Marie Stuart - Stefan Zweig - E-Book

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Zweig Stefan

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Beschreibung

Marie Stuart est une biographie publiée en 1935 par Stefan Zweig, traduite par Alzir Hella. Elle est présentée comme une tragédie (Dramatis personae en tête d'ouvrage).|Source Wikipédia|
Reine d'Écosse à la mort de son père, en 1542, alors qu'elle n'a que six jours, et reine de France à dix-sept ans, après son mariage avec François II, Marie Stuart est une des figures les plus romanesques de l'histoire. Veuve en 1560, elle rentre en Ecosse et épouse Lord Darnley, avec qui elle ne s'entend bientôt plus. Devenue la maîtresse du comte de Bothwell, cette funeste liaison entraînera sa perte. Lorsque Bothwell assassine Darnley, l'horreur causée dans le pays par ce forfait est si grande que Bothwell est exilé et que Marie Stuart doit se réfugier auprès de sa rivale, Elisabeth Ire, reine d'Angleterre. Celle-ci la gardera captive vingt ans, jusqu'au jour où, tombant dans le piège d'une conspiration contre la vie d'Élisabeth, la malheureuse Marie, convaincue de tentative de régicide, est condamnée à mort. Parée de mille grâces par les uns, peinte comme une criminelle par les autres, chacun reconnaît cependant en Marie Stuart une victime dont l'énergie dans l'épreuve et la fierté devant la mort furent admirables. Mais sous les préjugés catholiques ou protestants, anglais ou écossais, il fallait un esprit libre et l'immense talent de Stefan Zweig pour faire revivre en toute justice la femme et la reine si cruellement unies par le destin.

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Table of Contents

Dramatis personæ

Préface

Reine au berceau 1542 – 1548

Jeunesse en France 1548 – 1559

Reine, veuve et reine encore Juillet 1560 – Août 1561

Retour en Écosse Août 1561

Premier avertissement 1561-1563

Grand marché matrimonial politique 1563-1565

Second mariage 1565

La nuit dramatique de Holyrood 9 mars 1566

Les félons trahis Mars – juin 1566

Effroyable complication Juillet à Noël 1566

Tragédie d’une passion 1566-1567

La voie du meurtre 22 janvier – 9 février 1567

Quos deus perdere vult Février – avril 1567

La voie sans issue Avril-juin 1567

La destitution Été 1567

Adieu à la liberté Été 1567 – Été 1568

Une machination se trame 16 mai – 28 juin 1568

Le filet se resserre Juillet 1568 – janvier 1569

Les années dans l’ombre 1569 – 1584

La guerre au couteau 1584 – 1585

Il faut en finir Septembre 1585 – Août 1586

Élisabeth contre Élisabeth Août 1586 – février 1587

« En ma fin est mon commencement » 8 février 1587

Épilogue 1587 – 1603

STEFAN ZWEIG

MARIE STUART

Paris, 1935

Traducteur - Alzir Hella

Raanan Éditeur

Livre 1204 | édition 1

raananediteur.com

Dramatis personæ

ÉCOSSE

Jacques V, 1512-1542 : père de Marie Stuart,

Marie de Guise-Lorraine, 1515-1560 : sa femme, mère de Marie Stuart.

Marie Stuart, 1542-1587.

Jacques Stuart, comte de Murray, 1533-1570 : fils illégitime de Jacques V et de Marguerite Douglas, fille de lord Erskine, régent d’Écosse avant et après le règne de Marie Stuart.

Henry Darnley Stuart, 1546-1567 : arrière-petit-fils d’Henri VII par sa mère lady Lennox, nièce d’Henri VIII. Second époux de Marie Stuart et comme tel élevé à la dignité de « roi consort ».

Jacques VI, 1566-1625 : fils de Marie Stuart et d’Henry Darnley. Roi légitime d’Écosse après la mort de Marie Stuart en 1587, roi d’Angleterre après la mort d’Élisabeth en 1603, sous le nom de Jacques 1er.

James Hepburn, comte de Bothwell, 1536-1578 : par la suite duc d’Orkney et troisième époux de Marie Stuart.

William Maitland de Lethington : chancelier d’État de Marie Stuart.

Jacques Melville : diplomate et homme de confiance de Marie Stuart.

James Douglas, comte de Morton : régent d’Écosse après l’assassinat de Murray, exécuté en 1581.

Mathew Stuart, comte de Lennox : père d’Henri Darnley.

Argyll, Arran, Morton Douglas, Erskine, Gordon, Harries, Huntly, Kirkcaldy of Grange, Lindsay, Mar, Ruthven : Lords, tantôt partisans, tantôt ennemis de Marie Stuart et ayant presque tous succombé de mort violente.

Mary Beaton, Mary Fleming, Mary Livingstone, Mary Seton : Les quatre Mary, compagnes de jeunesse de Mary Stuart.

John Knox, 1505-1572 : prédicateur de la « Kirk », principal adversaire de Marie Stuart.

Pierre de Chastelard : poète français à la cour de Marie Stuart, exécuté en 1563.

David Riccio : musicien et secrétaire à la cour de Marie Stuart, assassiné en 1566.

George Buchanan : humaniste et précepteur de Jacques VI, auteur de pamphlets haineux dirigés contre Marie Stuart.

FRANCE

Henri II, 1518-1559 : roi de France à partir de 1547.

Catherine de Médicis, 1519-1589 : sa femme.

François II, 1544-1560 : leur fils aîné, premier époux de Marie Stuart.

Charles IX, 1550-1574 : frère cadet de François II, roi de France après la mort de celui-ci.

Le Cardinal de Lorraine, Claude de Guise, François de Guise, Henri de Guise : Les quatre Guise, oncles de Marie Stuart.

Ronsard, Du Bellay, Brantôme : Poètes, auteurs d’œuvres à la louange de Marie Stuart.

ANGLETERRE

Henri VII, 1457-1509 : roi d’Angleterre à partir de 1485, grand-père d’Élisabeth et arrière-grand-père de Marie Stuart et de Darnley.

Henri VIII, 1491-1547 : son fils, roi à partir de 1509.

Anne de Boleyn, 1507-1536 : deuxième femme d’Henry VIII, déclarée adultère et décapitée.

Marie V, 1516-1558 : fille d’Henry VIII née de son mariage avec Catherine d’Aragon, reine d’Angleterre après la mort d’Édouard VI en 1553.

Élisabeth, 1533-1603 : fille d’Henry VIII et d’Anne de Boleyn, déclarée bâtarde du vivant de son père, mais reine d’Angleterre après la mort de sa demi-sœur Marie en 1550.

Édouard VI, 1537-1553 : fils d’Henri VIII, né de son troisième mariage avec Jeanne Seymour, fiancé tout jeune à Marie Smart, roi à partir de 1547.

Jacques Ier : fils de Marie Stuart, successeur d’Élisabeth.

William Cecil, Lord Burleigh, 1520-1598 : le tout-puissant et dévoué chancelier d’État d’Élisabeth.

Sir Francis Walsingham : secrétaire d’État et ministre de la police.

William Davison : deuxième secrétaire.

Robert Dudley, comte de Leicester, 1532-1558 : favori et homme de confiance d’Élisabeth, proposé par elle comme époux à Marie Stuart.

Thomas Howard, duc – de Norfolk : premier gentilhomme du royaume, prétendant à la main de Marie Stuart.

Talbot, comte de Shrewsbury : chargé pendant quinze ans par Élisabeth de la surveillance de Marie Stuart.

Amyas Paulett : le dernier gardien de Marie Stuart.

Le bourreau de Londres.

Préface

Ce qui est clair et évident s’explique de soi-même, mais le mystère exerce une action créatrice. C’est pourquoi les figures et les événements historiques qu’enveloppe le voile de l’incertitude demanderont toujours à être interprétés et poétisés de multiples fois. La tragédie de la vie de Marie Stuart en est l’exemple classique par excellence. Peu de femmes, dans l’histoire, ont provoqué une éclosion aussi abondante de drames, de romans, de biographies et fait naître autant de discussions. Pendant plus de trois siècles, elle n’a pas cessé d’attirer les poètes, d’occuper les savants, et aujourd’hui encore sa personnalité s’impose avec force à notre examen. Car tout ce qui est confus désire la clarté, tout ce qui est obscur réclame la lumière.

Le mystère qui entoure la vie de Marie Stuart a été l’objet de représentations et d’interprétations aussi contradictoires que fréquentes : il n’existe peut-être pas d’autre femme qui ait été peinte sous des traits aussi différents, tantôt comme une criminelle, tantôt comme une martyre, tantôt comme une folle intrigante, ou bien encore comme une sainte. Chose curieuse, cette diversité d’aspects n’est pas due au manque de matériaux parvenus jusqu’à nous, mais au contraire à leur surabondance embrouillée, les procès-verbaux, actes, lettres et rapports conservés se comptant par milliers. Mais plus on approfondit ces documents, plus on se rend compte de la fâcheuse fragilité de tout témoignage historique. Car bien qu’ancien et certifié authentique, un document n’en est pas pour cela plus sûr et plus vrai au point de vue humain. Nulle part autant qu’ici on ne constate aussi nettement l’étonnante différence qui peut exister entre les récits faits à la même heure d’un seul et même événement par plusieurs observateurs. À chaque « oui » basé sur des pièces s’oppose un « non » s’appuyant sur des preuves, à chaque accusation, une justification. Le faux s’emmêle tellement au vrai, le fictif au réel, qu’il est possible de prouver avec la plus grande vraisemblance chaque façon de voir les choses : celui qui veut démontrer que Marie Stuart fut complice du meurtre de son époux peut produire des témoignages à la douzaine, de même que celui qui veut faire la preuve de son innocence. Si la partialité de la politique ou du patriotisme vient encore s’ajouter à la confusion des rapports, l’altération du portrait n’en est que plus grande. Et lorsque, comme dans le cas présent, les biographes de l’héroïne appartiennent pour la plupart à deux courants, à deux religions ou deux conceptions sociales en opposition, obligatoirement leur opinion est faite d’avance ; en général les auteurs protestants ne voient qu’une coupable en Marie Stuart, cependant que les auteurs catholiques accusent Élisabeth. Chez les écrivains anglais, la reine d’Écosse est presque toujours dépeinte comme une criminelle ; chez les écrivains de son pays, comme l’innocente victime d’une infâme calomnie. Les uns attestent l’authenticité des « lettres de la cassette », chose la plus controversée, aussi énergiquement que les autres en certifient la fausseté ; le fait le plus insignifiant est matière à discussion. C’est pourquoi il est peut-être possible à celui qui n’est ni Anglais ni Écossais, à celui que n’encombrent point les préjugés de race, d’être plus objectif et d’aborder cette tragédie avec toute la passion et l’impartialité de l’artiste.

À vrai dire, il serait osé de la part de celui-ci de vouloir prétendre connaître l’exacte vérité sur tous les événements de la vie de Marie Stuart. Ce à quoi il peut parvenir, ce n’est qu’à un maximum de vraisemblance et même ce qu’il jugera de bonne foi être purement objectif sera toujours subjectif. Les sources n’étant pas pures, il lui faudra faire jaillir la lumière de l’obscurité, les récits contemporains se contredisant, il devra, en présence du moindre détail de ce procès, choisir entre les témoignages à charge et ceux à décharge. Et aussi prudent qu’il puisse être dans son choix, il sera obligé en toute honnêteté d’accompagner son opinion d’un point d’interrogation et d’avouer que tel ou tel acte de la vie de Marie Stuart est demeuré obscur et le demeurera probablement à jamais.

Dans le présent essai, un principe a donc été rigoureusement observé, celui de n’accorder aucune valeur aux déclarations arrachées par la torture, la contrainte et la peur : un véritable psychologue ne doit jamais considérer comme complets ou véridiques des aveux de ce genre. De même les rapports des ambassadeurs et des espions (c’était presque la même chose à cette époque) n’ont été utilisés qu’avec la plus extrême prudence et l’on a commencé par mettre en doute chaque document. Si toutefois nous nous sommes prononcé pour l’authenticité des sonnets et de la plus grande partie des lettres de la cassette, ce n’est qu’à la suite d’un examen des plus sévères et en présence de motifs capables d’entraîner notre conviction personnelle. Chaque fois que nous avons rencontré dans les documents de l’époque deux affirmations opposées, nous nous sommes enquis soigneusement des sources et des raisons politiques de chacune d’elles : et lorsqu’une décision en faveur de l’une ou de l’autre était inévitable, notre dernier critérium fut toujours de nous demander dans quelle mesure tel ou tel acte pouvait s’harmoniser au point de vue psychologique avec l’ensemble du caractère.

Car, en soi, le caractère de Marie Stuart n’a rien de si mystérieux : il ne manque d’unité que dans ses manifestations extérieures ; intérieurement, il est rectiligne et clair du commencement à la fin. Marie Stuart appartient à ce type de femmes très rares et captivantes dont la capacité de vie réelle est concentrée dans un espace de temps très court, dont l’épanouissement est éphémère mais puissant, qui ne dépensent pas leur vie tout au long de leur existence, mais dans le cadre étroit et brûlant d’une passion unique. Jusqu’à vingt-trois ans son âme respire le calme et la quiétude ; après sa vingt-cinquième année elle ne vibrera plus une seule fois intensément ; mais entre ces deux périodes un ouragan la soulève et d’une destinée ordinaire naît soudain une tragédie aux dimensions antiques, aussi grande et aussi forte peut-être que l’Orestie. Ce n’est que pendant ces deux brèves années que Marie Stuart est vraiment une figure tragique, ce n’est que sous l’effet de sa passion démesurée qu’elle s’élève au-dessus d’elle-même, détruisant sa vie tout en l’immortalisant.

Étant donné cette particularité, toute représentation de Marie Stuart a sa forme et son rythme fixés d’avance. L’artiste n’a qu’à s’efforcer de mettre en relief dans tout ce qu’elle a d’étrange et d’exceptionnel cette courbe vitale qui monte à pic et retombe brusquement sur elle-même. Qu’on ne prenne donc pas pour un paradoxe le fait que la période de ses vingt-trois premières années et celle de ses vingt ans ou presque de captivité ne tiennent guère ensemble dans ce livre plus de place que les deux ans de sa tragédie amoureuse. Dans la sphère d’une destinée, la durée du temps à l’extérieur et à l’intérieur n’est la même qu’en apparence ; en réalité, ce sont les événements qui servent de mesure à l’âme : elle compte l’écoulement des heures d’une tout autre façon que le froid calendrier. Enivrée de sentiment, transportée et fécondée par le destin, elle peut éprouver d’infinies émotions dans le temps le plus court ; par contre, sevrée de passion, d’interminables années lui feront l’effet d’ombres fugitives. C’est pourquoi seuls les moments de crise, les moments décisifs comptent dans l’histoire d’une vie, c’est pourquoi le récit de celle-ci n’est vrai que vu par eux et à travers eux. C’est seulement quand un être met en jeu toutes ses forces qu’il est vraiment vivant pour lui, pour les autres, toujours il faut qu’un feu intérieur embrase et dévore son âme pour que s’extériorise sa personnalité.

Reine au berceau 1542 – 1548

À l’âge de six jours Marie Stuart est reine d’Écosse : dès le commencement de sa vie s’accomplit la loi de son destin qui veut qu’elle reçoive tout trop tôt de la fortune pour pouvoir en jouir consciemment. Lorsqu’elle vient au monde au château de Linlithgow, en ce sombre jour de décembre 1542, son père Jacques V agonise dans un château voisin, à Falkland ; il n’a que trente et un ans et cependant il est déjà écrasé par la vie, las de la lutte, las de la couronne. C’était un homme brave, chevaleresque et naguère d’humeur joyeuse, un ami passionné des arts, des femmes et un roi familier avec ses sujets : souvent, on l’avait vu sous un déguisement aux fêtes de village, où il dansait et plaisantait avec les paysans ; il était l’auteur de plusieurs chansons ou ballades qui lui survécurent longtemps dans la mémoire du peuple. Mais cet héritier infortuné d’une race malheureuse, né à une époque barbare, dans un pays insubordonné, était prédestiné à un sort tragique. Un voisin autoritaire et sans scrupules, Henri VIII, le presse d’introduire la Réforme dans ses États. Jacques V résiste et reste fidèle à l’Église ; les nobles Écossais, toujours heureux de créer des difficultés à leur souverain, profitent de ce désaccord pour inquiéter et pousser à la guerre cet homme d’esprit enjoué et pacifique. Quatre ans plus tôt, Jacques V, aspirant à la main de Marie de Guise, lui avait clairement décrit le destin malheureux d’un roi condamné à régner sur des clans indisciplinés et rapaces : « Madame, écrit-il dans sa lettre de demande en mariage, lettre d’une émouvante sincérité, je n’ai que vingt-sept ans et la vie me pèse déjà autant que ma couronne… Orphelin dès l’enfance, j’ai été le prisonnier de nobles ambitieux ; la puissante maison des Douglas m’a tenu longtemps en servitude et je hais leur nom et tout ce qui me rappelle les sombres jours de ma captivité. Archibald, comte d’Angus, de même que George, son frère et tous leurs parents exilés ne cessent d’exciter le roi d’Angleterre contre moi et les miens ; il n’y a pas de noble dans mes États qu’il n’ait séduit par ses promesses ou suborné avec son argent. Il n’y a pas de sécurité pour ma personne, rien ne garantit l’exécution de ma volonté ni celle de lois équitables. Tout cela m’effraye, Madame, et j’attends de vous appui et conseil. Sans argent, réduit aux seuls secours que je reçois de France ou aux dons parcimonieux de mon opulent clergé, j’essaye d’embellir mes châteaux, d’entretenir mes forteresses et de construire des vaisseaux. Malheureusement mes barons tiennent un roi qui veut vraiment régner pour un insupportable rival. Malgré l’amitié du roi de France et l’aide de ses troupes, malgré l’attachement de mon peuple, je crains bien de ne jamais pouvoir remporter sur mes barons rebelles une victoire décisive. Je surmonterais tous les obstacles pour ouvrir à cette nation la voie de la justice et de la paix et j’atteindrais peut-être mon but si je n’avais contre moi que la noblesse de mon pays. Mais le roi d’Angleterre ne cesse de semer la discorde entre elle et moi, et les hérésies qu’il a implantées dans mes États étendent leurs ravages jusque dans l’Église. De tout temps, mon pouvoir et celui de mes ancêtres n’a reposé que sur la bourgeoisie et le clergé, et je suis obligé de me demander si ce pouvoir durera encore longtemps. »

Toutes les calamités que le roi a prévues dans cette lettre prophétique s’accomplissent et un malheur plus grave encore le frappe. Les deux fils que Marie de Guise lui a donnés meurent au berceau et Jacques V, qui se trouve alors à la fleur de l’âge, ne voit pas venir d’héritier pour cette couronne qui d’année en année pèse plus lourdement sur son front. Finalement ses barons l’entraînent dans une guerre contre la puissante Angleterre, pour le lâcher ensuite traîtreusement au moment décisif. À Solway-Moss, l’Écosse perd non seulement une bataille, mais aussi son honneur : abandonnées par leurs chefs sans avoir vraiment combattu, les troupes écossaises fuient en désordre ; quant au soldat chevaleresque qu’avait été le roi, il y a longtemps à cette heure tragique que la fièvre le tient alité dans son château de Falkland et qu’il ne lutte plus contre l’ennemi étranger mais contre la mort.

Le 9 décembre 1542, par une triste journée d’hiver où le brouillard assombrit la fenêtre, un messager frappe à la porte du malade. Il lui annonce qu’une fille, qu’une héritière lui est née. Mais le cœur épuisé de Jacques V n’a plus la force d’espérer ni de se réjouir. Pourquoi n’est-ce pas un fils, un héritier ? Le moribond ne voit plus en toute chose que malheur, tragédie et ruine. Résigné il répond : « La couronne nous est venue avec une femme, elle s’en ira avec une femme ! » Cette sombre prophétie est sa dernière parole. Il soupire, se tourne vers le mur et ne répond plus aux questions qu’on lui pose. Quelques jours plus tard il est enterré, et voilà Marie Stuart héritière d’un trône avant que ses yeux soient bien ouverts.

Mais c’est un héritage doublement fatal que d’être reine d’Écosse et une Stuart en même temps ; jusqu’ici il n’a été accordé à aucun des membres de cette famille qui ont occupé le trône de vivre heureux ou longtemps. Deux d’entre eux, Jacques Ier et Jacques III ont été assassinés, deux autres, Jacques II et Jacques IV sont tombés sur le champ de bataille ; et le destin a réservé à deux de leurs descendants, à cette enfant innocente et à son petit-fils Charles Ier, un sort encore plus tragique : l’échafaud. Aucun de ces nouveaux Atrides n’a pu atteindre le sommet de la vie ; rien ne leur est favorable. Les Stuart sont constamment obligés de se battre contre l’ennemi du dehors, contre l’ennemi du dedans et contre eux-mêmes ; l’inquiétude règne sans cesse autour d’eux, l’inquiétude est en eux. Leur pays – « ung pays barbare et une gent brutelle », ainsi que le remarque avec mécontentement Ronsard égaré dans ce coin brumeux – est aussi tourmenté qu’eux-mêmes : de tout temps les moins fidèles des habitants ont été ceux qui eussent dû l’être le plus : les lords et les barons, race farouche, indomptable, aux passions effrénées, individus belliqueux et avides, arrogants et intraitables. Ces hommes qui vivent comme de petits rois dans leurs châteaux et sur leurs terres ne connaissent pas d’autre joie que la guerre ; maîtres absolus dans leurs clans, on les voit traînant à leur suite, comme du bétail, bergers et paysans dans leurs éternelles guérillas ou expéditions de brigandage. La bataille est leur plaisir, la jalousie leur mobile, l’ambition la pensée de toute leur vie. « L’argent et l’intérêt, écrit l’ambassadeur français, sont les seules sirènes auxquelles les lords écossais prêtent l’oreille. Rappeler à ces hommes leurs devoirs envers leurs princes, leur parler d’honneur, de justice, de vertu, de nobles actions ne ferait que provoquer leurs rires. » Semblables aux condottieri italiens dans leur amour amoral de la querelle et du pillage, mais moins civilisés et avec moins de retenue dans leurs penchants, les vieux clans puissants des Gordon, Hamilton, Arran, Maitland, des Crawford, Lindsay, Lennox et des Argyll ne font que s’agiter et se disputer sans cesse la prééminence. Tantôt ils se liguent les uns contre les autres dans des « feuds » de plusieurs années, tantôt ils se jurent dans des « bonds »solennels une fidélité de courte durée dirigée contre un tiers ; sans cesse ils nouent des alliances ou forment des associations, mais il n’y en a pas un au fond qui soit réellement attaché à l’autre et bien que tous alliés ou apparentés chacun demeure pour l’autre un rival, un ennemi mortel. Quelque chose de païen et de barbare subsiste dans leurs âmes farouches ; qu’ils se prétendent protestants ou catholiques – selon ce qu’exige leur intérêt – tous sont les petits-fils de Macbeth et de Macduff, les dianes sanglants que Shakespeare a si magistralement dépeints.

Ces hommes jaloux et indomptables ne sont vraiment unis que lorsqu’il s’agit de résister à leur maître commun, à leur roi, car l’obéissance leur est aussi insupportable que la fidélité leur est inconnue. Si cette « pack of rascala » pour parler comme Burns, qui était un pur Écossais, tolère encore que l’ombre d’une royauté s’étende sur ses châteaux et ses terres, seule la rivalité des clans en est la raison. Les Gordon laissent la couronne aux Stuart afin qu’elle ne tombe pas aux mains des Hamilton et les Hamilton par jalousie envers les Gordon. Mais malheur au roi d’Écosse qui a l’audace de prétendre régner vraiment, de vouloir être le maître, d’essayer de rétablir l’ordre et la discipline dans son royaume, malheur à lui si dans un élan de jeunesse il cherche à barrer la route à l’orgueil et à la rapacité des lords ! Aussitôt cette clique, d’habitude en proie à la discorde, fraternise pour réduire son souverain à l’impuissance et si elle n’arrive pas à ses fins par l’épée, c’est au poignard qu’elle fait appel.

C’est un pays tragique, déchiré par de funestes passions, sombre et romantique comme une ballade que cette petite presqu’île du nord de l’Europe, et de plus c’est un pays pauvre. Car une guerre éternelle détruit toutes ses forces. Les rares villes qui ne sont pas des villes à vrai dire mais des agglomérations de chaumières tapies derrière une forteresse ne peuvent jamais atteindre à la richesse ou même à une aisance bourgeoise parce que toujours pillées ou incendiées. D’autre part les burgs aujourd’hui encore sinistres et formidables dans leurs ruines ne représentent pas de véritables châteaux où règnent le luxe et la magnificence ; ce sont des forteresses imprenables destinées à la guerre et non à l’aimable pratique de l’hospitalité. Entre cette poignée de grands seigneurs et leurs serfs, il manque la puissance créatrice d’une classe moyenne, force nourricière et conservatrice d’un État. La seule région où la densité de la population soit élevée, celle située entre la Tweed et le Firth, trop près de la frontière anglaise, est constamment ravagée et dépeuplée par les invasions. Dans le nord, on peut voyager pendant des heures le long de lacs abandonnés, à travers des prairies désertes et de sombres forêts sans rencontrer une ville, un village, un château. Les localités ne se pressent pas les unes contre les autres comme dans les régions surpeuplées de l’Europe, pas de larges routes qui favorisent le négoce et l’essor des villes, pas de navires quittant les rades pavoisées d’oriflammes, comme en Angleterre, en Hollande et en Espagne pour ramener l’or et les épices d’au-delà des océans ; comme aux temps patriarcaux, les gens de ce pays vivent pauvrement de l’élevage des moutons, de la pêche et de la chasse : par ses lois et ses mœurs, par sa pauvreté et sa barbarie, l’Écosse d’alors est de cent ans en retard, pour le moins, sur les autres pays. Tandis que dans toutes les villes maritimes d’Europe les banques et les bourses commencent à prospérer, tandis que les échanges d’une nation à l’autre se font avec de l’argent et de l’or, ici, comme aux âges bibliques, une fortune s’évalue et se compte en moutons : Jacques V, le père de Marie Stuart, en possède dix mille et c’est là tout son avoir. Il ne dispose pas d’un trésor ; il n’a ni armée ni garde du corps pour assurer le maintien de son autorité, car il ne pourrait pas les payer et le Parlement, où les lords font la loi, n’accordera jamais à son roi les moyens d’acquérir une puissance réelle. Tout ce que le roi possède, en dépit de cet état d’indigence extrême, lui a été procuré ou donné par de riches alliés, par la France ou par le Pape ; chaque tapis, chaque Gobelins, chaque candélabre qui orne ses appartements et ses châteaux, il l’a payé d’une humiliation.

Cette éternelle misère est une plaie suppurante sur le corps de l’Écosse par laquelle s’échappe sa puissance politique. En raison de la nécessité et de la cupidité de ses rois, de ses lords, de ses barons, cet État sera toujours un jouet sanglant entre les mains des puissances étrangères. Celui qui combat contre le roi et pour le protestantisme est à la solde de Londres ; celui qui se bat pour le catholicisme et les Stuart est à celle de Paris, de Madrid et de Rome : toutes ces puissances payent le sang écossais rubis sur l’ongle. La balance oscille toujours entre deux grandes nations, la France et l’Angleterre ; aussi cette voisine immédiate d’Albion est-elle une partenaire irremplaçable pour la France. Toutes les fois que les armées anglaises envahissent la Normandie, la France aiguise en toute hâte ce couteau pour l’enfoncer dans le dos de son adversaire ; au premier appel, les Écossais, de tout temps belliqueux, courent à la frontière et se précipitent sur leurs « auld enemies » ; même en temps de paix ils sont pour ceux-ci une menace perpétuelle. Le renforcement militaire de l’Écosse est le constant souci de la politique française ; rien de plus naturel donc que de son côté l’Angleterre cherche à briser cette puissance en excitant les lords et en provoquant sans cesse des rébellions. C’est ainsi que ce malheureux pays est le théâtre d’une guerre longue et douloureuse dont l’issue est liée au destin de l’innocente enfant qui vient de naître.

N’est-ce pas un symbole au plus haut point dramatique que cette lutte commence en fait à la naissance de Marie Stuart. L’enfant est encore au maillot, elle ne parle pas, ne pense pas, ne sent pas, à peine, même, peut-elle mouvoir ses menottes dans son berceau que déjà la politique cherche à s’emparer de son corps informe, de son âme inconsciente. C’est le destin de Marie Stuart d’être toujours écartée des calculs dont elle est l’objet. Il ne lui sera jamais accordé de disposer librement de son moi, sans cesse elle restera prisonnière de la politique, le jouet de la diplomatie, l’objet des convoitises étrangères, elle ne sera que reine, gardienne de la couronne, l’alliée ou l’ennemie. À peine le messager a-t-il apporté à Londres la nouvelle de la mort de Jacques V et celle de la naissance de sa fille, l’héritière du trône d’Écosse, que Henri VIII décide de demander au plus tôt la main de cette précieuse fiancée pour son fils et héritier Édouard, encore mineur. La politique ne s’occupe jamais des sentiments, mais de couronnes, de pays, de droits d’héritage. L’individu, son bonheur, sa volonté n’existent pas pour elle, ils ne comptent pas à côté des valeurs réelles et positives du monde. Cette fois, cependant, l’idée d’Henri VIII de fiancer l’héritière du trône d’Écosse avec l’héritier du trône d’Angleterre est pleine de bon sens et d’humanité même. Il y a longtemps que cette division permanente entre les deux nations sœurs n’a plus de raison d’être. Formant une même île au milieu de la mer, protégées et assaillies par les mêmes eaux, de races alliées et se trouvant dans les mêmes conditions d’existence, il n’est pas douteux qu’un même devoir s’impose aux nations anglaise et écossaise : s’unir ; ici la nature a clairement exprimé sa volonté. Seule la jalousie de deux dynasties s’oppose encore à la réalisation de ce dessein ; mais si grâce à un mariage la discorde qui règne entre elles se transforme en union, alors les héritiers communs des Stuart et des Tudor pourront être à la fois rois d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande, une Grande-Bretagne puissante et unie pourra prendre part à un combat d’un caractère plus élevé : la lutte pour la suprématie mondiale.

Hélas ! en politique chaque fois, sans exception, qu’une idée claire et logique apparaît, elle est compromise par de folles combinaisons. D’abord tout semble marcher à souhait. Les lords auxquels on s’est hâté de remplir les poches adhèrent avec joie à la proposition de mariage. Mais un simple parchemin ne suffit pas au prudent Henri VIII. Trop souvent il a été dupe de l’hypocrisie et de la rapacité de ces hommes d’honneur pour ne pas savoir qu’un traité n’engage jamais des gens de peu de foi et que devant une offre plus avantageuse ils seraient aussitôt prêts à vendre l’enfant royal à l’héritier du trône de France. Aussi, comme première condition, exige-t-il des négociateurs écossais la remise immédiate de la mineure à l’Angleterre. Mais si les Tudor se méfient des Stuart, ceux-ci ne se méfient pas moins des Tudor et la mère de Marie, en particulier, s’élève contre cette prétention. Fervente catholique comme tous les Guise, elle ne veut pas confier l’éducation de son enfant à des hérétiques ; outre cela elle a découvert sans peine dans le traité un piège dangereux. En effet, dans une clause secrète, les négociateurs écossais, subornés par Henri VIII, se sont engagés, au cas où Marie mourrait prématurément, à intervenir pour que, malgré cela, « le gouvernement et la possession du royaume d’Écosse reviennent à Henri VIII ». Ce point est grave ; on peut toujours craindre de la part d’un homme qui a déjà fait trancher la tête à deux de ses femmes que pour disposer d’un héritage si important il ne hâte la mort de l’enfant. Aussi, en mère soucieuse de la vie de sa fille, Marie de Lorraine refuse de l’expédier à Londres. Il s’en faut de peu qu’une guerre ne sorte de cette demande en mariage. Henri VIII envoie des troupes en Écosse pour s’emparer de force du gage précieux que représente Marie.

L’ordre transmis à ses soldats donne une idée de la froide brutalité de l’époque : « C’est la volonté de Sa Majesté que tout soit exterminé par le feu. Brûlez et rasez Édimbourg dès que vous y aurez pris et pillé tout ce que vous pourrez… Pillez Holyrood et autant de villes et de villages des environs Édimbourg qu’il vous sera possible, pillez, incendiez et réduisez à l’obéissance Leith et toutes les autres villes, exterminez sans ménagement hommes, femmes, enfants, partout où vous rencontrerez de la résistance. » Tels des Huns, les bandes armées de Henri VIII envahissent la frontière. Mais au dernier moment, la mère et l’enfant sont mises en sûreté au château fort de Stirling et Henri VIII doit se contenter d’un traité dans lequel l’Écosse s’engage à remettre Marie Stuart à l’Angleterre (toujours elle sera traitée et vendue comme un objet) le jour où elle aura atteint sa dixième année.

Tout semble être heureusement arrangé. Mais de tout temps la politique a été la science de l’absurdité. Elle est opposée aux solutions simples, naturelles et raisonnables ; les difficultés représentent son plus grand plaisir et la discorde est son élément. Bientôt le parti catholique commence de secrètes intrigues ; il se demande si l’on ne ferait pas mieux de vendre l’enfant – qui ne sait encore que sourire et gazouiller – au fils du roi de France au lieu de le livrer au fils du roi d’Angleterre. Et quand Henri VIII meurt, le désir des Écossais de respecter le traité est déjà bien faible. Mais voici que le « protecteur » anglais Sommerset exige au nom du roi mineur Édouard la remise de la petite fiancée et comme l’Écosse résiste il envoie une armée pour faire entendre aux lords le seul langage qu’ils comprennent : celui de la force. Le 10 septembre 1547 la bataille – ou plutôt la boucherie – de Pinkie réduit à néant la puissance écossaise ; plus de dix mille morts jonchent le champ de bataille. Marie Stuart n’a pas encore atteint sa cinquième année que déjà des rivières de sang ont coulé à cause d’elle.

Maintenant l’Écosse s’offre sans défense aux Anglais. Mais dans ce pays vingt fois pillé il reste peu de chose à prendre ; pour les Tudor, il ne contient en vérité qu’un seul trésor, Marie, qui personnifie la couronne et ses droits. Mais, au grand désespoir des espions anglais, elle a disparu du château de Stirling. Même parmi les familiers, personne ne sait où la reine-mère la tient cachée. L’endroit est excellemment choisi : la nuit et en grand secret des serviteurs tout à fait sûrs l’ont conduite au couvent de Inchmahome, blotti sur une petite île du lac de Menkeith, « dans le pays des sauvages », comme le rapporte l’ambassadeur français. Aucun chemin ne mène à ce lieu romantique : il a fallu transporter la précieuse cargaison en canot sur le rivage de l’île où elle a été confiée à de pieux gardiens qui ne quittent jamais leur couvent. Là, dans un profond mystère, loin de l’agitation et des tourments du monde, l’insouciante enfant vit à l’abri des événements, tandis que par-delà les mers la diplomatie file activement sa destinée. Entre temps, la France est entrée en scène, menaçante, pour empêcher que l’Angleterre ne soumette l’Écosse à son joug. Henri II envoie une flotte puissante et le lieutenant-général du corps expéditionnaire français demande au nom du roi la main de Marie Stuart pour son fils héritier François. En une nuit, le sort de l’enfant a subitement changé « grâce » au vent de la politique qui souffle sur la Manche, violent et belliqueux ; au lieu d’être reine d’Angleterre, la fille des Stuart est brusquement destinée à devenir reine de France. À peine ce nouveau et avantageux marché est-il conclu en bonne et due forme que le 7 août 1548 Marie Stuart, alors âgée de cinq ans et huit mois, est expédiée en France, où réside le nouveau fiancé qu’on lui a choisi et qui lui est aussi inconnu que le premier.

L’insouciance est la grâce de l’enfance. Que sont la guerre et la paix, que sont les batailles et les traités pour une enfant de cinq ans ? Que signifient pour elle les noms France et Angleterre, Édouard et François ? Que lui importe la folie furieuse de l’univers ? Pourquoi aurait-elle peur, la petite Marie, sur ce haut navire dont les voiles blanches claquent au vent, au milieu de gens de guerre et de matelots barbus ? Tout le monde est doux et gentil à son égard ; Jacques, son frère consanguin, âgé de dix-sept ans – un des nombreux bâtards que Jacques V a eu avant son mariage – caresse ses cheveux blonds, et les quatre Marie sont là également. Car – pensée charmante en des temps barbares – on lui a donné très tôt quatre compagnes de son âge, issues des plus grandes familles d’Écosse, qui partagent ses plaisirs et ne la quittent jamais – le trèfle porte-bonheur des quatre Marie : Marie Fleming, Marie Beaton, Marie Livingstone et Marie Seton. Ces enfants sont aujourd’hui ses joyeuses camarades de jeu ; demain ce seront des amies qui lui feront paraître l’étranger moins hostile ; plus tard elles seront ses dames d’honneur, et, dans un moment de tendresse, elles feront le vœu de ne pas se marier avant leur jeune souveraine. Si par la suite trois d’entre elles l’abandonnent dans le malheur, la quatrième la suivra dans l’exil et jusqu’à l’heure de la mort : ainsi un reflet de son heureuse enfance éclairera toujours Marie Stuart, même aux heures les plus noires de sa vie. Mais ils sont encore loin les sombres jours qui l’attendent ! Pour le moment cinq petites filles, insouciantes et gaies s’ébattent et rient au milieu des canons du vaisseau de guerre français et des rudes marins, ravies comme le sont toujours les enfants d’un changement imprévu. Là-haut, pourtant, dans la hune, la vigie est inquiète : elle sait que la flotte anglaise croise dans la Manche pour s’emparer de la fiancée du roi d’Angleterre avant qu’elle devienne celle de l’héritier du trône de France. Mais Marie ne voit que ce qui est près d’elle et nouveau, la mer est bleue, les hommes sont aimables et forts et le navire fend les flots avec l’aisance d’un puissant et gigantesque animal.

Le 13 août, le galion atteint enfin le petit port de Roscoff. Les embarcations gagnent la rive. Enchantée de cette magnifique aventure, joyeuse, exubérante, la petite reine d’Écosse, qui n’a pas encore six ans, saute sur la terre française. Son enfance a pris fin, sa destinée va commencer.

Jeunesse en France 1548 – 1559

La cour de France a une longue expérience des belles manières, elle est irréprochable dans l’art mystérieux de l’étiquette. Un Henri II, un Valois sait quels honneurs sont dus à la fiancée d’un dauphin. Avant qu’elle arrive, il signe un décret ordonnant que la « reinette » soit reçue dans toutes les villes et localités qui se trouvent sur son passage avec le même cérémonial que si elle était sa propre fille. C’est ainsi que Nantes réserve à Marie Stuart les plus charmantes attentions. On ne s’est point contenté d’ériger au coin des rues des galeries ornées d’emblèmes classiques : déesses, nymphes et sirènes, d’égayer l’humeur des gens de l’escorte avec quelques tonneaux d’un vin excellent, de tirer des feux d’artifice et des salves d’artillerie, mais encore une sorte de régiment d’honneur lilliputien de cent cinquante petits enfants vêtus de blanc, tous âgés de moins de huit ans, jouant du fifre et du tambour, armés de piques et de hallebardes minuscules précèdent la petite reine à travers la ville en poussant des vivats. Et il en est de même dans toutes les bourgades : c’est au milieu d’une succession ininterrompue de fêtes que Marie Stuart arrive enfin à Saint-Germain. Là, elle voit pour la première fois son fiancé, moins âgé qu’elle encore, un petit garçon de quatre ans et demi, pâle, chétif, rachitique, que son sang empoisonné prédestine à la maladie et à une fin prématurée et qui salue timidement sa fiancée. Les autres membres de la famille royale, séduits par la grâce de Marie, l’accueillent avec la plus grande affection ; Henri II, ravi, dira dans une de ses lettres qu’elle est « la plus parfayt enfant que je vys jamès. »

La cour de France est à ce moment-là une des plus brillantes et des plus grandioses du monde. Cette époque de transition qui succède au sombre moyen-âge garde un dernier reflet romantique de la chevalerie expirante. La force et le courage virils se manifestent encore dans les plaisirs de la chasse, des carrousels et des tournois, dans les aventures et la guerre à l’ancienne et rude manière ; cependant l’esprit a déjà acquis des droits magnifiques dans la société des grands et, après avoir conquis les cloîtres et les universités, l’humanisme a pénétré dans les palais royaux. L’amour du luxe chez les papes, le besoin de jouissances sensuelles et spirituelles de la Renaissance, la recherche de la joie dans l’art venus d’Italie ont pénétré victorieusement en France ; on assiste alors à quelque chose d’unique : la communion de la force et de la beauté, du courage et de l’insouciance : on aime la vie et cependant la mort n’est point redoutée. Nulle part la bravoure et la légèreté ne s’allient plus naturellement et plus librement que chez les Français ; l’esprit chevaleresque du Gaulois se marie à merveille avec la culture classique de la Renaissance. On exige d’un gentilhomme que, dans les tournois, vêtu de la cotte de maille, la lance au poing, il charge son adversaire avec violence et que, d’autre part, il exécute avec grâce les figures de danse les plus ingénieuses ; il doit connaître magistralement le rude art de la guerre aussi bien que les douces lois de la courtoisie ; la même main qui manie le pesant espadon dans les corps à corps doit savoir jouer du luth avec délicatesse et écrire un sonnet pour une femme aimée : l’idéal de l’époque c’est d’être à la fois fort et délicat, rude et cultivé, exercé au combat et versé dans les arts. Pendant le jour, le roi et les gentilshommes de sa cour, accompagnés d’une meute écumante, chassent le cerf et le sanglier, ou bien font des armes ; mais le soir ils se réunissent avec leurs nobles épouses dans les salles splendidement restaurées des châteaux du Louvre ou de Saint-Germain, de Blois ou d’Amboise pour se recréer spirituellement : là on lit des vers, on fait de la musique, on dit des madrigaux et l’on ressuscite dans des mascarades l’esprit de la littérature antique. La présence de jolies femmes aux parures splendides, les œuvres de poètes et de peintres de l’ordre d’un Ronsard et d’un Clouet donnent à cette cour somptueuse une couleur et un air d’allégresse uniques qui s’expriment avec prodigalité dans toutes les formes de l’art et de la vie. Comme partout en Europe avant les funestes guerres de religion, la civilisation en France est à cette époque en plein essor.

Celui qui doit vivre à la cour, et, surtout, celui qui doit y régner un jour en maître est obligé de se conformer aux nouvelles exigences intellectuelles. Il doit s’efforcer d’atteindre la perfection dans tous les arts et dans toutes les sciences, il doit savoir assouplir son esprit et son corps. Ce qui demeurera éternellement une des plus belles pages de gloire de l’humanisme, c’est d’avoir fait un devoir à ceux qui veulent jouer un rôle dans les sphères élevées de la vie de se familiariser avec tous les arts. Rares sont les époques où l’on a attaché une telle importance à une parfaite éducation, non seulement en ce qui concerne les hommes de qualité, mais aussi les dames de la noblesse. Comme Marie d’Angleterre et Élisabeth, Marie Smart doit apprendre aussi bien le grec et le latin que l’italien, l’anglais et l’espagnol. Mais grâce à sa clarté et à sa vivacité d’esprit et à cet amour de l’étude qu’elle tient de ses aïeux, toute difficulté devient un jeu pour cette enfant douée. À l’âge de treize ans déjà, Marie, qui a appris le latin dans les Colloques d’Érasme, déclame dans la grande salle du Louvre, en présence de toute la cour, un discours latin dont elle est l’auteur, et son oncle maternel, le cardinal de Lorraine, peut écrire avec orgueil à Marie de Guise : « Vostre fille est tellement creue et croist tous les jours en grandeur, bonté, beauté, saigesse et vertus que c’est la plus parfayte et accomplie en toutes choses honnêtes et vertueuses qu’il est possible, et ne se voit aujourd’hui rien de tel en ce royaulme, soit en fille noble ou aultre de quelque basse ou moyenne condition et qualité qu’elle puisse être ; et suis contrainct vous dire, madame, que le roy y prend tel goust, qu’il passe bien son temps à deviser avec elle l’espace d’une heure, et elle le sçait aussi bien entretenir de bons et saiges propos, comme feroit une femme de vingt-cinq ans. » Et en effet le développement intellectuel de Marie Stuart est étrangement précoce. Elle possède bientôt le français avec une telle maîtrise qu’elle se risque dans la voie poétique et qu’elle peut dignement répondre aux vers flatteurs d’un Ronsard et d’un Du Bellay. Et ce n’est pas seulement comme amusement de cour qu’elle emploie la poésie ; plus tard, dans les moments de détresse, c’est à elle qu’elle confiera de préférence ses sentiments. Elle montre aussi un goût extraordinaire pour les autres formes de l’art : elle chante à ravir en s’accompagnant sur le luth, le charme de sa danse est célèbre, ses broderies ne sont pas seulement l’œuvre d’une main habile, elles révèlent un talent particulier ; ses toilettes restent discrètes et n’ont pas l’aspect de lourdeur des pompeux vertugadins dans lesquels se pavane Élisabeth : vêtue du kilt écossais ou en robe de soie, parée de sa grâce virginale, elle a toujours l’air aussi naturel. Le bon goût et le sens du beau sont des dons inhérents à la nature de Marie Stuart ; cette noble attitude, jamais théâtrale, qui donne à sa personne un éclat romantique, la fille des Stuart la conserve toujours, même aux heures les plus sombres, comme un héritage précieux de son sang royal et de son éducation princière. Dans le domaine du sport, c’est à peine si elle le cède aux plus habiles des gentilshommes de la cour : c’est une cavalière infatigable, une chasseresse passionnée, une adroite joueuse de paume ; ce long et svelte corps de jeune fille, malgré toute sa grâce, ne connaît ni fatigue ni lassitude. Insouciante, gaie, heureuse, elle prodigue partout sa riche et enthousiaste jeunesse sans se douter qu’elle est en train d’épuiser le plus pur bonheur de sa vie.

Non seulement les muses mais aussi les dieux bénissent son enfance. À ses joyeux dons spirituels Marie Stuart joint d’extraordinaires attraits physiques. À peine est-elle devenue jeune fille que déjà les poètes célèbrent à l’envi sa grâce particulière. « Venant sur les quinze ans sa beauté commença à paroistre, comme la lumière en beau plein midy », proclame Brantôme, et Du Bellay, avec plus de passion encore, s’écrie :

En vostre esprit le ciel s’est surmonté,

Nature et art ont en vostre beauté

Mis tout le beau dont la beauté s’assemble.

Chez Lope de Vega c’est presque du délire : « Les étoiles empruntent à ses yeux leur éclat merveilleux et à son visage ces couleurs qui les rendent si belles. » Lorsque François II meurt, Ronsard met dans la bouche de Charles IX s’adressant à son frère les mots suivants :

Avoir joui d’une telle beauté

Sein contre sein valait ta royauté.

Et Du Bellay résume toutes les louanges dans cette exclamation pleine d’enivrement :

Contentez-vous mes yeux !

Vous ne verrez jamais une chose plus belle.

Mais toujours les poètes exagèrent par habitude, et surtout les poètes de cour, dès qu’il s’agit de vanter les perfections de leur souveraine. C’est pourquoi l’on regarde avec curiosité les portraits de l’époque, dont la fidélité se trouve garantie par la main d’un maître tel que Clouet et l’on n’est ni déçu ni complètement gagné par cet enthousiasme lyrique. La beauté n’est pas rayonnante, mais plutôt piquante : on voit un ovale délicat et gracieux, auquel le nez, un peu pointu, vient apporter ce charme de l’irrégularité qui donne toujours un attrait particulier à un visage féminin ; un œil doux et sombre au regard plein de mystère et à l’éclat voilé ; la bouche est muette. Il faut reconnaître que vraiment la nature a employé pour cette fille de roi ses matériaux les plus précieux : une peau étincelante de blancheur, une chevelure blond cendré, luxuriante, des mains longues, fines et blanches, un buste élancé, souple « dont le corsage laissait entrevoir la neige de la poitrine ou dont le collet relevé droit découvrait le pur modelé des épaules ». On ne trouve pas de défaut dans ce visage, mais c’est précisément parce qu’il est aussi froidement parfait, aussi uniment beau qu’il lui manque tout trait caractéristique. On ne sait rien de cette gracieuse jeune fille quand on regarde son portrait et elle-même ne sait encore rien de sa vraie nature. Ni l’âme ni les sens ne s’expriment sur ce visage, la femme n’a pas encore parlé dans cette femme : c’est une jolie et douce pensionnaire qui vous regarde d’un air aimable et gracieux.

Ce manque de maturité, cette somnolence des sens se trouvent confirmés par tous les rapports oraux en dépit de leurs débordements lyriques. Car justement, en vantant sans cesse chez Marie Stuart la brillante éducation, l’absence de défauts, l’application, la correction, on parle d’elle comme d’une élève parfaite. On apprend qu’elle étudie très bien, que sa conversation est pleine de charme, qu’elle est pieuse et a de belles manières, qu’elle excelle dans tous les jeux et dans tous les arts, sans manifester pour aucun de ceux-ci des dispositions particulières, qu’elle est courageuse et docile et se tire à la perfection des devoirs imposés à une fiancée royale. Mais ce ne sont là que des qualités sociales, des qualités de cour que tous admirent, des choses impersonnelles en somme. D’elle-même, de son caractère, on ne nous dit rien de particulier, ce qui prouve que le fond de sa nature, que sa personnalité reste provisoirement cachée à tous les regards, pour la simple raison qu’elle n’est pas encore éclose. Pendant des années encore l’éducation et les manières distinguées de la princesse ne laisseront pas deviner la violence des passions qui agiteront un jour l’âme épanouie de la femme lorsqu’elle aura été ébranlée au plus profond d’elle-même. Pour le moment son front brille toujours d’un éclat muet et froid, son sourire est doux et gracieux, son regard sombre qui n’a vu que le monde extérieur et n’a pas encore sondé les profondeurs de son cœur médite et interroge. Marie Stuart, pas plus que les autres, ne sait rien de l’héritage que charrie son sang, ni des dangers qui l’attendent. C’est toujours la passion qui dévoile à une femme son caractère, c’est toujours dans l’amour et dans la douleur qu’elle atteint sa véritable mesure.

On s’apprête à célébrer le mariage plus tôt qu’on ne l’avait prévu à cause des qualités pleines de promesses qui se révèlent chez la future princesse. Déjà Marie Stuart est appelée à voir les heures de sa vie fuir plus vite que celles des jeunes filles de son âge. Il est vrai que le fiancé qu’on lui a destiné est à peine âgé de quatorze ans et c’est de plus un garçon maladif. Mais en la circonstance la politique est moins patiente que la nature, elle ne veut pas et ne peut pas attendre. La hâte suspecte que met la cour de France à régler cette affaire n’est-elle point dictée, en somme, par les rapports inquiétants que lui ont communiqués les médecins sur la maladie qui mine l’héritier du trône ? Le principal dans cette union, pour les Valois, est de s’assurer la couronne d’Écosse ; c’est pourquoi l’on traîne précipitamment les deux enfants devant l’autel. Dans le contrat de mariage conclu avec les représentants du Parlement écossais, le dauphin reçoit la « couronne matrimoniale », il sera « co-roi » d’Écosse. Mais en même temps les parents de Marie, les Guise font signer dans le plus grand secret à cette enfant de quinze ans, entièrement irresponsable, un deuxième document qui doit rester ignoré du Parlement écossais et dans lequel Marie Stuart lègue son pays à la France dans le cas où elle mourrait jeune et sans enfant – comme si l’Écosse était son bien personnel – et même ses droits à la couronne d’Angleterre et d’Irlande.

Bien entendu ce traité est une malhonnêteté – le mystère qui entoure cette signature en est une preuve. Car Marie Stuart n’a pas le droit de changer de sa seule volonté l’ordre de succession au trône d’Écosse et de léguer son pays à un gouvernement étranger comme s’il s’agissait d’un manteau ou d’un bien quelconque ; mais ses oncles veulent qu’elle signe et sa main encore innocente obéit. Tragique symbole ! La première signature que Marie Stuart, sous la dictée de ses parents, appose au bas d’un document politique est aussi la première trahison de cette nature franche, confiante et droite, au fond. Mais pour être reine, pour rester reine, il ne lui sera dès lors plus permis d’être entièrement sincère. Celui qui s’est donné à la politique ne s’appartient plus et doit obéir à d’autres lois qu’aux lois sacrées de sa nature.

Le spectacle grandiose de la cérémonie du mariage masque admirablement aux yeux des gens ces machinations secrètes. Catherine de Médicis se souvient de son pays et des cortèges de la Renaissance conçus par les plus grands artistes et elle met son point d’honneur à ce que le mariage de son enfant l’emporte sur les plus somptueux festivals de sa jeunesse : Paris, en ce 24 avril 1558, est la première ville du monde pour les réjouissances. On dresse devant Notre-Dame un pavillon avec ciel-royal en soie de Chypre bleue et semé de lys d’or auquel conduit un tapis bleu également brodé de lys. Les musiciens habillés de jaune et de rouge marchent en tête et jouent de toutes sortes d’instruments ; ensuite s’avance, salué par des cris d’allégresse, le cortège royal « resplendissant d’or et d’argent ». Le mariage est célébré sous les yeux du peuple ; des milliers et des milliers d’yeux admirent la fiancée aux côtés de ce garçon fluet et pâle, ployant presque sous sa pompe. Les poètes de la cour se surpassent à cette occasion dans leurs descriptions extatiques de la beauté de Marie : « Elle apparut, écrit lyriquement Brantôme qui se complaît d’habitude dans les anecdotes galantes, cent fois plus belle qu’une divinité céleste. » Peut-être à cette heure-là l’éclat de son bonheur a-t-il vraiment donné à la dauphine un rayonnement particulier ? Car cette radieuse jeune fille qui salue de tous côtés en souriant connaît l’instant le plus magnifique de sa vie. Jamais plus Marie Stuart ne verra autant de richesses autour d’elle, ne sera autant acclamée qu’au moment où, aux côtés du premier prince de l’Europe, à la tête d’une escorte de chevaliers aux armures ciselées, elle traverse les rues de la capitale qui retentissent de cris de joie et d’enthousiasme. Le soir, un festin a lieu au Palais de Justice où tout Paris se bouscule pour admirer la jeune fille qui apporte une nouvelle couronne à la France. Ce jour glorieux se termine par un bal où des artistes ont réservé aux assistants les surprises les plus merveilleuses. Six galères dorées, aux voiles argentées imitant habilement les mouvements d’un navire ballotté par la tempête, sont amenées dans les grandes salles par des machinistes invisibles. Dans chacune d’elles se trouve un prince vêtu d’or et masqué de soie qui aborde une des dames de la cour et la conduit galamment dans sa nef. Ce jeu symbolique figure un heureux voyage à travers la vie au milieu du luxe et de la magnificence. Mais le destin n’obéit pas aux désirs des hommes et le vaisseau de la vie emporte Marie Stuart loin de ces amusements et vers d’autres rivages plus périlleux.

Le premier danger surgit de façon inattendue. Marie Stuart est depuis sa naissance reine d’Écosse. À présent que l’héritier du trône de France en a fait sa femme, une seconde couronne, plus belle que la première, flotte déjà, invisible, au-dessus de sa tête. Mais voici que le destin – fatale tentation ! en fait briller une troisième devant ses yeux ; éblouie par son éclat trompeur et mal avisée elle cherche à s’en emparer d’une main maladroite. En cette même année 1558 où Marie Stuart épouse le dauphin de France, la reine d’Angleterre, Marie Tudor, meurt, et sa sœur consanguine, Élisabeth, monte sur le trône. Mais celle-ci est-elle vraiment la reine légitime ? Henri VIII-Barbe-Bleue avait laissé trois enfants, Édouard et deux filles, dont Marie, l’aînée, née de son mariage avec Catherine d’Aragon, et Élisabeth, de son union avec Anne de Boleyn. Édouard étant mort jeune, Marie était devenue l’héritière ; mais maintenant qu’elle est morte sans laisser d’enfants, Élisabeth a-t-elle de réels droits à la couronne d’Angleterre ? Oui, disent les juristes anglais, puisque le mariage d’Henri VIII avec Anne de Boleyn a été célébré par un évêque et reconnu par le pape. Non, disent les juristes français, car, par la suite, Henri VIII a fait casser ce mariage et un arrêt du Parlement a déclaré Élisabeth bâtarde. Si l’on adopte cette dernière façon de voir – qui est approuvée par le monde catholique – Élisabeth étant indigne de régner, personne d’autre que Marie Stuart, l’arrière-petite-fille d’Henri VIII, n’a le droit de monter sur le trône d’Angleterre.

Voici donc du jour au lendemain cette jeune fille de seize ans, sans expérience, en présence d’un problème effrayant et lourd de conséquences historiques. Deux solutions se présentent à Marie Stuart : elle peut se montrer accommodante et agir en habile politique, elle peut reconnaître en sa cousine Élisabeth une reine légitime d’Angleterre et renoncer quant à elle à toute prétention qu’on ne pourrait d’ailleurs faire valoir que par les armes. Ou bien elle doit déclarer franchement, énergiquement, qu’Élisabeth est une usurpatrice et faire appel à l’armée française et à l’armée écossaise pour la renverser. La fatalité veut que Marie Stuart et ses conseillers choisissent une troisième solution, la plus funeste qui soit en politique : le moyen terme. Au lieu d’attaquer résolument Élisabeth, la cour de France donne avec fanfaronnade un coup d’épée dans l’eau : sur l’ordre d’Henri II, le couple héritier ajoute à ses armes celle de la couronne d’Angleterre, et plus tard Marie Stuart se fera appeler dans tous les actes officiels : « Regina Franciæ, Scotiæ, Angliæ et Hiberniæ. » Ainsi on élève des prétentions mais on ne les fait pas valoir. On n’attaque pas Élisabeth, on l’irrite seulement. Au lieu d’agir réellement en recourant aux armes, on préfère accomplir le geste impuissant de peindre et de graver ses revendications, ou de les écrire sur le parchemin. On crée de cette façon une équivoque permanente, car sous cette forme les droits de Marie Stuart au trône d’Angleterre existent et n’existent pas ; selon qu’on le juge à propos, on les tait un jour pour s’en prévaloir de nouveau le lendemain. C’est ainsi qu’Henri II répond à Élisabeth qui lui demandait, conformément aux traités, de lui restituer Calais : « En ce cas, Calais doit être rendu à la dauphine, à la reine d’Écosse, que nous considérons tous comme étant la reine d’Angleterre. »Mais d’autre part il ne fait pas un geste pour donner vie aux prétentions de sa belle-fille et il continue de traiter avec la soi-disant usurpatrice comme avec une souveraine légitime.

Ce geste absurde et stérile, cette peinture d’armoiries d’une vanité tout enfantine n’a rien apporté à Marie Stuart, au contraire, elle lui a causé le plus grand préjudice. Il y a dans la vie de chaque homme des fautes irréparables. La maladresse politique qu’elle a commise alors plutôt par bravade et gloriole que consciemment a fait le malheur de sa vie, elle lui a valu l’inimitié mortelle de la femme la plus puissante d’Europe. Une véritable souveraine peut permettre et tolérer tout excepté que l’on conteste ses droits de reine et que l’on revendique sa couronne : c’est pourquoi on ne peut pas en vouloir à Élisabeth si, à partir de ce moment-là, elle considère Marie Stuart comme une ennemie dangereuse, si elle voit constamment se dresser derrière son trône l’ombre de sa rivale. Toute l’amitié des deux femmes sur laquelle on a écrit et dont on a parlé ne fut que vernis et trompe-l’œil pour masquer leur profonde inimitié : au fond la blessure reste, inguérissable. Dans la politique et dans la vie, les demi-mesures et les hypocrisies font toujours plus de mal que les décisions nettes et énergiques. Plus de sang a coulé pour cette couronne d’Angleterre jointe aux armes de Marie Stuart que pour une vraie couronne. Une guerre franche eût définitivement tranché la question dans un sens ou dans l’autre ; au contraire la guerre sournoise que se font les deux femmes trouble toute leur existence.

Au début de juillet 1559, à l’occasion d’un tournoi donné à Paris pour célébrer la paix de Cateau-Cambrésis, le dauphin et la dauphine arborent encore ostensiblement le fatal écusson porteur des insignes de la puissance britannique. Henri II, roi chevaleresque, tient à rompre en personne une lance « pour l’amour des dames », et tout le monde sait de quelle dame il veut parler : de la belle et fière Diane de Poitiers qui, de sa loge, penche ses regards sur son royal amant. Mais soudain le jeu devient terriblement sérieux. L’histoire se décide dans ce combat. Le capitaine de la garde écossaise, Montgomery, dont la lance s’est brisée et qui n’a plus que le tronçon en main, charge le roi, son adversaire, avec une violence telle qu’un éclat pénètre profondément dans l’œil de celui-ci et qu’il tombe de cheval, évanoui. On croit d’abord que la blessure n’est pas dangereuse, mais le roi ne reprend pas connaissance. La famille royale consternée ne quitte point le lit du blessé ; pendant quelques jours, la robuste nature du vaillant Valois lutte contre la mort ; finalement, le 10 juillet, son cœur cesse de battre.