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Pour l'action comme pour la connaissance, la « matière » est toujours première. Première dans ses mixtes et ses confusions, lorsqu'elle résiste aux projets de façonnage ; première dans sa présence originelle, dès qu'apparut le projet d'une construction intelligible du monde. Mais, avant même que...
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Seitenzahl: 49
Veröffentlichungsjahr: 2016
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ISBN : 9782341004121
© Encyclopædia Universalis France, 2016. Tous droits réservés.
Photo de couverture : © D. Kucharski-K. Kucharska/Shutterstock
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Pour l’action comme pour la connaissance, la « matière » est toujours première. Première dans ses mixtes et ses confusions, lorsqu’elle résiste aux projets de façonnage ; première dans sa présence originelle, dès qu’apparut le projet d’une construction intelligible du monde. Mais, avant même que soient déclarées ces deux ambitions de conquête, la matière, diverse et multiple, est déjà là sous l’aspect du corps pâtissant, chair corruptible dont les intimes dérangements brisent net les élans de l’âme.
La sérénité requise du physicien ou du chimiste qui règle ses expérimentations sur les exigences d’un savoir méthodique, pour retenir, au plus près du concept de matière, les effets observables de ses manipulations, cette sérénité est bien le fruit d’une double ascèse, d’un double effort d’épuration qui converge en un lieu aussi éloigné du confus et du mixte donné que des grands mythes de genèse dont le système des causes est un avatar distingué. Mais encore la matière ainsi domptée fut le produit d’une hygiène culturelle qui dénonçait la primauté du corps pâtissant, en décrétant un ordre de la raison. Sans doute les progrès réels et imaginaires de l’art de guérir y eurent leur part – Descartes se voue à la médecine, s’étant vu grisonnant, tout en invoquant le coût des expériences de mécanique ! Entre déclin du corps et mur d’argent, les mécomptes, les écarts et les suspens dans la quête d’une maîtrise raisonnée de la matière ont de quoi exciter la sagacité des analystes. Reste que, dénouant les liens de la matière et du mal, les travaux et les succès de la physique expérimentale contrariaient l’autorité morale et apologétique des Églises, même si leurs ministres s’y référaient dans l’intention de préserver les âmes des équivoques de la matière. Au demeurant, les entreprises de cette physique eurent pour effet de frayer les voies d’un déisme entaché de sensualisme dont le « matérialisme » de Diderot fut l’un des plus entraînants.
Délivrer la matière de la confusion de ses apparences et de ses ancrages métaphysiques, pour l’analyser dans la clarté de rapports quantifiés, n’alla pas cependant sans compromis. Le plus réactionnaire, par référence à une vision enchantée du progrès, consista à reproduire, selon un ordre « vraiment positif », une hiérarchie toute traditionnelle des objets de la connaissance, où la matière occupait, comme naturellement, la place de l’« inférieur ». Encore vivaces, à plus d’un titre, ces conceptions ont une histoire dont nous retraçons ici quelques segments, avant que ne s’évanouisse dans l’artifice des formalismes la figure des objets dont on a longtemps cru qu’ils composent le monde sensible.
Dans la proximité de toute expérience, la matière émeut le corps et nous fait épier les degrés de notre existence. Instrument de l’emprise, la main qui manipule est, comme l’on sait, le truchement et le signe de la raison. Ce n’est point hasard si ceux qui énoncèrent cette liaison conçurent des systèmes explicatifs de la matière dont notre culture demeure tout imprégnée. Assurément, les aventures de la science moderne, ses avancées successives ont paru déconsidérer l’héritage aristotélicien ; et pourtant, elles n’ont point réussi à extirper une mémoire que les suppositions fantastiques des théories récentes peuvent, sous certaines conditions, légitimer. C’est que la matière, lorsqu’on la prend au sérieux, lorsqu’on l’arraisonne dans sa permanence d’objet philosophique, fuit incessamment dans la représentation et ses énigmes. Accorderait-on que « la matière, c’est l’idée même de l’inertie ou de la pure existence », que l’on aurait bien peu dit sur le cheminement de l’esprit pour en avoir l’intelligence. Or il est remarquable que la suite des modèles qui ont concouru à cette intelligibilité ont tous procédé d’essais en vue de soumettre la contingence des aspects à des principes de mesure dont la validité se trouve remise en question lorsque varient les limites de leur domaine d’application, lorsque se resserre la proximité de l’objet construit.
Les matérialismes scientifiques, ceux qui se donnent pour fin de concevoir le monde selon des préceptes de stricte économie de pensée, ont toujours consisté en doctrines abstraites. Leur genèse, partant leur généalogie, telles qu’on prétend les retracer de nos jours, supposent un détail d’« obstacles épistémologiques » franchis, contournés ou simplement négligés ; dès avant l’ère de la quantification des modèles, ils se profilent, hypothétiques moteurs de l’essor de la chimie moderne. Le timbre de sa scientificité lui est propre ; en aucune manière, on ne saurait le déduire d’une contestation directe de représentations pénultièmes : la seule idée d’une théorisation soudain victorieuse d’antiques balbutiements imbéciles appartient au ridicule du scientisme. Si des novations conceptuelles marquent un parcours effectif d’obstacles dans l’histoire « sanctionnée » de la physico-chimie, la suite des représentations de la matière n’en répond pas moins, tout d’abord, à l’énonciation et à l’épuisement de thèmes dont la théorie anticipe sur la formulation de la chimie par le seul effet d’une « rétroperspective ».
C’est encore une chose assurée que toutes les théories de la matière sont, à quelques degrés, encombrées du voisinage d’idéologies antimatérialistes et parasitées de jugements moraux, hâtifs et passionnels, qui s’y attachent ordinairement.