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Eugénie et Raymond célèbrent leurs cinquante ans de mariage dans un restaurant, en famille. Cette occasion traduit le lien indéfectible qui les unit, preuve que leur amour a réellement été à l’épreuve du temps. Cependant, pourquoi Raymond est-il hanté par cette voix dans sa tête qui l’asservit et lui donne des désirs de meurtre ? Le pire est qu’il est tenté d’y céder…
À PROPOS DE L'AUTEUR
Traduire ses émotions en poésie et avec humour a toujours été pour Thésou Estrada un besoin incessant. De son observation, l'amour au sein de certains couples âgés, au fil du temps, se transforme en incompatibilité d’humeur ou en haine, ressentis auxquels s’ajoute parfois la difficulté d’une maladie mentale. Saupoudré d’une touche de drôlerie, Lune de fiel est l’aboutissement de ces sentiments exacerbés menant jusqu’au drame.
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Seitenzahl: 164
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Thésou Estrada
Lune de fiel
Roman
© Lys Bleu Éditions – Thésou Estrada
ISBN :979-10-377-5092-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Quoi qu’on dise, un mariage raté est quand même plus joyeux qu’un enterrement réussi.
Yvan Audouard
Je suis mort. J’ai creusé ma propre tombe sans penser que ce serait la mienne. Ce n’est pas une image. Et quand je dis ce mot, « penser », je me vante beaucoup. Ça fait belle lurette que je ne pense plus, je suis comme les poissons qui ne détiennent que trois secondes de mémoire, ou peut-être comme les huîtres avec lesquelles je n’oserais même pas comparer mon quotient intellectuel de peur du résultat. Elles, elles ont un élan de vie avant de mourir, elles frétillent mollement, sûrement pour signaler qu’on va les bouffer alors qu’elles sont encore vivantes.
Moi, j’étais mort depuis longtemps à l’intérieur. Mon râle aujourd’hui n’est qu’une formalité et le sang qui gicle de ma gorge, juste la manifestation organique de la vie qui part. Je n’avais pourtant aucune raison d’être ce macchabée qui respirait, je n’ai reçu que de l’amour des femmes qui m’ont accompagné. Je n’étais pas fait pour la vie ni pour le bonheur voilà tout, comme si j’avais détenu dans ma poche un ticket de loterie gagnant sans n’avoir jamais osé le gratter.
Mais je ne suis pas coupable de tout, une victime parfois. Victime de la Voix qui a séjourné dans ma tête jusqu’au moment où j’ai décidé de la faire taire, d’un coup de lame. Trop tard certes. Mais je me vante encore, vu que je ne décide rien depuis longtemps non plus. J’obéis. Je me soumets. Au début, elle y est entrée sans demander l’autorisation de passer le seuil de mon crâne. J’ai peut-être eu le tort de l’y tolérer. Si j’avais su les aises qu’elle y prendrait, j’aurais obturé tous les orifices, tous les accès à mon moi, à mon sens critique, à la liberté de porter ma main là où j’aurais voulu qu’elle soit, mais certainement pas autour de ce couteau. Elle a colonisé chaque cellule de ma pensée. Elle a paralysé chaque neurone de mon cerveau. Elle a guidé mes mains et mes mots pour blesser, faire souffrir et tuer les personnes que j’aimais plus que tout. Je suis persuadé qu’elle est complètement folle.
Je hais la Voix mais elle est mon impératrice et je m’abaisse à ses pieds et à ses mains que je baise.
Maintenant, je suis couché dans ce trou que j’ai creusé sous la lune rouge qui se moque de moi, peut-être parce qu’elle est plus rouge que tout ce sang que j’ai fait couler.
Je sens l’odeur de la terre et la vie qui y grouille, ces vers qui rejoindront bientôt ceux qui dégusteront ma peau. Je suis mort mais je les sens glisser sous mes doigts salis. Une arête dure appuie sur ma nuque, je n’ai pas mal mais si ce contact n’y était pas, je serais presque installé confortablement dans ce rectangle humide et mou. Ah oui ! J’oubliais. Sous moi, un corps me supporte. C’est Jeanne, ma douce Jeanne qui gît plus bas, son menton planté dans mon cou. La Voix avait exigé, j’ai exécuté…
Dans mon existence, j’ai connu des corps de désir tenant toutes leurs promesses, j’ai serré des mains faiseuses de caresses, embrassé des bouches rouges, charnues comme des fruits d’été. J’ai touché des ventres généreux et chauds. J’en ai même croisé des ronds et des gratuits aussi. J’ai parlé à des yeux pétillants et tendres, à des cœurs féminins beaux et bons. Mais de toute ma vie d’homme aveuglé, jamais, jamais je n’ai connu d’âme de dames irradiant une telle lumière d’humanité.
Ma sanguinaire déesse a détesté l’éblouissante rivale. Et moi, son vulnérable vénérateur, j’ai dû éteindre l’adorable illumination.
Maintenant, Jeanne, je sens ton cadavre contre mon dos, encore tiède de cette vie qui a été.
Au-dessus, je vois tourner des lumières bleutées et j’entends une agitation de paroles, de cris, de pleurs. Je suis auteur et témoin de cette scène de crime. C’en est bien une. Je suis le créateur et l’acteur du spectacle, un spectateur parmi les autres aussi, mais sans innocence. Le parfum du sang plane sur l’espace confiné puis court sur l’herbe tout autour de la tombe et au-delà. C’est là qu’est ma famille, j’ai senti sa présence, souffrant encore à cause de moi et malgré tout aimante. Elle n’a pas mérité l’horreur que la Voix nous a imposée. Nous sommes unis à cet instant précis par l’odeur de la sève rouge et la stupeur.
Un repas est insipide s’il n’est assaisonné d’un brin de folie.
Érasme
Une importante communauté chinoise disséminée dans Lille est regroupée dans le quartier cosmopolite de Wazemmes, concentrée autour des halles en briques rouges. Des étals abondent en fleurs, en miel et en fromages à côté d’un marché aux puces où les habitués viennent se promener le dimanche. À quelques mètres de là, sur le parking du restaurant chinois, Le Shangaï, s’est formé un embouteillage de voitures à l’affût d’une précieuse place. Sur la façade de la bâtisse, un grand balcon rouge à barreaux de bois est supporté par deux colonnes imposantes où s’enroule une tortue-serpent noire. À l’intérieur, la lumière tamisée crée une atmosphère intime et feutrée. Des lampions cylindriques vermillon suspendus au plafond arrosent la salle de légers rais. Des mobiles en laiton tintent à chaque déplacement des nombreux serveurs. Un gigantesque lustre scintillant de mille gouttes de verre perle au-dessus des présentoirs. Des tentures de velours carmin retenues par des embrasses en forme de dragons séparent les différentes pièces. Une musique aux sons « gonguesques » emplit la salle.
Des jeunes filles chinoises en tenue traditionnelle s’éparpillent à petits pas furtifs comme de légers vols de moineaux. Les motifs imprimés sur leur longue robe de soie rouge représentent des serpents dressés devant des Phoenix. Des pagodes sur des étagères cohabitent avec des têtes de bouddhas et des petits vases dans lesquels stagnent des tiges d’orchidées en tissu.
Ma famille, les Vandenbussche, s’est dépliée autour de la table comme un joli éventail coloré. Tous les âges sont présents, enfants, petits-enfants et quelques neveux, frères et sœurs des grands-parents septuagénaires. Nous sommes heureux de nous rencontrer. Chaque réunion est le prétexte à rire et à chanter dans cette smala aux origines belges où les chopes de bière cognées symbolisent la joie de nous retrouver. Nous fêtons les cinquante ans de mariage de mes parents, Eugénie et Raymond. Trois générations sont présentes.
Le buffet, dressé au milieu de la salle, propose diverses spécialités. En abondance, les nems, samossas, bouchées vapeur et rouleaux de printemps s’alignent à côté des sushis, salades de crevettes, poulet au caramel… Après la lecture du menu, ma mère demande au serveur qui s’approche de la table :
— Une salade érotique, s’il vous plaît.
Il rougit sous les rires de l’assemblée :
— Non maman, une salade exotique peut-être, c’est bon aussi !
— Dommage ! me répond-elle.
Elle rit dans sa serviette en papier en regrettant qu’un tout petit « x » puisse la priver d’un renouveau de plaisir.
****
Mes parents, Eugénie et Raymond s’étaient rencontrés alors qu’ils étaient enfants dans leur quartier du Lille de l’après-guerre où ils avaient partagé le toboggan et le bac à sable. Après l’adolescence et des déménagements successifs, le destin obstiné voulut qu’ils se retrouvent à nouveau dans un autre quartier de cette même ville où ils finirent de s’apprivoiser et commencèrent à expérimenter d’autres jeux.
Il s’avère que la flèche en bois que Cupidon leur a plantée dans les fesses n’était pas adaptée pour une durée aussi longue. Elle continue encore tordue et vrillée à les piquer. Il n’est écrit nulle part que Cupidon avait une bonne vue.
Après cinquante ans de vie commune, le couple s’est largement dégradé. L’amour passionnel des deux jeunes adultes, beaux et ambitieux, s’est évaporé pour laisser place à deux vieux adultes irascibles. Face au harcèlement et aux reproches répétés de ma mère durant toute la moitié d’un siècle, mon père a opté pour deux solutions, la colère totalement inefficace devant le nombre d’attaques et de sollicitations, le mutisme au prétexte d’une surdité toutefois avérée.
Ainsi, pendant le repas, ma mère s’adresse à mon père en ces termes :
— Arrête de manger si vite, tu ne mâches même pas ! Pourquoi tu as pris des moules, t’en as mangé hier ! Ne te ressers pas, tu vas être malade ! Je te préviens, je veux dormir cette nuit !
Sans répondre, Raymond, qui a déjà aspiré le contenu de son assiette à une allure hallucinante, se lève pour sortir un moment.
— Raymond ! Raymond ! Où tu vas, Raymond ? Tu vas fumer ? Tu fumes trop Raymond ! Tu vas mourir !
Et Raymond ose braver la mort et sa femme.
— Qu’est-ce qu’il est difficile à vivre votre père ! Il n’écoute jamais rien !
Le sexe, dont nous parlons tout à fait librement, n’a jamais été un sujet tabou pour nous, même si nos échanges ont maintenant beaucoup ralenti. Je vois Eugénie, entre deux samossas, penchée à l’oreille de sa belle-sœur, se perdre en détails et anecdotes sur l’opération de ma prostate et ma baisse de libido. En sortant, j’entends des bribes de cette conversation qui amènent le rouge de la honte et de la colère à mes joues. Ma liberté d’esprit a des limites. Comment peut-elle exposer l’intimité de ma virilité avec autant d’irrespect sans se préoccuper de l’humiliation que je ressens à cet instant ? Combien de temps devrais-je encore supporter les situations embarrassantes auxquelles ma femme me confronte ? Une idée a commencé à germer en moi depuis très longtemps et devient jour après jour obsédante. Elle martèle ma tête jusqu’à la douleur, jusqu’au vertige. À chaque fois qu’elle m’envahit, j’essaye de la refouler plus loin dans ma cervelle, mais elle s’incruste à coups de piques et d’élancements douloureux et désagréables.
Assis sur le trottoir, j’énumère à voix basse dix raisons de la tuer. En comptant sur mes doigts, j’établis une liste non exhaustive d’actes justifiant l’élaboration d’un tel plan. Pourraient-ils peser comme circonstances atténuantes devant un tribunal ? Perdre et reperdre ses clés ; casser un pot de miel et marcher dedans ; renverser tous les matins le bol de thé ; parler de mon viagra aux beaux-parents de ma fille ; pisser dans un caniveau du centre-ville entre deux voitures stationnées. J’ai déjà levé tous les doigts de ma main droite. Me contredire systématiquement d’un « non ! » catégorique sans connaître la fin de ma phrase ; se tromper de voiture et s’asseoir à côté d’un inconnu alors que je l’attends garé derrière au volant de la mienne ; trébucher, tomber, se relever dans tous les endroits de la maison et de la ville ; déchirer et jeter des documents très importants ; prendre toute la place dans le lit en ne me laissant que le rebord en bois ; déambuler devant des invités avec un pan de sa robe noire à pois coincé dans sa culotte puis tomber dans la piscine comme un nénuphar déployé.
Je ne supporte plus sa présence à mes côtés. Sa façon de manger m’exaspère surtout quand elle laisse traîner sur sa bouche des indices du menu du jour. Sa façon de se mouvoir, le bruit de ses pas, le ton de ses phrases, l’autorité qu’elle oppose aujourd’hui à la mienne. Tout m’horripile !
Mes deux mains s’ouvrent et se referment en tremblant autour d’un cou imaginaire, jusqu’à la fermeture de mes poings. Je n’en peux plus, certes, mais de là à souhaiter sa mort et à la provoquer ! Je perds chaque jour un peu plus pied, ignorant toute relativité entre la faible gravité des faits que je lui reproche et celle de l’acte envisagé.
Sur le trottoir, lorsque ma cigarette n’est devenue qu’un mégot, la décision que je repousse depuis plusieurs mois d’un revers de main est enfin prise : je vais lui faire la peau !
Je retourne m’asseoir pour déguster ma banane flambée avec une délectation non dissimulée qui fait dire à mon épouse, dans un esprit d’analyse évident :
— Qu’est-ce qu’il aime les bananes Raymond ! Raymond, attention au diabète avec les bananes !
Nos parents avaient eu trois rousses aux yeux clairs, comme notre mère. Chaque caractère différent s’était forgé au cours d’une enfance joyeuse mais trop souvent ponctuée des marques de l’autorité excessive et houblonnée de notre père. Une tendre complicité nous attache depuis notre naissance, comme un bouclier à la misogynie ambiante et à l’impulsivité maltée. Et c’est bien notre mère qui amène depuis toujours l’humour et l’amour dans la quotidienneté de notre vie.
J’ai toujours été sensible à sa drôlerie qui a donné à notre jeunesse un parfum de rire. Je suis la fille aînée, forte et douce, maternelle et protectrice envers mes deux petites sœurs. Je déteste le conflit mais plus que tout, je hais l’indifférence teintée de mépris que mon père exprime à l’égard de ma mère du haut de sa « supériorité chromosomique ».
En opposition au modèle de mes parents, je forme avec Jérôme un couple uni depuis vingt-cinq ans, dans lequel est instituée la loi du partage et de l’amour, de l’éducation des enfants et des tâches. Raymond ne ressent d’ailleurs aucune estime pour ce gendre qui accepte ce concept et une certaine féminisation de son statut de mâle. Une affection profonde cimente notre couple. Le destin nous avait mis en présence au supermarché saupoudrant notre rencontre d’un soupçon de magie. Nos chariots s’étaient entrechoqués dans la travée précédente, Jérôme remarqua plus loin mes sautillements pour atteindre l’article qui m’intéressait au rayon des pâtes. Il leva son long bras et me tendit un paquet après y avoir inscrit son numéro de téléphone. Oscar Wilde pensait que le seul moyen de se libérer d’une tentation, c’était d’y céder… J’y cédai donc sans jamais le regretter.
Nos deux enfants, Paul et Audrey, grandissent donc au sein d’une famille aimante et harmonieuse où le respect est la règle.
Ma sœur Virginie, a toujours été la plus fragile, celle qu’il faut protéger des colères alcoolisées, mais aussi la moins combative, qui s’effondrait comme un château de cartes dès que l’ire de l’ogre soufflait. Tous les muscles de son corps vibraient de terreur devant la violence de ses mots et l’imprévisibilité de ses cris. Il savait l’emprise qu’il avait sur elle et en avait fait par lâcheté la victime facile qu’il torturait par plaisir. Alors, on voyait monter et se déverser l’eau du chagrin sur les joues de Virginie, comme un torrent en crue. Anna et moi, nous nous dressions en boucliers devant elle pour la défendre et la protéger. Nous nous appliquions à ne jamais laisser couler de larmes devant lui. Nous affrontions ensemble son regard dissuasif, sans montrer aucune émotion ni déstabilisation. Les mêmes réactions avaient perduré à l’âge adulte. Virginie est restée vulnérable, Anna et moi, fortes et protectrices.
Après un court mariage rapidement improvisé et un divorce tout aussi rapide, Virginie a rencontré Thomas, l’amour de sa vie, qu’elle n’épouse pas et à qui elle ne donne aucun enfant. Prendre des risques n’est pas dans sa nature. Raymond a bien sûr jugé sa conduite honteuse. Il a considéré que le concubinage était réservé aux femmes de mœurs légères. Il a donc attribué au mec qui « saute » sa fille le statut juste avant celui des proxénètes, en oubliant qu’il a été, et parfois est encore, un de leurs clients les plus assidus.
Un accident de la circulation sans gravité mit en contact Virginie et Thomas. Un freinage intempestif de la jeune fille provoqua le choc des tôles froissées. Pendant que la belle inconnue se mouchait et séchait ses larmes, il établissait un constat amiable en n’omettant aucune de ses coordonnées. Il invita la conductrice bouleversée à boire un verre pour se remettre de ses émotions. Quelques semaines plus tard, les carrosseries furent défroissées et les sentiments déclarés.
Anna, la cadette, a rassemblé dans son corps chétif d’un mètre cinquante toute la hargne et tout l’esprit de rébellion qui auraient dû être distribués équitablement dans chacune d’entre nous. Elle est la guerrière qui n’obéit pas. Elle est celle qui n’a jamais craint notre père et qui ne manque pas de lui asséner ses vérités en lui opposant systématiquement des arguments irréfutables. Raymond n’ignore pas que, face à l’avocate inscrite au Barreau de Lille, il n’a aucune chance de trouver une alliée pour sa défense ni aucun espoir de la soumettre un jour.
Luc, son conjoint, ne pouvait être qu’un homme droit et intègre, réfléchi et calme, pour tempérer ce volcan qui entre en éruption dès qu’une injustice ou une inégalité allume la mèche de la revendication. Ce que Raymond prend pour de la lâcheté est au contraire une poigne ferme dans un gant de velours doux et diplomate.
Anna et Luc s’étaient rencontrés sur les bancs du lycée. Il avait remarqué dès les premiers jours de classe cette petite rousse à la grande bouche. Elle râlait déjà contre la mauvaise programmation des cours dans l’emploi du temps, contre le coût des nombreuses fournitures imposées aux parents, contre leur présence obligatoire au lycée les samedis matin… Le courage qu’elle mettait dans l’expression de ses opinions l’avait séduit après sa lumineuse beauté. Elle prenait la tête des manifestations lycéennes à chaque réforme de l’Éducation nationale. Un jour, pendant la marche d’un de ces rassemblements vers la préfecture, ils se retrouvèrent fermement encadrés par une section de CRS. Assis côte à côte pendant de longues heures, ils se rapprochèrent, animés par les mêmes convictions et interrogations, la même énergie, le même élan amoureux.
Heureux de contrer l’aïeul misogyne, ils ont eu trois filles, Anaïs, Chloé, et Lou.
Charly est là aussi. Collègue de travail de Raymond, il en est devenu l’ami indéfectible, le complice, le compagnon de bistrot. Il participe à toutes les fêtes de famille, s’assied à la place du fils que mon père aurait aimé avoir.
Il est un être lunaire. La nature l’a doté de la corpulence d’un géant à l’esprit inachevé dont le développement a été stoppé dans sa course à l’âge de 8 ans. Il est démuni de mauvaises pensées, comme un ciel bleu et clair ignore les nuages. Il ne sent pas le vent méchant dans son dos qui pourrait le pousser dans des chemins embourbés. Son esprit simple et bon se contente de flotter comme un ballon au gré du souffle pervers en lui accordant sa confiance, sans se poser de question. Il ne voit ni la malice, ni la manipulation, ni la moquerie. De la même manière, il boit chaque parole de Raymond comme un grand cru délicieux et colle naturellement sur cette bouteille précieuse un label de vérité. Charly se dit que son ami a toujours été là pour le protéger.