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Daniel Defoe

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Beschreibung

Ce roman on aurait pu le sous-titrer «La solitude de la voleuse dans les bas-fonds londoniens». Il nous raconte l'histoire d'une jeune femme née et abandonnée dans la prison de Newgate, qui apprend seule la dure loi de la lutte pour la survie. Elle commence par être une prostituée et une voleuse, se marie cinq fois dans l'espoir d'acquérir une certaine sécurité, notamment économique, est emprisonnée à plusieurs reprises, puis déportée en Virginie... Elle finira finalement sa vie en Irlande où elle devient une femme honnête et riche.
Moins connue que Robinson Crusoé, cette oeuvre est tout aussi passionnante. Certains ont qualifié Daniel Defoe de premier «écrivain féministe», et ils n'ont pas tort, car c'est un beau portrait de femme dans une société qui n'a jamais été tendre avec ces dernières.

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Daniel Defoe

MOLL FLANDERS

Traduction de Marcel Schwob

© 2019 Éditions Synapses

Table des matières

PRÉFACE DU TRADUCTEUR

MOLL FLANDERS

PRÉFACE DU TRADUCTEUR

La fortune littéraire de Robinson Crusoé a été si prodigieuse que le nom de l’auteur, aux yeux du public, a presque disparu sous sa gloire. Si Daniel de Foë avait eu la précaution de faire suivre sa signature du titre qu’il avait à la célébrité, la Peste de Londres, Roxana, le Colonel Jacques, le Capitaine Singleton et Moll Flanders auraient fait leur chemin dans le monde. Mais il n’en a pas été ainsi. Pareille aventure était arrivée à Cervantes, après avoir écrit Don Quichotte. Car on ne lut guère ses admirables nouvelles, son théâtre, sans compter Galathée et Persiles y Sigismunde.

Cervantes et Daniel de Foë ne composèrent leurs grandes œuvres qu’après avoir dépassé l’âge mûr. Tous deux avaient mené auparavant une vie très active : Cervantes, longtemps prisonnier, ayant vu les hommes et les choses, la guerre et la paix, mutilé d’une main. De Foë, prisonnier aussi à Newgate, exposé au pilori, mêlé au brassage des affaires politiques au milieu d’une révolution ; l’un et l’autre harcelés par des ennuis d’argent, l’un par des dettes, l’autre par des faillites successives ; l’un et l’autre énergiques, résistants, doués d’une extraordinaire force de travail. Et, ainsi que Don Quichotte contient l’histoire idéale de Cervantes transposée dans la fiction, Robinson Crusoé est l’histoire de Daniel de Foë au milieu des difficultés de la vie.

C’est de Foë lui-même qui l’a déclaré dans la préface au troisième volume de Robinson : Sérieuses réflexions durant la vie et les surprenantes aventures de Robinson Crusoé. « Ce roman, écrit de Foë, bien qu’allégorique est aussi historique. De plus, il existe un homme bien connu dont la vie et les actions forment le sujet de ce volume, et auquel presque toutes les parties de l’histoire font directement allusion. Ceci est la pure vérité… Il n’y a pas une circonstance de l’histoire imaginaire qui ne soit calquée sur l’histoire réelle… C’est l’exposition d’une scène entière de vie réelle durant vingt-huit années passées dans les circonstances les plus errantes, affligeantes et désolées que jamais homme ait traversées ; et où j’ai vécu si longtemps d’une vie d’étranges merveilles, parmi de continuelles tempêtes ; où je me suis battu avec la pire espèce de sauvages et de cannibales, en d’innombrables et surprenants incidents ; où j’ai été nourri par des miracles plus grands que celui des corbeaux ; où j’ai souffert toute manière de violences et d’oppressions, d’injures, de reproches, de mépris des humains, d’attaques de démons, de corrections du ciel et d’oppositions sur terre… » Puis, traitant de la représentation fictive de l’emprisonnement forcé de Robinson dans son île, de Foë ajoute : « Il est aussi raisonnable de représenter une espèce d’emprisonnement par une autre, que de représenter n’importe quelle chose qui existe réellement par une autre qui n’existe pas. Si j’avais adopté la façon ordinaire d’écrire l’histoire privée d’un homme, en vous exposant la conduite ou la vie que vous connaissiez, et sur les malheurs ou défaillances de laquelle vous aviez parfois injustement triomphé, tout ce que j’aurais dit ne vous aurait donné aucune diversion, aurait obtenu à peine l’honneur d’une lecture, ou mieux point d’attention. »

Nous devons donc considérer Robinson Crusoé comme une allégorie, un symbole (emblem) qui enveloppe un livre dont le fond eût été peut-être assez analogue aux Mémoires de Beaumarchais, mais que de Foë ne voulut pas écrire directement. Tous les autres romans de de Foë doivent être semblablement interprétés. Ayant réduit sa propre vie par la pensée à la simplicité absolue afin de la représenter en art, il transforma plusieurs fois les symboles et les appliqua à diverses sortes d’êtres humains. C’est l’existence matérielle de l’homme, et sa difficulté, qui a le plus puissamment frappé l’esprit de de Foë. Il y avait de bonnes raisons pour cela. Et ainsi que lui-même a lutté, solitaire, pour obtenir une petite aisance et une protection contre les intempéries du monde, ses héros et héroïnes sont des solitaires qui essayent de vivre en dépit de la nature et des hommes.

Robinson, jeté sur une île déserte, arrache à la terre ce qu’il lui faut pour manger son pain quotidien ; le pauvre Jacques, né parmi des voleurs, vit à sa manière pour l’amour seul de l’existence, et sans rien posséder, tremblant seulement le jour où il a trouvé une bourse pleine d’or ; Bob Singleton, le petit pirate, abandonné sur mer, conquiert de ses seules mains son droit à vivre avec des moyens criminels ; la courtisane Roxana parvient péniblement, après une vie honteuse, à obtenir le respect de gens qui ignorent son passé ; le malheureux sellier, resté à Londres au milieu de la peste, arrange sa vie et se protège du mieux qu’il peut en dépit de l’affreuse épidémie ; enfin Moll Flanders, après une vie de prostitution de calcul, ruinée, ayant quarante-huit ans déjà, et ne pouvant plus trafiquer de rien, aussi solitaire au milieu de la populeuse cité de Londres qu’Alexandre Selkirk dans l’île de Juan-Hernandez, se fait voleuse isolée pour manger à sa faim, et chaque vol successif semblant l’accroissement de bien-être que Robinson découvre dans ses travaux, parvient dans un âge reculé, malgré l’emprisonnement et la déportation, à une sorte de sécurité.

Les « Heurs et Malheurs de la Fameuse Moll Flanders, etc., qui naquit à Newgate, et, durant une vie continuellement variée de trois fois vingt ans, outre son enfance, fut douze ans prostituée, cinq fois mariée (dont l’une à son propre frère), douze ans voleuse, huit ans félonne déportée en Virginie, finalement devint riche, vécut honnête, et mourut repentante ; écrits d’après ces propres mémoires », ils parurent le 27 Janvier 1722.

De Foë avait soixante et un ans. Trois ans auparavant, il avait débuté dans le roman par Robinson Crusoé. En juin 1720, il avait publié le Capitaine Singleton. Moins de deux mois après Moll Flanders (17 mars 1722), il donnait un nouveau chef-d’œuvre, le Journal de la peste de Londres, son deux cent treizième ouvrage (on en connaît deux cent cinquante-quatre) depuis 1687.

Les biographes de de Foë ignorent quelle fut l’origine du roman Moll Flanders. Sans doute l’idée lui en vint pendant son emprisonnement d’un an et demi à Newgate en 1704. On en est réduit, pour expliquer le nom de l’héroïne, à noter cette coïncidence : dans le Post-Boy du 9 janvier 1722, et aux numéros précédents, figure, l’annonce des livres en vente chez John Darby, et entre autres l’Histoire des Flandres avec une carte par Moll.

D’autre part, M. William Lee a retrouvé dans Applebee’s Journal, dont de Foë était le principal rédacteur, une lettre signée Moll, écrite de la Foire aux Chiffons, à la date du 16 juillet 1720. Cette femme est supposée s’adresser à de Foë pour lui demander conseil. Elle s’exprime dans un singulier mélange de slang et d’anglais. Elle a été voleuse et déportée. Mais, ayant amassé un peu d’argent, elle a trouvé le moyen de revenir en Angleterre où elle est en rupture de ban. Le malheur veut qu’elle ait rencontré un ancien camarade. « Il me salue publiquement dans la rue, avec un cri prolongé : – Ô excellente Moll, es-tu donc sortie de la tombe ? n’étais-tu pas déportée ? – Tais-toi Jack, dis-je, pour l’amour de Dieu ! quoi, veux-tu donc me perdre ? – Moi ? dit-il, allons coquine, donne-moi une pièce de douze, ou je cours te dénoncer sur-le-champ… J’ai été forcée de céder et le misérable va me traiter comme une vache à lait tout le reste de mes jours. »Ainsi, dès le mois de juillet 1720, de Foë se préoccupait du cas matériel et moral d’une voleuse en rupture de ban, exposée au chantage, et imaginait de le faire raconter par Moll elle-même.

Mais ceux qui ont étudié de Foë ne semblent pas avoir attaché assez d’importance à un fait bien significatif. De Foë explique, dans sa préface, qu’il se borne à publier un manuscrit de Mémoires corrigé et un peu expurgé. « Nous ne pouvons dire que cette histoire contienne la fin de la vie de cette fameuse Moll Flanders, car personne ne saurait écrire sa propre vie jusqu’à la fin, à moins de l’écrire après la mort ; mais la vie de son mari, écrite par une troisième main, expose en détail comment ils vécurent ensemble en Amérique, puis revinrent tous deux en Angleterre, au bout de huit ans, étant devenus très riches, où elle vécut, dit-on, jusqu’à un âge très avancé, mais ne parut point extraordinairement repentante, sauf qu’en vérité elle parlait toujours avec répugnance de sa vie d’autrefois. » Et de Foë termine le livre par cette mention : Écrit en 1683.

C’est ainsi que, pour le Journal de la Peste, de Foë a tenu à indiquer, par une note, l’endroit où est enterré l’auteur, qu’il supposait mort depuis longtemps. En effet, de Foë avait quatre ans au moment de l’épidémie (1665), et il n’en écrivit le Journal qu’en 1722 – cinquante-sept ans plus tard. – Mais il voulait que l’on considérât son œuvre comme les notes d’un témoin. Il paraîtrait y avoir eu moins de nécessité de dater les mémoires de Moll Flanders en reculant l’année jusqu’en 1683, si toutefois l’existence d’une véritable Moll, vers cette époque, ne venait pas appuyer la fiction de Foë.

Or, une certaine Mary Frith, ou Moll la Coupeuse de bourses, resta célèbre au moins jusqu’en 1668. Elle mourut extrêmement âgée. Elle avait connu les contemporains de Shakespeare, peut-être Shakespeare lui-même. Voici ce qu’en rapporte Granger (Supplément à l’histoire biographique, p. 256) :

« Mary Frith, ou Moll la Coupeuse de bourses, nom sous lequel on la désignait généralement, était une femme d’esprit masculin qui commit, soit en personne, soit comme complice, presque tous les crimes et folies notoires chez les pires excentriques des deux sexes. Elle fut infâme comme prostituée et proxénète, diseuse de bonne aventure, pickpocket, voleuse et receleuse ; elle fut aussi la complice d’un adroit faussaire. Son exploit le plus signalé fut de dépouiller le général Fairfax sur la bruyère de Hounslow, ce qui la fit envoyer à la prison de Newgate ; mais grâce à une forte somme d’argent, elle fut remise en liberté. Elle mourut d’hydropisie, à l’âge de soixante-quinze ans, mais serait probablement morte auparavant, si elle n’avait eu l’habitude de fumer du tabac depuis de longues années. »

M. Dodsley (Old Plays, vol. VI) a copié la note suivante dans un manuscrit du British Muséum :

« Mme Mary Friths, alias Moll la Coupeuse de bourses, née dans Barbican, fille d’un cordonnier, mourut en sa maison de Fleet Street, près de la Taverne du Globe, le 26 juillet 1659, et fut enterrée à l’église de Sainte-Brigitte. Elle laissa par testament vingt livres à l’effet de faire couler du vin par les conduites d’eau lors du retour de Charles II, qui survint peu après. »

M. Steevens, dans ses commentaires sur Shakespeare (Twelfth Night, A. I, Sc. III) note, sur les registres de la Stationer’s Company, pour août 1610, l’entrée « d’un livre nommé les Folies de la joyeuse Moll de Bankside, avec ses promenades en vêtements d’homme et leur explication, par John Day ».

En 1611, Thomas Middleton et Dekkar écrivirent sur Moll leur célèbre comédie The Roaring Girl ou Moll la coupeuse de bourses… Le frontispice la représente vêtue en homme, l’œil oblique, la bouche tordue, avec ces mots en légende :

« Mon cas est changé : il faut que je travaille pour vivre. »

Nathaniel Field la cite, en 1639, dans sa comédie Amends fort Ladies. Sa vie fut publiée en in-12, en 1662, avec son portrait en habits d’homme : elle a près d’elle un singe, un lion et un aigle. Dans la pièce du Faux Astrologue (1668), on la mentionne comme morte.

Ainsi John Day, Nathaniel Field, Thomas Middleton, Thomas Dekkar, compagnons de Shakespeare, firent des pièces sur Moll dès 1610 jusqu’en 1659. Il paraît qu’elle vivait encore lorsqu’on publia sa vie en 1662. Toujours est-il qu’elle resta longtemps célèbre. Le capitaine Hohnson place sa biographie parmi celles des grands voleurs dans son Histoire générale des Assassins, Voleurs et Pirates, etc. (1736) ce qui indique la persistance d’une tradition. Ceux qui donnèrent à Daniel de Foë de si précis détails sur la peste de 1665 durent lui raconter mainte histoire sur l’extraordinaire vie de cette vieille femme, morte riche, après une existence infâme, à soixante-quinze ans. Le frontispice de la pièce de Middleton, avec sa légende, s’appliquerait à Moll Flanders. De Foë insiste dans son livre sur les vêtements d’homme que porte Moll. Ce n’est certes pas là un trait ordinaire. Il a dû voir aussi dans sa jeunesse les nombreuses pièces de théâtre où figurait ce personnage populaire. Le livre de colportage contenant l’histoire de la vie de Moll la Coupeuse de bourses a certainement été feuilleté par lui. Il la fait nommer avec admiration par Moll Flanders. Enfin, la preuve même de l’identité de Mary Frith avec Moll Flanders, c’est la date de 1683 que de Foë assigne aux prétendus Mémoires complétés par une troisième main. La tradition lui permettait de croire que la vieille Mary Frith avait vécu jusqu’aux environs de cette année. Nous n’avons aucune preuve formelle de la date précise de sa mort.

La vie de Mary Frith a donc joué pour Moll Flanders le même rôle que la relation d’Alexandre Selkirk pour Robinson Crusoé. C’est l’embryon réel que de Foë a fait germer en fiction. C’est le point de départ d’un développement qui a une portée bien plus haute. Mais il était nécessaire de montrer que l’imagination de Daniel de Foë construit le plus puissamment sur des réalités, car Daniel de Foë est un écrivain extrêmement réaliste. Si un livre peut être comparé à Moll Flanders, c’est Germinie Lacerteux ; mais Moll Flanders n’agit que par passion de vivre, tandis que MM. de Goncourt ont analysé d’autres mobiles chez Germinie. Ici, il semble qu’on entende retentir à chaque page les paroles de la prière : « Mon Dieu, donnez-nous notre pain quotidien ! » Par ce seul aiguillon Moll Flanders est excitée au vice, puis au vol, et peu à peu le vol, qui a été terriblement conscient au début, dégénère en habitude, et Moll Flanders vole pour voler.

Et ce n’est pas seulement dans Moll Flanders qu’on entend la prière de la faim. Les livres de Daniel de Foë ne sont que le développement des deux supplications de l’humanité : « Mon Dieu, donnez-nous notre pain quotidien ; – mon Dieu, préservez-nous de la tentation ! » Ce furent les paroles qui hantèrent sa vie et son imagination, jusqu’à la dernière lettre qu’il écrivit pour sa fille et pour son gendre quelques jours avant sa mort.

Je ne veux point parler ici de la puissance artistique de Daniel de Foë. Il suffira de lire et d’admirer la vérité nue des sentiments et des actions. Ceux qui n’aiment pas seulement Robinson comme le livre de leur enfance trouveront dans Moll Flanders les mêmes plaisirs et les mêmes terreurs.

Georges Borrow raconte dans Lavengro qu’il rencontra sur le pont de Londres une vieille femme qui ne lisait qu’un livre. Elle ne voulait le vendre à aucun prix. Elle y trouvait tout son amusement et toute sa consolation. C’était un ancien livre aux pages usées, Borrow en lut quelques lignes : aussitôt il reconnut l’air, le style, l’esprit de l’écrivain du livre où d’abord il avait appris à lire. Il couvrit son visage de ses mains, et pensa à son enfance… Ce livre de la vieille femme était Moll Flanders.

Il me reste à dire quelques mots de ma traduction. Je sens qu’elle est bien imparfaite, mais elle a au moins un mérite : partout où cela a été possible, les phrases ont conservé le mouvement et les coupures de la prose de de Foë. J’ai respecté la couleur du style autant que j’ai pu. Les nonchalances de langage et les redites exquises de la narratrice ont été rendues avec le plus grand soin. Enfin j’ai essayé de mettre sous les yeux du lecteur français l’œuvre même de Daniel de Foë.

Marcel Schwob.

MOLL FLANDERS

 

Mon véritable nom est si bien connu dans les archives ou registres des prisons de Newgate et de Old Bailey et certaines choses de telle importance en dépendent encore, qui sont relatives à ma conduite particulière, qu’il ne faut pas attendre que je fasse mention ici de mon nom ou de l’origine de ma famille ; peut-être après ma mort ceci sera mieux connu ; à présent il n’y aurait nulle convenance, non, quand même on donnerait pleine et entière rémission, sans exception de personnes ou de crimes.

Il suffira de vous dire que certaines de mes pires camarades, hors d’état de me faire du mal, car elles sont sorties de ce monde par le chemin de l’échelle et de la corde que moi-même j’ai souvent pensé prendre, m’ayant connue par le nom de Moll Flanders, vous me permettrez de passer sous ce nom jusqu’à ce que j’ose avouer tout ensemble qui j’ai été et qui je suis.

On m’a dit que dans une nation voisine, soit en France, soit ailleurs, je n’en sais rien, il y a un ordre du roi, lorsqu’un criminel est condamné ou à mourir ou aux galères ou à être déporté, et qu’il laisse des enfants (qui sont d’ordinaire sans ressource par la confiscation des biens de leurs parents), pour que ces enfants soient immédiatement placés sous la direction du gouvernement et transportés dans un hôpital qu’on nomme Maison des Orphelins, où ils sont élevés, vêtus, nourris, instruits, et au temps de leur sortie entrent en apprentissage ou en service, tellement qu’ils sont capables de gagner leur vie par une conduite honnête et industrieuse.

Si telle eût été la coutume de notre pays, je n’aurais pas été laissée, pauvre fille désolée, sans amis, sans vêtements, sans aide, sans personne pour m’aider, comme fut mon sort ; par quoi je fus non seulement exposée à de très grandes détresses, même avant de pouvoir ou comprendre ma situation ou l’amender, mais encore jetée à une vie scandaleuse en elle-même, et qui par son ordinaire cours amène la destruction de l’âme et du corps.

Mais ici le cas fut différent. Ma mère fut convaincue de félonie pour un petit vol à peine digne d’être rapporté : elle avait emprunté trois pièces de fine Hollande à un certain drapier dans Cheapside ; les détails en sont trop longs à répéter, et je les ai entendus raconter de tant de façons que je puis à peine dire quel est le récit exact.

Quoiqu’il en soit, ils s’accordent tous en ceci, que ma mère plaida son ventre, qu’on la trouva grosse, et qu’elle eut sept mois de répit ; après quoi on la saisit (comme ils disent) du premier jugement ; mais elle obtint ensuite la faveur d’être déportée aux plantations, et me laissa, n’étant pas âgée de la moitié d’un an, et en mauvaises mains, comme vous pouvez croire.

Ceci est trop près des premières heures de ma vie pour que je puisse raconter aucune chose de moi, sinon par ouï-dire ; il suffira de mentionner que je naquis dans un si malheureux endroit qu’il n’y avait point de paroisse pour y avoir recours afin de me nourrir dans ma petite enfance, et je ne peux pas expliquer le moins du monde comment on me fit vivre ; si ce n’est qu’une parente de ma mère (ainsi qu’on me l’a dit) m’emmena avec elle, mais aux frais de qui, ou par l’ordre de qui, c’est ce dont je ne sais rien.

La première chose dont je puisse me souvenir, ou que j’aie pu jamais apprendre sur moi, c’est que j’arrivai à être mêlée dans une bande de ces gens qu’on nomme Bohémiens ou Égyptiens ; mais je pense que je restai bien peu de temps parmi eux, car ils ne décolorèrent point ma peau, comme ils le font à tous les enfants qu’ils emmènent, et je ne puis dire comment je vins parmi eux ni comment je les quittai.

Ce fut à Colchester, en Essex, que ces gens m’abandonnèrent ; et j’ai dans la tête la notion que c’est moi qui les abandonnai (c’est-à-dire que je me cachai et ne voulus pas aller plus loin avec eux), mais je ne saurais rien affirmer là-dessus. Je me rappelle seulement qu’ayant été prise par des officiers de la paroisse de Colchester, je leur répondis que j’étais venue en ville avec les Égyptiens, mais que je ne voulais pas aller plus loin avec eux, et qu’ainsi ils m’avaient laissée ; mais où ils étaient allés, voilà ce que je ne savais pas ; car, ayant envoyé des gens par le pays pour s’enquérir, il paraît qu’on ne put les trouver.

J’étais maintenant en point d’être pourvue ; car bien que je ne fusse pas légalement à la charge de la paroisse pour telle au telle partie de la ville, pourtant, dès qu’on connut ma situation et qu’on sut que j’étais trop jeune pour travailler, n’ayant pas plus de trois ans d’âge, la pitié émut les magistrats de la ville, et ils décidèrent de me prendre sous leur garde, et je devins à eux tout comme si je fusse née dans la cité.

Dans la provision qu’ils firent pour moi, j’eus la chance d’être mise en nourrice, comme ils disent, chez une bonne femme qui était pauvre, en vérité, mais qui avait connu de meilleurs jours, et qui gagnait petitement sa vie en élevant des enfants tels qu’on me supposait être, et en les entretenant en toutes choses nécessaires jusqu’à l’âge où l’on pensait qu’ils pourraient entrer en service ou gagner leur propre pain.

Cette bonne femme avait aussi une petite école qu’elle tenait pour enseigner aux enfants à lire et à coudre ; et ayant, comme j’ai dit, autrefois vécu en bonne façon, elle élevait les enfants avec beaucoup d’art autant qu’avec beaucoup de soin.

Mais, ce qui valait tout le reste, elle les élevait très religieusement aussi, étant elle-même une femme bien sobre et pieuse, secondement bonne ménagère et propre, et troisièmement de façons et mœurs honnêtes. Si bien qu’à ne point parler de la nourriture commune, du rude logement et des vêtements grossiers, nous étions élevés aussi civilement qu’à la classe d’un maître de danse.

Je continuai là jusqu’à l’âge de huit ans, quand je fus terrifiée par la nouvelle que les magistrats (je crois qu’on les nommait ainsi) avaient donné l’ordre de me mettre en service ; je ne pouvais faire que bien peu de chose, où qu’on m’envoyât, sinon aller en course, ou servir de souillon à quelque fille de cuisine ; et comme on me le répétait souvent, j’en pris une grande frayeur ; car j’avais une extrême aversion à entrer en service, comme ils disaient, bien que je fusse si jeune ; et je dis à ma nourrice que je croyais pouvoir gagner ma vie sans entrer en service, si elle voulait bien me le permettre ; car elle m’avait appris à travailler de mon aiguille et à filer de la grosse laine, qui est la principale industrie de cette ville, et je lui dis que si elle voulait bien me garder, je travaillerais bien fort.

Je lui parlais presque chaque jour de travailler bien fort et, en somme, je ne faisais que travailler et pleurer tout le temps, ce qui affligea tellement l’excellente bonne femme qu’enfin elle se mit à s’inquiéter de moi : car elle m’aimait beaucoup.

Là-dessus, un jour, comme elle entrait dans la chambre où tous les pauvres enfants étaient au travail, elle s’assit juste en face de moi ; non pas à sa place habituelle de maîtresse mais comme si elle se disposait à dessein pour m’observer et me regarder travailler ; j’étais en train de faire un ouvrage auquel elle m’avait mise, et je me souviens que c’était à marquer des chemises ; et après un temps elle commença de me parler :

— Petite sotte, dit-elle, tu es toujours à pleurer (et je pleurais alors), dis-moi pourquoi tu pleures.

— Parce qu’ils vont m’emmener, dis-je, et me mettre en service, et je ne peux pas faire le travail de ménage.

— Eh bien, mon enfant, dit-elle, il est possible que tu ne puisses pas faire le travail de ménage, mais tu l’apprendras plus tard, et on ne te mettra pas au gros ouvrage tout de suite.

— Si, on m’y mettra, dis-je, et si je ne peux pas le faire, on me battra, et les servantes me battront pour me faire faire le gros ouvrage, et je ne suis qu’une petite fille, et je ne peux pas le faire !

Et je me remis à pleurer jusqu’à ne plus pouvoir parler.

Ceci émut ma bonne nourrice maternelle ; si bien qu’elle résolut que je n’entrerais pas encore en condition ; et elle me dit de ne pas pleurer, et qu’elle parlerait à M. le maire et que je n’entrerais en service que quand je serais plus grande.

Eh bien, ceci ne me satisfit pas ; car la seule idée d’entrer en condition était pour moi une chose si terrible que si elle m’avait assuré que je n’y entrerais pas avant l’âge de vingt ans, cela aurait été entièrement pareil pour moi ; j’aurais pleuré tout le temps, rien qu’à l’appréhension que la chose finirait par arriver.

Quand elle vit que je n’étais pas apaisée, elle se mit en colère avec moi :

— Et que veux-tu donc de plus, dit-elle, puisque je te dis que tu n’entreras en service que quand tu seras plus grande ?

— Oui, dis-je, mais il faudra tout de même que j’y entre, à la fin.

— Mais quoi, dit-elle, est-ce que cette fille est folle ? Quoi, tu veux donc être une dame de qualité ?

— Oui, dis-je, et je pleurai de tout mon cœur, jusqu’à éclater encore en sanglots.

Ceci fit rire la vieille demoiselle, comme vous pouvez bien penser.

— Eh bien, madame, en vérité, dit-elle, en se moquant de moi, vous voulez donc être une dame de qualité, et comment ferez-vous pour devenir dame de qualité ? est-ce avec le bout de vos doigts ?

— Oui, dis-je encore innocemment.

— Mais voyons, qu’est-ce que tu peux gagner, dit-elle ; qu’est-ce que tu peux gagner par jour en travaillant ?

— Six sous, dis-je, quand je file, et huit sous quand je couds du gros linge.

— Hélas ! pauvre dame de qualité, dit-elle encore en riant, cela ne te mènera pas loin.

— Cela me suffira, dis-je, si vous voulez bien me laisser vivre avec vous.

Et je parlais d’un si pauvre ton suppliant que j’étreignis le cœur de la bonne femme, comme elle me dit plus tard.

— Mais, dit-elle, cela ne suffira pas à te nourrir et à t’acheter des vêtements ; et qui donc achètera des robes pour la petite dame de qualité ? dit-elle.

Et elle me souriait tout le temps.

— Alors je travaillerai plus dur, dis-je, et je vous donnerai tout l’argent.

— Mais, mon pauvre enfant, cela ne suffira pas, dit-elle ; il y aura à peine de quoi te fournir d’aliments.

— Alors vous ne me donnerez pas d’aliments, dis-je encore, innocemment ; mais vous me laisserez vivre avec vous.

— Et tu pourras vivre sans aliments ? dit-elle.

— Oui, dis-je encore, comme un enfant, vous pouvez bien penser, et je pleurai encore de tout mon cœur.

Je n’avais aucun calcul en tout ceci ; vous pouvez facilement voir que tout était de nature ; mais c’était joint à tant d’innocence et à tant de passion qu’en somme la bonne créature maternelle se mit à pleurer aussi, et enfin sanglota aussi fort que moi, et me prit et me mena hors de la salle d’école : « Viens, dit-elle, tu n’iras pas en service, tu vivras avec moi » ; et ceci me consola pour le moment.

Là-dessus, elle alla faire visite au maire, mon affaire vint dans la conversation, et ma bonne nourrice raconta à M. le maire toute l’histoire ; il en fut si charmé qu’il alla appeler sa femme et ses deux filles pour l’entendre, et ils s’en amusèrent assez entre eux, comme vous pouvez bien penser.

Enfin, une semaine ne s’était pas écoulée, que voici tout à coup madame la femme du maire et ses deux filles qui arrivent à la maison pour voir ma vieille nourrice, et visiter son école et les enfants. Après qu’elles les eurent regardés un peu de temps :

— Eh bien, madame, dit la femme du maire à ma nourrice, et quelle est donc, je vous prie, la petite fille qui veut être dame de qualité ?

Je l’entendis et je fus affreusement effrayée, quoique sans savoir pourquoi non plus ; mais madame la femme du maire vient jusqu’à moi :

— Eh bien, mademoiselle, dit-elle, et quel ouvrage faites-vous en ce moment ?

Le mot mademoiselle était un langage qu’on n’avait guère entendu parler dans notre école, et je m’étonnai de quel triste nom elle m’appelait ; néanmoins je me levai, fis une révérence, et elle me prit mon ouvrage dans les mains, le regarda, et dit que c’était très bien ; puis elle regarda une de mes mains :

— Ma foi, dit-elle, elle pourra devenir dame de qualité, après tout ; elle a une main de dame, je vous assure.

Ceci me fit un immense plaisir ; mais madame la femme du maire ne s’en tint pas là, mais elle mit sa main dans sa poche et me donna un shilling, et me recommanda d’être bien attentive à mon ouvrage et d’apprendre à bien travailler, et peut-être je pourrais devenir une dame de qualité, après tout.

Et tout ce temps ma bonne vieille nourrice, et madame la femme du maire et tous les autres gens, ne me comprenaient nullement : car eux voulaient dire une sorte de chose par le mot dame de qualité et moi j’en voulais dire une toute différente ; car hélas ! tout ce que je comprenais en disant dame de qualité, c’est que je pourrais travailler pour moi et gagner assez pour vivre sans entrer en service ; tandis que pour eux cela signifiait vivre dans une grande et haute position et je ne sais quoi.

Eh bien, après que madame la femme du maire fut partie, ses deux filles arrivèrent et demandèrent aussi à voir la dame de qualité, et elles me parlèrent longtemps, et je leur répondis à ma guise innocente ; mais toujours lorsqu’elles me demandaient si j’avais résolu de devenir une dame de qualité, je répondais « oui » : enfin elles me demandèrent ce que c’était qu’une dame de qualité. Ceci me troubla fort : toutefois j’expliquai négativement que c’était une personne qui n’entrait pas en service pour faire le ménage ; elles en furent extrêmement charmées, et mon petit babillage leur plut et leur sembla assez agréable, et elles me donnèrent aussi de l’argent.

Pour mon argent, je le donnai tout à ma nourrice-maîtresse comme je l’appelais, et lui promis qu’elle aurait tout ce que je gagnerais quand je serais dame de qualité, aussi bien que maintenant ; par ceci et d’autres choses que je disais, ma vieille gouvernante commença de comprendre ce que je voulais dire par dame de qualité, et que ce n’était pas plus que d’être capable de gagner mon pain par mon propre travail et enfin elle me demanda si ce n’était pas cela.

Je lui dis que oui, et j’insistai pour lui expliquer que vivre ainsi, c’était être dame de qualité ; car, dis-je, il y a une telle, nommant une femme qui raccommodait de la dentelle et lavait les coiffes de dentelle des dames ; elle, dis-je, c’est une dame de qualité, et on l’appelle madame.

— Pauvre enfant, dit ma bonne vieille nourrice, tu pourras bientôt être une personne mal famée, et qui a eu deux bâtards.

Je ne compris rien à cela ; mais je répondis : « Je suis sûre qu’on l’appelle madame, et elle ne va pas en service, et elle ne fait pas le ménage » ; et ainsi je soutins qu’elle était dame de qualité, et que je voulais être dame de qualité, comme elle.

Tout ceci fut répété aux dames, et elles s’en amusèrent et de temps en temps les filles de M. le maire venaient me voir et demandaient où était la petite dame de qualité, ce qui ne me rendait pas peu fière de moi, d’ailleurs j’avais souvent la visite de ces jeunes dames, et elles en amenaient d’autres avec elles ; de sorte que par cela je devins connue presque dans toute la ville.

J’avais maintenant près de dix ans et je commençais d’avoir l’air d’une petite femme, car j’étais extrêmement sérieuse, avec de belles manières, et comme j’avais souvent entendu dire aux dames que j’étais jolie, et que je deviendrais extrêmement belle, vous pouvez penser que cela ne me rendait pas peu fière ; toutefois cette vanité n’eut pas encore de mauvais effet sur moi ; seulement, comme elles me donnaient souvent de l’argent que je donnais à ma vieille nourrice, elle, honnête femme, avait l’intégrité de le dépenser pour moi afin de m’acheter coiffe, linge et gants, et j’allais nettement vêtue ; car si je portais des haillons, j’étais toujours très propre, ou je les faisais barboter moi-même dans l’eau, mais, dis-je, ma bonne vieille nourrice, quand on me donnait de l’argent, bien honnêtement le dépensait pour moi, et disait toujours aux dames que ceci ou cela avait été acheté avec leur argent ; et ceci faisait qu’elles m’en donnaient davantage ; jusqu’enfin je fus tout de bon appelée par les magistrats, pour entrer en service ; mais j’étais alors devenue si excellente ouvrière, et les dames étaient si bonnes pour moi, que j’en avais passé le besoin ; car je pouvais gagner pour ma nourrice autant qu’il lui fallait pour m’entretenir ; de sorte qu’elle leur dit que, s’ils lui permettaient, elle garderait la « dame de qualité » comme elle m’appelait, pour lui servir d’aide et donner leçon aux enfants, ce que j’étais très bien capable de faire ; car j’étais très agile au travail, bien que je fusse encore très jeune.

Mais la bonté de ces dames ne s’arrêta pas là, car lorsqu’elles comprirent que je n’étais plus entretenue par la cité, comme auparavant, elles me donnèrent plus souvent de l’argent ; et, à mesure que je grandissais, elles m’apportaient de l’ouvrage à faire pour elles : tel que linge à rentoiler, dentelles à réparer, coiffes à façonner, et non seulement me payaient pour mon ouvrage, mais m’apprenaient même à le faire, de sorte que j’étais véritablement une dame de qualité, ainsi que je l’entendais ; car avant d’avoir douze ans, non seulement je me suffisais en vêtements et je payais ma nourrice pour m’entretenir, mais encore je mettais de l’argent dans ma poche.

Les dames me donnaient aussi fréquemment de leurs hardes ou de celles de leurs enfants ; des bas, des jupons, des habits, les unes telle chose, les autres telle autre, et ma vieille femme soignait tout cela pour moi comme une mère, m’obligeait à raccommoder, et à tourner tout au meilleur usage : car c’était une rare et excellente ménagère.

À la fin, une des dames se prit d’un tel caprice pour moi qu’elle désirait m’avoir chez elle, dans sa maison, pour un mois, dit-elle, afin d’être en compagnie de ses filles.

Vous pensez que cette invitation était excessivement aimable de sa part ; toutefois, comme lui dit ma bonne femme, à moins qu’elle se décidât à me garder pour tout de bon, elle ferait à la petite dame de qualité plus de mal que de bien. – « Eh bien, dit la dame, c’est vrai ; je la prendrai chez moi seulement pendant une semaine, pour voir comment mes filles et elles s’accordent, et comment son caractère me plaît, et ensuite je vous en dirai plus long ; et cependant, s’il vient personne la voir comme d’ordinaire, dites-leur seulement que vous l’avez envoyée en visite à ma maison. »

Ceci était prudemment ménagé, et j’allai faire visite à la dame, où je me plus tellement avec les jeunes demoiselles, et elles si fort avec moi, que j’eus assez à faire pour me séparer d’elles, et elles en furent aussi fâchées que moi-même.

Je les quittai cependant et je vécus presque une année encore avec mon honnête vielle femme ; et je commençais maintenant de lui être bien utile ; car j’avais presque quatorze ans, j’étais grande pour mon âge, et j’avais déjà l’air d’une petite femme ; mais j’avais pris un tel goût de l’air de qualité dont on vivait dans la maison de la dame, que je ne me sentais plus tant à mon aise dans mon ancien logement ; et je pensais qu’il était beau d’être vraiment dame de qualité, car j’avais maintenant des notions tout à fait différentes sur les dames de qualité ; et comme je pensais qu’il était beau d’être une dame de qualité, ainsi j’aimais être parmi les dames de qualité, et voilà pourquoi je désirais ardemment y retourner.

Quand j’eus environ quatorze ans et trois mois, ma bonne vieille nourrice (ma mère, je devrais l’appeler) tomba malade et mourut. Je me trouvai alors dans une triste condition, en vérité ; car ainsi qu’il n’y a pas grand’peine à mettre fin à la famille d’une pauvre personne une fois qu’on les a tous emmenés au cimetière, ainsi la pauvre bonne femme étant enterrée, les enfants de la paroisse furent immédiatement enlevés par les marguilliers ; l’école était finie et les externes qui y venaient n’avaient plus qu’à attendre chez eux qu’on les envoyât ailleurs ; pour ce qu’elle avait laissé, une fille à elle, femme mariée, arriva et balaya tout ; et, comme on emportait les meubles, on ne trouva pas autre chose à me dire que de conseiller par plaisanterie à la petite dame de qualité de s’établir maintenant à son compte, si elle le voulait.

J’étais perdue presque de frayeur, et je ne savais que faire ; car j’étais pour ainsi dire mise à la porte dans l’immense monde, et, ce qui était encore pire, la vieille honnête femme avait gardé par devers elle vingt et deux shillings à moi, qui étaient tout l’état que la petite dame de qualité avait au monde ; et quand je les demandai à la fille, elle me bouscula et me dit que ce n’étaient point ses affaires.

Il était vrai que la bonne pauvre femme en avait parlé à sa fille, disant que l’argent se trouvait à tel endroit, et que c’était l’argent de l’enfant, et qu’elle m’avait appelée une ou deux fois pour me le donner, mais je ne me trouvais malheureusement pas là, et lorsque je revins, elle était hors la condition de pouvoir en parler ; toutefois la fille fut assez honnête ensuite pour me le donner, quoiqu’elle m’eût d’abord à ce sujet traitée si cruellement.

Maintenant j’étais une pauvre dame de qualité, en vérité, et juste cette même nuit j’allais être jetée dans l’immense monde ; car la fille avait tout emporté, et je n’avais pas tant qu’un logement pour y aller, ou un bout de pain à manger ; mais il semble que quelques-uns des voisins prirent une si grande pitié de moi, qu’ils en informèrent la dame dans la famille de qui j’avais été ; et immédiatement elle envoya sa servante pour me chercher ; et me voilà partie avec elles, sac et bagages, et avec le cœur joyeux, vous pouvez bien penser ; la terreur de ma condition avait fait une telle impression sur moi, que je ne voulais plus être dame de qualité, mais bien volontiers servante, et servante de telle espèce pour laquelle on m’aurait crue bonne.

Mais ma nouvelle généreuse maîtresse avait de meilleures pensées pour moi. Je la nomme généreuse, car autant elle excédait la bonne femme avec qui j’avais vécu avant en tout, qu’en état ; je dis en tout, sauf en honnêteté ; et pour cela, quoique ceci fût une dame bien exactement juste, cependant je ne dois pas oublier de dire en toutes occasions, que la première, bien que pauvre, était aussi foncièrement honnête qu’il est possible.

Je n’eus pas plus tôt été emmenée par cette bonne dame de qualité, que la première dame, c’est-à-dire madame la femme du maire, envoya ses filles pour prendre soin de moi ; et une autre famille qui m’avait remarquée, quand j’étais la petite dame de qualité, me fit chercher, après celle-là, de sorte qu’on faisait grand cas de moi ; et elles ne furent pas peu fâchées, surtout madame la femme du maire, que son amie m’eût enlevée à elle ; car disait-elle, je lui appartenais par droit, elle ayant été la première qui eût pris garde à moi ; mais celles qui me tenaient ne voulaient pas me laisser partir ; et, pour moi, je ne pouvais être mieux que là où j’étais.

Là, je continuai jusqu’à ce que j’eusse entre dix-sept et dix-huit ans, et j’y trouvai tous les avantages d’éducation qu’on peut s’imaginer ; cette dame avait des maîtres qui venaient pour enseigner à ses filles à danser, à parler français et à écrire, et d’autres pour leur enseigner la musique ; et, comme j’étais toujours avec elles, j’apprenais aussi vite qu’elles ; et quoique les maîtres ne fussent pas appointés pour m’enseigner, cependant j’apprenais par imitation et questions tout ce qu’elles apprenaient par instruction et direction. Si bien qu’en somme j’appris à danser et à parler français aussi bien qu’aucune d’elles et à chanter beaucoup mieux, car j’avais une meilleure voix qu’aucune d’elles ; je ne pouvais pas aussi promptement arriver à jouer du clavecin ou de l’épinette, parce que je n’avais pas d’instruments à moi pour m’y exercer, et que je ne pouvais toucher les leurs que par intervalles, quand elles les laissaient ; mais, pourtant, j’appris suffisamment bien, et finalement les jeunes demoiselles eurent deux instruments, c’est-à-dire un clavecin et une épinette aussi, et puis me donnèrent leçon elles-mêmes ; mais, pour ce qui est de danser, elles ne pouvaient mais que je n’apprisse les danses de campagne, parce qu’elles avaient toujours besoin de moi pour faire un nombre égal, et, d’autre part, elles mettaient aussi bon cœur à m’apprendre tout ce qu’on leur avait enseigné à elles-mêmes que moi à profiter de leurs leçons.

Par ces moyens j’eus, comme j’ai dit, tous les avantages d’éducation que j’aurais pu avoir, si j’avais été autant demoiselle de qualité que l’étaient celles avec qui je vivais, et, en quelques points, j’avais l’avantage sur mesdemoiselles, bien qu’elles fussent mes supérieures : en ce que tous mes dons étaient de nature et que toutes leurs fortunes n’eussent pu fournir. D’abord j’étais jolie, avec plus d’apparence qu’aucune d’elles ; deuxièmement j’étais mieux faite ; troisièmement, je chantais mieux, par quoi je veux dire que j’avais une meilleure voix ; en quoi vous me permettrez de dire, j’espère, que je ne donne pas mon propre jugement, mais l’opinion de tous ceux qui connaissaient la famille.

J’avais avec tout cela, la commune vanité de mon sexe, en ce qu’étant réellement considérée comme très jolie, ou, si vous voulez, comme une grande beauté, je le savais fort bien, et j’avais une aussi bonne opinion de moi-même qu’homme du monde, et surtout j’aimais à en entendre parler les gens, ce qui arrivait souvent et me donnait une grande satisfaction.

Jusqu’ici mon histoire a été aisée à dire, et dans toute cette partie de ma vie, j’avais non seulement la réputation de vivre dans une très bonne famille, mais aussi la renommée d’une jeune fille bien sobre, modeste et vertueuse, et telle j’avais toujours été ; d’ailleurs, je n’avais jamais eu occasion de penser à autre chose, ou de savoir ce qu’était une tentation au vice. Mais ce dont j’étais trop fière fut ma perte. La maîtresse de la maison où j’étais avait deux fils, jeunes gentilshommes de qualité et tenue peu ordinaires, et ce fut mon malheur d’être très bien avec tous deux, mais ils se conduisirent avec moi d’une manière bien différente.

L’aîné, un gentilhomme gai, qui connaissait la ville autant que la campagne, et, bien qu’il eût de légèreté assez pour commettre une mauvaise action, cependant avait trop de jugement pratique pour payer trop cher ses plaisirs ; il commença par ce triste piège pour toutes les femmes, c’est-à-dire qu’il prenait garde à toutes occasions combien j’étais jolie, comme il disait, combien agréable, combien mon port était gracieux, et mille autres choses ; et il y mettait autant de subtilité que s’il eût eu la même science à prendre une femme au filet qu’une perdrix à l’affût, car il s’arrangeait toujours pour répéter ces compliments à ses sœurs au moment que, bien que je ne fusse pas là, cependant il savait que je n’étais pas assez éloignée pour ne pas être assurée de l’entendre. Ses sœurs lui répondaient doucement : « Chut ! frère, elle va t’entendre, elle est dans la chambre d’à côté. » Alors il s’interrompait et parlait à voix basse, prétendant ne l’avoir pas su, et avouait qu’il avait eu tort ; puis, feignant de s’oublier, se mettait à parler de nouveau à voix haute, et moi, qui étais si charmée de l’entendre, je n’avais garde de ne point l’écouter à toutes occasions.

Après qu’il eut ainsi amorcé son hameçon et assez aisément trouvé le moyen de placer l’appât sur ma route, il joua à jeu découvert, et un jour, passant par la chambre de sa sœur pendant que j’y étais, il entre avec un air de gaieté :

— Oh ! madame Betty, me dit-il, comment allez-vous, madame Betty ? Est-ce que les joues ne vous brûlent pas, madame Betty.

Je fis une révérence et me mis à rougir, mais ne répondis rien.

— Pourquoi lui dis-tu cela, mon frère ? dit la demoiselle.

— Mais, reprit-il, parce que nous venons de parler d’elle, en bas, cette demi-heure.

— Eh bien, dit sa sœur, vous n’avez pas pu dire de mal d’elle, j’en suis sûre ; ainsi, peu importe ce dont vous avez pu parler.

— Non, non, dit-il, nous avons été si loin de dire du mal d’elle, que nous en avons dit infiniment de bien, et beaucoup, beaucoup de belles choses ont été répétées sur Mme Betty, je t’assure, et en particulier que c’est la plus jolie jeune fille de Colchester ; et, bref, ils commencent en ville à boire à sa santé.

— Je suis vraiment surprise de ce que tu dis, mon frère, répond la sœur ; il ne manque qu’une chose à Betty, mais autant vaudrait qu’il lui manquât tout, car son sexe est en baisse sur le marché au temps présent ; et si une jeune femme a beauté, naissance, éducation, esprit, sens, bonne façon et chasteté, et tout a l’extrême, toutefois si elle n’a point d’argent, elle n’est rien ; autant vaudrait que tout lui fit défaut : l’argent seul, de nos jours, recommande une femme ; les hommes se passent le beau jeu tour à tour.

Son frère cadet, qui était là, s’écria :

— Arrête, ma sœur, tu vas trop vite ; je suis une exception à ta règle ; je t’assure que si je trouve une femme aussi accomplie, je ne m’inquiéterai guère de l’argent.

— Oh ! dit la sœur, mais tu prendras garde alors de ne point te mettre dans l’esprit une qui n’ait pas d’argent.

— Pour cela, tu n’en sais rien non plus, dit le frère.

— Mais pourquoi, ma sœur, dit le frère aîné, pourquoi cette exclamation sur la fortune ? Tu n’es pas de celles à qui elle fait défaut, quelles que soient les qualités qui te manquent.

— Je te comprends très bien, mon frère, réplique la dame fort aigrement, tu supposes que j’ai la fortune et que la beauté me manque ; mais tel est le temps que la première suffira : je serai donc encore mieux partagée que mes voisines.

— Eh bien, dit le frère cadet, mais tes voisines pourront bien avoir part égale, car beauté ravit un mari parfois en dépit d’argent, et quand la fille se trouve mieux faite que la maîtresse, par chance elle fait un aussi bon marché et monte en carrosse avant l’autre.

Je crus qu’il était temps pour moi de me retirer, et je le fis, mais pas assez loin pour ne pas saisir tout leur discours, où j’entendis abondance de belles choses qu’on disait de moi, ce qui excita ma vanité, mais ne me mit pas en chemin, comme je le découvris bientôt, d’augmenter mon intérêt dans la famille, car la sœur et le frère cadet se querellèrent amèrement là-dessus ; et, comme il lui dit, à mon sujet, des choses fort désobligeantes, je pus voir facilement qu’elle en gardait rancune par la conduite qu’elle tint envers moi, et qui fut en vérité bien injuste, car je n’avais jamais eu la moindre pensée de ce qu’elle soupçonnait en ce qui touchait son frère cadet ; certainement l’aîné, à sa façon obscure et lointaine, avait dit quantité de choses plaisamment que j’avais la folie de tenir pour sérieuses ou de me flatter de l’espoir de ce que j’aurais dû supposer qu’il n’entendrait jamais.

Il arriva, un jour, qu’il monta tout courant l’escalier vers la chambre où ses sœurs se tenaient d’ordinaire pour coudre, comme il le faisait souvent, et, les appelant de loin avant d’entrer, comme il en avait aussi coutume, moi, étant là, seule, j’allai à la porte et dis :

— Monsieur, ces dames ne sont pas là, elles sont allées se promener au jardin.

Comme je m’avançais pour parler ainsi, il venait d’arriver jusqu’à la porte, et me saisissant dans ses bras, comme c’eût été par chance :

— Oh ! madame Betty, dit-il, êtes-vous donc là ? C’est encore mieux, je veux vous parler à vous bien plus qu’à elles.

Et puis, me tenant dans ses bras, il me baisa trois ou quatre fois.

Je me débattis pour me dégager, et toutefois je ne le fis que faiblement, et il me tint serrée, et continua de me baiser jusqu’à ce qu’il fût hors d’haleine ; et, s’asseyant, il dit :

— Chère Betty, je suis amoureux de vous.

Ses paroles, je dois l’avouer, m’enflammèrent le sang ; tous mes esprits volèrent à mon cœur et me mirent assez en désordre. Il répéta ensuite plusieurs fois qu’il était amoureux de moi, et mon cœur disait aussi clairement qu’une voix que j’en étais charmée ; oui, et chaque fois qu’il disait : « Je suis amoureux de vous », mes rougeurs répondaient clairement : « Je le voudrais bien, monsieur. » Toutefois, rien d’autre ne se passa alors ; ce ne fut qu’une surprise, et je me remis bientôt. Il serait resté plus longtemps avec moi, mais par hasard, il regarda à la fenêtre, et vit ses sœurs qui remontaient le jardin. Il prit donc congé, me baisa encore, me dit qu’il était très sérieux, et que j’en entendrais bien promptement davantage. Et le voilà parti infiniment joyeux, et s’il n’y avait eu un malheur en cela, j’aurais été dans le vrai, mais l’erreur était que Mme Betty était sérieuse et que le gentilhomme ne l’était pas.

À partir de ce temps, ma tête courut sur d’étranges choses, et je puis véritablement dire que je n’étais pas moi-même, d’avoir un tel gentilhomme qui me répétait qu’il était amoureux de moi, et que j’étais une si charmante créature, comme il me disait que je l’étais : c’étaient là des choses que je ne savais comment supporter ; ma vanité était élevée au dernier degré. Il est vrai que j’avais la tête pleine d’orgueil, mais, ne sachant rien des vices de ce temps, je n’avais pas une pensée sur ma vertu ; et si mon jeune maître l’avait proposé à première vue, il eût pu prendre toute liberté qu’il eût cru bonne ; mais il ne perçut pas son avantage, ce qui fut mon bonheur à ce moment.

Il ne se passa pas longtemps avant qu’il trouvât l’occasion de me surprendre encore, et presque dans la même posture ; en vérité, il y eut plus de dessein de sa part, quoique non de la mienne. Ce fut ainsi : les jeunes dames étaient sorties pour faire des visites avec leur mère ; son frère n’était pas en ville, et pour son père, il était à Londres depuis une semaine ; il m’avait si bien guettée qu’il savait où j’étais, tandis que moi je ne savais pas tant s’il était à la maison, et il monte vivement l’escalier, et, me voyant au travail, entre droit dans la chambre, où il commença juste comme l’autre fois, me prenant dans ses bras, et me baisant pendant presque un quart d’heure de suite.

C’est dans la chambre de sa plus jeune sœur que j’étais, et comme il n’y avait personne à la maison que la servante au bas de l’escalier, il en fut peut-être plus hardi ; bref, il commença d’être pressant avec moi ; il est possible qu’il me trouva un peu trop facile, car je ne lui résistai pas tandis qu’il ne faisait que me tenir dans ses bras et me baiser ; en vérité, cela me donnait trop de plaisir pour lui résister beaucoup.

Eh bien, fatigués de ce genre de travail, nous nous assîmes, et là il me parla pendant longtemps ; me dit qu’il était charmé de moi, qu’il ne pouvait avoir de repos qu’il ne m’eût persuadé qu’il était amoureux de moi, et que si je pouvais l’aimer en retour, et si je voulais le rendre heureux, je lui sauverais la vie, et mille belles choses semblables. Je ne lui répondis que peu, mais découvris aisément que j’étais une sotte et que je ne comprenais pas le moins du monde ce qu’il entendait.

Puis il marcha par la chambre, et, me prenant par la main, je marchai avec lui, et soudain, prenant son avantage, il me jeta sur le lit et m’y baisa très violemment, mais, pour lui faire justice, ne se livra à aucune grossièreté, seulement me baisa pendant très longtemps ; après quoi il crut entendre quelqu’un monter dans l’escalier, de sorte qu’il sauta du lit et me souleva, professant infiniment d’amour pour moi, mais me dit que c’était une affection entièrement honorable, et qu’il ne voulait me causer aucun mal, et là-dessus il me mit cinq guinées dans la main et redescendit l’escalier.

Je fus plus confondue de l’argent que je ne l’avais été auparavant de l’amour, et commençai de me sentir si élevée que je savais à peine si je touchais la terre. Ce gentilhomme avait maintenant enflammé son inclination autant que ma vanité, et, comme s’il eût trouvé qu’il avait une occasion et qu’il fût fâché de ne pas la saisir, le voilà qui remonte au bout d’environ une demi-heure, et reprend son travail avec moi, juste comme il avait fait avant, mais avec un peu moins de préparation.

Et d’abord quand il fût entré dans la chambre, il se retourna et ferma la porte.

— Madame Betty, dit-il, je m’étais figuré tout à l’heure que quelqu’un montait dans l’escalier, mais il n’en était rien ; toutefois, dit-il, si on me trouve dans la chambre avec vous, on ne me surprendra pas à vous baiser.

Je lui dis que je ne savais pas qui aurait pu monter l’escalier, car je croyais qu’il n’y avait personne à la maison que la cuisinière et l’autre servante et elles ne prenaient jamais cet escalier-là.

— Eh bien, ma mignonne, il vaut mieux s’assurer, en tout cas. – Et puis, s’assied, et nous commençâmes à causer.

Et maintenant, quoique je fusse encore toute en feu de sa première visite, ne pouvant parler que peu, il semblait qu’il me mît les paroles dans la bouche, me disant combien passionnément il m’aimait, et comment il ne pouvait rien avant d’avoir disposition de sa fortune, mais que dans ce temps-là il était bien résolu à me rendre heureuse, et lui-même, c’est-à-dire de m’épouser, et abondance de telles choses, dont moi pauvre sotte je ne comprenais pas le dessein, mais agissais comme s’il n’y eût eu d’autre amour que celui qui tendait au mariage ; et s’il eût parlé de l’autre je m’eusse trouvé ni lieu ni pouvoir pour dire non ; mais nous n’en étions pas encore venus à ce point-là.

Nous n’étions pas restés assis longtemps qu’il se leva et m’étouffant vraiment la respiration sous ses baisers, me jeta de nouveau sur le lit ; mais alors il alla plus loin que la décence ne me permet de rapporter, et il n’aurait pas été en mon pouvoir de lui refuser à ce moment, s’il avait pris plus de privautés qu’il ne fit.

Toutefois, bien qu’il prît ces libertés, il n’alla pas jusqu’à ce qu’on appelle la dernière faveur, laquelle, pour lui rendre justice, il ne tenta point ; et ce renoncement volontaire lui servit d’excuse pour toutes ses libertés avec moi en d’autres occasions. Quand ce fut terminé, il ne resta qu’un petit moment, mais me glissa presque une poignée d’or dans la main et me laissa mille prestations de sa passion pour moi, m’assurant qu’il m’aimait au-dessus de toutes les femmes du monde.

Il ne semblera pas étrange que maintenant je commençai de réfléchir ; mais, hélas ! ce fut avec une réflexion bien peu solide. J’avais un fonds illimité de vanité et d’orgueil, un très petit fonds de vertu. Parfois, certes, je ruminais en moi pour deviner ce que visait mon jeune maître, mais ne pensais à rien qu’aux belles paroles et à l’or ; qu’il eût intention de m’épouser ou non me paraissait affaire d’assez petite importance ; et je ne pensais pas tant à faire mes conditions pour capituler, jusqu’à ce qu’il me fit une sorte de proposition en forme comme vous allez l’entendre.

Ainsi je m’abandonnai à la ruine sans la moindre inquiétude. Jamais rien ne fut si stupide des deux côtés ; si j’avais agi selon la convenance, et résisté comme l’exigeaient l’honneur et la vertu, ou bien il eût renoncé à ses attaques, ne trouvant point lieu d’attendre l’accomplissement de son dessein, ou bien il eût fait de belles et honorables propositions de mariage ; dans quel cas on aurait pu le blâmer par aventure mais non moi. Bref, s’il m’eût connue, et combien était aisée à obtenir la bagatelle qu’il voulait, il ne se serait pas troublé davantage la tête, mais m’aurait donné quatre ou cinq guinées et aurait couché avec moi la prochaine fois qu’il serait venu me trouver. D’autre part, si j’avais connu ses pensées et combien dure il supposait que je serais à gagner, j’aurais pu faire mes conditions, et si je n’avais capitulé pour un mariage immédiat, j’aurais pu le faire pour être entretenue jusqu’au mariage, et j’aurais eu ce que j’aurais voulu ; car il était riche à l’excès, outre ses espérances ; mais j’avais entièrement abandonné de semblables pensées et j’étais occupée seulement de l’orgueil de ma beauté, et de me savoir aimée par un tel gentilhomme ; pour l’or, je passais des heures entières à le regarder ; je comptais les guinées plus de mille fois par jour. Jamais pauvre vaine créature ne fut si enveloppée par toutes les parties du mensonge que je ne le fus, ne considérant pas ce qui était devant moi, et que la ruine était tout près de ma porte, et, en vérité, je crois que je désirais plutôt cette ruine que je ne m’étudiais à l’éviter.

Néanmoins, pendant ce temps, j’avais assez de ruse pour ne donner lieu le moins du monde à personne de la famille d’imaginer que j’entretinsse la moindre correspondance avec lui. À peine si je le regardais en public ou si je lui répondais, lorsqu’il m’adressait la parole ; et cependant malgré tout, nous avions de temps en temps une petite entrevue où nous pouvions placer un mot ou deux, et çà et là un baiser, mais point de belle occasion pour le mal médité ; considérant surtout qu’il faisait plus de détours qu’il n’en était besoin, et que la chose lui paraissant difficile, il la rendait telle en réalité.

Mais comme le démon est un tentateur qui ne se lasse point, ainsi ne manque-t-il jamais de trouver l’occasion du crime auquel il invite. Ce fut un soir que j’étais au jardin, avec ses deux jeunes sœurs et lui, qu’il trouva le moyen de me glisser un billet dans la main où il me disait que le lendemain il me demanderait en présence de tout le monde d’aller faire un message pour lui et que je le verrais quelque part sur mon chemin.

En effet, après dîner, il me dit gravement, ses sœurs étant toutes là :

— Madame Betty, j’ai une faveur à vous demander.

— Et laquelle donc ? demande la seconde sœur.

— Alors, ma sœur, dit-il très gravement, si tu ne peux te passer de Mme Betty aujourd’hui, tout autre moment sera bon.

Mais si, dirent-elles, elles pouvaient se passer d’elle fort bien, et la sœur lui demanda pardon de sa question.

— Eh bien, mais, dit la sœur aînée, il faut que tu dises à Mme Betty ce que c’est ; si c’est quelque affaire privée que nous ne devions pas entendre, tu peux l’appeler dehors : la voilà.

— Comment, ma sœur, dit le gentilhomme très gravement, que veux-tu dire ? Je voulais seulement la prier de passer dans High Street (et il tire de sa poche un rabat), dans telle boutique. Et puis il leur raconte une longue histoire sur deux belles cravates de mousseline dont il avait demandé le prix, et qu’il désirait que j’allasse en message acheter un tour de cou, pour ce rabat qu’il montrait, et que si on ne voulait pas prendre le prix que j’offrirais des cravates, que je misse un shilling de plus et marchandasse avec eux ; et ensuite il imagina d’autres messages et continua ainsi de me donner prou d’affaires, afin que je fusse bien assurée de demeurer sortie un bon moment.