Loto-portrait ! - Olivier Clynckemaillie - E-Book

Loto-portrait ! E-Book

Olivier Clynckemaillie

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Beschreibung

Victoire Devandieux, éditrice parisienne passionnée et libre, a eu le nez fin en accordant à ses jeunes pousses littéraires leurs droits au temps d’écriture. L’un d’eux, à présent connu et reconnu, s’en livre avec force et pudeur. Entre carnet de notes, rencontres, songes et histoires intériorisées, il dévoile à la première personne ce qui se passe derrière les pages imprimées d’un livre. Une profession de foi laïque et sensible, parsemée d’écueils et de félicités qui affectent l’écrivain. Ce dernier, entre doutes et périodes d’euphorie, entre remise en question et flamboyance, se pare de visages aimés ou haïs qui lui composent mille « loto-portraits ! », car écrire est aussi une thérapie : c’est révéler la part de lumière que l’on a enfouie en soi une fois les promesses de l’enfance fanées.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Auteur d’un recueil de poésie et de deux romans, Olivier Clynckemaillie pense qu’écrire est un besoin, une pulsion inextinguible qui colore la vie, apaise et soigne. Écrire, pour lui, c’est aussi partager avec ceux qui le lisent mille et une émotions humaines. C’est, finalement, rencontrer puis embrasser les rêves d’absolu de l’univers tout entier…

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Seitenzahl: 351

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Ähnliche


Olivier Clynckemaillie

Loto-portrait !

Roman

© Lys Bleu Éditions – Olivier Clynckemaillie

ISBN : 979-10-377-6778-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Il faut être un homme vivant et un artiste posthume.

Jean Cocteau, Le rappel à l’ordre, 1926

L’amour, ça vous met dans le cœur des crayons de couleur pour dessiner le monde…

Jean Vallée, L’amour, ça fait chanter la vie, 1978

À Pascale, ma femme,

ma « nouvelle Héloïse »,

ma muse qui s’amuse…

au hasard de mes « loto-portraits » !

Du même auteur

Romans

Le cœur qui chatouille…, Amalthée, 2020 ;

Îles d’idylles, Le Lys Bleu Éditions, 2021.

Poèmes (livres d’artistes)

Vagues à lames (sous le pseudonyme de Jean Plume, avec illustrations de Roger Coppe), MBAM, 2000 ;

Ciels de lies… (avec illustrations de Michel Degand), Ateliergaleriéditions, 2005 ;

Roncq, Terre de Ciel (avec Michel Degand et ses amis du Septentrion), Roncq, 2010.

Beaux livres (partim)

Jean-Marie Planque. In arte veritas, Fondation Planque, 1999 ;

Les Courtens. Deux générations d’artistes (dir.), MBAM, 1999 ;

André Sprumont, MBAM, 2000 ;

Dali (avec Myriam Watthee-Delmotte), MBAM, 2000 ;

Gloria sic transit Dali, MBAM, 2001 ;

Pol Mara. In stella mea, MBAM, 2001;

Jacques Courtens. Et in Arcadia ego, Dandoy-MBAM, 2001 ;

Joël De Rore (avec Hugo Brutin), De Rore, 2003 ;

Figures…, MBAM, 2006 ;

Des fibres et des hommes (dir.), La Voix, 2015 ;

La Rubanerie… sans masque(s) !, La Rubanerie, 2020.

Catalogues d’exposition (partim)

Curt Stenvert. Vanitas vanitatum et omnia vanitas!, MBAM, 2002 ;

Expressions… Coppe-Léger-Vanthournout, MBAM, 2002 ;

Deux siècles d’art en Flandre wallonne, MBAM, 2003 ;

Eaux fortes… Coppe-De Rore-Fabry, MBAM, 2005.

I

Je viens d’un pays où les cônes de houblon descendent en rappel de leurs collines artificielles. Des centaines de lianes aux corps noueux amortissent leurs chutes cadencées pour les préserver d’une mort lente. Respectueusement, chaque fruit éclot au rythme précis et précieux de la nature, sous le regard et la main bienveillants des hommes de la terre. Simples, taciturnes, ces derniers sont cependant peu avares de conseils lorsqu’il s’agit de transmettre leur science multiséculaire. C’est à ce moment que leur vocabulaire se révèle, sans ostentation ni esbroufe. Leurs peaux burinées par les étés chauds et les hivers rigoureux semblent se confondre avec leurs champs de labeur : mêmes sillons creux, mêmes rythmes artisanaux, même aspect grumeleux quand l’outil laboure le sol comme il sculpte l’épiderme. Leurs mains n’en acquièrent que plus de sens. Elles s’avèrent prolongements naturels des tâches journalières, transformant une terre apparemment morte en îles fertiles. J’aime cette économie de mots, pourtant si riche de sens. Chaque geste suspendu annonce la définition de ce qu’il fait. Un dictionnaire à ciel ouvert, une encyclopédie de l’Homme, une école de vie(s)… Beaucoup de mes collègues se sont attelés à les décrire, à les célébrer. Les plus vaillants y sont presque totalement parvenus tandis que d’autres ont très vite versé vers le cliché à force de verbiages stériles. Moi, je les regarde faire, à l’image d’un Victor Hugo portant en lui des années durant ses « Travailleurs de la mer » : si la facilité est tentante, elle n’apporte que déconvenues et trahisons. Écrire, c’est d’abord et avant tout réfuter toute tricherie, c’est intégrer pleinement le corps de son sujet, c’est ne faire qu’un avec la substantifique moelle qu’il recèle. Cet acte demande à la fois un sens aigu de l’engagement total et une abnégation sans pareille. L’écrivain n’a pas le droit de tromper les clefs qui l’inspirent. Il se doit de les transcrire, de les ciseler, de les éclairer, de les rendre sensibles au plus grand nombre. Même s’il écrit d’abord pour soi, par besoin, il sait qu’un jour ou l’autre son travail lui échappera pour en alimenter d’autres.

Depuis la base soutenant la seconde rangée de perches à houblon, j’imagine la connexion des plantes communiquant grâce à ces drôles de poteaux télégraphiques. Leurs ondes magiques stimulent leurs frères et sœurs, les appelant à révéler le meilleur d’eux-mêmes ou à s’éteindre, voire à passer leur tour plutôt que de s’avérer médiocres ! Perdu parmi ces tiges grimpantes et drues, j’imagine Johnny Weissmuller en plein tournage pour la RKO, saisissant chaque touffe pour parcourir en hurlant les centaines de mètres de culture. Un réalisateur fou crie « Action ! », tandis que sa scripte note scrupuleusement tout ce qui se dit et se fait. Le papier à en-tête du célèbre studio américain est frappé d’un cartouche annonçant le titre du long-métrage : « Tarzan parmi les fruits à bière ! » Fort heureusement, Hollywood est loin de Comines, ce petit coin des Flandres belges, dernier carré de culture francophone enclavé. Cerné par les dialectes germaniques, cet îlot minuscule cultive sa différence comme une force. Comme le cône de houblon qui décide lui-même d’éclore ou de se taire mais qui ne peut le faire qu’à l’aune des enseignements de ses voisins. Loin des conflits identitaires plantés comme autant de banderilles sanglantes dans la peau d’un taureau dont le sort est joué d’avance, la terre où je vis a opté pour des chemins de traverse. De ceux qui, tout en bifurquant, n’éludent pas l’obstacle mais le cernent, l’étudient, prennent leçon de sa faiblesse pour mieux l’isoler et lui répondre par l’intelligence du cœur. On ne met pas à mort gratuitement le monstre. Il porte toujours en lui quelque chose de positif. Mon pays en a fait sa devise. Depuis des siècles, sa bienveillance lui a permis de vivre plus que de survivre. Les locaux se sont ouverts aux langues de leurs voisins, ont tatoué leurs expressions vernaculaires de mots étrangers. Une synthèse lexicale parfois boiteuse mais noble. Au service d’un humanisme sans pareil ! Ceux venus d’ailleurs peinent parfois à le saisir. Alors, il faut ruser d’intelligence. Sortir les exemples saillants. Les dévoiler avec pédagogie. Le visiteur comprend alors qu’ici, si le ruisseau porte le nom de « rabecque », c’est parce qu’il est l’image d’une fusion, la fission nucléaire délétère n’ayant pas voix au chapitre. Le ru des Français s’y est lové dans la « beek » – prononcez « bècque » – des Flamands. Ensemble, réunis, ils ont prouvé aux yeux du monde l’efficience d’une cohabitation pacifique.

Je viens d’une terre de mélanges, de contrastes, où les alchimistes patentés donnent du sens à la vie de tous les jours. Je suis fait de ce bois, tantôt frêle, tantôt robuste, écorché comme poli, qui plie parfois mais ne rompt point. De cette essence qui se nourrit de ses semblables mais qui sait aussi s’en démarquer pour faire corps avec l’altérité. Une langue de terre fertile, journellement labourée avec passion. Un creuset d’altruisme, d’aménité, de concorde. Les grandes guerres ont bien tenté de l’annihiler, de l’annexer, de le pulvériser. Mais on n’extermine pas un arbre aux racines profondes, tenaces, résistantes. Les ypérites d’antan, les néonicotinoïdes et autres glyphosates contemporains n’y sont pas parvenus alors…

Les aficionados de paroles bibliques serinent à merci que le grain qui meurt a porté fruit. Cette sagesse n’est pourtant pas l’apanage des seuls religieux : elle est universelle. Mon pays l’a expérimentée depuis toujours. Si les conflits qui l’ont endeuillé ne sont jamais parvenus à le rayer de la carte, les cicatrices lui ont conféré bien des axiomes de vies qui le guident à travers temps. Son sol, son ciel, son horizon, tous les êtres qui l’habitent et le constituent en sont gorgés. Ils sont le houblon de la perche, celui qui, une fois élevé, mûri, cueilli avec soin puis malté, donnera une touche plus ou moins forte d’amertume au breuvage brassé. Un peu comme un souvenir suspendu entre le rêve et l’oubli. Proche et lointain à la fois.

Je suis né d’un pays où les cônes de houblon jouent à l’inaccessible étoile. Un terroir entre vacance et latence. Généreux. Affable. Accueillant. Protecteur. Mais qui sait sortir ses griffes quand on cherche à le museler.

Je suis né d’une terre multiple. Aux cultures bigarrées. Embrassées. Fusionnées dans leurs libertés. Un endroit où la langue n’est ni barrière ni frontière mais vecteur de liaisons. Un berceau baigné par des rivières qui serpentent et fécondent, ouvrant grand leurs ponts aux voyageurs.

Je suis né d’un pays de rencontres. D’une terre alchimique cherchant à travers le noir l’orée même du grand œuvre.

Je suis né de racines aux ciels. De cette région qui porte plume avec les mots qu’elle héberge. Qui ensemence mille aujourd’hui avec des lettres sensibles dans un lexique pangéen.

Je suis né d’un pays où la Lys aurait pu se nommer fleuve Amour. Où les champs travaillés sont autant de matrices. Je suis né de l’union d’artisans poètes. De parents aux jambes bien plantées, aux cœurs parfaitement oxygénés.

Je suis né d’un pays où vivre est un credo. Où aimer est un bain de jouvence. Où écrire est un antidote à l’oubli. Où le sang des houblonnières coule dans les veines des hommes. Où la terre travaillée est un lit et un home. Où le rêve est religion d’État. Où la prétention n’existe pas.

Je suis né, tout simplement, et n’en finirai jamais de vivre…

***

Il y a dans l’air comme un parfum de noisette mâtiné de musc et de cardamome. Ce jardin extraordinaire est celui de mon enfance, perché dans les nids d’aigle du Namurois, entre jungle et parterres tirés au cordeau. Juste au bout d’un village rue en léthargie appelé Loyers. Sur les hauteurs d’une vallée d’où l’on devine le fleuve sans le voir. Derrière une masure de pierre bleue et d’ardoises, précédée d’un abreuvoir devenu réceptacle pour jonquilles, tulipes et fleurs sauvages amenées là au petit bonheur la chance par les transhumances de multiples volatiles… La maison s’y fait humble, simple abri pour la nuit et les jours de pluie. Discrète, elle n’occupe qu’une toute petite partie posée presque à même la rue, s’il ne fallait pas plutôt parler d’un chemin creux déserté par le flux toxique du trafic contemporain. Quelques engins agricoles d’un autre âge se rappellent de temps à autre à son bon souvenir, comme pour mieux marteler dans ses sillons la musique des temps de l’homme. La charrue d’antan y a laissé place aux engins à moteur, les sabots des vieux aux chaussures de sécurité des jeunes agriculteurs. Mais la paix y demeure, la dernière carrière de pierre menaçant cet équilibre – pourtant distante d’une dizaine de kilomètres – ayant dû clore ses portes, faute d’un nouveau permis d’exploitation, à moins qu’il ne s’agisse de la concurrence effrénée des pays à moindre salaire. N’en reste au bout de l’horizon qu’un monticule glabre, aride : un mont Ventoux artificiel, en modèle plus que réduit !

Dans la soupente qui me sert de chambre, lové au creux du silence, j’écoute les madriers de chêne s’épuiser sous la pression du toit. Je suis chacune de leurs veines saillantes, comme éclatant depuis la surface rabotée par un charpentier dont la trace de l’outil résonne comme une profession de foi : celle de la belle ouvrage, d’un temps où l’économie des moyens se fondait dans le respect total des matériaux. Sous mes yeux avides d’aventure, la grosse poutre se transforme en carte géographique secrète. Itinéraire de Peutinger archivé dans le cœur même d’un tronc savant. Les lignes en symbolisent les fleuves, les nœuds plus ou moins gros, les villes et villages. C’est un monde sans mégapoles, simplement parsemé de bourgades alternant avec des immensités de champs et de forêts. C’est un univers qui respire, qui sent bon le grain fraîchement moulu, les blés tout juste moissonnés, le chèvrefeuille bordant les sinuosités d’une rivière improbable, l’abeille qui butine en toute quiétude et dont le miel me régale déjà… C’est un ailleurs. Un continent dont chaque millimètre regorge d’enseignements. Un écrin qui vit mes premiers pas, qui récolta mes premières confidences, qui étancha mes premiers chagrins, qui partagea mes nobles peines, qui fut mon tout premier lecteur… C’est une chambre avec vue sur la Vie.

C’est le bout du monde, mon Finistère intime. Un Versailles au singulier tutoyant une forêt primaire… Le Nôtre, La Quintinie et Pierre Rabhi s’y rencontrent pour parler permaculture, carrés des simples, essences fruitières, potagères et fourragères. C’est un trou de verdure, le soldat mort de Rimbaud en moins. Les seules taches de sang sont celles laissées par les cerises et les groseilles tombées de l’arbre ou du bec d’un oiseau par trop gourmand, quand ce ne sont pas des reliquats de rainettes en attente de contenter abeilles et guêpes. C’est un endroit sacré qui se livre à qui le respecte, l’apprivoise, le remplit de sèves vivifiantes. Depuis un demi-siècle, il m’offre le matelas de sa délicate mousse pour apaiser ma maladie de Forestier comme pour alimenter mon rêve. Chaque brin d’herbe me communique son histoire, sa fierté, son esprit de résistance face aux aléas d’une humanité qui se cherche, entre protection et fuite en avant vers un progrès trahi par l’appât du gain, du profit facile.

C’est une pharmacopée sans pareille, menacée par les déchets des énergies fossiles et nucléaires, mais qui garde le cap tant qu’elle le pourra. C’est une corbeille nourricière, tant pour l’alimentation du corps que pour celle de l’esprit. C’est un tout. C’est une planète en réduction. C’est un spectacle permanent. C’est autant mon jardin secret que celui de tous mes semblables. La différence est qu’il se rira de ma mort quand mon corps en décomposition aura laissé son dernier costume de bois pour lui apporter les nutriments nécessaires à sa survie. C’est un havre de paix qui me prolongera comme il a prolongé tous ceux qui m’ont précédé depuis la nuit des temps. Chaque matin du monde, il partage les perles de rosée qui le tatouent de leurs cristaux éphémères avec ses habitants, sans distinction de grandeur, de couleur, de régime. C’est un jardin qui chante le don de soi, celui qui, gratuit, offre bien plus que n’importe quel legs spéculatif. La différence est que son rendement est assuré. Mon jardin d’élection ne connaît ni les banqueroutes ni les sicav à fonds ouverts puis perdus. Le seul risque qu’il court est celui de la maltraitance humaine. Déjà amputé d’une partie de sa haie, il a pu goûter l’ignominie de ceux qui ont tenté de le réduire en lotissements pour habitations. Mais il est pugnace. Même privé de la moitié de sa surface – les indivisions familiales laissent parfois de ces plaies béantes dans le cœur de certains héritiers comme sur la terre qu’ils ont foulée –, il survit avec panache.

Dieu merci, mes îles aux trésors sont dans cette partie encore intacte. Cinq cents mètres carrés de pur bonheur, un demi-hectare d’école de vie, d’inspiration permanente. Une thébaïde compilant mon amour des Ardennes, le bocage normand, les champs infinis du Berry, les pentes douces, féminines et sensuelles de la Bourgogne, la poésie et le rythme de vie de la Toscane, la touffeur ravigotante de la Riviera, les citrons de Menton en moins ! C’est un lieu d’où j’entends la mer quand elle me manque : les branches de mes amis pommiers, poiriers, mirabelliers, pruniers, chênes, noyers, sapins… se mettant en branle pour m’en remémorer les ressacs. Leurs brindilles qui s’échappent de leurs luttes devenant reliquats de bois flotté.

C’est un pays. Un terroir ample et généreux. Un « climat » comme l’appellent mes amis bourguignons, de celui qui, travaillé avec amour et dévotion par les êtres vivants qui le foulent, révèle tous ses sucs et donne ses meilleurs fruits. C’est un Éden que nul écrivain, nul scientifique ne parviendra jamais à décrire, même en faisant montre de la plus grande acuité. C’est un paradis perdu mais retrouvé. C’est une île d’idylles où ma plume s’ancre et s’encre. Un sanctuaire à ciel ouvert, loin de ces églises et temples rutilants. C’est un endroit sans futilités, sans ors, sans signes distinctifs d’appartenance philosophique. C’est une vague nue qui sans cesse, amène de nouvelles émotions à qui sait patiemment les espérer. C’est mon territoire d’âme et de cœur, même si je le partage volontiers avec tant d’autres qui ne savent pas le percevoir à sa juste valeur.

Pour le savourer, il me faut régulièrement le quitter, mettre mon cœur, mes yeux et mes mains en jachère. Me le réinventer comme Platon dans sa caverne. Il me livre alors les mêmes trésors, m’inspire, m’élève, m’apprend à mieux comprendre ce qui gravite autour de moi. C’est un jardin qui sort vraiment de l’ordinaire et qui lie ses racines à celles de mes aïeux.

Oh oui ! C’est une ouche quasi inconnue des autres où il fait bon se poser. Couché à même le sol, je ferme à demi les yeux, respire en douceur, tends les oreilles, ouvre les narines, traque le moment opportun de la révélation. Sans pour autant en faire une fixation, l’émotion ne se manifestant que quand elle l’a décidé ! Quand j’y suis préparé, après de longues minutes de méditation spontanée, la flamme jaillit. La fibre créatrice m’aimante, amante gourmande d’un instant. Le feu sacré s’anime. Il faut alors que je prenne bien garde de ne pas trop vite le nourrir, au risque de l’étouffer. Ses escarbilles et sa chaleur claire deviennent prés carrés de promesses. Mes amis à branches tantôt fines, tantôt plus menues voire obèses, droites, torves ou bâtardes, s’y accouplent pour bruisser d’une musique à nulle autre pareille. Ravigotante, lyrique – quoique quelquefois plus grave –, suave, elle alterne les partitions en solo ou en tutti. La plupart des fois, le rouge-gorge et la mésange sortent de la partition pour mieux se faire entendre, tandis que la pie voleuse, tout éperdue de n’avoir nulle émeraude à chaparder dans le coin, se joint au duo de son timbre plus volatil. J’y retrouve avec bonheur la liberté ennoblie de rythmes albertiens de Mozart, la fronde d’un Satie au mieux de sa forme, la description quasi parfaite d’un Chopin à Majorque…

C’est un enclos intact où je me ressource. Un ovo mundi dont je suis le seul à détenir – provisoirement – les clefs ! La nature qui me le prête sans gages y officie à la fois à titre d’hortillon, de gardien du temple, de passeur de mémoire(s)… C’est un courtil où être signifie naître. C’est le tonneau des Danaïdes, à la différence près que le fond du fût y est source sans fin de merveilles… Un antidote rêvé à la boîte de Pandore !

***

La Panne. Au bout du bout du monde belge ! Plage de l’Esplanade. Entre lisière de ville aux verrues bétonnées et dunes léchées par les vents. Derrière moi, les oyats bruissent calmement, comme portés par un prélude à l’amour. Éole en chef d’orchestre. Le ressac en ensemble de percussions. Comme un troupeau de moutons fous ne sachant pas où gambader, la mer du Nord déverse ses rouleaux coiffés de toisons blanches et grises sur un sable en partie humide. Leurs laines non encore cardées s’y échouent en une poste restante éphémère. Fort heureusement, je peux lire à travers les bulles bouillonnantes, sur les ultimes crêtes de leurs faîtes, les figures typographiées qu’elles m’envoient. Je suis le Champollion de l’instant en fuite, traduisant au plus vite ces signes iodés, faisant jouer mes neurones guidés par l’essentiel. Quel patrimoine ! Jamais aucun poète, aucun écrivain ni homme de lettres n’ont pu prétendre tutoyer d’aussi près l’absolu… Ce trésor a un prix. Je suis devenu le légataire universel d’un océan baignant la planète par le biais d’une vague globe-trotteuse… Petit morceau de vie. Infinitésimale. Elle porte en elle la mémoire et les hommes. Je me rassasie de ses histoires, béat, les lèvres entrouvertes comme au moment de l’extase charnelle, cet instant bénit où le plaisir inonde chaque morceau de pulpe corporelle. Un jogger de passage a failli trébucher, interpellé par mon attitude. Intrigué, il s’approche de moi tout en feignant de poursuivre sa route. Au pas cadencé. Les mollets bien levés. Seule sa tête ne parvient plus à détourner le regard de mon visage. Pourtant, je ne le vois même pas. Le spectacle de la nature m’a embarqué dans une dimension où, marin solitaire, je me laisse porter par les éléments. Tabarly de poche pour Penn Duyck posé sur le plancher des vaches, mais pas en cale sèche ! Ce curieux paradoxe me nourrit l’âme et le cœur. La magie de l’eau libre opère pleinement. Une félicité totale, difficilement exprimable avec le langage humain. Un recueil de mémoires salés. Un incunable unique dont je suis à présent le seul possesseur.

J’écoute, recueilli, ce silence habité. Fascinante, envoûtante, l’eau se pare de mystères, se teinte de légendes. Elle retentit de l’irrésistible appel du large. Je m’imagine capitaine au long cours d’un bateau défiant toutes les lames avant de se reposer sur une huile. Miroir. Reflets d’un ciel sans nuages. Aveuglément bénéfique. Porte ouverte sur la béance de mes attentes oniriques…

Debout au plus près de l’eau, les chaussures flirtant avec l’écume de vagues, je deviens berger de mes rêves. Pas besoin de chien pour rassembler mon cheptel : je lui ai choisi la liberté, sachant très bien que toutes mes bêtes me reviendront au final. Dussent-elles se retrouver à quelques centaines de mètres de ma houlette, elles rentreront au bercail sans encombre… Dans ma tête, les mots s’empilent, se cascadent, entrent en conflit avant de trouver un terrain pacifique. Une bataille navale d’un nouveau genre. J’écris sans le savoir, au plus profond de mon cerveau, les lignes d’un roman pur, dénué de clichés, vierge de tout aspect anecdotique. Ma main droite est animée de soubresauts, le pouce et l’index repliés, serrés, comme s’ils transcrivaient dans le vent de l’infini, à l’aide d’une plume invisible aux non-initiés, les phrases que me dictent les éléments. L’indicible a sa bibliothèque bien en main ! J’en suis l’unique instrument, le seul témoin. Mieux : le dernier passeur !

Je suis là de mes réflexions en solitaire quand un grain nourri délave mon songe. Mes musiciens d’un jour sont en foufelle1. La transe les met en danse. Mais l’ensemble orchestral tient bon. Avec brio. Le tempo s’accélère, le bruit des gouttes vient mourir sur un sol durci par l’humidité prolongeant ses échos. Le second mouvement de la symphonie marine s’anime. Tonitruant. Pas baroque pour autant. Poséidon veille, désireux de ne pas trop effrayer les filles de Nérée et de Doris. L’harmonie au plus profond du chaos. En apparence seulement. J’aime ces reflets changeants, insoupçonnables. Brutaux mais salvateurs. Ils me font oublier les interminables barres d’appartements qui défigurent le littoral depuis la digue. Car dès que mes pieds quittent les chemins droits et les appartements bunkers pondus par des ingénieurs manquant d’ingéniosité, au moment même où ils touchent les premiers grains meubles de sol libre, façonné par les marées hautes et basses, mon corps tout entier est saisi de convulsions bienfaisantes entourées des cris de la liberté ! J’y fais corps avec l’univers, retourne dans le saint des saints primordial, m’apprête à sortir à nouveau du ventre maternel.

La mer… Ma mère !

II

Écrire… Encore. Toujours. Ne jamais rien lâcher pour ne pas se trahir. Être à l’écoute de la muse. Changer les couleurs du temps, du monde. Se laisser prendre à tout moment par la musique du cœur qui bat. Qui se bat. Point n’est besoin d’espérer un quelconque prix littéraire pour laisser la plume dévirginiser le papier blanc d’un cahier aux rêves. Comme sous le joug d’une vibration essentielle, incontrôlable, innée, la main se met en quête de traduire en mots des images fortes jaillies de mille songes. Éveillés. Assoupis. Profondément fugaces, bien que parfois tenaces. Car depuis ma plus tendre enfance, je ne vois pas la réalité comme les autres. Et c’est tant mieux, même si l’incompréhension pèse parfois. Souvent.

Il faut dire que je suis né avec une chance inouïe : celle d’être entouré d’artistes. En permanence. Voltigeurs. Musiciens. Comédiens. Récitants. Faiseurs de mots. Rimeurs de phrases. Peintres et sculpteurs d’air et de nuages. Sans pour autant brasser du vent. Je n’ai jamais connu de temps mort, d’oisivetés stériles. Toute seconde passée s’est avérée riche d’enseignements. Toujours. Partout. Dans le ciel. Sur les murs des villes. À travers mes yeux mi-clos scrutant le brouillard. Par un objet qui traîne et cherche à se donner à moi. À me raconter à travers lui. De mon premier baigneur à ma collection d’œuvres d’art, je sillonne l’existence comme l’on part en voyage. Sans trop de préparation. La flânerie amenant la perle à découvrir au détour d’une voie que d’aucuns imaginent sans issue. J’aime ces culs-de-sac qui pulvérisent leur apparente infirmité pour déboucher sur des promesses toujours tenues ! Il ne faut jamais se laisser tordre par les apparences. Elles sont trop avorteuses de désirs. Et s’en gaussent. Inlassablement. Faiseuses d’anges noirs, elles détricotent de leurs aiguilles délétères les univers en devenir des hommes. Barrant la route des délices, elles parent l’inconscient de frontières infranchissables, tuent dans l’œuf la sève suprême du bonheur. Par chance, mon éducation m’a permis de les contourner. D’abord en les ignorant, aujourd’hui en leur faisant ouvertement la nique. Mais ce parcours n’est pas sans accidents. On n’en sort jamais indemne. Je ne pense pourtant pas avoir eu plus de courage que les autres. La témérité pouvant aussi se charger de prétention. J’ai simplement choisi de suivre un chemin, de me heurter à ses lois, d’y récolter de nombreuses plaies et bosses. Avec discipline, cette dernière m’ayant permis de vaincre une altérité par trop belliqueuse pour cheminer libre, partout, toujours.

L’encre des mots que je couche sur le papier coule comme le fait le sang bouillonnant dans mes veines. Parfois, son rythme s’altère, amenant doutes, craintes, peurs. Reconsidérer son milieu de vie est nécessaire pour mieux le célébrer, l’identifier, le décrire, le transcender, le vaincre aussi. Mon stylo se bouche parfois. De sympathique, son réservoir s’est pollué de matière diabétique. Il me faut alors opérer à vif, au cœur même de la tumeur. De l’œdème. Les médecins du temps de Molière appelaient cette opération la saignée. Il me faut de temps à autre y recourir pour purifier un flux risquant d’être vicié. Une forme de septicémie d’un nouveau type. L’écrivain se doit d’y être particulièrement attentif s’il ne veut pas se trahir. Ses textes risqueraient alors, en plus de la stérilité, de tomber dans l’anecdote, la redite. Le plagiat autoconsommé.

J’ai soif. J’ai faim. De continuer à mourir d’enfance. De parcourir les âges de la vie sans trop me retourner. De transformer ce que d’autres nomment nostalgie en ferments d’avenir. Ni rétro ni mélo. Seulement avide sans devenir ogre. La gourmandise d’être n’est nullement un péché. Elle s’avère clef essentielle. Non négociable. Passeport universel pour l’infini à destination de l’ineffable. Quand j’écris, je quitte ma condition de mortel pour devenir le Petit Poucet semant sur sa route des cailloux de toutes formes. Jalons d’espérances. Témoins de sagesses comme de maladresses. De travers aussi. Lao Tseu avait beau affirmer « la grande voie est unie et droite mais la foule aime les détours », je me plais à me fondre dans la multitude pour la suivre sur des échangeurs allongeant le parcours de mille richesses. La banalité a aussi sa poésie, sa petite musique : tout peut m’être bonheur. Il me suffit de le considérer avec d’autres yeux. Dénués de tout précepte. Vierge de tout jugement. Écrire, c’est respirer. Chanter. Crier. Pleurer. Aimer et aimer encore. Vivre. Apporter une pierre. Semer. Labourer. Récolter. Protéger. Valoriser. Thésauriser sans volonté de profit facile si ce n’est celle de réconcilier tous les vivants.

Plus jeune, je craignais la mort. Thanatophobe au plus haut degré, je la voyais comme une fin. Inéluctable. Déchirante. Insolvable autant qu’insoluble. Je suis né dans une époque où le cérémonial du deuil entravait la liberté de vivre. Sous des ors froids, du crêpe noir recouvrant murs, corps et cœurs. La dépouille bien enfermée dans un cercueil ouvragé, vernis de teintes sombres, lourdes, rehaussé d’ornements prétentieux en bronze patiné. Le défunt qu’on me cache, sans possibilité de lui livrer un dernier adieu. L’enfant cherche alors des réponses aux questions qu’il se pose. Toujours plus nombreuses. Sans solutions sinon quelques élisions des adultes cherchant à le protéger. Je ne leur en veux pas. Même si cette réalité a énormément pesé dans mon chemin de vie. Y ravageant les champs. Y tuant les blés en germe. Y laissant d’amères blessures purulentes de douleurs. Quand j’écris, je dépasse ces limites pour retrouver tous les miens : ceux que je connais, que j’ai connu, que je connaîtrai et que j’inventerai à la croisée des mots et des histoires. Écrire m’a permis de comprendre un enseignement précieux : la mort n’existe pas. Elle n’est qu’un concept. Une idée. Une invention pareille aux mythes pour justifier aux yeux de tous une entité qui dépasse les humains. Ma grand-mère paternelle me serinait : « tout ce qu’on dort, on est mort ! ». J’ai toujours trouvé cette pensée étrange. Il m’aura fallu presque cinquante ans d’errances pour pleinement la comprendre. Tant que j’écris, je vis. Et comme j’écris même quand je crois dormir…

***

Souvent pendant la nuit, je me réveille en sursaut, le corps sous l’empire de convulsions étranges. En sueur, le cœur battant la chamade. Les mots sonnent à ma porte et se rappellent à moi. À mon bon souvenir. Il faut alors être vif pour coucher sur le carnet posé sur la table de nuit, avec la plus grande acuité, ce qui s’est révélé le temps d’une illusion. Au risque de laisser une perle brute s’évanouir à jamais dans les limbes de l’oubli. L’écrivain n’est pas programmé pour dormir. Il est fait pour créer à toute heure du jour ou de la nuit. Là réside l’ultime secret pour parvenir à tromper la mort !

Chaque idée retranscrite est une renaissance. Chaque mot, un nouveau voyage à faire jusqu’au bout. Ne pas laisser la routine le gâcher ni le temps se rendre maître de rêves en devenir. Traquer la muse en tout temps. Le porte-plume et la main aux aguets. Se servir de ces aguiches révélées pour imaginer la suite de leurs pérégrinations. Les entourer de parfums, d’atmosphères, de figurants de complément, de rencontres chocs. Les saupoudrer de souvenirs mis en forme avec leurs prolongements à vivre. Aseptiser la médiocrité. Insuffler vie à l’embryon du songe. Le faire traverser l’irréalité de sa condition pour l’installer dans un présent vécu, créé ou recomposé, même s’il faut pour ce faire le conjuguer au passé compliqué. Oser balancer à la corbeille à papier les brouillons par trop soumis à l’habitude. Générer une économie de moyens et de mots pour tutoyer des ciels de lie.

Écrire, c’est être équilibriste. Au moment où la corde éprouve ses limites, où le balancier du funambule le fait douter de parvenir au bout de son parcours. Lui offrir ce sursaut d’adrénaline. Salvateur. Lui rendre confiance en le faisant rire de l’horreur du vide. Le désinhiber. Le rendre plus puissant tout en renforçant sa lucidité. Il n’est pas de folie douce. Il n’y a que des craintes imbéciles… Quand les fibres retordues de la corde se mettent à doucement gémir sous le poids de l’acrobate, le fil-de-fériste ne peut jamais trembler, au risque de tomber puis… de s’éteindre. Si Dieu existe, il sauverait sa marionnette en tirant sur la corde, la remettrait en place de ses doigts agiles, la faisant reprendre sa course interminable. Mais le ciel est désespérément vide, sauf pour le poète. L’écrivain en est un. Sans prétention. Il s’inscrit juste dans une tradition marquée des pas de ses prédécesseurs. La différence est qu’il cherche d’autres armes, parfois d’autres moyens, use d’autres styles et figures pour réveiller les consciences. Sans être vraiment divinité, le faiseur de mots, le créateur d’histoires, l’artiste en tout genre lui dispute la palme. C’est pour cela qu’il fait peur à certains. Plutôt que de diriger la masse vers une pensée unique, il fait tourner la machine aux libertés en faisant réfléchir, rêver. L’écrivain est un pont entre les gens, les cultures, les nations : il témoigne combien le monde n’est qu’un grand village dans lequel l’art est langue commune.

Mais le réveil est parfois cruel. Des empêcheurs de penser le cernent, le traquent, l’empoisonnent. Il faut alors s’armer de courage total. Continuer. Persévérer. Suivre la voie que l’on s’est ouverte au cœur même de la veine motrice. Celle qui risque l’hémorragie fatale à chaque changement de cap. Déplaire, qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Déplaire à qui ? Comment ? Pourquoi ? Contenter l’univers relève de l’utopie. Certains critiques aimeraient y parvenir, plus pour se rassurer que pour tendre vers une noble cause. Écrire, c’est oser. Oser s’aventurer dans des lieux pas toujours communs ni commodes. Transgresser l’interdit pour en faire jaillir un diamant brut. Faire émerger d’un quelconque chaos un sentiment d’harmonie. Écrire, c’est vivre. Pleinement. Sans jamais renoncer.

***

Au jour le jour, se bousculent dans ma tête des incipit de romans. Trop nombreux pour tous les écrire… Mais tous ces débuts sont des encouragements. Pour avancer. Réfléchir. Trouver de nouveaux ressorts vivants et vivifiants. Cette volonté de faire éclore, de récolter, de polir puis de ciseler la première phrase qui ferait mouche comme un défi au temps qui passe. Une immortalité à taille humaine. Humaniste même… Comme dans les outrenoirs de Pierre Soulages !

III

« Le hasard fait parfois bien les choses ! » Cette phrase sibylline, mon éditrice me la répétait à l’envi depuis qu’elle avait étudié de fond en comble le tapuscrit de mon nouveau roman. Comment lui expliquer toute ma gratitude ? Elle avait tout de go senti que le « je » de mon texte n’était pas tout à fait moi, que mes figurants s’imposaient sans crier gare au gré de mes rêveries – trop nombreuses selon ma femme –, que mes mains entraient en transe sur le clavier au premier chatouillis d’un cœur hébergeur… Pourtant, si elle se targuait de me connaître sur le bout des doigts, elle ne saisirait jamais la part d’ombre qui coulait dans mes veines malgré mes succès littéraires répétés et une vie bien rangée en apparence.

« Alors l’artiste, déjà en train de plancher sur le prochain livre ? », ironisa-t-elle alors que mon cerveau volait à nouveau vers un univers où la part des anges s’apprêtait à me révéler une nouvelle énigme.

Victoire Devandieux avait tout d’un personnage de roman. Fantasque, haute en couleur, le verbe fleuri, le mot toujours choisi, elle dirigeait sa maison d’édition avec un esprit de liberté totale. Qui fut publié chez « S.O.S. » se devait de passer l’épreuve d’un comité de lecture singulier mais imparable : son propre ressenti de l’œuvre. Difficile, exigeante plutôt, sans toutefois se parer d’ingratitude, Victoire sortait toutes ses griffes pour défendre les poulains auxquels elle croyait. Devenus auteurs confirmés, si d’aucuns avaient succombé à l’appel des sirènes des maisons d’en face (et de leurs chèques parés de plusieurs zéros finaux), nombre d’autres lui restaient fidèles. Leurs succès en librairie alimentaient le pot commun destiné à faire fleurir puis s’épanouir les jeunes pousses repérées par elle. Cela faisait bientôt vingt ans que j’officiais chez S.O.S. et j’y jouissais d’une liberté totale, tant dans l’orientation que je donnai à mes écrits que dans les genres embrassés. En outre, j’y disposais totalement de mon temps, Victoire Devandieux respectant le rythme de création dont devrait jouir tout écrivain, loin des cadences imposées par les maisons d’édition à la recherche du profit plus que de la qualité esthétique. Je n’aurais jamais pu me corrompre dans un temps d’écriture qui ne fut pas le mien.

Certains critiques avaient eu l’heur de me démolir, confondant ma soif d’exercices de styles avec une prolixité nauséabonde. Pour Michel Cocher, le plus acharné de tous, je me dispersais en littérature comme un jardinier fou refuse de sabrer les germinations précoces. S’il avait aimé partiellement mon premier roman – personne n’est parfait, disait-il avec raison –, il avait vomi tous les suivants, offusqué par mes changements de cap. Mais je préférais de loin naviguer à vue que de me morfondre dans un moule par trop téléphoné. Lui-même, écrivain contrarié (il n’était jamais parvenu à vraiment percer alors qu’il était sûr de détenir la science infuse), semblait vouloir faire payer à tous les autres ses propres échecs. Les différents rédacteurs en chef qui l’avaient employé le lui avaient souvent reproché : « On ne peut pas tout vouer aux gémonies sans raison. Il y a quand même de bons auteurs qui méritent un peu d’indulgence, sinon de considération, non ? » Michel Cocher n’entendait rien à ces remarques et, après un an ou deux passés à déverser des flots de méchancetés dans les colonnes de sa rubrique littéraire, il se voyait gratifié d’un C4 en bonne et due forme. Il s’en foutait allègrement : « S’ils n’ont pas su saisir toute l’étendue de mon talent, la concurrence m’accueillera à bras ouverts ! » Ce fut vrai durant une décennie mais, après avoir écumé tous les gros titres de la presse francophone, sa suffisance en avait pris un coup le jour où il dut gratter du papier dans les quotidiens régionaux. Pourtant, son dernier employeur fut ravi de le dégotter. Malheureusement pour l’histoire des lettres, ce n’était qu’une feuille de chou de seconde zone, plus encline à mettre en évidence les récits de chiens écrasés, de spéculations morbides et de délations, que d’informer objectivement le lecteur. Misant en grande partie sur le poids des mots et le choc des photos associés au monde sportif – et plus particulièrement le football parce que c’est plus vendeur, disait le patron –, il n’en demeurait pas moins que le canard en question tirait à des centaines de milliers d’exemplaires et que les gens qui le lisaient se laissaient d’emblée convaincre par sa prose ! Ils n’étaient que de pauvres moutons de Panurge, mais peut-on vraiment en vouloir à ceux qui ont la faiblesse de laisser un autre penser à leur place ? Moi, oui. Je m’en étais ouvert à Michel lors d’un gala où je dus courir derrière lui pour qu’il m’écoute, bien qu’il fût plus attiré par les petits fours et les coupes de champagne gratuites que par ma conversation. Car Michel Cocher, en plus de sa prétention naturelle, était aussi vénal que profiteur. La bouche pleine, il daigna se retourner vers moi pour me postillonner un « On en reparlera une autre fois, j’ai affaire ! » qui envoya une auréole de graisse accompagnée d’un grain de caviar. Ma belle cravate en fut ruinée. Repartant de plus belle dans son marathon nourricier – et gratuit ! –, Michel Cocher reprit sa trotte, tentant de coller au mieux aux basques du serveur en livrée. Un peu dépité, je le laissai à ses émotions gustatives (?), ayant moi aussi mieux à faire. J’aurais voulu qu’il ait les couilles de m’expliquer ce qu’il détestait dans mes histoires, mais force fut de reconnaître que le bonhomme était atrophié en la matière !

Derrière ses petites lunettes rondes et sa coupe au carré, Victoire Devandieux exhibait la dernière édition de la Gazette des mots. Mon dernier livre en faisait la couverture avec, en titre gras « Mais où va-t-il trouver toutes ces vies ? » Avec fierté, elle ouvrit la publication à la quatrième page. J’y tenais les trois quarts de la surface, enfin, pas moi, plutôt mes figurants de papier. Jules Magne y décortiquait mes personnages et leurs péripéties avec une véritable jubilation. Victoire exultait. Les ventes allaient repartir à la hausse et, avec elles, les séances de dédicaces, les séminaires et autres colloques. C’était le prix à payer pour garder mon jardin secret. Moi qui détestais les séances publiques où l’on vous encense comme l’on vient de le faire pour le scribouilleur qui vous a précédé, j’allais devoir mordre sur ma chique et faire bonne figure. Car, aussi paradoxal que cela puisse sembler, il faut paraître pour être édité ! Cela semble logique, aller de soi, et pourtant ! Je préfère de loin croiser un lecteur dans la rue que de sacrifier aux grands-messes littéraires. Mais je me devais, ne fût-ce que par honnêteté, de rendre aux éditions S.O.S. ce que je leur devais. Grâce à Victoire et à son équipe, j’étais devenu un auteur reconnu mais, surtout, un écrivain lu. Ma notoriété grandissante m’avait offert d’être pleinement moi dans ce que j’écrivais. Je ne devrais jamais sacrifier à une quelconque commande ni être obligé de me fourvoyer dans la peau d’un autre en étant son nègre. Ce luxe rarement acquis, j’étais heureux de l’avoir et de le revendiquer. Je ne le devais qu’à mon éditrice qui, à chaque fois que je la voyais, ne pouvait m’empêcher de lui crier « Victoire ! » Cela l’amusait, goûtant elle aussi au plaisir des mots quand ils sont teintés d’humour ou pétris de double sens.

Avec le temps, j’avais appris à ne plus me formaliser avec les critiques. Je ne ferai jamais l’unanimité. Je le savais et cela ne me posait aucune gêne. C’est humain et légitime. Il n’empêche que ceux qui me démolissaient sciemment sans même avoir lu une de mes phrases s’avéraient de vrais crève-cœurs. Cocher était de ceux-là. Je ne comprenais pas l’origine de cette haine affichée. Certes, la jalousie d’une réussite est un combustible de choix pour l’envieux. Je n’avais pas recherché la gloire. Que du contraire. Je la fuyais comme la peste, étant bien trop attaché à ma liberté.

Victoire Devandieux me permit de la garder, la défendant bec et ongles. Mais quand une critique s’attelait vraiment à pénétrer mes univers, qu’elle fût bonne ou mauvaise – ce que j’acceptais sans broncher, l’humanité ne pouvant se repaître d’une quelconque pensée unique –, mon éditrice m’en envoyait une copie. C’était sa manière de me rassurer, de me materner même. Je lui en saurai indéfiniment gré.