Monsieur Parent - Guy de Maupassant - E-Book

Monsieur Parent E-Book

Guy de Maupassant

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Beschreibung

Monsieur Parent est le dixième recueil de nouvelles de l'écrivain Guy de Maupassant |1886|.

Guy de Maupassant était un maître de la nouvelle. Cette collection affiche sa diversité vivante, avec des contes qui varient en thème et en ton, allant de la tragédie et de la satire à la comédie et à la farce. Dans un style lucidement direct, il offre un réalisme sans faille et une ironie sceptique. Il dépeint les tromperies, les hypocrisies et les vanités à différents niveaux de la société. La prostitution est décrite avec franchise, tandis que la dureté de la guerre est habilement exposée.
Ses contes ont été télévisés et ont influencé les films, les opéras et la musique rock. Sans illusion mais humain, Maupassant reste notre contemporain.
| Source Introduction par Cedric Watts, M.A., Ph.D. |

Histoires courtes :
Monsieur Parent
La Bête à Maît’ Belhomme
À vendre
L’Inconnue
La Confidence
Le Baptême
Imprudence
Un fou
Tribunaux rustiques
L’Épingle
Les Bécasses
En wagon
Ça ira
Découverte
Solitude
Au bord du lit
Petit Soldat

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SOMMMAIRE

RECUEIL |10| - MONSIEUR PARENT (1886)

MONSIEUR PARENT

LA BÊTE À MAÎT’ BELHOMME

À VENDRE

L’INCONNUE

LA CONFIDENCE

LE BAPTÊME

IMPRUDENCE

UN FOU

TRIBUNAUX RUSTIQUES

L’ÉPINGLE

LES BÉCASSES

EN WAGON

ÇA IRA

DÉCOUVERTE

SOLITUDE

AU BORD DU LIT

PETIT SOLDAT

GUY DE MAUPASSANT

MONSIEUR PARENT

RECUEIL |10|

COLLECTION COMPLÈTENOUVELLES

GUY DE MAUPASSANT

Paul Ollendorff ,  1886

Raanan Editeur

Livre 827 | édition 1

RECUEIL |10| - MONSIEUR PARENT (1886)

Monsieur Parent

La Bête à Maît’ Belhomme

À vendre

L’Inconnue

La Confidence

Le Baptême

Imprudence

Un fou

Tribunaux rustiques

L’Épingle

Les Bécasses

En wagon

Ça ira

Découverte

Solitude

Au bord du lit

Petit Solda

MONSIEUR PARENT

je

 

Le petit Georges, à quatre pattes dans l’allée, faisait des montagnes de sable. Il le ramassait de ses deux mains, l’élevait en pyramide, puis plantait au sommet une feuille de marronnier.

Son père, assis sur une chaise de fer, le contemplait avec une attention concentrée et amoureuse, ne voyait que lui dans l’étroit jardin public rempli de monde.  

Tout le long du chemin rond qui passe devant le bassin et devant l’église de la Trinité pour revenir, après avoir contourné le gazon, d’autres enfants s’occupaient de même, à leurs petits jeux de jeunes animaux, tandis que les bonnes indifférentes regardaient en l’air avec leurs yeux de brutes, ou que les mères causaient entre elles en surveillant la marmaille d’un coup d’œil incessant.

Des nourrices, deux par deux, se promenaient d’un air grave, laissant traîner derrière elles les longs rubans éclatants de leurs bonnets, et portant dans leurs bras quelque chose de blanc enveloppé de dentelles, tandis que de petites filles, en robe courte et jambes nues, avaient des entretiens sérieux entre deux courses au cerceau, et que le gardien du square, en tunique verte, errait au milieu de ce peuple de mioches, faisait sans cesse des détours pour ne point démolir des ouvrages de terre, pour ne point écraser des mains, pour ne point déranger le travail de fourmi de ces mignonnes larves humaines.  

Le soleil allait disparaître derrière les toits de la rue Saint-Lazare et jetait ses grands rayons obliques sur cette foule gamine et parée. Les marronniers s’éclairaient de lueurs jaunes, et les trois cascades, devant le haut portail de l’église, semblaient en argent liquide.

M. Parent regardait son fils accroupi dans la poussière : il suivait ses moindres gestes avec amour, semblait envoyer des baisers du bout des lèvres à tous les mouvements de Georges.

Mais ayant levé les yeux vers l’horloge du clocher, il constata qu’il se trouvait en retard de cinq minutes. Alors il se leva, prit le petit par le bras, secoua sa robe pleine de terre, essuya ses mains et l’entraîna vers la rue Blanche. Il pressait le pas pour ne point rentrer après sa femme ; et le gamin, qui ne le pouvait suivre, trottinait à son côté.

Le père alors le prit en ses bras, et, accélérant encore son allure, se mit à souffler de peine en montant le trottoir incliné. C’était un homme de quarante ans, déjà gris, un peu gros, portant avec un air inquiet un bon ventre de joyeux garçon que les événements ont rendu timide.

Il avait épousé, quelques années plus tôt, une jeune femme aimée tendrement qui le traitait à présent avec une rudesse et une autorité de despote tout-puissant. Elle le gourmandait sans cesse pour tout ce qu’il faisait et pour tout ce qu’il ne faisait pas, lui reprochait aigrement ses moindres actes, ses habitudes, ses simples plaisirs, ses goûts, ses allures, ses gestes, la rondeur de sa ceinture et le son placide de sa voix.

Il l’aimait encore cependant, mais il aimait surtout l’enfant qu’il avait d’elle, Georges, âgé maintenant de trois ans, devenu la plus grande joie et la plus grande préoccupation de son cœur. Rentier modeste, il vivait sans emploi avec ses vingt mille francs de revenu ; et sa femme, prise sans dot, s’indignait sans cesse de l’inaction de son mari.

Il atteignit enfin sa maison, posa l’enfant sur la première marche de l’escalier, s’essuya le front, et se mit à monter.

Au second étage, il sonna.

Une vieille bonne qui l’avait élevé, une de ces servantes maîtresses qui sont les tyrans des familles, vint ouvrir ; et il demanda avec angoisse :

— Madame est-elle rentrée ?

La domestique haussa les épaules : — Depuis quand monsieur a-t-il vu madame rentrer pour six heures et demie ?

Il répondit d’un ton gêné :

— C’est bon, tant mieux, ça me donne le temps de me changer, car j’ai très chaud.

La servante le regardait avec une pitié irritée et méprisante. Elle grogna : — Oh ! je le vois bien, Monsieur est en nage ; Monsieur a couru ; il a porté le petit peut-être ; et tout ça pour attendre Madame jusqu’à sept heures et demie. C’est moi qu’on ne prendrait pas maintenant à être prête à l’heure. Je fais mon dîner pour huit heures, moi, et quand on l’attend, tant pis, un rôti ne doit pas être brûlé !  

M. Parent feignait de ne point écouter. Il murmura : « C’est bon, c’est bon. Il faut laver les mains de Georges qui a fait des pâtés de sable. Moi, je vais me changer. Recommande à la femme de chambre de bien nettoyer le petit. »

Et il entra dans son appartement. Dès qu’il y fut, il poussa le verrou pour être seul, bien seul, tout seul. Il était tellement habitué, maintenant, à se voir malmené et rudoyé qu’il ne se jugeait en sûreté que sous la protection des serrures. Il n’osait même plus penser, réfléchir, raisonner avec lui-même, s’il ne se sentait garanti par un tour de clef contre les regards et les suppositions. S’étant affaissé sur une chaise pour se reposer un peu avant de mettre du linge propre, il songea que Julie commençait à devenir un danger nouveau dans la maison. Elle haïssait sa femme, c’était visible ; elle haïssait surtout son camarade Paul Limousin resté, chose rare, l’ami intime et familier du ménage, après avoir été l’inséparable compagnon de sa vie de garçon. C’était Limousin qui servait d’huile et de tampon entre Henriette et lui, qui le défendait, même vivement, même sévèrement, contre les reproches immérités, contre les scènes harcelantes, contre toutes les misères quotidiennes de son existence.

Mais voilà que, depuis bientôt six mois, Julie se permettait sans cesse sur sa maîtresse des remarques et des appréciations malveillantes. Elle la jugeait à tout moment, déclarait vingt fois par jour : « Si j’étais monsieur, c’est moi qui ne me laisserais pas mener comme ça par le nez. Enfin, enfin… Voilà… chacun suivant sa nature. »

Un jour même elle avait été insolente avec Henriette, qui s’était contentée de dire, le soir, à son mari : « Tu sais, à la première parole vive de cette fille, je la flanque dehors, moi. » Elle semblait cependant, elle qui ne craignait rien, redouter la vieille servante ; et Parent attribuait cette mansuétude à une considération pour la bonne qui l’avait élevé, et qui avait fermé les yeux de sa mère.  

Mais c’était fini, les choses ne pourraient traîner plus longtemps ; et il s’épouvantait à l’idée de ce qui allait arriver. Que ferait-il ? Renvoyer Julie lui apparaissait comme une résolution si redoutable, qu’il n’osait y arrêter sa pensée. Lui donner raison contre sa femme, était également impossible ; et il ne se passerait pas un mois maintenant, avant que la situation devînt insoutenable entre les deux.

Il restait assis, les bras ballants, cherchant vaguement des moyens de tout concilier, et ne trouvant rien. Alors il murmura : « Heureusement que j’ai Georges… Sans lui, je serais bien malheureux. »

Puis l'idée lui vint de consulter le Limousin; il résolut; mais aussitôt le souvenir de l'inimitié née entre sa femme de chambre et son ami lui fit craindre qu'il ne conseille l'expulsion; et il resta perdu dans ses inquiétudes et ses incertitudes.

La pendule sonna sept heures. Il eut un sursaut. Sept heures, et il n’avait pas encore changé de linge ! Alors, effaré, essoufflé, il se dévêtit, se lava, mit une chemise blanche, et se revêtit avec précipitation, comme si on l’eût attendu dans la pièce voisine pour un événement d’une importance extrême.

Puis il entra dans le salon, heureux de n’avoir plus rien à redouter.

Il jeta un coup d’œil sur le journal, alla regarder dans la rue, revint s’asseoir sur le canapé ; mais une porte s’ouvrit, et son fils entra, nettoyé, peigné, souriant. Parent le saisit dans ses bras et le baisa avec passion. Il l’embrassa d’abord dans les cheveux, puis sur les yeux, puis sur les joues, puis sur la bouche, puis sur les mains. Puis il le fit sauter en l’air, l’élevant jusqu’au plafond, au bout de ses poignets. Puis il s’assit, fatigué par cet effort ; et prenant Georges sur un genou, il lui fit faire « à dada ».

L’enfant riait enchanté, agitait ses bras, poussait des cris de plaisir, et le père aussi riait et criait de contentement, secouant son gros ventre, s’amusant plus encore que le petit.  

Il l’aimait de tout son bon cœur de faible, de résigné, de meurtri. Il l’aimait avec des élans fous, de grandes caresses emportées, avec toute la tendresse honteuse cachée en lui, qui n’avait jamais pu sortir, s’épandre, même aux premières heures de son mariage, sa femme s’étant toujours montrée sèche et réservée.

Julie parut sur la porte, le visage pâle, l’œil brillant, et elle annonça d’une voix tremblante d’exaspération :

— Il est sept heures et demie, monsieur.

Parent jeta sur la pendule un regard inquiet et résigné, et murmura :

— En effet, il est sept heures et demie.

— Voilà, mon dîner est prêt, maintenant.

Voyant l’orage, il s’efforça de l’écarter : — Mais ne m’as-tu pas dit, quand je suis rentré, que tu ne le ferais que pour huit heures ?

— Pour huit heures !… Vous n’y pensez pas, bien sûr ! Vous n’allez pas vouloir faire manger le petit à huit heures maintenant. On dit ça, pardi, c’est une manière de parler. Mais ça détruirait l’estomac du petit de le faire manger à huit heures ! Oh ! s’il n’y avait que sa mère ! Elle s’en soucie bien de son enfant ! Ah oui ! parlons-en, en voilà une mère ! Si ce n’est pas une pitié de voir des mères comme ça !

Parent, tout frémissant d’angoisse, sentit qu’il fallait arrêter net la scène menaçante.

— Julie, dit-il, je ne te permets point de parler ainsi de ta maîtresse. Tu entends, n’est-ce pas ? ne l’oublie plus à l’avenir.

La vieille bonne, suffoquée par l’étonnement, tourna les talons et sortit en tirant la porte avec tant de violence que tous les cristaux du lustre tintèrent. Ce fut, pendant quelques secondes, comme une légère et vague sonnerie de petites clochettes invisibles qui voltigea dans l’air silencieux du salon.

Georges, surpris d’abord, se mit à battre des mains avec bonheur, et, gonflant ses joues, fit un gros « boum » de toute la force de ses poumons pour imiter le bruit de la porte.

Alors son père lui conta des histoires ; mais la préoccupation de son esprit lui faisait perdre à tout moment le fil de son récit ; et le petit, ne comprenant plus, ouvrait de grands yeux étonnés.

Parent ne quittait pas la pendule du regard. Il lui semblait voir marcher l’aiguille. Il aurait voulu arrêter l’heure, faire immobile le temps jusqu’à la rentrée de sa femme. Il n’en voulait pas à Henriette d’être en retard, mais il avait peur, peur d’elle et de Julie, peur de tout ce qui pouvait arriver. Dix minutes de plus suffiraient pour amener une irréparable catastrophe, des explications et des violences qu’il n’osait même imaginer. La seule pensée de la querelle, des éclats de voix, des injures traversant l’air comme des balles, des deux femmes face à face se regardant au fond des yeux et se jetant à la tête des mots blessants, lui faisait battre le cœur, lui séchait la bouche ainsi qu’une marche au soleil, le rendait mou comme une loque, si mou qu’il n’avait plus la force de soulever son enfant et de le faire sauter sur son genou.  

Huit heures sonnèrent ; la porte se rouvrit et Julie reparut. Elle n’avait plus son air exaspéré, mais un air de résolution méchante et froide, plus redoutable encore.

— Monsieur, dit-elle, j’ai servi votre maman jusqu’à son dernier jour, je vous ai élevé aussi de votre naissance jusqu’à aujourd’hui ! Je crois qu’on peut dire que je suis dévouée à la famille…

Elle attendit une réponse.

Parent balbutia : « Mais oui, ma bonne Julie. »

Elle reprit : — Vous savez bien que je n’ai jamais rien fait par intérêt d’argent, mais toujours par intérêt pour vous ; que je ne vous ai jamais trompé ni menti ; que vous n’avez jamais pu m’adresser de reproches…

— Mais oui, ma bonne Julie.

— Eh bien, monsieur, ça ne peut pas durer plus longtemps. C’est par amitié pour vous que je ne disais rien, que je vous laissais dans votre ignorance ; mais c’est trop fort, et on rit trop de vous dans le quartier. Vous ferez ce que vous voudrez, mais tout le monde le sait ; il faut que je vous le dise aussi, à la fin, bien que ça ne m’aille guère de rapporter. Si Madame rentre comme ça à des heures de fantaisie, c’est qu’elle fait des choses abominables.

Il demeurait effaré, ne comprenant pas. Il ne put que balbutier : « Tais-toi… Tu sais que je t’ai défendu… »

Elle lui coupa la parole avec une résolution irrésistible.

— Non, Monsieur, il faut que je vous dise tout, maintenant. Il y a longtemps que Madame a fauté avec M. Limousin. Moi, je les ai vus plus de vingt fois s’embrasser derrière les portes. Oh, allez ! si M. Limousin avait été riche, ça n’est pas M. Parent que Madame aurait épousé. Si Monsieur se rappelait seulement comment le mariage s’est fait, il comprendrait la chose d’un bout à l’autre…

Parent s’était levé, livide, balbutiant : « Tais-toi… tais-toi… ou… »

Elle continua :  

— Non, je vous dirai tout. Madame a épousé Monsieur par intérêt ; et elle l’a trompé du premier jour. C’était entendu entre eux, pardi ! Il suffit de réfléchir pour comprendre ça. Alors comme Madame n’était pas contente d’avoir épousé Monsieur qu’elle n’aimait pas, elle lui a fait la vie dure, si dure que j’en avais le cœur cassé, moi qui voyais ça…

Il fit deux pas, les poings fermés, répétant : « Tais-toi… tais-toi… » car il ne trouvait rien à répondre.

La vieille bonne ne recula point ; elle semblait résolue à tout.

Mais Georges, effaré d’abord, puis effrayé par ces voix grondantes, se mit à pousser des cris aigus. Il restait debout derrière son père, et, la face crispée, la bouche ouverte, il hurlait.

Le cri de son fils exaspéra Parent, le remplit de courage et de fureur. Il se précipita vers Julie, les deux bras levés, prêt à applaudir des deux mains, et cria: «Ah, misérable! vous tournez les sens des petits. »  

Il la touchait déjà ! Elle lui jeta par la face :

— Monsieur peut me battre s’il veut, moi qui l’ai élevé ; ça n’empêchera pas que sa femme le trompe et que son enfant n’est pas de lui !…

Il s’arrêta tout net, laissa retomber ses bras ; et il restait en face d’elle tellement éperdu qu’il ne comprenait plus rien.

Elle ajouta : — Il suffit de regarder le petit pour reconnaître le père, pardi ! c’est tout le portrait de M. Limousin. Il n’y a qu’à regarder ses yeux et son front. Un aveugle ne s’y tromperait pas…

Mais il l’avait saisie par les épaules et il la secouait de toute sa force, bégayant : « Vipère… vipère ! Hors d’ici, vipère !… Va-t’en ou je te tuerais !… Va-t’en ! Va-t’en !… »

Et d’un effort désespéré il la lança dans la pièce voisine. Elle tomba sur la table servie dont les verres s’abattirent et se cassèrent ; puis, s’étant relevée, elle mit la table entre elle et son maître, et, tandis qu’il la poursuivait pour la ressaisir, elle lui crachait au visage des paroles terribles :

— Monsieur n’a qu’à sortir… ce soir… après dîner… et qu’à rentrer tout de suite… il verra !… il verra si j’ai menti !… Que monsieur essaye… il verra.

Elle avait gagné la porte de la cuisine et elle s’enfuit. Il courut derrière elle, monta l’escalier de service jusqu’à sa chambre de bonne où elle s’était enfermée, et heurtant la porte :

— Tu vas quitter la maison à l’instant même.

Elle répondit à travers la planche :

— Monsieur peut y compter. Dans une heure je ne serai plus ici.

Alors il redescendit lentement, en se cramponnant à la rampe pour ne point tomber ; et il rentra dans son salon où Georges pleurait, assis par terre.

Parent s’affaissa sur un siège et regarda l’enfant d’un œil hébété. Il ne comprenait plus rien ; il ne savait plus rien ; il se sentait étourdi, abruti, fou, comme s’il venait de choir sur la tête ; à peine se souvenait-il des choses horribles que lui avait dites sa bonne. Puis, peu à peu, sa raison, comme une eau troublée, se calma et s’éclairait ; et l’abominable révélation commença à travailler son cœur.

Julie avait parlé si net, avec une telle force, une telle assurance, une telle sincérité, qu’il ne douta pas de sa bonne foi, mais il s’obstinait à douter de sa clairvoyance. Elle pouvait s’être trompée, aveuglée par son dévouement pour lui, entraînée par une haine inconsciente contre Henriette. Cependant, à mesure qu’il tâchait de se rassurer et de se convaincre, mille petits faits se réveillaient en son souvenir, des paroles de sa femme, des regards de Limousin, un tas de riens inobservés, presque inaperçus, des sorties tardives, des absences simultanées, et même des gestes presque insignifiants, mais bizarres qu’il n’avait pas su voir, pas su comprendre, et qui, maintenant, prenaient pour lui une importance extrême, établissaient une connivence entre eux. Tout ce qui s’était passé depuis ses fiançailles surgissait brusquement en sa mémoire surexcitée par l’angoisse. Il retrouvait tout, des intonations singulières, des attitudes suspectes ; et son pauvre esprit d’homme calme et bon, harcelé par le doute, lui montrait maintenant, comme des certitudes, ce qui aurait pu n’être encore que des soupçons.

Il fouillait avec une obstination acharnée dans ces cinq années de mariage, cherchant à retrouver tout, mois par mois, jour par jour ; et chaque chose inquiétante qu’il découvrait le piquait au cœur comme un aiguillon de guêpe.

Il ne pensait plus à Georges, qui se taisait maintenant, le derrière sur le tapis. Mais, voyant qu’on ne s’occupait pas de lui, le gamin se remit à pleurer.

Son père s’élança, le saisit dans ses bras, et lui couvrit la tête de baisers. Son enfant lui demeurait au moins ! Qu’importait le reste ? Il le tenait, le serrait, la bouche dans ses cheveux blonds, soulagé, consolé, balbutiant : « Georges… mon petit Georges, mon cher petit Georges… » Mais il se rappela brusquement ce qu’avait dit Julie !… Oui, elle avait dit que son enfant était à Limousin… Oh ! cela n’était pas possible, par exemple ! non, il ne pouvait le croire, il n’en pouvait même douter une seconde. C’était là une de ces odieuses infamies qui germent dans les âmes ignobles des servantes ! Il répétait : « Georges… mon cher Georges. » Le gamin, caressé, s’était tu de nouveau.

Parent sentait la chaleur de la petite poitrine pénétrer dans la sienne à travers les étoffes. Elle l’emplissait d’amour, de courage, de joie ; cette chaleur douce d’enfant le caressait, le fortifiait, le sauvait.

Alors il écarta un peu de lui la tête mignonne et frisée pour la regarder avec passion. Il la contemplait avidement, éperdument, se grisant à la voir, et répétant toujours : « Oh ! mon petit… mon petit Georges !… »  

Il pensa soudain : « S’il ressemblait à Limousin… pourtant ! »

Ce fut en lui quelque chose d’étrange, d’atroce, une poignante et violente sensation de froid dans tout son corps, dans tous ses membres, comme si ses os, tout à coup, fussent devenus de glace. Oh ! s’il ressemblait à Limousin !… et il continuait à regarder Georges qui riait maintenant. Il le regardait avec des yeux éperdus, troubles, hagards. Et il cherchait dans le front, dans le nez, dans la bouche, dans les joues, s’il ne retrouvait pas quelque chose du front, du nez, de la bouche ou des joues de Limousin.

Sa pensée s’égarait comme lorsqu’on devient fou ; et le visage de son enfant se transformait sous son regard, prenait des aspects bizarres, des ressemblances invraisemblables.

Julie avait dit : « Un aveugle ne s’y tromperait pas. » Il y avait donc quelque chose de frappant, quelque chose d’indéniable ! Mais quoi ? Le front ? Oui, peut-être ? Cependant Limousin avait le front plus étroit ! Alors la bouche ? Mais Limousin portait toute sa barbe ! Comment constater les rapports entre ce gras menton d’enfant et le menton poilu de cet homme ?

Parent pensait : « Je n’y vois pas, moi, je n’y vois plus ; je suis trop troublé ; je ne pourrais rien reconnaître maintenant… Il faut attendre ; il faudra que je le regarde bien demain matin, en me levant. »

Puis il songea : « Mais s’il me ressemblait, à moi, je serais sauvé ! sauvé ! »

Et il traversa le salon en deux enjambées pour aller examiner dans la glace la face de son enfant à côté de la sienne.

Il tenait Georges assis sur son bras, afin que leurs visages fussent tout proches, et il parlait haut, tant son égarement était grand. « Oui… nous avons le même nez… le même nez… peut-être… ce n’est pas sûr… et le même regard… Mais non, il a les yeux bleus… Alors… oh ! mon Dieu !… mon Dieu !… mon Dieu !… je deviens fou !… Je ne veux plus voir… je deviens fou !… »

Il se sauva loin de la glace, à l’autre bout du salon, tomba sur un fauteuil, posa le petit sur un autre, et il se mit à pleurer. Il pleurait par grands sanglots désespérés. Georges, effaré d’entendre gémir son père, commença aussitôt à hurler.

Le timbre d’entrée sonna. Parent fit un bond, comme si une balle l’eût traversé. Il dit : « La voilà… qu’est-ce que je vais faire ?… » Et il courut s’enfermer dans sa chambre pour avoir le temps, au moins, de s’essuyer les yeux. Mais, après quelques secondes, un nouveau coup de timbre le fit encore tressaillir ; puis il se rappela que Julie était partie sans que la femme de chambre fût prévenue. Donc personne n’irait ouvrir ? Que faire ? Il y alla.

Voici que tout d’un coup il se sentait brave, résolu, prêt pour la dissimulation et la lutte. L’effroyable secousse l’avait mûri en quelques instants. Et puis il voulait savoir ; il le voulait avec une fureur de timide et une ténacité de débonnaire exaspéré.

Il tremblait cependant ! Était-ce de peur ? Oui… Peut-être avait-il encore peur d’elle ? sait-on combien l’audace contient parfois de lâcheté fouettée ?

Derrière la porte qu’il avait atteinte à pas furtifs, il s’arrêta pour écouter. Son cœur battait à coups furieux ; il n’entendait que ce bruit-là : ces grands coups sourds dans sa poitrine et la voix aiguë de Georges qui criait toujours, dans le salon.

Soudain, le son du timbre éclatant sur sa tête, le secoua comme une explosion ; alors il saisit la serrure, et, haletant, défaillant, il fit tourner la clef et tira le battant.

Sa femme et Limousin se tenaient debout en face de lui, sur l’escalier.

Elle dit, avec un air d’étonnement où apparaissait un peu d’irritation :

— C’est toi qui ouvres, maintenant ? Où est donc Julie ?

Sa gorge était serrée, son souffle pressé ; et il s'efforça de répondre, sans pouvoir prononcer un mot.

Elle reprit : — Es-tu devenu muet ? Je te demande où est Julie.

Alors il balbutia : — Elle… elle… est… partie…

Sa femme commençait à se fâcher :

— Comment, partie ? Où ça ? Pourquoi ?

Il reprenait son aplomb peu à peu et sentait naître en lui une haine mordante contre cette femme insolente, debout devant lui.

— Oui, partie pour tout à fait… je l’ai renvoyée…

— Tu l’as renvoyée ?… Julie ?… Mais tu es fou…

— Oui, je l’ai renvoyée parce qu’elle avait été insolente… et qu’elle… qu’elle a maltraité l’enfant.

— Julie ?

— Oui… Julie.

— À propos de quoi a-t-elle été insolente ?

— À propos de toi.

— À propos de moi ?  

— Oui… parce que son dîner était brûlé et que tu ne rentrais pas.

— Elle a dit… ?

— Elle a dit… des choses désobligeantes pour toi… et que je ne devais pas… que je ne pouvais pas entendre…