Marie-Antoinette - Stefan Zweig - E-Book

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Zweig Stefan

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Beschreibung


Marie-Antoinette est une biographie de la reine Marie-Antoinette d'Autriche, écrite par Stefan Zweig et publiée en 1933 dans la traduction française.
S'appuyant sur les archives de l'Empire autrichien et sur la correspondance du comte Axel de Fersen, qu'il fut le premier à pouvoir consulter intégralement, Stefan Zweig retrace la vie de cette reine, ni sainte du royalisme, ni prostituée de la Révolution mais une femme somme toute ordinaire.
 

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Table of Contents

CHAPITRE PREMIER ON MARIE UNE ENFANT

CHAPITRE II SECRET D’ALCÔVE

CHAPITRE III LES DÉBUTS À VERSAILLES

CHAPITRE IV LA LUTTE POUR UN MOT

CHAPITRE V LA CONQUÊTE DE PARIS

CHAPITRE VI LE ROI EST MORT, VIVE LE ROI !

CHAPITRE VII PORTRAIT D’UN COUPLE ROYAL

CHAPITRE VIII LA REINE DU ROCOCO

CHAPITRE IX TRIANON

CHAPITRE X LA NOUVELLE SOCIÉTÉ

CHAPITRE XI LA VISITE DU FRÈRE

CHAPITRE XII MATERNITÉ

CHAPITRE XIII LA REINE DEVIENT IMPOPULAIRE

CHAPITRE XIV COUP DE TONNERRE DANS LE THÉÂTRE ROCOCO

CHAPITRE XV L’AFFAIRE DU COLLIER

CHAPITRE XVI LE PROCÈS ET LE JUGEMENT

CHAPITRE XVII LE RÉVEIL DU PEUPLE LE RÉVEIL DE LA REINE

CHAPITRE XVIII L’ÉTÉ DÉCISIF

CHAPITRE XIX LA FUITE DES AMIS

CHAPITRE XX L’AMI APPARAÎT

CHAPITRE XXI L’ÉTAIT-IL, NE L’ÉTAIT-IL PAS ? (QUESTION INCIDENTE)

CHAPITRE XXII LA DERNIÈRE NUIT À VERSAILLES

CHAPITRE XXIII LE CHAR FUNÈBRE DE LA MONARCHIE

CHAPITRE XXIV RETOUR SUR SOI-MÊME

CHAPITRE XXV MIRABEAU

CHAPITRE XXVI PRÉPARATIFS DE FUITE

CHAPITRE XXVII LA FUITE À VARENNES

CHAPITRE XXVIII LA NUIT À VARENNES

CHAPITRE XXIX LE RETOUR

CHAPITRE XXX DUPERIE RÉCIPROQUE

CHAPITRE XXXI LA DERNIÈRE APPARITION DE L’AMI

CHAPITRE XXXII LE REFUGE DANS LA GUERRE

CHAPITRE XXXIII LES DERNIERS CRIS

CHAPITRE XXXIV LE DIX AOÛT

CHAPITRE XXXV LE TEMPLE

CHAPITRE XXXVI SEULE

CHAPITRE XXXVII LA DERNIÈRE SOLITUDE

CHAPITRE XXXVIII LA CONCIERGERIE

CHAPITRE XXXIX LA DERNIÈRE TENTATIVE

CHAPITRE XL LA GRANDE INFAMIE

CHAPITRE XLI L’OUVERTURE DU PROCÈS

CHAPITRE XLII LES DÉBATS

CHAPITRE XLIII LE DERNIER VOYAGE

CHAPITRE XLIV LA PLAINTE FUNÈBRE

NOTE DE L’AUTEUR

STEFAN ZWEIG

MARIE-ANTOINETTE

ROMAN

Traduit de l’allemand par Alzir Hella

1933

Raanan Éditeur

Livre 1205| édition 1

raananediteur.com

Écrire l’histoire de Marie-Antoinette, c’est reprendre un procès plus que séculaire, où accusateurs et défenseurs se contredisent avec violence. Le ton passionné de la discussion vient des accusateurs. Pour atteindre la royauté, la Révolution devait attaquer la reine, et dans la reine la femme. Or, la vérité et la politique habitent rarement sous le même toit, et là où l’on veut dessiner une figure avec l’intention de plaire à la multitude, il y a peu de justice à attendre des serviteurs complaisants de l’opinion publique. On n’épargna à Marie-Antoinette aucune calomnie, on usa de tous les moyens pour la conduire à la guillotine ; journaux, brochures, livres attribuèrent sans hésitation à la « louve autrichienne » tous les vices, toutes les dépravations morales, toutes les perversités ; dans l’asile même de la justice, au tribunal, le procureur général compara pathétiquement la « veuve Capet » aux débauchées les plus célèbres de l’Histoire, à Messaline, Agrippine et Frédégonde. Le revirement fut d’autant plus profond, lorsque, en 1815, un Bourbon monta de nouveau sur le trône ; pour flatter la dynastie, on repeint l’image diabolique sous les couleurs les plus flatteuses ; pas de portrait de Marie-Antoinette datant de cette époque où elle ne soit idéalisée et auréolée. Les panégyriques se succèdent ; la vertu insoupçonnable de Marie-Antoinette est farouchement défendue, on célèbre en vers et en prose son esprit de sacrifice, sa grandeur d’âme, son pur héroïsme ; et des anecdotes, abondamment trempées de larmes, tissées la plupart du temps par le monde aristocratique, encadrent le visage transfiguré de la « reine martyre ».

La vérité psychologique, comme c’est le cas le plus souvent, se rapproche ici du juste milieu. Marie-Antoinette n’était ni la grande sainte du royalisme ni la grande « grue » de la Révolution, mais un être moyen, une femme en somme ordinaire, pas trop intelligente, pas trop niaise, un être ni de feu ni de glace, sans inclination pour le bien, sans le moindre amour du mal, la femme moyenne d’hier, d’aujourd’hui et de demain, sans penchant démoniaque, sans soif d’héroïsme, assez peu semblable à une héroïne de tragédie. Mais l’Histoire, ce démiurge, n’a nullement besoin d’un personnage central héroïque pour échafauder un drame émouvant. Le tragique ne résulte pas seulement des traits démesurés d’un être, mais encore, à tout moment, de la disproportion qui existe entre un homme et son destin. Il se manifeste lorsqu’un surhomme, un héros, un génie, entre en conflit avec le monde environnant, trop hostile, trop étroit, pour la tâche que le destin lui a assignée, tel Napoléon étouffant dans le minuscule carré de Sainte-Hélène, ou Beethoven emprisonné dans sa surdité, et d’une façon générale, chez toute grande figure qui ne trouve pas sa mesure et son exutoire. Mais le tragique existe aussi quand une nature moyenne, sinon faible, est liée à un destin formidable, à des responsabilités personnelles qui l’écrasent et la broient, et cette forme ici me paraît même plus poignante du point de vue humain. Car le grand homme cherche inconsciemment un destin extraordinaire ; une vie héroïque ou, selon le mot de Nietzsche, « dangereuse » est organiquement conforme à sa nature démesurée ; il défie le monde par l’audace des exigences inhérentes à son caractère. De sorte qu’un génie n’est point, en fait, irresponsable de sa souffrance, car sa mission appelle mystiquement cette épreuve du feu, pour qu’il puisse donner la mesure de sa force suprême ; comme la tempête emporte la mouette, la puissance de son destin le pousse toujours plus fort et plus haut. L’homme moyen, en revanche, de par son essence, réclame une existence paisible ; il ne veut pas, il n’a pas besoin de tragique, il préfère vivre tranquillement dans l’ombre, à l’abri des vents, dans un climat tempéré ; c’est pourquoi il s’effraye, il résiste, il fuit, quand une main invisible le pousse vers les bouleversements. Il ne veut pas de responsabilités mondiales historiques, au contraire il les redoute ; il ne recherche pas la souffrance, on la lui impose ; il est contraint du dehors, non pas du dedans, de se dépasser. Cette souffrance du non-héros, de l’homme moyen, bien qu’il lui manque un sens évident, ne me paraît pas moins grande que celle, pathétique, du héros véritable, et peut-être est-elle encore plus émouvante, car l’être ordinaire doit la supporter à soi seul et n’a pas, comme l’artiste, l’heureux moyen de transmuer son tourment en œuvres et en formes durables.

Mais le destin, parfois, sait bouleverser ces natures moyennes et de sa poigne impérieuse les sortir de leur médiocrité ; la vie de Marie-Antoinette en est peut-être un des plus éclatants exemples de l’Histoire. Pendant ses trente premières années, sur les trente-huit qu’elle a vécues, cette femme suit une voie médiocre, bien que dans un milieu élevé ; jamais elle ne dépasse la mesure commune ni en bien ni en mal : une âme tiède, une nature ordinaire, et au début, du point de vue historique, rien qu’une figurante. Sans l’irruption de la Révolution dans son fol univers de plaisirs, cette princesse insignifiante aurait tranquillement continué à vivre comme des millions de femmes de tous les temps ; elle aurait dansé, bavardé, aimé, ri, se serait parée, aurait rendu visite et fait l’aumône ; elle aurait mis au monde des enfants et finalement se serait étendue doucement sur un lit pour y mourir, sans avoir réellement vécu selon l’esprit du temps. En sa qualité de reine, on l’aurait mise en bière avec solennité et on aurait porté le deuil à la cour, mais ensuite elle aurait disparu de la mémoire des hommes comme tant d’autres princesses, les Marie-Adélaïde et Adélaïde-Marie, les Anna-Catherine et Catherine-Anna, dont les pierres tombales, aux froids caractères qu’on ne déchiffre plus, se trouvent dans le Gotha. Jamais personne n’aurait éprouvé le désir de tirer du néant son image, son âme éteinte ; nul n’aurait su qui elle était en réalité ; et – point capital – jamais Marie-Antoinette elle-même, reine de France, ne l’aurait su ni appris sans son épreuve. Car le propre de l’être moyen, heureux ou malheureux, est de ne pas sentir en soi-même la nécessité de se mesurer, de ne pas avoir la curiosité de se poser de questions tant que le destin ne lui en pose pas : il laisse dormir en soi ses possibilités inutilisées, dépérir ses facultés, s’amollir ses forces comme des muscles qu’on n’exerce jamais avant que la nécessité ne les tende pour une résistance réelle. Une nature moyenne doit être projetée hors de soi-même pour devenir tout ce qu’elle est capable d’être, et peut-être davantage qu’elle ne le supposait ou pressentait ; pour cela le destin n’a pas d’autre fouet que le malheur. De même que l’artiste recherche parfois avec intention un sujet d’apparence mesquine, au lieu d’un sujet émouvant et universel, afin de mieux prouver sa force créatrice, de même le destin, de temps à autre, choisit un héros insignifiant pour montrer que d’une matière fragile il sait tirer le plus intense pathétique, d’une âme faible et indolente la plus haute tragédie. Marie-Antoinette est un des plus beaux exemples de cet héroïsme involontaire.

Avec quel art, quelle ingéniosité dans les épisodes, sur quelle vaste scène l’Histoire construit son drame autour de cette nature ordinaire avec quelle science elle fait naître les contrastes autour de ce personnage central qui, dès le début, s’y prête si peu ! Avec une ruse diabolique, elle commence par combler cette femme. Elle donne à l’enfant un palais impérial pour demeure, à l’adolescente une couronne, à la jeune femme elle prodigue généreusement tous les dons de la beauté et de la richesse et lui accorde en outre un cœur insouciant de la valeur de ces présents. Pendant des années elle cajole et dorlote cet être léger jusqu’à ce qu’il en devienne toujours plus inconscient et en perde la raison. Mais si le destin a porté cette femme aux plus hauts sommets du bonheur avec rapidité et aisance, il ne l’en laisse ensuite retomber qu’avec plus de lenteur et une cruauté plus raffinée. Avec un réalisme mélodramatique, cette tragédie met en présence les oppositions les plus violentes ; elle pousse Marie-Antoinette d’un palais impérial aux cent salons dans une misérable geôle, du carrosse doré sur la charrette du bourreau, du trône sur l’échafaud ; elle la jette du luxe dans l’indigence ; d’une femme jouissant de la faveur générale et partout acclamée, elle fait un objet de haine sur qui s’abat la calomnie ; bref elle l’entraîne toujours plus bas, sans pitié, jusqu’au suprême abîme. Et cet être petit et médiocre, soudainement assailli dans sa nonchalance, ce cœur étourdi ne comprend pas ce que lui veut cette force étrangère ; il sent seulement qu’une dure poigne le pétrit, qu’une griffe brûlante s’enfonce dans sa chair torturée ; inaccoutumé à la souffrance, la craignant, il ne se doute de rien, se débat, gémit, cherche à s’échapper. Mais inexorable comme l’artiste qui ne lâche pas sa matière avant de lui avoir arraché ses derniers effets, sa suprême possibilité, le malheur ne cesse pas de marteler l’âme molle et faible de Marie-Antoinette avant d’en avoir obtenu la fermeté et la dignité, et fait surgir toute la grandeur ancestrale ensevelie dans ses profondeurs. Cette femme éprouvée, qui n’a jamais eu la curiosité d’elle-même, s’aperçoit enfin avec effroi, au milieu de ses tourments, de la transformation qui s’opère juste au moment où son pouvoir royal prend fin : elle sent naître en elle quelque chose de grand et de nouveau, qui n’eût pas été concevable sans cette épreuve. « C’est dans le malheur qu’on sent davantage ce qu’on est », ces mots fiers et émus jaillissent soudain de sa bouche et étonnent ; un pressentiment lui dit que c’est justement par la souffrance que sa pauvre vie restera en exemple à la postérité. Et grâce à cette conscience d’un devoir supérieur à remplir son caractère grandit au-delà de lui-même. Peu avant que la forme humaine ne se brise, le chef-d’œuvre impérissable est achevé, car à la dernière heure de sa vie, à la toute dernière heure, Marie-Antoinette, nature moyenne, atteint au tragique et devient égale à son destin.

CHAPITRE PREMIERON MARIE UNE ENFANT

Pendant des siècles, sur d’innombrables champs de bataille allemands, italiens et flamands, les Habsbourgs et les Bourbons se sont disputé jusqu’à épuisement l’hégémonie de l’Europe. Enfin, les vieux rivaux reconnaissent que leur jalousie insatiable n’a fait que frayer la voie à d’autres maisons régnantes ; déjà, de l’île anglaise, un peuple hérétique tend la main vers l’empire du monde ; déjà la marche protestante de Brandebourg devient un puissant royaume ; déjà la Russie à demi païenne s’apprête à étendre sa sphère à l’infini : ne vaudrait-il pas mieux faire la paix, finissent par se demander – trop tard, comme toujours – les souverains et leurs diplomates, que de renouveler sans cesse le jeu fatal de la guerre, pour le grand profit de mécréants et de parvenus ? Choiseul, ministre de Louis XV, Kaunitz, conseiller de Marie-Thérèse, concluent une alliance ; et afin qu’elle s’avère durable et ne soit pas un simple temps d’arrêt entre deux guerres, ils proposent d’unir, par les liens du sang, la dynastie des Bourbons à celle des Habsbourgs. La maison de Habsbourg n’a jamais manqué de princesses à marier ; et en ce moment, précisément, elles sont nombreuses et de tous les âges. Les ministres envisagent d’abord d’unir Louis XV, bien qu’il soit grand-père, et en dépit de ses mœurs plus que douteuses, à une princesse habsbourgeoise ; mais le roi très chrétien se réfugie vivement du lit de la Pompadour dans celui de la du Barry. D’autre part, l’empereur Joseph, deux fois veuf, ne manifeste guère le désir de se laisser marier à l’une des trois filles de Louis XV qui ne sont plus toutes jeunes. Il reste donc une troisième combinaison, la plus naturelle, l’union du dauphin adolescent, petit-fils de Louis XV et futur héritier de la couronne de France, à une fille de Marie-Thérèse. En 1766, Marie-Antoinette, âgée alors de onze ans, peut déjà faire l’objet d’un projet sérieux ; le 24 mai de cette année-là, l’ambassadeur d’Autriche mande expressément à l’impératrice : « Le roi s’est expliqué de façon que votre majesté peut regarder le projet comme décidé et assuré. » Mais les diplomates ne seraient pas diplomates s’ils ne mettaient pas leur point d’honneur à rendre difficiles les choses simples, et surtout à retarder savamment toute affaire importante. Des intrigues de cour sont menées des deux côtés, une année passe, une deuxième, une troisième, et Marie-Thérèse, méfiante, non sans raison, craint que pour finir son incommode voisin, Frédéric de Prusse, « le monstre » comme elle l’appelle dans sa franche indignation, n’entrave aussi ce plan, si décisif pour la puissance de l’Autriche, par un de ses artifices machiavéliques ; elle met donc en jeu toute son amabilité, sa passion et sa ruse pour que la cour de France ne puisse pas retirer la promesse à demi donnée. Avec l’obstination inlassable d’une entremetteuse professionnelle, la patience tenace et inflexible dont elle a seule le secret, elle ne cesse pas de faire valoir à Paris les qualités de la princesse ; elle inonde les ambassadeurs de civilités et de présents pour qu’ils rapportent enfin de Versailles une demande en mariage définitive ; plus impératrice que mère, songeant davantage à accroître la puissance de sa maison qu’au bonheur de son enfant, son ambassadeur a beau l’informer que « la nature semble avoir refusé tous dons à Monsieur le Dauphin, que par sa contenance et ses propos ce prince n’annonce qu’un sens très borné, beaucoup de disgrâce et nulle sensibilité », rien ne peut la retenir. D’ailleurs une archiduchesse a-t-elle besoin d’être heureuse, ne suffit-il pas qu’elle devienne reine ? Mais plus Marie-Thérèse met d’ardeur à obtenir un engagement formel, plus Louis XV, en bon psychologue, se réserve ; pendant trois ans il se fait envoyer des portraits et des rapports sur la petite archiduchesse et se déclare en principe favorable au projet de mariage ; mais il ne fait pas la demande tant attendue et ne s’engage pas.

Le gage innocent de cette importante affaire d’État, la petite Toinette, âgée de douze ans, est une gamine délicate, gracieuse, svelte et indéniablement jolie, qui, pendant ce temps, joue et folâtre en compagnie de ses sœurs, frères et amies, dans les salons et les jardins de Schœnbrunn, avec toute l’ardeur de son tempérament ; elle ne songe guère aux études, aux livres et à l’instruction. Grâce à sa gentillesse naturelle et à son entrain primesautier, elle s’y prend si adroitement avec les abbés et les gouvernantes chargés de l’éduquer qu’elle réussit à se soustraire à toutes les heures d’études. Un jour, Marie-Thérèse, à qui les multiples affaires d’État n’ont jamais permis de se soucier sérieusement d’un seul de ses nombreux enfants, s’aperçoit avec effroi que la future reine de France, à l’âge de treize ans, ne sait écrire correctement ni le français ni l’allemand, qu’elle ne possède même pas les connaissances les plus superficielles en Histoire et que son instruction générale laisse entièrement à désirer ; pour la musique il n’en va pas beaucoup mieux, bien qu’elle ait comme professeur de piano Gluck lui-même. Au dernier moment, il faut rattraper le temps perdu, faire de l’espiègle et paresseuse Toinette une personne instruite. Ce qui importe le plus pour une future reine de France c’est de savoir danser convenablement et parler le français avec un bon accent ; dans ce but, Marie-Thérèse engage d’urgence le grand maître de danse Noverre et deux acteurs d’une troupe française en tournée à Vienne, l’un pour la prononciation, l’autre pour le chant. Mais à peine l’ambassadeur de France en a-t-il fait part à la cour des Bourbons, qu’un avertissement indigne arrive de Versailles : une future reine de France ne peut pas avoir des cabotins pour éducateurs ! On engage en hâte de nouvelles négociations diplomatiques, car la cour de Versailles considère déjà l’éducation de la future fiancée du dauphin comme une affaire la concernant ; après de longs pourparlers on délègue à Vienne comme précepteur, sur la recommandation de l’évêque d’Orléans, un certain abbé Vermond ; par lui nous possédons les premiers rapports sérieux sur l’archiduchesse alors âgée de treize ans. Il la trouve délicieuse et sympathique :

« Elle a, écrit-il, une figure charmante, elle réunit toutes les grâces du maintien, et si, comme on doit l’espérer, elle grandit un peu, elle aura tous les agréments qu’on peut désirer d’une princesse. Son caractère, son cœur sont excellents. »

Le brave abbé s’exprime beaucoup plus prudemment sur les connaissances réelles et sur l’application de son élève. Espiègle, inattentive, pétulante et vive, la petite Marie-Antoinette, en dépit de sa grande facilité de compréhension, n’a jamais manifesté le moindre désir de s’occuper d’une chose sérieuse.

« Elle a, dit-il, plus d’esprit qu’on ne lui en a cru pendant longtemps. Malheureusement, cet esprit n’a été accoutumé à aucune contention jusqu’à douze ans. Un peu de paresse et beaucoup de légèreté m’ont rendu son instruction plus difficile. J’ai commencé pendant six semaines par des principes de belles-lettres. Elle m’entendait bien lorsque je lui présentais des idées toutes éclaircies ; son jugement était presque toujours juste, mais je ne pouvais l’accoutumer à approfondir un objet quoique je sentisse qu’elle en était capable. J’ai cru qu’on ne pouvait appliquer son esprit qu’en l’amusant. »

C’est à peu près dans les mêmes termes que tous les hommes d’État, dix et vingt ans plus tard, se plaindront de cette paresse de la pensée malgré une grande intelligence, de cette fuite ennuyée devant tout entretien sérieux ; déjà chez l’adolescente de treize ans se manifeste clairement le défaut d’une nature qui pourrait tout et ne veut vraiment rien. Mais à la cour de France, depuis le règne des maîtresses, la tenue d’une femme est plus appréciée que sa valeur réelle ; Marie-Antoinette est jolie, décorative, elle a bon caractère, cela suffit. Enfin, en 1769, Louis XV adresse à Marie-Thérèse la missive qu’elle attend fiévreusement depuis si longtemps ; le roi y demande solennellement la main de la jeune princesse pour son petit-fils, le futur Louis XVI, et propose comme date du mariage les fêtes de Pâques de l’année suivante. Marie-Thérèse accepte, comblée ; après de longues années de soucis, cette femme, tragique et résignée, peut vivre encore de belles heures. La paix de l’empire, et en même temps de l’Europe, lui paraît désormais assurée ; aussitôt des courriers et des estafettes annoncent officiellement à toutes les cours que, d’ennemis, Habsbourgs et Bourbons sont à jamais devenus alliés par le sang. Bella gerant alii, tu, felix Austria, nube ; une fois de plus, la vieille devise des Habsbourgs se trouve confirmée.

La tâche des diplomates est heureusement achevée. Mais on s’aperçoit à présent que c’était là la partie la plus facile de la besogne. Persuader les Habsbourgs et les Bourbons de la nécessité d’une entente, réconcilier Louis XV et Marie-Thérèse, quel jeu d’enfants à côté des difficultés insoupçonnées que l’on va rencontrer pour mettre d’accord, à l’occasion d’une solennité aussi représentative, le cérémonial des cours et des maisons de France et d’Autriche ! Il est vrai que des deux côtés les maîtres de cérémonies et autres représentants du formalisme disposent d’une année entière pour rédiger toutes les clauses du protocole, terriblement important, des solennités nuptiales ; mais qu’est-ce que douze mois pour ces chinois de l’étiquette ! Un héritier du trône de France épouse une archiduchesse autrichienne : quelles questions bouleversantes de préséance soulève cette affaire ! Avec quelle attention il faut en examiner tous les détails, que d’irrémédiables faux-pas il s’agit d’éviter en se livrant à l’étude de documents séculaires ! Jour et nuit, à Schœnbrunn et à Versailles, les gardiens sacrés des us et coutumes méditent, enfiévrés ; jour et nuit les ambassadeurs discutent de chaque invitation, des courriers spéciaux galopent d’un pays à l’autre avec des propositions et des contre-propositions, car on se rend compte de l’épouvantable catastrophe (pire que sept guerres) qui pourrait s’ensuivre au cas où seraient violées les préséances entre les maisons souveraines ! Au cours d’innombrables conférences des deux côtés du Rhin on pèse et discute d’épineuses et doctorales questions, comme celles-ci par exemple : quel nom sera cité le premier dans le contrat de mariage, celui de l’impératrice d’Autriche ou du roi de France ? qui apposera le premier sa signature ? quels présents seront offerts ? quelle dot sera stipulée ? qui accompagnera la fiancée ? qui la recevra ? combien de gentilshommes, de dames d’honneur, d’officiers, de gardes, de premières et de deuxièmes caméristes, de coiffeurs, de confesseurs, de médecins, de scribes, de secrétaires et de lingères doivent faire partie du cortège nuptial d’une archiduchesse d’Autriche jusqu’à la frontière, et, ensuite, d’une héritière du trône de France de la frontière jusqu’à Versailles ? Tandis que les perruques d’en deçà et d’au-delà du Rhin sont encore loin d’être d’accord sur les grandes lignes des questions essentielles, dames et gentilshommes des deux cours, de leur côté, se disputent déjà entre eux farouchement, comme s’il s’agissait des clefs du paradis, l’honneur d’accompagner ou de recevoir le cortège nuptial, chacun défendant ses prétentions armé de codes et de parchemins ; et bien que les maîtres de cérémonies travaillent comme des galériens, ils ne viennent pas à bout, en l’espace d’une bonne année, de toutes ces questions capitales de préséance et de protocole : au dernier moment, par exemple, on biffe du programme la représentation de la noblesse alsacienne pour « éviter les questions d’étiquette compliquées qu’on n’a plus le temps de régler » Et si un ordre royal n’avait pas fixé à l’avance de date précise, les gardiens français et autrichien du cérémonial ne seraient même pas d’accord aujourd’hui encore sur la forme « exacte » du mariage ; et il n’y aurait pas eu de Marie-Antoinette, ni peut-être de Révolution française !

Des deux côtés, bien qu’en France comme en Autriche les économies soient terriblement nécessaires, on déploie la plus grande pompe et le dernier faste. Les Habsbourgs ne veulent pas être surpassés par les Bourbons, ni les Bourbons par les Habsbourgs. Le palais de l’ambassade de France à Vienne est jugé trop petit pour les quinze cents invités ; des centaines d’ouvriers construisent en hâte des annexes, tandis qu’à Versailles, au même moment, on aménage spécialement pour la noce une salle de spectacle. Ici et là-bas une ère bénie s’ouvre pour les fournisseurs de la cour, tailleurs, joailliers, fabricants de carrosses. Rien que pour aller au-devant de la princesse, Louis XV commande au fournisseur de la cour, Francien, deux carrosses d’une magnificence inouïe, en bois précieux, avec vitres étincelantes, l’intérieur capitonné de velours, l’extérieur somptueusement décoré, surmontés de couronnes, et, en dépit de cet apparat, d’une souplesse admirable et de la plus grande légèreté.

Pour le dauphin et la cour royale on exécute des habits de parade, couverts de pierreries ; le gros Pitt, le plus beau diamant de l’époque, ornera le chapeau de Louis XV, et Marie-Thérèse prépare non moins luxueusement le trousseau de sa fille : dentelles de Malines tissées tout exprès, fine toile, soie et parures ne sont pas épargnées. Enfin l’ambassadeur Durfort, qui vient demander au nom du dauphin la main de Marie-Antoinette, arrive à Vienne. Vision splendide pour les Viennois, amateurs passionnés de spectacles : quarante-huit carrosses à six chevaux, parmi lesquels les deux merveilles vitrées citées plus haut, roulent lentement et solennellement à travers les rues pavoisées conduisant à la Hofburg ; les livrées des cent dix-sept laquais et gardes du corps qui accompagnent l’ambassadeur ont coûté à elles seules cent sept mille ducats, le cortège pas moins de trois cent cinquante mille. À partir de ce moment les fêtes se suivent : demande publique en mariage, renonciation solennelle de Marie-Antoinette devant l’Évangile, le crucifix et les cierges allumés, à ses droits autrichiens, congratulations de la cour, de l’Université, parade de l’armée, « théâtre paré », réception au Belvédère suivie d’un bal auquel participent trois mille personnes, nouvelle réception et souper pour quinze cents invités au palais Liechtenstein, et enfin, le 19 avril, mariage par procuration à l’église Saint-Augustin, où l’archiduc Ferdinand représente le dauphin. Encore un souper de famille intime et, le 21, adieux solennels, dernière étreinte. Alors dans le carrosse du roi de France, entre une double haie respectueuse, Marie-Antoinette, ex-archiduchesse d’Autriche, roule au-devant de son destin.

Marie-Thérèse a vu partir sa fille avec peine. Pendant des années et des années cette femme, lasse et vieillissante, avait souhaité ce mariage qu’elle considérait comme un bonheur suprême pour la maison de Habsbourg, et cependant, au dernier moment, le destin désiré par elle-même pour sa fille lui inspire de l’inquiétude. Si l’on étudie avec soin sa vie, ses lettres, on voit que cette souveraine tragique, le seul grand souverain de la maison d’Autriche, ne porte plus depuis longtemps la couronne que comme un fardeau. Avec une peine infinie, par des guerres continuelles, elle a maintenu l’unité de l’empire, formé par une suite d’alliances et dans un certain sens artificiel, contre la Prusse et la Turquie, l’Orient et l’Occident ; mais maintenant précisément qu’il paraît consolidé, elle perd courage. Cette femme vénérable est saisie de l’extraordinaire pressentiment qu’après elle l’empire auquel elle a donné toute sa force et toute son énergie sera partagé et morcelé ; politicienne clairvoyante, presque voyante, elle sait combien est peu solide cet amalgame de nations, composé par le hasard, et que son existence ne peut être prolongée qu’à force de prudence, de réserve et d’intelligente passivité. Qui continuera ce qu’elle a entrepris avec tant de soin ? Profondément désillusionnée sur le compte de ses enfants, elle a senti s’éveiller en elle l’esprit de Cassandre ; il leur manque tout ce qui faisait sa propre force et était le fond de sa nature : la longue patience, la ténacité, l’art des projets lents et sûrs, celui aussi de savoir se limiter sagement et parfois renoncer. Mais le sang lorrain de son mari semble avoir répandu dans leurs veines une vague brûlante d’inquiétude ; tous sont prêts à sacrifier des possibilités incalculables au plaisir d’un instant : génération mesquine, légère et sans foi, à la seule recherche du succès éphémère. Son fils et corégent Joseph II, avec l’impatience d’un prince héritier, flatte Frédéric II qui l’a persécutée et raillée toute sa vie ; il courtise Voltaire qu’en pieuse catholique elle hait comme l’antéchrist ; l’archiduchesse Marie-Amélie, qu’elle a également destinée à un trône, à peine mariée à Parme scandalise l’Europe par la légèreté de ses mœurs. Au bout de deux mois, elle a dilapidé les finances, désorganisé le pays et se divertit avec des amants ; son autre enfant, à Naples, elle non plus ne lui fait guère honneur ; aucune de ses filles ne fait preuve de sérieux ni d’austérité morale. L’œuvre prodigieuse de dévouement et d’abnégation à laquelle la grande impératrice a inflexiblement sacrifié toute sa vie privée, toute joie, tout plaisir facile, lui paraît accomplie en vain. Elle se réfugierait volontiers dans un cloître, et seule la crainte, née du juste pressentiment que son fils trop empressé détruirait aussitôt par des mesures irréfléchies tout ce qu’elle a mis debout, fait que cette vieille lutteuse garde le sceptre dont sa main est lasse depuis longtemps.

Bonne psychologue, elle ne se fait pas d’illusions sur sa cadette, Marie-Antoinette ; elle connaît ses qualités – grande bonté de cœur et obligeance, vivacité et gaieté d’esprit, nature franche et humaine – mais elle n’ignore pas non plus ses défauts : manque de maturité, légèreté, étourderie, inconséquence. Pour l’approcher de plus près, pour faire au dernier moment de cette ardente écervelée une reine, elle installe Marie-Antoinette dans sa propre chambre pendant les deux mois qui précèdent le départ : elle cherche, par de longues conversations, à la préparer à sa haute destinée ; et pour gagner le secours du ciel, elle emmène l’enfant en pèlerinage dans les environs de Vienne, à Mariazell. Mais plus l’heure des adieux approche, plus l’impératrice s’inquiète. Une obscure angoisse trouble son cœur, un pressentiment du malheur futur, et elle met en jeu toute sa force pour conjurer les sombres puissances. Avant le départ elle remet à Marie-Antoinette une « règle de conduite » détaillée et fait jurer à l’adolescente évaporée de la relire consciencieusement tous les mois. À part la missive officielle, elle fait parvenir à Louis XV une lettre privée, où elle supplie le vieillard d’avoir de l’indulgence pour la légèreté enfantine de celle qui ne compte que quatorze ans. Mais son inquiétude intérieure ne s’apaise pas. Marie-Antoinette n’est pas encore arrivée à Versailles que déjà elle lui rappelle sa promesse de consulter l’écrit qu’elle lui a remis :

« Je vous recommande, ma chère fille, tous les 21, de relire mon papier. Je vous prie, soyez-moi fidèle sur ce point ; je ne crains chez vous que la négligence dans vos prières et vos lectures et la tiédeur et la paresse suivront. Luttez contre… N’oubliez pas une mère qui, quoique éloignée, ne cessera d’être occupée de vous jusqu’à son dernier soupir. »

Au milieu des réjouissances célébrant le triomphe de sa fille, Marie-Thérèse se rend à l’église et prie Dieu de détourner le malheur que seule, parmi tous, elle pressent.

Tandis que la gigantesque cavalcade – trois cent quarante chevaux, qui doivent être relayés à chaque station – traverse lentement l’Autriche et la Bavière et, après d’innombrables fêtes et réceptions, s’approche de la frontière française, charpentiers et tapissiers travaillent activement à un édifice singulier sur une île du Rhin, entre Kehl et Strasbourg. Là les grands maîtres de cérémonies de Versailles et de Schœnbrunn ont joué leur principal atout ; après des pourparlers sans fin pour savoir si la remise solennelle de la mariée devait s’accomplir en pays autrichien ou en pays français, un malin parmi eux a trouvé une solution digne de Salomon : on construira un pavillon spécial en bois sur un des petits îlots inhabités du Rhin, entre la France et l’Allemagne, donc une sorte de « no man’s land » ; ce sera là une merveille de neutralité ; deux pièces du côté de la rive droite du Rhin, où Marie-Antoinette entrera en archiduchesse, deux pièces du côté de la rive gauche, d’où elle sortira après la cérémonie en dauphine de France, et au milieu la grande salle de la remise solennelle, où l’archiduchesse deviendra définitivement l’héritière du trône. Des tapisseries précieuses du palais épiscopal couvrent les cloisons élevées à la hâte, l’université de Strasbourg prête un baldaquin, la riche bourgeoisie de la ville son plus beau mobilier. Ce sanctuaire d’une splendeur princière est naturellement fermé aux yeux des profanes, mais ici comme partout quelques pièces d’argent rendent les gardiens complaisants ; c’est ainsi que quelques jours avant l’arrivée de Marie-Antoinette plusieurs jeunes étudiants allemands se glissent dans l’édifice à moitié achevé pour satisfaire leur curiosité. L’un d’eux surtout, à la taille élancée, au regard clair et ardent, le nimbe du génie couronnant son front viril, ne peut pas se rassasier de la beauté des Gobelins tissés d’après les cartons de Raphaël ; ils éveillent chez le jeune homme, à qui la cathédrale de Strasbourg vient justement de révéler l’art gothique, le désir ardent de comprendre avec le même amour l’art classique. Enthousiasmé, il explique à ses camarades moins éloquents ce monde de beauté, soudain découvert, des maîtres italiens ; mais tout à coup il s’arrête, se sent mal à l’aise, ses sourcils foncés et épais se froncent, presque avec colère, au-dessus du regard encore enflammé. Car à l’instant seulement il vient de se rendre compte de ce que représentent ces tapisseries : c’est, en effet, une légende convenant aussi peu que possible à une noce : l’histoire de Jason, Médée et Créüse, l’exemple le plus frappant d’un hymen fatal.

« Quoi ! s’exclame à haute voix le génial adolescent, sans prêter attention à l’étonnement des assistants, est-il permis de mettre aussi imprudemment sous les yeux d’une jeune reine, dès le premier jour, l’exemple du mariage le plus atroce qui fût jamais consommé ? N’y a-t-il donc point parmi les architectes, décorateurs et tapissiers français, un seul homme qui comprenne que les images ont une signification, qu’elles agissent sur les sens et l’esprit, qu’elles laissent des impressions, qu’elles éveillent des pressentiments ? Ne dirait-on pas que l’on a voulu envoyer au-devant de cette belle dame, que l’on dit être attachée à la vie, le plus hideux des spectres ? »

Les amis du bouillant jeune homme réussissent avec peine à le calmer, et il leur faut presque employer la force pour entraîner Gœthe – car cet étudiant n’est autre que Gœthe – hors de la bâtisse en bois. « L’immense flot de magnificence » du cortège nuptial s’approche, bientôt il inondera d’allégresse et de joyeuses paroles la salle décorée, sans que personne ne soupçonne que quelques heures auparavant le regard pénétrant d’un poète a discerné dans ce tissu multicolore le fil noir de la fatalité.

La remise de Marie-Antoinette doit signifier la séparation de tout ce qui la relie à la maison d’Autriche, personnes et choses ; ici encore, les maîtres de cérémonies ont imaginé un symbole particulier ; non seulement pas une personne de la suite autrichienne n’est autorisée à l’accompagner au-delà de la ligne de démarcation invisible, mais encore l’étiquette exige qu’elle ne garde pas sur elle la moindre chose provenant de son pays, ni souliers, ni bas, ni chemise, ni rubans. À partir du moment où Marie-Antoinette devient dauphine de France, elle ne peut se vêtir que de tissus français. C’est ainsi que l’enfant de quatorze ans est obligée de se dévêtir entièrement devant toute sa suite dans l’antichambre autrichienne ; la nudité de ce tendre corps d’adolescente à peine éclos illumine un instant la pièce obscure ; puis on la revêt d’une chemise de soie française, de jupons de Paris, de bas de Lyon, de souliers du cordonnier de la cour, elle ne peut conserver aucun souvenir, pas même une bague, une croix, le monde de l’étiquette ne croulerait-il pas si elle gardait une seule agrafe ou un ruban qu’elle aimât ? À partir de maintenant, elle ne doit plus voir autour d’elle un seul des visages auxquels elle est habituée depuis des années. Est-ce étonnant si l’adolescente effrayée par toute cette pompe et ces chinoiseries, et si brusquement jetée dans une atmosphère étrangère, fond en larmes comme une enfant ? Mais il s’agit de reprendre immédiatement une tenue convenable, car les transports sentimentaux ne sont pas de mise à un mariage politique ; là-bas, dans l’autre pièce, la suite française attend déjà, et ce serait une honte que d’aller au-devant d’elle les yeux humides et craintive. Le comte Starhemberg, gentilhomme d’honneur, lui tend la main pour l’aider à faire le pas décisif, et vêtue à la française, accompagnée pour la dernière fois de sa suite autrichienne, archiduchesse d’Autriche pendant deux minutes encore, elle entre dans la salle où elle doit être remise à la délégation bourbonienne qui l’attend en grande pompe et grand apparat. L’ambassadeur de Louis XV prononce un discours solennel, lecture est donnée du protocole, puis – tout le monde retient son souffle – voici la grande cérémonie où chaque pas est calculé comme dans un menuet et qui a été apprise et répétée plusieurs fois. La table au milieu de la salle représente symboliquement la frontière. D’un côté les Autrichiens, de l’autre les Français. Tout d’abord le gentilhomme d’honneur autrichien lâche la main de Marie-Antoinette ; le gentilhomme d’honneur français s’en empare et d’un pas solennel fait accomplir lentement le tour de la table à la jeune fille tremblante. Pendant ces minutes exactement comptées la suite autrichienne se retire lentement vers l’entrée et de la même cadence la suite française s’avance vers la future reine, de sorte qu’au moment précis où Marie-Antoinette se trouve avec la cour française, la cour autrichienne a déjà quitté la salle. Cette débauche d’étiquette se déroule en silence, impeccable, grandiose et fantomatique ; mais au dernier instant la fillette intimidée ne peut plus se contenir devant cette glaciale solennité. Et au lieu d’accepter, calme et froide, l’humble révérence de sa nouvelle dame d’honneur, la comtesse de Noailles, elle se jette en sanglotant dans ses bras, comme pour y chercher un refuge : geste d’abandon charmant et attendrissant, que tous les grands coptes du cérémonial, des deux côtés du Rhin, avaient oublié de prescrire. Mais le sentiment ne fait pas partie des logogriphes et usages de cour ; déjà, le carrosse vitré attend au-dehors, les cloches sonnent à la cathédrale de Strasbourg, et les salves d’artillerie retentissent ; au milieu d’un déchaînement d’acclamations Marie-Antoinette quitte pour toujours les rivages insouciants de l’enfance : son destin de femme commence…

L’arrivée de Marie-Antoinette marque une heure de joie inoubliable pour le peuple français qui depuis longtemps a perdu l’habitude des fêtes. Il y a de nombreuses années que Strasbourg n’a plus vu de dauphine, et peut-être n’en a-t-elle jamais vu une aussi adorable que cette jeune fille. La svelte enfant aux cheveux, blond cendré, aux yeux bleus et espiègles, rit et sourit du fond de son carrosse vitré aux innombrables Alsaciens et Alsaciennes accourus des villes et villages, dans leur joli costume national, pour acclamer le somptueux cortège. Des centaines d’enfants, de blanc vêtus, précèdent la voiture en jonchant le chemin de fleurs ; un arc de triomphe a été dressé, les portes sont pavoisées, sur la grande place le vin coule de la fontaine, des bœufs entiers rôtissent à la broche, on distribue d’énormes corbeilles de pain aux pauvres. Le soir toutes les maisons sont illuminées, des flammes serpentent autour du clocher et la dentelle rougeâtre de la divine cathédrale en devient transparente. D’innombrables barques et bateaux glissent sur le Rhin, éclairés par des torches aux couleurs diverses et portant des lampions pareils à des oranges de feu ; des boules de verre multicolores, resplendissantes de lumière, scintillent dans les arbres ; et le monogramme entrelacé du dauphin et de la dauphine brille sur l’île, couronnant, au milieu de figures mythologiques, un feu d’artifice grandiose. Jusque fort avant dans la nuit, le peuple avide de spectacles déambule dans les rues et le long du fleuve ; la musique vibre et résonne ; dans des centaines d’endroits garçons et filles dansent joyeusement ; la blonde messagère d’Autriche semble avoir apporté un nouvel âge d’or ; une fois encore le peuple de France, oubliant ses maux et son ressentiment, reprend courage et se laisse aller à un joyeux espoir.

Mais ce tableau magnifique dissimule lui aussi une déchirure secrète ; comme dans le Gobelin de la salle de réception, le destin y a glissé symboliquement un signe de malheur. Lorsque le lendemain avant son départ Marie-Antoinette veut se rendre à la messe, ce n’est pas le vénérable évêque qui l’accueille à l’entrée de la cathédrale, mais son neveu et coadjuteur. L’air un peu efféminé dans sa soutane violette et flottante, ce prêtre mondain prononce une allocution galante et pathétique – ce n’est pas sans raison que l’Académie l’a accepté dans ses rangs – où se détachent ces phrases de courtisan :

« Vous allez être parmi nous la vivante image de cette impératrice chérie, depuis longtemps l’admiration de l’Europe comme elle le sera de la postérité. C’est l’âme de Marie-Thérèse qui va s’unir à l’âme des Bourbons. »

Après les salutations, le cortège se range respectueusement sous la voûte sombre de la cathédrale ; le coadjuteur conduit la princesse à l’autel et de sa fine main baguée de jeune premier élève l’ostensoir. C’est Louis, prince de Rohan, futur héros tragi-comique de l’Affaire du Collier, l’adversaire le plus dangereux de Marie-Antoinette, son ennemi le plus funeste, qui, le premier, lui souhaite la bienvenue en France. Et la main qui maintenant lui donne la bénédiction est la même qui plus tard précipitera dans la boue son honneur et sa couronne.

Marie-Antoinette ne peut pas demeurer longtemps à Strasbourg, dans cette Alsace qui lui est une demi-patrie : quand un roi de France attend, tout retard serait inadmissible. Au milieu d’une mer bruissante d’acclamations, sous les arcs de triomphe et les portes enguirlandées, le cortège nuptial fait enfin route vers son premier but, la forêt de Compiègne, où dans un imposant cortège de voitures la famille royale attend. Courtisans, dames de la cour, officiers, gardes du corps, trompettes, tambours et musiciens, tous vêtus d’habits neufs et étincelants, forment des groupes bariolés ; ce jeu de couleurs flamboyantes donne un éclat particulier à la forêt printanière. À peine les fanfares des deux suites annoncent-elles l’approche du cortège nuptial que Louis XV quitte son carrosse pour recevoir la femme de son petit-fils. Mais déjà, de son pas léger tant admiré, Marie-Antoinette se hâte au-devant de lui et s’agenouille dans la plus gracieuse des révérences (n’oublions pas qu’elle fut l’élève du grand maître de danse Noverre) devant le grand-père de son futur époux. Le roi, bon connaisseur, par son Parc aux Cerfs, de franche chair féminine, fort sensible au charme et à la grâce, se penche avec une tendre satisfaction vers la blonde et appétissante enfant, aide la fiancée de son petit-fils à se relever et l’embrasse sur les joues. Ensuite seulement il lui présente son futur mari, qui, avec ses cinq pieds dix pouces, gauche, embarrassé, compassé, lève enfin ses yeux somnolents de myope et, sans montrer un empressement particulier, baise cérémonieusement sa fiancée sur la joue, conformément à l’étiquette. Dans le carrosse Marie-Antoinette est assise entre le grand-père et le petit-fils, entre Louis XV et le futur Louis XVI. Le vieillard paraît bien tenir le rôle du fiancé, il parle avec animation et fait même un peu la cour à la jeune fille, tandis que l’époux de demain s’ennuie et se tient silencieusement dans son coin. Le soir, lorsque les fiancés, déjà mariés d’ailleurs par procuration, gagnent leur chambre respective, le triste amoureux n’a pas encore dit un seul mot de tendresse à la ravissante ingénue ; et dans son journal intime, comme résumé de cette journée décisive, il écrit sèchement cette unique ligne : « Entrevue avec Madame la Dauphine. »

Trente-six ans plus tard, dans cette même forêt de Compiègne, un autre souverain de France, Napoléon, attendra son épouse, une autre archiduchesse autrichienne, Marie-Louise. Elle ne sera pas aussi charmante, aussi jolie à croquer que Marie-Antoinette, cette Marie-Louise grassouillette, ennuyeuse et calme. Mais l’homme énergique, l’amant tendre et fougueux, prendra immédiatement possession de la femme qui lui est destinée. Le soir même il demande à l’évêque si le mariage de Vienne per procuram lui confère des droits conjugaux, et sans attendre la réponse il en tire les conclusions : le lendemain déjà Napoléon et Marie-Louise déjeunent ensemble au lit. Mais Marie-Antoinette n’a rencontré dans la forêt de Compiègne ni un homme ni un amant : un fiancé officiel tout simplement.

La deuxième et véritable célébration du mariage a lieu le 16 mai à Versailles dans la chapelle de Louis XIV. Une telle affaire de cour et d’État est trop sublime, trop auguste, et en même temps trop intime, trop familière, pour qu’il puisse être permis au peuple d’y assister ou même de faire la haie devant les portes. Seul un sang de la plus pure noblesse confère le droit d’entrée à l’église où, à travers les vitraux multicolores, les rayons du soleil printanier font briller fabuleusement une fois encore, comme le dernier fanal d’un monde qui disparaît, le brocart brodé, le satin miroitant, le faste infini des familles élues. L’archevêque de Reims préside la cérémonie. Il bénit les treize louis d’or et l’anneau nuptial ; le dauphin passe l’alliance à l’annulaire de Marie-Antoinette et lui tend les pièces d’or, puis tous deux s’agenouillent pour recevoir la bénédiction. La messe commence aux sons de l’orgue ; au Pater Noster on tend un baldaquin argenté au-dessus du jeune couple ; alors seulement le roi signe le contrat de mariage, et après lui, selon un ordre hiérarchique soigneusement observé, tous les parents les plus proches. C’est un document prodigieusement long, plusieurs fois plié ; aujourd’hui encore, sur le parchemin jauni, on lit, maladroits et trébuchants, ces quatre mots : Marie-Antoinette-Josepha-Jeanne, péniblement tracés par la petite main de la fillette de quinze ans, et à côté – « mauvais signe », murmure-t-on une fois de plus – une énorme tache d’encre jaillie de sa plume rebelle, et de la sienne seule parmi tous les signataires.

À présent, la cérémonie terminée, le peuple est gracieusement autorisé à participer, lui aussi, à la fête des monarques. Une marée humaine – la moitié des Parisiens ont déserté la capitale – se déverse dans les jardins de Versailles, qui révèlent aujourd’hui au profanum vulgus leurs cascades et leurs jets d’eau, leurs prairies et leurs allées ombragées ; le clou des réjouissances sera le feu d’artifice nocturne, le plus grandiose qu’on aura jamais vu à une cour royale. Mais le ciel prépare un feu d’artifice à sa manière. Dans l’après-midi des nuages noirs s’amoncellent, annonciateurs de malheurs ; bientôt un orage éclate, une averse formidable tombe sur la ville et le peuple privé de son divertissement reflue en désordre vers Paris. Tandis que des milliers de Parisiens grelottants de froid, trempés jusqu’aux os et fouettés par la pluie, fuient tumultueusement dans les rues et que les arbres secoués par la tempête se courbent dans le parc, derrière les vitres de la nouvelle Salle de Spectacle, illuminée de milliers de bougies, le grand repas de noces commence, selon le cérémonial traditionnel que ne peut ébranler aucun ouragan, aucun tremblement de terre : pour la première et dernière fois Louis XV essaye de surpasser la magnificence de son illustre prédécesseur Louis XIV. Six mille invités, l’élite de la noblesse, ont obtenu à grand’peine des cartes d’entrée, non pour prendre place à table, mais uniquement pour regarder respectueusement du haut de la galerie les vingt-deux membres de la maison régnante porter à la bouche cuillers et fourchettes. Pas un de ces six mille « invités » n’ose respirer de peur de troubler la grandeur du spectacle. Cependant, en sourdine, sous les arcades de marbre, un orchestre de quatre-vingts musiciens accompagne le festin princier. Puis, saluée par les gardes françaises, toute la famille royale passe entre la double haie de la noblesse humblement courbée : la solennité officielle est terminée et le royal marié n’a plus d’autre devoir à accomplir que celui de n’importe quel époux. La dauphine à sa droite, le dauphin à sa gauche, le roi conduit les deux enfants (à eux deux ils ont à peine trente ans) dans leur chambre à coucher. L’étiquette pénètre jusque dans la chambre nuptiale, car sinon le roi de France en personne, qui pourrait remettre à l’héritier du trône sa chemise de nuit, et qui pourrait tendre la sienne à la dauphine, sinon la dame du rang le plus élevé et la plus récemment mariée, en l’occurrence la duchesse de Chartres. Et seul l’archevêque de Reims a le droit de s’approcher du lit qu’il bénit et asperge.

Enfin, la cour quitte la pièce intime ; pour la première fois, Louis et Marie-Antoinette restent seuls et le baldaquin du grand lit se referme sur eux, rideau de brocart d’une tragédie invisible.

CHAPITRE II SECRET D’ALCÔVE

« Rien », tel est le mot, au double sens très fâcheux, que le jeune époux écrit le lendemain dans son Journal. Ni les cérémonies de la cour ni la bénédiction épiscopale n’ont eu de pouvoir sur un pénible défaut organique dont est affligé le dauphin : matrimonium non consummatum est, le mariage n’a pas été consommé ; il ne le sera pas davantage demain ni au cours des premières années. Marie-Antoinette a trouvé un « nonchalant mari », et l’on croit au début que seules la timidité, l’inexpérience ou une « nature tardive » rendent impuissant le jeune homme de seize ans en face de cette ravissante jeune fille. Surtout ne hâtons rien et n’inquiétons pas l’adolescent arrêté par un obstacle mental, inhibé dirions-nous aujourd’hui, pense la mère expérimentée, qui prie Antoinette de ne pas prendre au tragique la déception conjugale – « point d’humeur là-dessus », écrit-elle en mai 1771 – et recommande à sa fille « caresses, cajolis », mais d’autre part, sans rien exagérer, car « trop d’empressement gâterait le tout ». Mais cette situation se prolonge un an, deux ans, et l’impératrice commence à être inquiète de cette « conduite si étrange » du jeune époux. Impossible de douter de sa bonne volonté, car de mois en mois le dauphin se montre de plus en plus tendre envers sa charmante épouse, et il renouvelle sans cesse ses visites nocturnes, ses tentatives infructueuses, mais quelque « maudit charme », quelque trouble fatal et mystérieux empêche l’ultime et décisive caresse. L’ignorante Antoinette croit que ce n’est que « maladresse et jeunesse » ; la pauvre enfant, dans son inexpérience, conteste même « les mauvais bruits qui courent dans le pays sur l’incapacité de son mari ». La mère, alors, intervient. Elle fait venir le médecin de la cour, van Swieten, et le consulte au sujet de la « froideur extraordinaire du dauphin », il hausse les épaules. Si une jeune fille aussi délicieuse ne réussit pas à exciter le dauphin, tout remède médical restera sans effet. Marie-Thérèse envoie à Paris lettre sur lettre ; finalement Louis XV, qui a une longue expérience et n’est que trop expert en ce domaine, interroge sérieusement son petit-fils ; Lassone, le médecin de la cour, est mis au courant ; le triste héros de cette aventure amoureuse est examiné et il se trouve que l’impuissance du dauphin est déterminée non point par des causes morales, mais par un défaut organique insignifiant.

« Les uns disent que le frein comprime tellement le prépuce qu’il ne se relâche pas au moment de l’introduction et lui cause une douleur vive qui oblige Sa Majesté à modérer l’impulsion nécessaire pour l’accomplissement de l’acte. D’autres supposent que ledit prépuce est si adhérent qu’il ne peut se relâcher assez pour permettre la sortie de l’extrémité pénienne ce qui empêche l’érection complète de se produire. (Rapport secret de l’ambassadeur d’Espagne.) »

Les consultations se succèdent, il s’agit de savoir si le bistouri du chirurgien doit intervenir « pour lui rendre la voix », comme on chuchote cyniquement dans les antichambres. De son côté, Marie-Antoinette, éclairée entre-temps par ses amies expérimentées, fait tout son possible pour décider son époux au traitement chirurgical. « Je travaille à le déterminer à la petite opération dont on a déjà parlé et que je crois nécessaire », écrit-elle en 1775 à sa mère. Cependant Louis XVI – de dauphin devenu roi, mais au bout de cinq ans pas encore époux – fidèle à son caractère hésitant ne peut se décider à un acte énergique. Il recule et temporise, tente et retente, et cette situation horrible, répugnante, ridicule, ces éternels essais et ces éternels échecs durent encore deux ans, à l’humiliation de Marie-Antoinette, à la risée de toute la cour, à la rage de Marie-Thérèse, à la honte de Louis XVI ; sept années épouvantables s’écoulent donc, jusqu’à ce que finalement l’empereur Joseph se rende en personne à Paris pour persuader son peu courageux beau-frère de la nécessité de l’opération. Alors seulement ce triste César de l’amour réussit à franchir heureusement le Rubicon. Mais le domaine psychique qu’il conquiert enfin est déjà dévasté par ces sept années de luttes ridicules, par toutes ces nuits pendant lesquelles Marie-Antoinette a enduré, comme femme et comme épouse, la suprême mortification de son sexe.

N’eût-on pu éviter (se demandera peut-être mainte âme sensible) de toucher à ce mystère délicat et sacré ? N’eût-il point suffi de voiler jusqu’à la rendre obscure la défaillance royale ? N’eût-on pas mieux fait de glisser discrètement sur cette tragédie, en parlant au besoin, à mots couverts, du « bonheur absent de la maternité » ? Tous ces détails intimes sont-ils vraiment indispensables à une étude de caractère ? Ils le sont très certainement, car toutes les tensions, dépendances, sujétions et hostilités qui naissent peu à peu entre le roi et la reine d’une part, les candidats au trône et la cour d’autre part, et qui se répercutent bien loin dans l’Histoire universelle, demeurent incompréhensibles si l’on ne s’attaque pas franchement à leur véritable origine. Plus nombreux qu’on ne veut généralement l’admettre sont les faits historiques qui ont leur point de départ dans l’alcôve sous le baldaquin des couches royales : mais il y a peu de cas où la relation logique entre la cause privée et l’effet politique et historique soit aussi nette que dans cette tragi-comédie intime ; et toute étude psychologique qui reléguerait dans l’ombre un événement que Marie-Antoinette elle-même a qualifié d’« article essentiel » de ses soucis et de ses espoirs manquerait d’honnêteté.

Autre chose encore : dévoile-t-on véritablement un mystère quand on parle sincèrement de la longue impuissance conjugale de Louis XVI ? Certes, non ! Seul le XIXe siècle, avec son moralisme et sa pruderie maladive, a fait un noli me tangere de tout entretien libre sur les choses physiologiques. Mais au XVIIIe siècle, comme aux siècles précédents, l’impuissance ou l’aptitude conjugale d’un roi, la fécondité ou la stérilité d’une reine, étaient considérées non comme affaire privée, mais comme affaire politique et d’État, parce qu’elles décidaient de la succession au trône et par conséquent du destin de tout le pays ; le lit faisait aussi ouvertement partie de l’existence humaine que les fonts baptismaux ou le cercueil. Dans la correspondance de Marie-Thérèse et de Marie-Antoinette, qui passait en tout cas par les mains de l’archiviste d’État et du copiste, une impératrice d’Autriche et une reine de France parlent en toute liberté de tous les détails et malheurs de cette singulière vie conjugale. Marie-Thérèse décrit à sa fille avec éloquence les avantages du lit commun et lui donne de petits conseils féminins pour profiter habilement de toute occasion en vue de l’acte charnel ; la fille, à son tour, annonce à sa mère la venue ou le retard de ses menstrues, les échecs de l’époux, les « un petit mieux », et enfin, triomphalement, sa grossesse. Il arrive même une fois que le compositeur d’Iphigénie, Gluck, partant plus tôt que le courrier, est chargé de la transmission de nouvelles de ce genre. Au XVIIIe siècle on voit encore les choses naturelles d’un point de vue tout naturel.

Mais si encore la mère était seule à connaître cette défaite secrète ! En réalité toutes les femmes de chambre en parlent, toutes les dames d’honneur, les gentilshommes et les officiers, les domestiques et les blanchisseuses de la cour de Versailles le savent, et même à sa propre table le roi doit subir plus d’une rude plaisanterie. En outre, comme la descendance d’un Bourbon constitue, quant à la succession au trône, une affaire de haute politique, toutes les cours étrangères s’en occupent de la façon la plus sérieuse. Dans leurs rapports les ambassadeurs de Saxe, de Sardaigne, de Prusse, donnent des explications détaillées sur cette question délicate ; le plus zélé d’entre eux, le comte Aranda, ambassadeur d’Espagne, fait même examiner les draps du lit royal par des domestiques achetés afin d’être le plus exactement possible au courant. Partout, dans toute l’Europe, rois et princes rient et se gaussent en paroles et par lettres de Louis XVI ; non seulement à Versailles, mais dans tout Paris, dans toute la France, l’impuissance du roi est le secret de polichinelle. On en parle dans la rue, des libelles volent de main en main, et lorsque Maurepas est nommé ministre, ce couplet gaillard circule à l’amusement général :

« Maurepas était impuissant,

Le roi l’a rendu plus puissant.

Le ministre reconnaissant

Dit : Pour vous, Sire,

Ce que je désire,

D’en faire autant. »

Mais sous un comique apparent se cache une réalité triste et funeste. Car ces sept années de défaillance conjugale ont une influence morale décisive sur le caractère du roi et de la reine et comportent des suites politiques qui resteraient incompréhensibles si l’on ne connaissait pas ces faits : ici le destin d’un couple est lié au destin du monde.

Si l’on ignorait ce vice intime, on ne comprendrait pas, avant tout, l’attitude morale de Louis XVI. Car son habitus reflète, avec une netteté vraiment clinique, tous les indices typiques d’un sentiment d’infériorité né d’une faiblesse physiologique. Il manque à ce « refoulé » la force d’agir dans la vie publique, parce qu’elle lui fait défaut dans la vie privée. Il ne peut s’affirmer, il est incapable de manifester une volonté quelconque, moins encore de l’imposer ; gauche, timide, secrètement honteux, il fuit la société de la cour et surtout celle des femmes, car il sait, brave homme au fond très honnête, que son malheur est connu de tous, et les sourires ironiques et entendus le troublent profondément. Parfois il se fait violence, essaye de se donner une certaine autorité, une apparence virile. Mais alors il dépasse le but, devient brusque, grossier et brutal – fuite typique dans un geste de violence factice dont personne n’est dupe. Jamais il ne réussit à se montrer libre, naturel, sûr de lui, ni surtout majestueux. Incapable de virilité dans le privé, il lui est impossible en public de se comporter en roi.

Le fait que ses goûts personnels sont pourtant des plus mâles, la chasse et le travail physique (il s’est installé une forge et aujourd’hui encore on en peut voir le tour), n’est nullement en opposition avec ce tableau clinique ; au contraire, il ne fait que le confirmer. Qui ne se sent pas un homme en effet aime inconsciemment à le paraître, et qui sait sa faiblesse intime fait volontiers étalage de force ; lorsque pendant des heures sur son cheval écumant il poursuit le sanglier et galope à travers les bois, lorsqu’il épuise ses muscles sur l’enclume, le sentiment d’une vigueur purement physique compense heureusement celui de sa faiblesse cachée : un mauvais serviteur de Vénus est heureux de se donner des airs de Vulcain. Mais dès que Louis revêt l’uniforme de gala et paraît au milieu des courtisans, il se rend compte que cette force-là toute musculaire n’est pas la véritable, et le voilà immédiatement gêné. On le voit rarement rire, rarement satisfait et vraiment heureux.