Même la nuit fuit les étoiles - Cécile Fradin-Dupire - E-Book

Même la nuit fuit les étoiles E-Book

Cécile Fradin-Dupire

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Beschreibung

J'imagine ma dépression comme un grand gars en col roulé qui me suivrait partout. Je lui ai même donné un nom, Nox. Il me suit depuis des mois, des années, depuis si longtemps que j'ai perdu la notion du temps à ses côtés. C'est quand Aliciane, la secrétaire de ma psy, a accepté de partir loin avec moi pour me débarrasser de Nox, que j'ai vu ma vie reprendre enfin des couleurs. Me voilà maintenant perdue. Perdue entre Nox et Aliciane. Perdue entre ma sombre dépression et mon impétueuse sauveuse. Vous vous dites que quelque chose ne va pas ? J'aurais dû le voir, moi aussi...

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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Ähnliche


Pour ceux qui ont attendu dans la nuit

le passage d'une étoile filante.

Pour ceux qui ont compris qu'ils pouvaient

eux-mêmes en devenir une.

Sommaire

Prologue - QUI SUIS-JE ?

ACHLYS

MA VIE, MON RIEN ET NOX

LE CRI

CHEZ LA DOCTEURE

MES ADIEUX À NOX

LA COULEUR DU NOIR

L’INCENDIE MENTAL

L’ABANDON DES HISTOIRES

LE RIRE DES FOUS

LE RETOUR DE MES COULEURS

CŒUR DE FEU, CŒUR DE GLACE

L'OCÉAN D’INCERTITUDE

MORPHÉE

FUIR, DÉCOUVRIR

LES DÉMONS DE JIM

LE GÉNIE D’OSCAR

DOUX RIRE CHEZ LES MORTS

POUR LA NUIT

VIE, ÉCHEC, SOUFFRANCE

RETOUR A LA CABANE

ÉTOILE ABANDONNÉE

FROID, VERS LA MER

OIZYS

L’OPALE DE LA VIEILLE

L’ÉTOILE FUYANTE

FRACAS DE L’ÂME

ASCENSION DE LA PENSÉE

DESCENDRE

ÉCLATS DE VOIX

BESOIN DE LA NUIT

DE VIOLENTS PLEURS

COMMENCEMENT

KÉRÈS

FROID, GLACÉ. CASSANTE.

L’ÉTOILE, L’ÉNIGME

LE DESTIN DE LA VIEILLE

SOUVENIR VERMEIL

CHUTE D’ÉTOILE SUR LA NUIT

ANAGRAMME

QUI EST-ELLE ?

ÉPILOGUE - L’AMOK DE SA FILLE

POSTFACE

Prologue - QUI SUIS-JE ?

Je pourrais vous dire mon prénom, mon nom, mon âge. Mais j’ai tendance à penser qu’on définit mieux un personnage principal par ce qu’il aime, ce qu’il déteste et ce qu’il recherche. Et comme je suis le personnage principal de mon histoire, je vais m’acquitter de cette mission.

Je déteste les choses que tout le monde déteste mais n’en parle jamais. Je déteste avoir envie d’aller chier après avoir pris ma douche. Je déteste me réveiller cinq minutes avant mon réveil, tout comme je déteste le rater. Je déteste quand quelqu’un dont je connais le prénom ne retient pas le mien. Je déteste me raser et je déteste passer à côté de ces deux poils à l’arrière de mon mollet quand je me rase.

J’aime les choses que tout le monde aime sans vraiment s’en rendre compte. J’aime entendre ma chanson préférée à la radio. J’aime contredire quelqu’un qui a tort, et qu’il admette que j’ai raison. J’aime le sentiment que je ressens quand, après un long moment, je reconnais un acteur ou une actrice dans un film. J’aime avoir les jambes douces après les avoir rasées.

Ce que je recherche ? À m’en sortir, simplement.

ACHLYS

Dans la mythologie grecque, Achlys (Caligo, chez les Romains) est la fille de Khaos (ou Chaos), le chaos et de la nuit, Nyx (ou Nox chez les Romains).

Achlys est parfois représentée comme une vieille dame laide, édentée, aux ongles longs.

Déesse de la misère et de la tristesse, c’estAchlys qui voile le regard des mourants avec la brume de la mort.

Armée de poison, Achlys aime voir souffrir les gens et pleure sans cesse sur son propre malheur.

MA VIE, MON RIEN ET NOX

Je me suis levée ce matin. Levée… Disons réveillée, pour moi ces deux instants de la journée sont très distincts et arrivent parfois à plusieurs heures d'intervalle.

Donc, je me suis réveillée, et je n’ai rien fait pendant plusieurs dizaines de minutes. Je ne saurais pas vous dire durant combien de temps exactement. Certains verraient cela comme un moment de reconnexion avec mon être, mon corps et mon esprit, quelque chose de mystique ou presque. Non, c’est seulement pour moi un moment de profonde détresse, le pire moment de ma journée. C’est le moment où je reprends conscience de mon corps, de ma souffrance et de mon mal-être. J’espère alors replonger dans le sommeil, un sommeil sans rêve comme depuis plusieurs mois. Mais cela n’arrive jamais, la faute à l’insomnie. Mon insomnie. Ma faute.

Je ne fais rien pendant plusieurs dizaines de minutes, parce que j’en suis incapable. Je suis une incapable.

Quand la culpabilité prend le dessus, je me force à faire quelque chose. Alors, je prends mon téléphone, aucune notification, évidemment, personne ne demande de mes nouvelles ou s’inquiète pour moi. Personne.

Je m’en vais me promener sur les réseaux sociaux, admirer la belle vie des autres gens. Des autres gens, pas la mienne. Cette blonde à la plage, Sandrine qui promène son chien, cette jeune femme qui lit un livre québécois, Jérôme qui prépare une surprise pour sa petite amie. Moi, rien, seulement mon lit, mon corps et mon mal-être.

Je vous passerai les détails du reste de ma journée. Je ne travaille plus depuis des mois. J’habite seule. Je ne vois personne. Une fois par semaine je vais chercher le courrier, quand le besoin s’en fait ressentir je fais des courses, simples, rien d’extravagant, juste pour me nourrir. Ne pas mourir. Encore que, parfois, je me demande bien pourquoi j’ai besoin de me nourrir alors que je ne fais rien. Je ne suis rien et pourtant je bouffe.

J’ai décidé d’aller chez mes parents pour comprendre ce qui m’est arrivé. C’est en retournant là où rien n’a changé qu’on se rend compte que nous avons évolué. Je ne sais plus qui a dit cela, certainement pas moi. Je suis trop conne.

Le premier matin, je me réveille. Me voici, une fois encore, dans ma chambre plongée dans le noir. Une petite chambre qui a cessé d'évoluer depuis que je l'ai quittée, lorsque je suis partie de chez mes parents. La chambre est restée bloquée dans mon adolescence. Comme si le temps s'était arrêté ici pour me laisser une fenêtre ouverte sur le passé que je pourrais contempler à ma guise. Depuis plusieurs années, tout est resté inchangé. Les murs sur lesquels plusieurs posters se disputent une même punaise ; le bureau sur lequel sont gravés dans le bois des mots désormais illisibles ; les étagères supportant encore et encore les mêmes livres comme chez un inculte honteux de son ignorance littéraire.

À côté de tout cela, il y a moi. Changée, abîmée, vieillie. Je ne ressens rien. Je vieillis. Je deviens ridée et grosse. On me répète sans cesse que bientôt il sera trop tard pour avoir des enfants si quelqu’un veut bien en faire avec moi. Mais je ne ressens rien, ni peur, ni tristesse. Le vide émotionnel absolu. Affalée dans le coin d'un lit qui, maintenant que j'y pense, me semblait beaucoup plus grand quand j'étais jeune, je n'ai envie de rien, je ne ressens rien.

Depuis plusieurs mois, je n'ai envie de rien et je ne fais rien. J'ai l'impression que ma vie est remplie de néant. Comme si un ami géant et intimidant me disait toujours : “Tu es sûre que ça vaut la peine de faire ça ?” ; “On pourrait rester là et ne rien faire.” ; “Celui qui ne fait rien ne risque rien. Je dis ça, je dis rien.”. Et à chaque fois, il réussit à me persuader très vite qu'il a raison. Quand j'avais vingt ans, j'avais des amis qui arrivaient à me faire sortir même la veille d'un examen. Maintenant j'ai cet ami, Nox, cet ami qui est là et me retient de faire des choses pour pouvoir me reposer et ne penser à rien.

J'imagine Nox comme un homme immense, qui ferait quatre têtes de plus que moi. Il porte un col roulé noir, un peu serré pour lui puisqu'il a une légère bedaine, comme s'il avait abusé de la bière pendant plusieurs années. Il a cette voix grave, rauque et rassurante, qui sait pourtant être intimidante quand il le faut. Chaque détail de son visage est caché par une masse de poils. Ses yeux bruns et pétillants sont enfouis sous ses immenses sourcils broussailleux, sa bouche et son nez semblent se noyer dans sa barbe. On aperçoit parfois un morceau de la peau de son cou entre le col de son haut et cette barbe.

Nox est rassurant, c'est l'ami qui tient tout le monde à l'écart de moi quand je veux n'avoir affaire à personne. Dans ces moments-là, il pose une main sur mon épaule, sa main est si gigantesque que je sens ses doigts jusqu'au bas de mon omoplate, puis il me dit en me regardant dans les yeux : “On peut rester là si tu n'as pas envie de sortir.”. Et souvent on se retrouve devant la télé, moi dans mon lit, lui dans mon fauteuil à côté, un fauteuil bien sûr trop petit pour lui, mais Nox ne s'en est jamais plaint puisqu'il n'existe que dans ma tête.

Vous l’aurez compris, Nox c'est ma dépression. Certains voient et représentent la dépression comme une silhouette fantomatique, effrayante, oppressante qui nous fait sombrer dans un abîme sans fond. Pas moi. Moi j'ai Nox.

Nox m'empêche de me retrouver réellement seule quand je n'ai envie que de solitude, Nox m'accompagne tous les jours et me fait souvent déculpabiliser d'aimer cette solitude. Plutôt que la solitude, j'ai choisi un ami, un proche imaginaire. Ce qu'il y a de beau avec l'imaginaire, c'est qu'il est beaucoup plus intéressant que la vraie vie : je ne suis pas seule, je suis avec mon ami imaginaire, rassurant et déculpabilisant.

Vous pouvez dire que je ne vais pas bien, qu'avoir un ami imaginaire à mon âge est plus que malsain, c'est avoir un réel problème. Je vous demanderai alors en quoi ça vous gêne, ensuite je vous expliquerai tous les avantages que je retire de cette fausse relation et finalement je vous conseillerai de vous inventer un ami.

Il vous aura fallu me lire pendant une dizaine de minutes pour comprendre que je ne vais pas bien, que je suis en dépression. Pour ma part, il m’a fallu des semaines, des mois à l’admettre, à le comprendre. Et maintenant que je le sais et que je le reconnais, je me demande comment je vais faire pour m’en sortir. Incapable de rien, serai-je même capable de m’en sortir ?

LE CRI

Je m’étais réveillée près d’une heure auparavant, je n’avais pas bougé. Comme attachée à mon lit, j’étais incapable d’effectuer le moindre mouvement. Depuis plusieurs mois, je me réveillais plus fatiguée que la veille, d’une fatigue qui épuisait mon corps et mon esprit.

Je prenais peu à peu conscience que la veille j’avais pris la décision de venir chez mes parents. Pour renouer avec mon passé, pour remettre les pieds dans ce passé où tout allait, où j’étais heureuse. Ce passé me semblait alors bien loin.

Même le bonheur était loin, je ne sais pas si vous avez déjà vécu cela, je ne vous le souhaite pas, mais quand tout est noir, la lumière prend cet aspect brumeux. Le bonheur et le plaisir deviennent des notions imprécises, trop peu vécues et donc bien vite oubliées.

C’est à ce moment-là qu’on m’extirpa de mes pensées en frappant à ma porte.

- Tu dors ? Demanda une voix derrière la porte.

Je ne répondis pas. “À quoi bon, de toute façon elle va pousser la porte.”, pensai-je. Et la porte s’ouvrit, alors je tournai la tête. Une silhouette se découpait dans la lumière aveuglante du couloir.

- Tu as bien dormi ma chérie ? Me demanda Maman de sa voix douce. On va manger, il est presque midi…

Je sentais bien qu’elle tentait de me sortir du lit sans avoir à m’y forcer. Fatiguée, je ne répondis pas. Je sentais la présence de Nox, cet ami imaginaire imposant, m’écraser et me rassurer. Il m’empêchait de me lever, il était mon excuse.

- On a fait des frites, continua ma mère.

Je ne répondais pas, je ne bougeais pas. J’entendis Maman pousser un soupir qui se voulait discret alors qu’elle s’approchait de mon lit. Dans la pénombre de ma chambre, je ne pouvais percevoir que des reflets sur son visage, des infimes parties de son être. Ce que je distinguais parfaitement, c'était son parfum, perdue dans l’obscurité de ma chambre, je sentais son odeur. Il n’y a rien de plus réconfortant que le parfum d’une mère. Son effluve me fit oublier Nox qui m'encerclait. Mon ami imaginaire disparaissait peu à peu et quand ma mère posa une main sur mes cheveux, je réussis à me redresser pour la regarder dans les yeux.

La lumière se fit plus douce alors que j’étais assise, moins aveuglante et je percevais mieux les détails du visage de Maman. Ses cheveux bruns tirés dans un chignon rapide, ses yeux sombres reflétant le calme de son être, sa fine bouche étirée dans un sourire timide, ses petites rides aux coins des yeux bougèrent quand elle me dit :

- J’ouvre ton volet, je fais ton lit et toi tu vas à la salle de bain, d’accord ?

Ma mère avait déjà fait une dépression. Je ne pouvais pas m’en souvenir, j’étais trop petite. Mais quand, quelques mois auparavant, j’avais tenté de lui expliquer ce que je ressentais, elle m’avait dit mieux comprendre que je ne l’imaginais. C’était dans ces moments-là, quand elle prononçait des phrases simples, sans fioritures, que je prenais réellement conscience de sa bienveillance. Je sentais qu’elle voulait m’aider comme elle aurait souhaité être aidée.

Alors, je ne parlai pas et je me levai, non sans difficulté, pour me diriger vers la salle de bain. Je ne marchais pas, je traînais les pieds, pas par paresse, mais par fatigue. Exténuée, j’avais ce sentiment étrange parfois au réveil que mon corps ne m'appartenait plus vraiment, de flotter à son côté. Il fallait simplement que je tende l’oreille pour m’attacher à un son, pour me reconnecter, pour reprendre conscience de mon corps et cesser de traîner les pieds. En entendant Maman ouvrir mes volets dans un grincement, je reprenais possession de mon corps, je me suis mise à lever les pieds.

- Merci maman, dis-je dans un murmure.

Je glissai le verrou de la salle de bain. Face au miroir, je me déshabillai et, nue, je regardai ce corps trop maigre. Je ne me reconnaissais plus depuis des mois. Je ne mangeais plus beaucoup, je dormais à peine et je ressemblais plus à un squelette qu'à une femme. J’avais perdu mes formes, mon teint était plus que pâle, il avait par endroit un aspect bleuté de fatigue. Mes cheveux roux avaient perdu leur éclat, ils tombaient, ternes sur mes épaules.

Chaque matin, depuis des mois, je me regardais dans la glace et je découvrais un autre aspect de moi, une autre moi. Ce jour-là, je découvris que mon visage s’était allongé, comme s’il manquait de chair. Je mis mes mains sur mes joues et ouvris la bouche aussi grande que je le pouvais, jusqu’au moment où je ressentis une douleur se former dans ma mâchoire. Je souris malgré moi. J’étais Le Cri de Munch.

- Je comprends, je te jure. C’est pas facile la pression que vous avez les jeunes, la pression que tu peux avoir à ton travail, enfin… Que tu AVAIS au travail, tout ça… Je comprends !

Mon père tentait de se lancer dans un discours qui se voulait empathique. En vain, car je savais qu’un “mais” aller poindre le bout de son nez.

- Mais… Tu vois… Tu devrais sortir, faire des choses, essayer de voir quelqu’un ! Ditil.

Sans décoller les yeux de son assiette, il engouffra dans sa bouche un morceau de viande aussi gros que son poing. Tout en mâchant, avec difficulté, il continua :

- Moi, je veux t’aider… Ça fait combien, presque un an ? Tu travailles plus, tu sors plus, tu viens chez nous de temps en temps pour dormir… Tu ne nous parles même pas, il serait temps que tu essayes de t’en sortir. Tu crois pas ?

Si Maman me comprenait et souhaitait m’aider, Papa lui ne comprenait pas, ne cherchait pas à comprendre, mais voulait tout de même m’aider. Il ne comprenait pas que l’aide commençait par la compréhension. Je lui lançai un regard que je souhaitais dur, mais la fatigue m’empêchait de le durcir comme je le désirais.

Ce qu’il y avait de plus étrange chez Papa, c’est qu’il se gardait bien de me donner ses précieux “conseils” en présence de Maman. Parce que nous le savions tous les deux, ce qu’il me disait, il n’aurait jamais osé le dire à sa femme pendant sa grande dépression. Au fond de lui, il devait être conscient que cela ne m'aidait absolument pas.

Maman revint à table avec un saladier plein de verdure. Elle me regarda en s’asseyant avant de regarder mon assiette en haussant les sourcils. J’aimais bien quand nous n’avions pas besoin de parler pour nous comprendre, un regard suffisait. Alors, je baissais les yeux, mon assiette était intacte, la sauce avait imprégné les frites qui s’étaient imbibées une à une, comme un barrage qui faiblissait.

Je levai les yeux vers ma mère qui me regardait avec insistance, toujours sans dire un mot. Donc je pris une frite avec mes doigts et la mangeai. Je ne ressentais rien de plus, le vide à l’intérieur de moi n’était pas comblé et je ne saisissais toujours pas l’importance de manger si je ne faisais rien pour me dépenser. Mais ma mère souriait, cela devait être bien.

- Alors, ma puce, commença Maman en mélangeant la salade. On voulait te dire, avec ton père, qu’il serait temps pour toi d’aller voir quelqu’un.

Papa haussa les sourcils et me lança un regard tellement lourd de sens que j’arrivais à lire "je te l’avais dit" écrit en lettres capitales avec les rides de son front.

- Je sais que ça peut être compliqué de chercher, alors nous l’avons trouvé pour toi. Comme tu n’as rien prévu pour les jours à venir, nous avons pris rendez-vous pour toi chez Docteure Nicolas.

Je tombai, je sentais que je tombais. Je devais les remercier, mais je n’étais pas prête. Je ne me sentais pas nager vers le haut, mais plutôt couler vers le bas. Je les détestais.

- Il paraît qu’elle est spécialisée dans les troubles dépressifs, a beaucoup d’avis positifs sur…

Je ne l’entendais plus. Je ne l’écoutais plus. Nox m’enlaçait pour me rassurer.

CHEZ LA DOCTEURE

Ma mère avait insisté pour m’accompagner chez la psy. Peut-être avait-elle deviné que, seule, je n’y serais jamais allée. Alors je me suis levée tôt, réveillée encore plus tôt, enfin… Maman m’a réveillée tôt. Je me suis exécutée.

Sans vouloir m’y forcer, elle m’a imposé de prendre une douche ; je n’ai pas tenté de lui expliquer que si je ne faisais rien, je ne pouvais pas être sale. Je me suis exécutée.

Papa avait préparé des tartines, ils m’ont forcée à en croquer une. Je me suis exécutée.

Nous sommes montées dans la voiture pendant que Papa disait qu’il préparerait le repas.

- Mesdames ? Demanda une jeune femme derrière un haut bureau.

Maman chercha des yeux la plaque de la Docteure Adeline Nicolas dans le couloir, elle était trop occupée pour prêter attention à la jeune femme, alors que moi, je ne pouvais m’empêcher de la regarder.

Elle semblait s’être donnée beaucoup de mal pour avoir cet aspect de secrétaire médicale typique. Elle devait avoir moins de trente ans, vingt-sept ans, mon âge, mais elle arborait déjà des accessoires propres aux personnes âgées. Ses cheveux se rejoignaient dans un chignon serré et parfait, rien ne dépassait hormis deux mèches blondes de chaque côté de son visage. Ses grands yeux verts étaient si clairs qu’ils avaient cette couleur glauque des néons d’hôpital. Ils étaient à peine cachés par ses lunettes à la monture épaisse, à chacune des branches se suspendait une chaînette qui se perdait derrière son cou comme un collier flottant jusqu’à ses yeux. Son chemisier noir au col élégant faisait ressortir la couleur blanche de la blouse qu’elle portait sur les épaules, mais dont elle n’avait pas enfilé les manches.

Un petit badge médiocre épinglé sur un revers de sa blouse indiquait “A. De Lons”. Je relevai les yeux vers elle et, quand elle nous suivit jusqu’à la salle d’attente, je me suis sentie pitoyable. A. De Lons et moi devions avoir le même âge. Elle me mettait face à mes échecs. Un travail respectable pour elle, j’avais abandonné le mien depuis plusieurs mois. Une tenue d’adulte, j’étais en sweat-shirt, délavé et non lavé. Et enfin, son sourire, un sourire sincère, sympathique et franc ; pour ma part, j’avais même oublié comment sourire.

Je me sentais pitoyable, honteuse. Deux mots que j’ajoutais dès lors à mon vocabulaire pour me définir.

Quand A. De Lons nous a accompagnées jusqu’à la salle d'attente, je lui jetai un dernier regard et nos yeux se croisèrent. Elle tentait de paraître sympathique, mais je voyais au fond de son œil glauque une lueur de malveillance. Secrétaire médicale d’une psy, elle devait voir tous les jours des fous, des détraqués, des tarés, des cinglés, des dingues, des malades, des déséquilibrés… J’en étais une de plus, une de plus qu’il faudra assommer de traitements, une de plus qui verra des éléphants roses, une de plus qui pense être la réincarnation de Hitler ou de Jésus. Je n’étais pas folle, mais A. De Lons était convaincue du contraire. Je le savais. Et je la détestais.

- Connasse, m’entendis-je siffler entre mes dents malgré moi.

Maman se tourna vers moi, intéressée. Elle n’avait pas entendu le son de ma voix depuis si longtemps qu’elle semblait ravie, elle me demanda, pleine de bienveillance :

- Qu’est-ce que tu as dit, ma puce ?

Je levai les yeux vers elle sans lâcher un mot. La parole est d’argent, le silence est d’or. Surtout quand on est trop fatigué pour parler. Maman continuait de me regarder, avide de plus de paroles de ma part, voyant que je ne semblais pas disposée à en dire plus, elle tourna la tête :

- On peut s’asseoir ici, dit-elle d’un ton déçu.

Je déteste les salles d’attente des docteurs. Il y règne toujours une ambiance étrange et malsaine. Les chaises y sont inconfortables, les magazines déchirés et les gens qui attendent sont toujours malades.

En cet instant, je détestais savoir que les autres me regardaient en cherchant à deviner pourquoi je venais. Je me détestais de m’être habillée de cette façon et à peine coiffée, je sentais qu’ils savaient tout de suite que je venais pour une dépression. Je détestais Maman de m’avoir forcée à venir, je détestais Maman de m’y avoir accompagnée.

Aux yeux des autres, je devais être cette trentenaire dépressive qui habite chez ses parents, couvée par sa Maman.

Je levai les yeux pour regarder autour de moi, la salle d’attente était vide. Il n’y avait que Maman et moi. Dommage, j’aime bien chercher à deviner pourquoi les gens viennent chez le docteur.

- Je ne suis pas un docteur, dit-elle.

Je levai les yeux vers la psy. Son regard noir et bienveillant rappelait l’ébène de ses cheveux crépus et indomptables. Sa peau sombre était parfaitement lisse, sans défaut. Sa posture droite, ses vêtements chics et sobres. Elle était trop parfaite.

- Il y a des plaques de docteur partout, rétorquai-je.

Elle sourit, laissant ses dents blanches illuminer l’intégralité de son visage.

- Comme tout le monde, j’imagine que vous voyez un docteur comme un médecin, en blouse blanche, un puits de sciences humaines ayant réponse à tout.

Je sentis mes yeux se plisser, et je vis qu’elle me sentait sceptique. Pour me mettre en confiance, elle sourit. Son sourire se veut doux.

- Je ne suis pas ce genre de docteur, voyezmoi comme une amie à qui vous auriez envie de vous confier. Appelez-moi Adeline si vous le désirez.

Faisait-elle exprès de me renvoyer à ma solitude, mon manque de confident, mon manque d’ami, mon manque ? Pouvait-elle deviner pour Nox ?

Je la regardai. Elle voulait me mettre à l’aise, mais je ne pouvais pas m’empêcher de ressentir une méfiance. Maman avait dû lui dire que, depuis plusieurs mois, j’étais déprimée, voire dépressive. Maman avait dû tout lui raconter. Ses yeux sombres étaient pareils à des gouffres dans lesquels je devais me plonger, comme un piège.

- Vous pensez que je n’ai pas d’amis ? Lui demandai-je, d’une voix monocorde en évitant son regard. Avec ce ton, elle imaginerait que je tombe dans son piège.

Son silence me poussa à la regarder à nouveau. Son sourire avait disparu, ses yeux me toisaient avec une lueur de pitié dans le regard. Je lui faisais donc pitié. Elle et mes parents m’avaient piégée, soi-disant pour mon bien. Mais je sentais qu'il n’en était rien, il y avait autre chose derrière cela, une autre raison.

Nox n’en pensait pas moins, il était dans la pièce avec moi. Sa présence me rassurait, c’est pour cela que je l’avais inventé après tout, pour me rassurer.

- Je ne pense rien, je veux juste vous écouter et tenter de vous aider, dit enfin Docteure Nicolas.

Je ris, sans me l’expliquer. Je ne savais pas pourquoi je riais, mais je riais. De désespoir ou de tristesse, peut-être. Un rire éclata hors de ma gorge, un rire que je contrôlais à peine et que je calmai avec difficulté.

- M’aider ? Demandai-je quand je m’en sentis capable.

Je ne voyais plus bien Docteure Nicolas, à travers mes larmes, elle n’était qu’une tache sombre dans un cabinet blanc. Je m’efforçais de ne pas sangloter, je ravalai mes larmes qui, néanmoins, coulèrent sur mes joues. Nox posa doucement une lourde main sur mon épaule.

- Vous ne pensez pas avoir besoin d’aide ? Demanda ma psy. Vous n’êtes pas fatiguée d’être comme cela ?

“Fatiguée” était un euphémisme, j’étais exténuée. Un soupir amusé sortit de ma poitrine et un sourire se forma sur mes lèvres. Je la regardai. Ses yeux étaient devenus bienveillants, j’avais envie de lui laisser une chance, même si une partie de moi restait méfiante. Je sentais que Nox n’était pas prêt à lui faire confiance.

- Vous allez me donner des exercices, un truc du genre ? Demandai-je, laissant mes larmes couler paresseusement sur mes joues.

Elle sourit doucement, laissant apparaître au creux de ses joues deux petites fossettes, seuls reliefs sur sa peau ébène sans défaut.

- Si vous pensez que cela peut vous aider, répondit-elle lentement.

Dans la voiture, Maman me posa énormément de questions, je n'avais de réponse que pour très peu d'entre elles et je ne voulais pas parler.

Docteure Adeline Nicolas m’avait donné un exercice et une ordonnance. J’avais tout aussi peur de l’un que de l’autre. Nox ne lui faisait pas confiance, il avait peur de disparaître, je le sentais. Mais de mon côté, je savais que s’il disparaissait, cela voudrait dire que j’irais mieux. Du moins, je l’espérais.

MES ADIEUX À NOX

J'ai toujours aimé les jeux de lettres. J’ai toujours aimé bouger les lettres, changer les mots, trouver des anagrammes. Je ne les partageais avec personne, je m’amusais seule. Avant.

Maintenant les lettres se mélangent toutes seules, la fatigue sûrement, je n’ai plus envie de chercher, de trouver des jeux en déplaçant les lettres, elles n’ont pas besoin de moi pour cela. Je suis tellement fatiguée que j’ai le sentiment qu’elles se mélangent sans mon aide.

Dans la voiture, je regardais l’ordonnance de la Docteure Adeline Nicolas. Beaucoup de lettres qui se bousculaient, bougeaient et se mélangeaient sans mon aide. Comme les longs noms peuvent être compliqués à lire quand on est fatigué.

J’entendais Maman me parler, mais je n’écoutais pas, sa voix était comme un son, un bruit me berçant pendant le trajet. Trop occupée à regarder la boîte de pilules qui devaient me sauver la vie. Je pensais à Nox, cet ami que j’avais inventé, à qui j’avais offert une vie, à qui je pouvais tout demander et tout donner parce qu’il était une partie de moi.

- T’en penses quoi ?

La voix de Maman me ramena à la réalité, j’oubliai Nox et regardai à nouveau cette boîte blanche.

- Tu penses quoi du fait de prendre un médicament ? Demanda à nouveau Maman sans lever les yeux de la route, ni les mains du volant.

Elle savait que je ne l’avais pas écoutée. Elle est comme ça Maman, elle sent les choses.

- Tu te dis que ce n’est peut-être pas la solution, mais tu ne vois pas d’autre solution. C’est ça ? Ajouta-t-elle doucement, comme si elle me demandait de lui confirmer une évidence.

Elle est comme ça Maman, elle sent, elle sait et elle dit les choses. Elle avait mis des mots sur une idée que j’aurais été incapable de définir. J’en aurais été incapable. Incapable. Je suis une incapable.

Seule, dans la salle de bain, face à mon reflet, je regardais ce petit comprimé blanc. Puis, je me regardai dans les yeux. Ils avaient perdu ce bleu, cet éclat d’espoir que je leur connaissais. Ils avaient une couleur glauque, pâle, froide, révélateurs de la détresse de mon âme. Mes traits tirés montraient la torture intérieure que je me faisais constamment subir. Mes joues creusées, mes cheveux roux pâle ou blond foncé étaient sales, gras et secs à la fois. Je prenais enfin conscience que l’extérieur de mon corps reflétait la souffrance et le vide qui l’habitaient. J’étais vide, on m’avait vidée et mon visage reflétait cela.

Le regard perdu dans mes propres yeux glacés, tout devenait flou, les larmes commençaient à monter, sans raison, ni explication. Je les sentais couler le long de mes joues, seuls témoins de ma souffrance sur mon visage stoïque.

Quand elles eurent fini de couler, le voile devant mes yeux disparut. Je regardai au-delà de moi-même et il se tenait là, dans un coin de la pièce, dans un coin de ma tête. Nox.

Son col-roulé noir, sa grande barbe sombre et sa carrure imposante détonnaient complètement avec la petitesse de la salle de bain au carrelage blanc. Comment avais-je pu ne pas le voir avant ?