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Le ciel est sombre et sinistre, un panaché de nuages gris et noirs n’empêche pourtant pas des gerbes de sang de se déverser sur un sentier situé au centre d’un champ laiteux. Des formes bizarres apparaissent alors subitement les unes après les autres. Elles ont l’apparence d’hommes difformes nantis de faces hideuses et armés de fusils gigantesques. Ils déploient des pénis aussi longs que leurs fusils et tirent des rafales à tout-va. Ils s’attaquent à des silhouettes de femmes fragiles qu’ils tentent d’empaler de leurs sexes démesurés. Le sang s’écoule en abondance sur elles lorsqu’une grande figure très claire venue de nulle part surgit et se porte au secours d’une femme en totale détresse, agressée par ces espèces de diables. Elle ressemble à un animal, une vache, une brebis, un chien, oui… Un chien, un chien blanc en fait. Les personnages monstrueux tirent des rafales sur cette forme qui s’apparente à un chien, lequel s’écroule lentement, et échoue dans une vaste mare de sang. La silhouette canine gémit et me crie avec force avant d’agonir : “tue-les, tue-les, tue-les”… Ces mots sont répétés plusieurs fois tels de résonants échos élégiaques qui s’éteignent progressivement.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Jacky Ricart est un ancien commandant de police qui a exercé surtout en investigation à Arras et Lens, puis comme chef de circonscription à Berck-sur-Mer. Par ailleurs, il est auteur de plusieurs livres dont
Du sang sur les terrils et
Pauvre petite fille riche.
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Seitenzahl: 326
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Jacky Ricart
Manou
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jacky Ricart
ISBN : 979-10-377-8931-0
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Du même auteur
Septembre 2017
Aujourd’hui, mercredi treize septembre 2017, il fait un temps magnifique. L’été indien se prolonge et la température extérieure dépasse les vingt degrés depuis trois jours. C’est une chance, il faut en profiter avant l’arrivée des pluies, des vents et des grands froids. J’envisage une longue promenade vers Plouvain, commune proche du « lac bleu », dans les bois et sentiers voisins. Je connais bien ce plan d’eau et cet endroit, mes parents m’y emmenaient souvent lorsque j’étais enfant.
Je gare ma Renault Clio à l’entrée d’un sentier. Manou s’agite, elle sent que je vais ouvrir sa portière et la laisser vagabonder çà et là, tout en reniflant les parfums et les diverses odeurs champêtres, souvent malodorantes, laissées par les animaux de la campagne.
Je lui ouvre la portière, elle jaillit allègrement de l’habitacle. Afin de calmer son ardeur, de la voix et du geste, je lui intime l’ordre de rester à proximité. Le cadran de la voiture indique vingt-deux degrés, température exceptionnelle en cette saison. Je regrette d’avoir mis un Jean trop épais, mon pantalon corsaire plus léger aurait convenu davantage par ce temps. Je décide d’ôter mon pull, de le nouer autour de ma taille et de rester en simple débardeur. Je me sens ainsi plus à l’aise, c’est peut-être la dernière fois que je pourrai profiter des rayons du soleil.
Manou paraît enchantée, elle furète dans tous les endroits où elle renifle des odeurs qu’elle seule peut détecter. Elle se précipite à la droite du sentier, puis à gauche, me précède de quelques mètres, puis s’arrête longuement. C’est ainsi que nous avançons toutes les deux, en fait principalement à son rythme. Je la laisse vadrouiller ainsi, mais je ne la laisse pas s’éloigner pour autant de moi de plus de trente mètres. Quand je sens qu’elle oublie où je suis, je la rappelle à ferme et haute voix et, très obéissante, elle se hâte de venir sautiller sur moi en posant ses pattes avant sur mon ventre, semblant me remercier de ces bons moments.
Soudainement retentit un coup de feu, puis un autre juste après, puis un troisième. Ces détonations me semblent assez proches et m’inquiètent. N’y aurait-il pas des chasseurs dans le secteur ? Vraisemblablement. Nous sommes à la fin du mois de septembre, la chasse est probablement ouverte. Nous n’avons pourtant fait qu’une centaine de mètres dans ce chemin bordé d’arbres d’un côté et d’un champ de l’autre. Ce sentier, fait d’ornières, de traces de roues de tracteurs, est manifestement une allée de promenade. Néanmoins, je n’apprécie pas le nouveau climat qui vient troubler notre balade et m’apprête à rappeler Manou pour hâtivement rejoindre mon véhicule.
Tout à coup, un homme d’environ cinquante ans, vêtu d’une chemise kaki et porteur d’une casquette à grande visière de la même couleur, arrive du champ surplombant le chemin. Il en descend par bonds successifs. Il est assez grand, brun, un peu ventru, le visage garni d’un bouc. Je remarque notamment ses sourcils épais et continus qui lui barrent le haut du nez. Il tient son fusil, le canon tourné vers le sol. Un autre chasseur, beaucoup plus jeune, armé d’un fusil attaché dans le dos en bandoulière, plus petit et plus trapu, à cheveux longs blond roux attachés en catogan, au nez camard, porteur de lunettes et vêtu sensiblement de manière identique, dévale lui aussi le talus par petits bonds successifs et accède au sentier tout en gueulant : « Attends-moi ! Mon salaud ! ». Ces hommes me paraissent bien énervés pour ne pas dire sérieusement alcoolisés.
Manou, surprise par ces brutales apparitions, se tourne vers eux, menaçante, et commence à aboyer.
— Il va bientôt fermer sa grande gueule, ton clébard ? hurle le plus petit.
— Vous lui avez fait peur, voilà tout. Allez, Manou, viens, on s’en va.
Je m’apprête à remettre sa laisse à Manou mais celle-ci est troublée, énervée surtout, et tourne autour de moi. J’ai la nette impression que l’irruption des deux individus ne lui plaît pas du tout. Je les observe en douce afin qu’ils ne puissent penser que je leur porte un quelconque intérêt. Ces hommes d’apparence vulgaire ne m’inspirent pas confiance, il faut absolument qu’on s’en aille, et vite. Je m’empresse de rattacher Manou, trop excitée, à sa laisse.
Les deux hommes se regardent, échangent quelques mots à voix basse, le barbu s’adresse à moi :
— Vous venez souvent par ici ?
— Oui, quelquefois, mais je ne savais pas que la chasse était ouverte, alors on s’en va.
— Faut pas avoir peur de nous, ajoute l’homme à lunettes tout en s’approchant de moi avec un sourire narquois.
Je me sens mal à l’aise. Cet homme pue l’alcool, c’est clair. Il n’a pas cassé son fusil, il est accroché derrière lui, un coup pourrait partir accidentellement. Il faut vite quitter les lieux.
L’homme brun s’approche à son tour, m’observe attentivement, puis d’un coup, me prend par le poignet et déclare sur un ton goguenard :
— Tu m’as l’air bien foutue, il doit y avoir du beau monde sous ton petit maillot, hein ? Je devine une belle paire de nichons. Allez, poupée, montre-nous ça !
Je le repousse, tente de m’éloigner un peu, mais l’autre s’est placé juste derrière moi. Il attrape la bretelle droite de mon débardeur et la tire d’un coup sec vers le bas. Il dévoile ainsi le bonnet droit de mon soutien-gorge et persiste en attrapant cette fois la bretelle droite.
Le barbu s’approche à nouveau face à moi pour apporter une aide à son compagnon et me lance :
— Allez, montre-nous tes nibards, fais pas d’histoire. Elle a l’air bien fournie de ce côté-là, hein « Cato » ? Elle doit être bonne… Allez, on la baise ?
Joignant le geste à la parole, il s’empare du bord de mon débardeur et tente de l’abaisser avec force, tout en ricanant. Il insiste sauvagement, agrippe une bretelle de mon soutien-gorge, la tire brutalement vers le bas et parvient ainsi à dévoiler un sein. Simultanément, l’autre, placé derrière moi, m’attrape la gorge en me tirant vers l’arrière puis passe violemment une main entre mes deux fesses, par-dessous mon pull noué à la taille, vêtement qu’il tire brusquement pour le jeter au sol.
— Va falloir enlever ton falzar ma belle, je vais t’aider, sois sage.
Je me mets à hurler de toutes mes forces. Manou, que je maintiens toujours, réalise que ces gens agressent leur maîtresse. Elle attrape la cheville du pied gauche du barbu et la mord.
— Sale bête ! Mais lâche-moi ! Il me fait mal ce con ! hurle le barbu.
Voyant son copain dans une sale situation, le plus petit me contourne, extirpe promptement son fusil de son dos et vise Manou avec le canon.
Je m’écrie :
— NONnnnnnnnnn !
Il tire presque à bout touchant. La détonation est fulgurante, explosive. Touchée au flanc gauche, ma chienne s’écroule instantanément. Je hurle :
— NON… vous êtes fous, salauds, salauds, espèces de salauds ! Et de rage, je frappe à coups répétés de mes poings le visage et la poitrine de l’homme qui se trouve face à moi. Le barbu rigole, se gausse de moi, me repousse, s’éloigne un peu, puis s’arrête au niveau de ma chienne. Alors qu’il sait qu’elle est morte, il lui balance un violent coup de pied à la tête. Les deux hommes s’en vont en riant et remontent la petite pente qui donne accès au champ d’où ils étaient venus.
Je suis anéantie, le ciel m’est tombé sur la tête. En quelques minutes, ma vie a basculé dans l’horreur. Je suis allongée, la tête sur le cou de ma chienne, je ne fais que pleurer, pleurer avec secousses et râles. Je l’embrasse, l’embrasse encore et demeure ainsi longtemps. Je ne veux plus partir, je veux rester là, mourir avec elle. Je m’en veux. Le monde est infesté d’hommes pourris, de salauds et j’ai emmené Manou à leur rencontre. En quelque sorte, c’est moi qui ai scellé son funeste destin. Je me sens responsable… J’ai envie de partir avec elle, mourir moi aussi.
Oui, en cet instant, j’ai une réelle envie de mourir.
Trois ans auparavant, septembre 2014
J’ai de la chance : juste avant la rentrée scolaire, j’ai réussi à dégoter une petite maison proche de mon lieu de travail, rue Frédéric Degeorge. Je suis donc quasiment à proximité immédiate du lycée Gambetta où j’enseigne le français à des classes de seconde et de première.
Le déménagement s’est fait en une seule matinée du mois d’août et, depuis, je me suis employée, après maintes hésitations, à placer mon mobilier et décorer les pièces à mon goût. Je suis d’autant plus contente que je dispose dorénavant d’un jardin de plus de quatre cents mètres carrés. Je pourrai donc satisfaire une distraction que j’affectionne : Le jardinage. L’embellissement de ce terrain par des fleurs et arbustes délicatement choisis et, pourquoi pas, quelques plantes aromatiques utiles pour la cuisine constituera mon nouveau loisir. Certes, le loyer est assez onéreux, mais j’y gagne en n’ayant plus besoin d’utiliser ma voiture, laquelle dormira le plus souvent à l’abri, dans le garage.
Pascal a gardé notre ancien appartement de Saint-Laurent Blangy et a consenti à m’aider à disposer mes meubles. Nous nous sommes quittés d’un commun accord après deux ans de vie commune. Cette union fut un échec. À la longue, l’un comme l’autre, et surtout moi, nous ne ressentions plus d’attirance physique et n’avions finalement pas de goûts communs. Je dois reconnaître que c’est moi qui ai anticipé notre séparation. Je ne supportais plus sa nonchalance, ni sa désinvolture, ni ses extravagances. Il lui arrivait de ne pas rentrer le soir, sans m’avertir, et parfois de revenir tard dans la nuit, un peu éméché.
Je suis quelqu’un de pragmatique, j’aime que les choses soient claires, organisées et je ne me résigne pas à l’imprévu ni à l’irrespect. Je suis donc mieux seule et ne suis pas pressée d’envisager pour le moment une nouvelle vie de couple.
Pascal, lui aussi enseignant, professeur d’histoire au collège Bodel, n’était pas ce que l’on appelle communément un « homme à femmes ». Plutôt quelconque, grand, un peu maigre, les cheveux raides, il était davantage motivé par ses sorties entre copains que par un retour auprès de moi à notre appartement. Souvent, entre profs du même acabit, ils entamaient des débats philosophiques chez l’un ou l’autre, voire dans un bistrot de la grand-place d’Arras. À plusieurs occasions, ces petites réunions d’hommes, dont l’objectif était de refaire le monde et d’aborder des débats interminables dans le domaine politique, tinrent séance chez nous, avec abondance de boissons alcoolisées, sans qu’aucun ne se soucie de la gêne et de l’embarras dans lesquels ils me mettaient. Parfois, Pascal finissait ces soirées ailleurs et me rejoignait tard dans la nuit sans aucune discrétion et sans la moindre explication. Il se couchait à mes côtés, sans se soucier du tort causé : m’avoir sortie de mon sommeil sans vergogne.
Nous n’étions ni mariés ni pacsés, nous vivions « à la colle », selon cette expression vulgaire.
Cela ne pouvait pas durer, je suis redevenue célibataire et cela me va bien.
Pascal Legrand et moi nous sommes quittés sans regret, et en bons termes.
Je vais avoir vingt-sept ans. Je ne suis pas non plus et, j’en ai bien conscience, une femme extraordinaire. Mon visage offre des traits plutôt réguliers, mais je suis contrainte de porter de temps à autre des lunettes à cause d’une légère myopie. Mes cheveux sont châtain foncé assez longs, mes yeux marron, ou noisette selon la gentillesse des uns ou des autres. Je me trouve un peu trop petite et un peu ronde. J’estime avoir une trop forte poitrine et être un peu fessue. Bref, je ne souscris pas aux critères des « canons de beauté ». Je suis tout simplement normale et quelconque moi aussi. Je ne serai sûrement pas exagérément courtisée et cela m’indiffère, en tous les cas c’est que je me résous à croire. Je me sais exigeante et dure avec moi-même, notamment sur mon physique, ainsi j’aime feindre l’indifférence par crainte ou par orgueil.
Il est dix heures : j’accueille mes élèves de la classe de première A.
Ces filles et garçons, âgés de seize à dix-huit ans, me semblent bien énervés. Il est vrai qu’ils sortent de leur cours de musique et tel que je connais Alban Fabiani, leur professeur, homme exalté, exagérément démonstratif et un peu loufoque, je comprends leur agitation. Il m’appartient de remettre un peu de calme et de sérénité dans ma classe et de faire taire les rires encore sonores de certains membres de mon petit public. Je sais tenir une classe, j’ai toujours eu, malgré mon âge, l’autorité suffisante pour assurer mes cours.
— Calmez-vous et voyez plutôt sur vos ordinateurs le poème que j’y ai installé. Il s’agit d’un poème de Paul Verlaine, intitulé, comme vous pouvez le voir, « Soleils couchants ». Lisez-le attentivement, ensuite, on en parlera.
Je laisse s’écouler une bonne dizaine de minutes puis lance à mon auditoire :
— Je vous écoute… Oui… Gérald.
— Verlaine ! C’est celui qui a vendu des armes ?
— La question n’est pas là. Tu confonds avec Rimbaud… On parle du texte.
— Ah ! Oui, Rimbaud, son petit ami, persiste à ajouter l’intervenant avec un sourire moqueur.
— Je viens de dire que l’on ne s’occupe que du poème, du texte uniquement.
— Mais pourquoi les mots « soleils couchants » puisque c’est l’aube ? intervient Géraldine.
— Bonne réflexion, Géraldine. Je vois que tu as bien analysé le texte. Eh bien, il s’agit d’un raccourci entre le levant et le couchant, tout va très vite dans sa tête. La lumière de l’aube et celle du crépuscule se confondent et présentent la même image dans l’esprit du poète. L’aube vient d’alba, couleur blanchâtre, c’est l’idée. Ce texte fait partie des poèmes saturniens, ajouté-je.
— Ça me paraît assez triste, mélancolique, non ? questionne Valentin.
— Tu as tout à fait raison. Notez bien aussi, outre la mélancolie, la musique des mots. Ces vers résonnent comme une sonate, vous ne trouvez pas ?
La discussion qui suit devient de plus en plus animée. Je suis assez contente de l’effet produit par ce poème, et surtout de l’intérêt porté par certains de mes élèves.
Ma matinée se termine. Je repasse par la salle des professeurs et là, surprise ! J’y aperçois une ancienne amie. Ludivine Garoit est là, dans le même lycée que moi. Incroyable, cela fait dix ans que l’on ne s’était pas vu et Ludivine avait été ma meilleure amie de la sixième au bac. Elle aussi m’a reconnue et vient vers moi.
— Julie ! Julie Pavard ! Enfin ! J’avais bien lu ton nom dans la liste des professeurs, mais pas moyen de te rencontrer. Nos horaires ne doivent pas se confondre. Chouette…
— Suis ravie de te revoir. Je n’ai pas lu ton nom. Il y a bien une Ludivine mais pas Garoit.
— Je me suis mariée, je porte le nom de mon époux : Sénéchal. Voilà, je me nomme ici, Ludivine Sénéchal. Tu es prof de français, c’est bien ça ?
— Oui, et toi ?
— D’espagnol… Olé ! Tiens, voilà mon adresse. Nous habitons à Dainville, tu connais ? Ce n’est loin d’Arras. Passe me voir ce soir à l’heure de l’apéro, je te présenterai mon mari. C’est un flic, il est capitaine de police, mais il est quand même très sympa, ajoute mon amie en souriant.
— Oui, je veux bien, c’est gentil mais, tu sais, je ne bois jamais d’alcool.
— Tu auras du jus de fruits… À ce soir. Je compte sur toi. Tu peux venir avec ton mar…
— Je vis seule, je n’ai jamais été mariée, la coupé-je.
— Eh bien, on t’attend, ça me fait tellement plaisir de te revoir.
Ludivine est un peu mon contraire, elle est plutôt grande et mince, ne porte pas de lunettes, elle attache ses cheveux regroupés assez haut sur la tête, en queue de cheval serrée par un « chouchou ».
Elle et moi étions toujours ensemble, tant au lycée qu’à l’extérieur. L’avoir revue me fait un bien immense. Il me revient des souvenirs en abondance. Je mélange tout : des faits, événements, histoires, souvent drôles, rarement tristes, qui se sont déroulés en cinquième ou en troisième, ou alors en sixième, ou en terminale, je ne sais plus vraiment. Je sais seulement qu’une réelle amitié entre Ludivine et moi a duré sept ans, sans anicroche, sans fâcherie, sans brouille et sans incident. Il nous arrivait souvent, à l’insu de nos parents, de communiquer la nuit avec nos portables, la plupart du temps par textos. Le baccalauréat, obtenu par chacune avec une bonne mention, mit fin à nos chaudes accointances.
Ce soir, je vais me rendre chez elle. Je suis invitée à Dainville, chez « eux » en fait, je n’oublie pas qu’elle a un mari. Un flic, un Capitaine, selon ce qu’elle m’a annoncé. Elle ne m’a pas dit si elle avait un ou plusieurs enfants. Je m’en veux, je ne lui ai même pas posé la question. J’aurais pu apporter des friandises. Qu’à cela ne tienne ! j’apporterai une boîte de chocolats fins et ça ira pour tout le monde.
Il est dix-huit heures trente. Il me faut une dizaine de minutes pour rejoindre leur maison.
Je me remaquille un peu. Je m’applique à enjoliver mon regard avec un mascara pour relever mes cils, un eye-liner brun pour le contour de mes yeux puis j’étale sur mes paupières un fard d’un beige assez clair pour adoucir les couleurs foncées de mon iris et de ma pupille. Le rouge à lèvres que j’utilise me semble un peu trop écarlate. Il faudra que j’utilise à l’avenir un rouge plus discret. Sans mes lunettes, je ne suis pas très sûre de la précision de mon travail et quand je les chausse, je finis par me demander si tous ces efforts sont vraiment utiles avec cette « prothèse obligée » que je mets souvent de côté. Les verres rapetissent mon regard. Je pense me décider pour une prochaine opération de cette disgracieuse et inconfortable légère myopie.
J’ai juste le temps de me rendre dans la rue commerçante principale de la ville pour y acheter une boîte de chocolats variés. Je sors ma Renault Clio blanche et me dirige à l’adresse communiquée par mon amie.
J’entre dans un quartier chic, avec des rues récemment goudronnées, bordées de pavillons récents, tous de bon goût, mais différents. Le crépi blanc cassé domine, les toitures de couleur anthracite et la végétation déjà bien visible complètent la belle harmonie de l’endroit.
Mon amie demeure dans une impasse aux habitations plus espacées, ce qui facilite le stationnement de ma voiture.
À peine ai-je ouvert ma portière, munie de ma boîte de chocolats, que Ludivine s’avance vers moi, m’embrasse sur les deux joues et m’invite à pénétrer dans sa maison.
Je suis immédiatement accueillie par un chien de bonne taille, à poils ras et de couleur noire. Il me renifle les genoux un peu comme s’il m’inspectait.
— Chico, arrête ! Laisse la dame, commande Ludivine tout en le retenant par son collier.
Mon amie me conduit dans le salon et me présente son mari : Martial. L’homme est de taille moyenne, un peu trapu. Il porte une courte barbe de poils noirs.
— Bonjour, Julie, c’est bien ça ? Mon épouse m’a souvent parlé de vous, alors depuis hier, je sais tout de vos passés, enfin… Presque. Tout n’est pas bon à dire n’est-ce pas ?
Je ne réponds pas mais lui dévoile mon plus beau sourire tout en lui serrant la main.
Arrive une petite fille qui me fait aussitôt la bise.
— C’est Marjorie, elle a six ans et elle sait déjà un peu lire et écrire. Je ne te présente pas Chico, vous avez déjà fait connaissance.
La fillette est toute mignonne, ses cheveux attachés en nattes sont châtain foncé ; à première vue, elle ressemble plutôt à son père.
J’offre ma boîte de chocolats que Marjorie entame la première, puis l’apéritif est servi.
Je constate que ma copine a beaucoup de goût. La pièce est joliment aménagée et décorée.
Étant assise sur un canapé, le chien noir vient régulièrement poser son museau sur mes genoux, il se laisse caresser avec plaisir et me fixe avec un regard plein de douceur.
— Il est très gentil, votre toutou, il est de quelle race ? questionné-je.
Martial anticipe et répond à mon attente :
— Chico, c’est son nom. En 2007, il fallait un nom commençant par C. Il a presque sept ans maintenant et c’est un labrador ; c’est un chien super… Hein ? Chico ?
À l’évocation de son nom, l’animal retourne d’emblée vers son maître.
La soirée se poursuit et, malgré mes réticences, je suis invitée à partager le repas du soir annoncé « à la bonne franquette », mais révélé ensuite tout de même copieux et sapide.
Nous nous promettons de nous revoir le plus souvent possible, je quitte leur demeure vers vingt-trois heures et regagne la mienne à Arras.
Arrivée chez moi, je repense à cette soirée, suis ravie, tout cela était encore inattendu il y a vingt-quatre heures. Je revois aussi le regard doux du chien, son empressement à venir vers moi dès que je me suis assise. J’étais attendrie à ce moment-là et je me dis qu’il serait bien que je me prenne un compagnon de ce genre. Je possède un jardin, je suis seule, j’aime les animaux, tout est réuni pour réaliser mon envie.
***
L’idée fait son chemin. Oui ! Finalement, ce serait bien d’adopter un chien. Je vais me renseigner auprès de Ludivine et lui demander dans quel chenil ils ont trouvé Chico. Justement, nous étions convenues de prendre un pot dans un bar de la petite place d’Arras, ce vendredi à dix-sept heures, après nos cours.
Ludivine est déjà là, en terrasse. Le soleil est présent en cette fin de septembre, c’est encore un été actif. Nous nous faisons la bise, nous nous sentons bien dans ce décor magnifique. Je fais remarquer à mon amie que le beffroi avait été sélectionné pour concourir dans l’émission « monument préféré des Français », de Stéphane Bern, prévue prochainement. Ludivine le savait et approuve :
— Je sais, c’est amplement mérité, toute cette place pavée, avec ces maisons flamandes qui l’entourent, devrait en faire partie, puis : Il y a longtemps que tu professes dans ce lycée ?
— Non, un an seulement, dès que j’ai obtenu mon Capes. Auparavant, j’étais prof dans un collège à Liévin, et toi ? la questionné-je à mon tour.
— Martial a obtenu sa promotion au grade de capitaine en 2012. Nous étions installés à Boulogne-sur-Mer, il a choisi au plus près… donc Arras. J’ai attendu presque deux ans avant d’obtenir ma mutation « en rapprochement d’époux ». Alors nous voilà tous deux en activité à Arras. Nous avons acheté la maison de Dainville. Tu l’as vue, elle est de 2011, donc récente. Elle nous a été vendue par un couple en instance de divorce. On a profité de l’urgence démontrée par l’un et l’autre pour l’acquérir après une belle négociation.
— Et votre chien ?
— Il s’est habitué, il est davantage lié à nous qu’à une maison. C’est un peu notre deuxième enfant, tu sais.
Effectivement, l’autre soir, j’avais constaté qu’il était traité avec beaucoup d’attentions, il était très proche de la gamine surtout, un peu comme s’il était son grand frère. C’est étonnant, je ne savais pas qu’un chien pouvait autant s’insérer dans un milieu familial de cette façon.
— Et vous l’avez acheté où, Chico ?
— Dans un chenil à une dizaine de kilomètres de Boulogne, à Quesques, « l’élevage des sources de la liane », il avait deux mois quand on l’a emmené. Pourquoi me demandes-tu cela ?
— Je crois que je vais en adopter un, cela me fera une compagnie. Je me suis séparée de mon ami, je suis seule maintenant, et quand vous viendrez, vous verrez, j’ai une maison proche du lycée avec un jardin. Tiens ! dimanche, vous êtes libres ?
— Moi oui, mais Martial, je ne sais pas, il assure des permanences de week-end, je te dirai cela tout à l’heure par téléphone.
Nous en restons là. De retour chez moi, je me précipite sur l’écran de mon ordinateur. J’inscris sur le moteur de recherche Google le nom du chenil du village de Quesques recommandé par Ludivine. Je parcours leur site, recopie les coordonnées téléphoniques et prends la décision d’appeler dès le lendemain. Tôt le matin, avant mes cours, j’appelle.
Une dame est à l’écoute :
— Bonjour, madame, j’aimerais adopter un labrador, comment faut-il s’y prendre ? Dois-je passer commande ?
— Bonjour, madame, vous voulez un labrador, c’est ça ?
— Oui.
— Nous avons une portée. Les chiots ont un mois. Deux mâles et trois femelles.
— Ah ! Je peux venir en chercher un ? Et combien coûte un labrador ?
— Il est trop tôt pour prendre un de ces chiots, ils doivent être allaités pendant au moins deux mois. Si ça vous intéresse, il faudrait revenir après le vingt octobre pour en emmener un, mais vous pouvez choisir maintenant. Je vous préviens, ils sont de couleur beige, presque blanc. Nous n’avons que cette portée-là en ce moment.
— Dans ce cas, je viendrai dès demain pour choisir. Et le prix ?
— Huit cents euros, ce sont des chiens de pure race, vous savez !
— Très bien, je serai chez vous demain samedi après-midi. Bonne fin de journée, madame.
Ça y est, je suis décidée. Demain, je vais choisir un petit animal. Cette perspective me réjouit, je suis emballée. Il se pose quand même un petit problème : je vais avoir vingt-sept ans et je n’ai jamais eu d’animal de compagnie, hormis un chat noir errant que mes parents nourrissaient quotidiennement. Mais comment vais-je m’y prendre avec un chien ?
J’avoue que je suis ignare en la matière. La nourriture au début ? puis après ? le toilettage ? les soins ? les vaccins ? les accessoires ? J’ignore tout de cela. Je me rassure, je me connais, je sais que j’apprends vite, dès la semaine prochaine je me procurerai la documentation appropriée.
Ce samedi, je me lève plus tôt que d’habitude. Je n’ai pas beaucoup dormi, j’étais trop agitée. J’enfile ma robe de chambre et me précipite pour ouvrir le volet roulant de ma salle de séjour qui donne sur la rue. Il fait à peine jour et je découvre en souriant ce qu’est vraiment « une aube affaiblie » : un ciel couvert, fort gris très foncé. Il me semble que des rafales de vent balaient les flaques d’eau d’une averse récente. Zut ! Je me prépare à prendre la route pour Quesques et il fait mauvais. Je ne me décourage pas pour autant, je tiens à être la première à choisir un chiot de cette portée de cinq.
Par ce triste temps, après un petit-déjeuner rapide, une bonne douche et un maquillage réduit au minimum, j’opte pour un Jean et un anorak imperméable. J’ai conscience que cette tenue n’est pas très élégante, mais pour ce que j’ai à faire, je m’y résous.
Je choisis de prendre une route secondaire afin d’éviter rocades et autoroutes, certes plus rapides, mais tellement ennuyeuses. Je ne suis pas pressée, je traverse les communes de Tincques, de Saint-Pol, et Fauquembergues et arrive enfin à Quesques. La météo maussade est contraignante, elle m’oblige à rouler doucement et phares allumés. Une heure et quart de temps de route et je suis arrivée dans la commune. Je trouve aisément le chenil, bien signalé par des panneaux.
Je suis chaleureusement accueillie par une dame d’une cinquantaine d’années qui m’interpelle :
— Je suis Claire Leduc, directrice du chenil. C’est bien vous qui m’avez téléphoné hier pour un labrador ?
— Oui, je suis venue pour choisir un chiot, comme vous me l’aviez proposé.
— Vous êtes certaine de vouloir un chien de race labrador ?
Je suis surprise par la question, car jamais je n’ai pensé à un autre chien, en fait c’est le gentil Chico qui m’avait convaincue. J’ai longtemps conservé en mémoire son regard à la fois curieux et très doux.
— Oui, bien sûr, vous avez une portée de chiots, je crois ?
— Venez.
Je suis la dame, traverse un univers canin. Au passage de leur maîtresse, certains chiens se manifestent en aboyant. Certains sont en cage, d’autres en liberté. Ces animaux me donnent l’impression d’être bien soignés.
Au fond d’une grande cage se trouve une chienne labrador de couleur sable, couchée sur le côté, offrant ses mamelles à une bande de petits chiots trop maladroits pour s’emparer du premier coup d’une mamelle et ainsi de leur pitance. Ils se ressemblent tous. Le spectacle est émouvant.
— Je vous présente Gaëlle de Guise, la maman. Comme vous le voyez, elle s’occupe bien de ses petits mais elle est un peu fatiguée. Il y a là deux mâles et trois femelles. À vous de voir : Ils sont tous magnifiques et de pure race.
— Pouvez-vous m’éclairer sur les différences entre un chien et une chienne, notamment quant à leurs caractères et leurs comportements ?
— Les mâles sont un peu plus grands, généralement cinquante-cinq centimètres, contre cinquante et un pour les femelles, un peu plus lourds aussi. Ils ont besoin de se dépenser davantage. Les femelles sont plus douces, plus câlines.
Je regarde attentivement et longuement les chiots que ma présence indiffère. C’est vraiment attendrissant. Ces petites bêtes aux yeux mi-clos ressemblent davantage à des rats ou de grosses souris qu’à des chiens. Elles m’ont l’air un peu recroquevillées, mais surtout très pataudes dans leur comportement. La directrice me rassure :
— Vous savez, ce sont des nouveau-nés. Ce n’est pas à cet âge qu’ils sont les plus beaux, les plus mignons, mais vous verrez, dans un mois, vous tomberez en extase.
J’acquiesce d’un signe de tête, je m’en doute. C’est pareil chez les humains, le nouveau-né est plus mignon après quelques mois.
En mon for intérieur, je sais déjà que je vais choisir une femelle, j’ai peur de ne pas être capable de maîtriser un chien trop énergique. J’en fais part à l’éleveuse.
— Je vais prendre une femelle… Enfin, choisir, pour le moment.
Madame Leduc prend en main les chiots un par un, m’en présente trois et me propose de faire un choix.
— Allez, choisissez, elles sont toutes belles.
Je me trouve devant un choix délicat et embarrassant ; en choisir une, cela veut dire délaisser les deux autres. Voyant mon hésitation, la dame me rassure, me promet que, de toute manière, elles trouveront toutes des maîtres, le Labrador Retriever est très demandé.
— Labrador Retriever dites-vous ?
— C’est le nom précis. Cette race s’est amplement développée au Canada, d’où le nom de Labrador.
Si vous prenez une femelle, vous devrez prendre la décision de la stériliser ou pas. Si vous ne lui souhaitez pas de portée, il faudra la faire opérer à huit ou neuf mois.
J’enregistre ces informations, observe de nouveau longuement les trois chiots qui me sont proposés et m’arrête sur l’un d’eux que j’estime moins agité que les deux autres.
— Je vais réserver cette demoiselle, comment ferez-vous pour la reconnaître ?
— Ne vous inquiétez pas, je m’y connais, c’est mon métier. Voyez, elle a deux petites taches beiges un peu plus foncées au niveau du poitrail et sous l’oreille droite. Les deux autres ont également des taches mais en d’autres endroits… On y va ?
Après un dernier regard vers les petites chiennes, je repère bien celle que j’ai choisie et suis l’éleveuse dans son bureau. Je règle la moitié de la somme, soit quatre cents euros, puis reprends la route, encore tout attendrie de ce que je viens de voir. Madame Leduc m’a conseillé d’attendre la dernière semaine d’octobre pour venir chercher celle qui n’a pas encore de nom.
Les jours qui suivent, j’entreprends de nouvelles études. D’une part, je me renseigne auprès de tous les sites internet sur l’élevage des chiens et les particularités du Labrador Retriever. D’autre part, je fais l’acquisition en librairie de trois ouvrages relatifs à cette race. Je suis devenue imbattable en cette matière. Je sais aussi qu’en cette année 2014, s’agissant d’un chien de pure race, il faut que je lui trouve un nom débutant par la lettre J. Sur la toile de mon ordinateur, je parcours tous les noms. Ils défilent. J’hésite longtemps, très longtemps… Jarine ? Non alors ! Janou ? Pff… Jorgette ? Mouais. Jaqueline ? trop long. Jeep ? Ah ! Mais c’est le nom d’une voiture alors non. Jaura ? Ah ! Jacynthe comme fleur ? C’est mieux. Je lis encore d’autres noms mais finalement, ce sera Janou. Mon choix est fait, ma petite chienne s’appellera Janou. Je réfléchis encore, cette recherche me plombe le cerveau, je ne trouve pas dans les listes le nom idéal à mon goût. Ce ne sera pas Janou non plus, le J me gêne, il durcit le nom comme un souffle. En définitive, je préfère encore inventer. Je me creuse la cervelle, je fais passer plein de noms, farfelus, risibles, tristes, et puis tant pis, je reste sur Janou. Je m’arrête sur Janou. C’est ça, ce sera Janou. Janou de Julie, de Julie Pavard.
Le dimanche de la semaine suivante à midi, je reçois mon amie Ludivine avec Marjorie, mais son mari Martial est sur une affaire importante : Un vol à main armée commis la veille dans une supérette. Je lui avais demandé d’amener Chico. Au départ, elle ne voulait pas pour ne pas m’embarrasser mais j’avais beaucoup insisté, donc la bête est là.
Je fais visiter ma maison de ville que j’ai fait retaper complètement à ma façon. Ludivine me complimente, certainement par politesse. Chico nous suit dans chaque pièce, en posant son museau un peu partout. Il en fait de même dans le jardin dans lequel il n’hésite pas à lever la patte par deux fois pour uriner.
— Il fait souvent ça pour marquer son passage. C’est un peu le seul ennui, dès qu’il peut, il lève la patte, sur une plante, une roue de voiture, un lampadaire de rue. Mais bon, tous les chiens mâles font ainsi, s’excuse Ludivine.
J’avais bien remarqué cette manie dans mes lectures sur les chiens et rien que pour ça, sans enlever la tendresse que j’éprouve pour Chico, je me réjouis d’avoir préféré faire le choix d’une chienne.
Je ne suis pas une très bonne cuisinière, mais pour cette occasion, je m’étais appliquée à cuisiner un « poulet basquaise » en suivant scrupuleusement les étapes mentionnées dans la recette du « marmiton » lue sur le net. Pour l’entrée, je ne m’étais pas foulé : du saumon savamment fignolé par un traiteur et, pour le dessert, des gâteaux « Paris-Brest » achetés chez le pâtissier.
Pendant le repas ponctué de bavardages entre Ludivine et moi, notamment l’évocation des moments passés heureux ou risibles, Majorie quitte souvent la table pour retourner dans le jardin. Le soleil est présent. Chico l’accompagne à chaque fois, un peu comme si sa mission consistait à veiller sur l’enfant.
Il était arrivé dans la famille deux ans après la fillette, mais deux années transformées en vingt-sept ans en âge humain lui confèrent un droit d’autorité, certes momentané.
Le retour de la fillette et du chien est le moment où je sers les gâteaux. Marjorie s’en délecte sous le regard implorant du chien. Elle le regarde, puis s’adresse à sa mère :
— Je peux lui donner le reste de mon assiette ?
Je regarde l’assiette en question, elle est quasiment vide, il ne reste que quelques débris et un peu de crème. La réponse de la maman est catégorique.
— Tu sais que je ne veux pas qu’il mange comme nous. Ce n’est pas bon pour lui, il est gourmand et avalerait n’importe quoi. Je ne veux pas qu’il devienne obèse, il aura ses croquettes plus tard.
Chico demeure assis près de la chaise de Marjorie. Il attend avec la conviction qu’il va pouvoir lécher les restes.
— Exceptionnellement, il peut, je pense, interviens-je.
— C’est bon pour une fois, puisque Julie t’y autorise, puis s’adressant à moi :
— Tu sais, ces chiens sont excessivement gourmands, si on n’y prend pas garde ils mangent n’importe quoi, deviennent gras, puis handicapés des membres. Je veille à ce qu’on ne lui donne pas trop de sucreries.
Je savais tout cela. J’avais bien remarqué dans mes bouquins sur le labrador qu’il fallait veiller à leur nourriture, car ces chiens étaient particulièrement gourmands.
Un peu après seize heures, la petite famille me quitte. Je suis ravie de les avoir reçus tous les trois mais je regrette l’absence de l’époux. Me restent le rangement, la vaisselle, et un peu de ménage pour occuper la fin de ma journée.
***
En cette fin de mois de septembre et ces trois premières semaines d’octobre 2014, je reconnais que mes cours sont quelque peu approximatifs. Certains élèves ont constaté une certaine fébrilité chez moi. Parfois, je pose une question et, quelques minutes plus tard, je ne me souviens plus de son contenu. Angélique, élève d’une de mes classes de première, m’interpelle un jour :
— Ça va, madame ? vous semblez soucieuse.
— Oui, ça va. Ne t’inquiète pas, Angélique, ça va.
Cette intervention me fit prendre conscience de l’état d’agitation mais aussi d’un manque d’application totale que je traversais. C’est Janou, c’est un chien, un animal qui me perturberait à ce point ? Franchement, je me trouve idiote, infantile, de me tracasser pour une petite bête. Il faut que je me reprenne à tout prix. « J’irai la chercher mercredi prochain et on verra bien… Ça ira », tenté-je de me convaincre.
Je n’ai jamais eu d’animal domestique, ni chat, ni chien, ni poisson, ni oiseau, ni autre bête exotique. J’ai été élevée dans une famille au sein de laquelle aucun animal ne fut désiré, en dehors de ce chat noir, nourri, mais non invité à entrer dans la maison. Il n’était pas question d’en adopter un avec Pascal, mon ancien compagnon. Nous vivions en appartement et cette idée ne nous est jamais venue à l’esprit. C’est donc un tout nouveau challenge qui se présente à moi. Je tente de me rassurer, je suis professeur, je sais mater des ados, je suis donc bien armée pour dompter un chiot.
Mercredi vingt-six octobre est le grand jour. La veille, j’ai prévenu Madame Leduc de mon arrivée. Ludivine a tenu à m’accompagner, je ne voulais pas l’embêter mais elle m’a convaincue.
— Il faut bien que quelqu’un s’occupe de la petite Janou pendant que tu conduis. On ne peut pas la laisser seule sur une banquette, elle se sentirait perdue et pourrait basculer au sol. Que tu le veuilles ou non, nous viendrons avec toi. Marjorie est déjà tout émoustillée, elle est enchantée par avance, elle est curieuse et avide de pouvoir admirer des bébés chiens.