui-ci est toujours une ou deux fois plus long que la rédaction en langue écrite. C’est que dans cette dernière tombent tous les éléments de « bourrage » qui sont indispensables pour se faire comprendre auditivement. Les monosyllabes de même prononciation, mais de sens différent, étant notés pour l’œil par des signes graphiques différents, il suffit au lecteur de voir tel mot écrit pour ne pas le confondre avec ses homophones.
Il ne faudrait pas s’imaginer que cet « étoffage » du chinois parlé soit l’effet d’une dégénérescence du chinois écrit, ni même de l’appauvrissement que la phonologie chinoise a subi au cours de son histoire. Le chinois écrit est un idiome sublimé, volontairement elliptique et lapidaire. Le sens est suggéré à des initiés, qui doivent le saisir par une intuition longuement cultivée au moyen de la lecture et de l’étude. C’est même une des raisons pour lesquelles la langue écrite s’est maintenue de nos jours contre la langue parlée, dans les textes officiels ou dans la presse, jusqu’à la révolution communiste. Sa brièveté, en effet, permet à l’écrivain et au lecteur d’économiser du temps et de la peine. Par là elle se rattache, en pleine époque moderne, à des langages écrits d’un type mnémotechnique qui remonte aux origines de la civilisation humaine. Aussi haut qu’on puisse atteindre les textes du chinois écrit, on est en droit de se demander dans quelle mesure la langue de ces textes s’écartait du langage oral en usage à l’époque où ces textes furent rédigés. Pour l’époque ancienne, où l’on ne dispose d’aucun terme de comparaison, la question paraît insoluble. À partir de l’époque des Tang (618-907), on commença à écrire des textes en langue orale, dont quelques-uns nous sont parvenus. De l’examen de ces textes, il ressort que, dès cette époque, le divorce était profond entre la langue écrite et la langue parlée ; et il est probable que ce divorce a toujours existé, du moins à partir de la grande révolution des Qin qui, à la fin du IIIe siècle avant J.-C., marque entre la langue des écrivains de l’Antiquité et celle de la littérature médiévale et moderne une coupure linguistique très grande. Désormais la langue littéraire se figea et prit un caractère d’artificialité qui pesa lourdement sur les destinées de la littérature.
Ce n’est pas à dire, cependant, que l’hiératisme de la forme ait écrasé, dans cette littérature, toute expression vivante, toute pensée innovatrice et personnelle. Au contraire, l’écrivain se prévaut justement des formes et des formules traditionnelles pour en tirer ses effets les plus originaux ; sa liberté s’affirme au sein même des cadres qui lui sont imposés, et avec une efficacité d’autant plus éclatante qu’il est plus docile à ces cadres et sait mieux s’y mouvoir. Mais, comme en tout pays, il y faut du génie, ou du moins du talent ; et rien n’est pire que le chinois écrit entre les mains d’écrivains médiocres.