Mystère au Connemara - Michel Germain - E-Book

Mystère au Connemara E-Book

Michel Germain

0,0

Beschreibung

Dublin, dimanche 19 heures, dans le quartier de Clon-tarf. Un nouveau jour pluvieux décline doucement. L’atmosphère fraîche et liquide s’insinue dans tous les corps. Malgré tout, dans l’après-midi, Caitlin avait décidé de sortir prendre l’air. Elle avait erré, entre deux ondées, dans Saint Stephen Green avant de rencontrer, devant Newman House, Carleen, sa meilleure amie du temps où elle fréquentait Trinity College. On découvre le cadavre de Patrick, un pêcheur, sur les rochers de Gaillimh et la police conclut hâtivement à une mort naturelle par noyade, mais Caitlin, sa soeur n'en est pas convaincue et elle se lance dans une dangereuse enquête qui la mènera peut-être à la vérité. On y découvre une Irlande traumatisée par la "guerre" que mène l'IRA pour la réunification du pays.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Michel Germain, né en 1945, est professeur agrégé d'histoire-géographie dans les environs d'Annecy (en 1994). Profondément ancré dans le terroir qui l'a vu naître, il se lance dans l'étude de l'histoire locale en 1983, se spécialisant notamment dans les recherches historiques sur la Deuxième Guerre Mondiale.
Parallèlement, Michel Germain publie de nombreux livres de géographie et des guides ainsi que des ouvrages concernant le début du XXe siècle. Il participe également à de nombreux autres ouvrages. Membre depuis sa fondation de l'Association des Glières, animateur du Musée départemental de la Résistance de Morette, il fonde en 1991 la Société des Auteurs Savoyards, regroupant près de cent cinquante auteurs. En 2000 sort son premier roman, un roman historique. Depuis, il continue à donner des conférences et à rencontrer les jeunes élèves ainsi qu’à écrire sur la Haute-Savoie 39-45 tout en essayant d’évoluer vers le roman. Il a dirigé une collection nationale sur les Paysans, aux éditions Horvath et il écrit de nombreux articles dans divers bulletins municipaux, divers journaux (dont le Dauphiné Libéré plus de 200 articles), revues nationales (revue des Troupes de Montagne, le Patriote Résistant, Alpes Magazine, Relief...) et dans les bulletins des associations de résistants.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 218

Veröffentlichungsjahr: 2020

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Mystère au Connemara

Polar

Michel Germain

Phénix d’Azur

Chapitre un

Dublin, dimanche 19 heures, dans le quartier de Clontarf.

Un nouveau jour pluvieux décline doucement. L’atmosphère fraîche et liquide s’insinue dans tous les corps. Malgré tout, dans l’après-midi, Caitlin avait décidé de sortir prendre l’air. Elle avait erré, entre deux ondées, dans Saint Stephen Green avant de rencontrer, devant Newman House, Carleen, sa meilleure amie du temps où elle fréquentait Trinity College. Comme elles ne s’étaient pas revues depuis plus d’un siècle et qu’elles avaient le monde à se raconter, elles avaient fini l’après-midi au Bewley’s Oriental Cafe, devant quelques pâtisseries et plusieurs tasses de thé. Caitlin adorait le thé de cet établissement. Elle y venait souvent, même si la maison était toujours bondée. Et puis, Graffton street était une rue si charmante et si pittoresque, un peu de chaleur et de soleil dans la grisaille de Dublin. Le pays d’où elle venait était si calme qu’elle appréciait cette foule bigarrée qui roulait dans cette rue piétonne. Nombreux étaient les gens qui arpentaient le pavé des rives de la Liffey vers le haut, à l’écoute de quelque groupe de musiciens en mal de notoriété et qui redescendait le nez au vent, à la recherche de quelque odeur exotique.

Vers 18 heures, Caitlin et son amie s’étaient quittées, après s’être promis de s’appeler. Graffton street s’était quelque peu vidée ; la nuit n’allait pas tarder à venir et avec elle la froidure de ce printemps.

Au coin de Nassau street, la vendeuse des quatre saisons, drapée de bronze, ruisselait encore de la bruine du jour. Caitlin avait dû attendre si longuement son bus qu’elle était revenue trempée, comme au temps où, gamine, elle jouait sur les rives du Lough Mahon.

Sa mère, campée depuis des heures devant la cheminée, où brûlait une interminable bûche de plastique dans le rougeoiement d’une ampoule électrique, n’avait même pas ouvert un œil, lorsqu’elle avait franchi le seuil de la maison. À pas feutrés dans la pénombre, pour ne pas déranger, Caitlin s’en était allée prendre un bain, histoire de se réchauffer.

Sa mère s’était installée pour quelque temps chez elle. D’ordinaire, elle habitait Cork, d’où la famille était originaire, mais elle acceptait de moins en moins les ragots de cette ville et trouvait le quartier où vivait sa fille beaucoup plus calme. Caitlin, qui avait dépassé la trentaine depuis quelques années déjà, se disait que sa mère pourrait bien venir vivre avec elle, puisqu’elle était seule à Cork.

Mais sa chère mère ne pouvait se passer de la mer et des mouettes qui hantaient Little Island. Caitlin avait beau lui expliquer qu’à Dublin c’était aussi la mer d’Irlande et les mêmes oiseaux, rien n’y faisait et elle s’était lassée. Là-bas, dans la maison de son enfance, elle avait souvent surpris sa mère à rêver tout éveillée de son père ou de son frère. Mais la maison de Cork était désespérément sans homme depuis longtemps déjà.

À peine était-elle sortie de sa salle de bains que le téléphone sonna avec violence. L’agressivité de cette sonnerie dérangea les deux femmes tant l’atmosphère de la maison était feutrée. Caitlin décrocha le combiné comme pour faire cesser cette agression. Au bout du fil, une voix qu’elle ne connaissait pas.

L’homme, un peu malhabile, questionna :

— Vous êtes bien madame O’Neill ?

— Oui, enfin... Je suis mademoiselle O’Neill. Caitlin O’Neill.

— Avez-vous un frère qui se prénomme Andrew ?

— Oui, mais il n’est pas ici. Puis, réalisant la drôle de question, que venait de lui poser l’inconnu, elle ajouta aussitôt : Qui êtes-vous ? Que lui est-il arrivé ?

— J’ai cherché à joindre sa mère toute la journée. Elle doit être morte, poursuit l’homme plus malhabile encore. Le numéro que l’on m’a donné ne répond pas ! En désespoir de cause j’ai appelé le centre de Dublin qui m’a donné votre numéro...

Coupant son interlocuteur, Caitlin lança :

— Ma mère n’est pas morte, monsieur ! Elle se porte, Dieu merci, très bien. Elle est là près de moi et vous entend parfaitement bien. Mais, qu’est-il arrivé à Andrew ?

— Un promeneur, ce matin, a trouvé son corps sur les rochers tout près d’ici. Oui... J’ai oublié de vous dire, je vous téléphone de Galway... Votre frère s’est visiblement noyé. Il est passé par-dessus bord de son bateau et son corps a été rejeté par la mer et projeté à plusieurs reprises contre les rochers. On n’a pas encore retrouvé ni son bateau ni ses filets. On ne sait pas non plus s’il était parti seul en mer, tôt ce matin. Mais nous continuons l’enquête.

Un lourd silence emplit la maison de Clontarf. Les deux femmes apprenaient tout à la fois qu’Andrew vivait à Galway et qu’il s’était noyé cette nuit. Pour elles, le monde s’arrêta net de tourner. Que faisait Andrew à Gaillimh ?

La mère de Caitlin, recroquevillée au fond de son fauteuil d’osier, se mit à pleurer en silence. La mort lui avait déjà volé son mari, il y a 21 ans et un bébé à la naissance. Depuis, elle tentait de se consoler en pensant que tous deux étaient auprès de Dieu et que si le Créateur l’avait voulu ainsi, c’est qu’elle l’avait mérité. Mais qu’avait-elle donc fait au Bon Dieu pour qu’Il lui enlève son fils unique ? Elle cAngusait avoir assez donné à son Maître et en avoir fini avec les malheurs. Elle aspirait à vivre sa proche vieillesse en toute humilité et pour cela, tous les matins, elle allait à l’église prier le Seigneur. Dieu le voulait autrement et il lui envoyait une nouvelle épreuve. Le temps s’écoulait lentement au pays des Gaëls, mais là, il s’était immobilisé. L’air, lui-même semblait figé. Les bruits de la rue si peu passante et ceux du port toujours lointains, cette fois, ne pénétraient plus les rideaux épais. Le ferry, en partance pour Hollyhead, s’était même arrêté, statufié dans la blancheur du temps.

Caitlin n’était plus là. Ou plutôt si, elle était là physiquement, tenant difficilement sur ses jambes flageolantes. Tout autour d’elle changea très vite. Elle était comme cernée par les vapeurs scintillantes du brouillard. Ses yeux dans le vague ne voyaient plus les meubles ou les bibelots qui l’entouraient et leur réalité s’était évanouie. Elle était anéantie dans cette irréalité qui, la grandissant, lui permettait d’échapper à toutes les contingences qui l’a reliaient au monde. Elle aurait voulu être ailleurs, très loin, tant la nouvelle de la mort d’Andrew lui était insupportable.

Au bout d’un instant, qui lui parut une éternité, la sonnerie du téléphone la sortit à nouveau de la torpeur, où l'inexcusable nouvelle l’avait précipitée. Son rêve disparu dans le brouillard de ses yeux et machinalement, comme un automate, sans reprendre vraiment conscience, elle décrocha.

La même voix était toujours au bout du fil. Une voix rauque sans chaleur. Retrouvant ses esprits, Caitlin voulut tout savoir et les questions fusèrent de sa bouche à la vitesse de l’éclair, à en devenir incompréhensibles. Elle finit par apprendre que le corps d’Andrew était à la morgue de Galway, que l’homme qui lui parlait n’était autre que le commisor Angus Omagh, responsable de la police du comté de Galway, que la barque n’avait pas été retrouvée et qu’on ne savait pas s’il y avait un autre marin avec lui, que sa maison de la plage était déserte et que rien ne semblait anormal, etc.

— Vous m’entendez ?

— Euh... oui.

— Je vous attends demain matin, ici au poste de police. Vous trouverez aisément. Vous ne pouvez pas vous tromper, nous sommes près de Main Street.

Le policier poursuivit sur des banalités qu’il est d’usage de dire aux parents des défunts en pareil cas. Entre deux condoléances, Caitlin promit d’être sur place dans la matinée, avant de raccrocher à contrecœur, car il lui semblait qu’elle avait oublié mille et une questions.

Sa mère n’avait toujours pas bougé. Les yeux clos, elle gardait son chagrin au fond d’elle-même. Elle se souvenait de ce terrible jour de mars 1973, où le téléphone lui avait annoncé la mort de Darcy, son tendre époux qu’elle chérissait tant. Il était allé à Londres, envoyé par sa société et, ayant fini son travail, il avait déambulé dans Oxford Street, puis emprunté Regent Street à la recherche de quelques cadeaux pour sa femme et ses enfants. C’est non loin de là, en pleine rue, alors qu’il marchait tranquillement sur le trottoir, qu’une saleté de bombe avait explosé et l’avait assassiné avec plusieurs autres passants. Big Ben achevait d’égrener quinze heures.

Elle avait dû, alors, faire le voyage à Londres pour reconnaître le corps de son Darcy, mais elle ne s’en était jamais remise. Depuis, la vue de son pauvre mari, sanguinolent et déchiqueté, la hantait à chaque instant. Dès qu’elle fermait ses grands yeux gris, les larmes coulaient et elle voyait Darcy. Depuis cette après-midi mortelle, ses nuits s’étaient écourtées et elle parlait souvent avec lui. Elle voulait chasser les horribles images de sang et ne garder que les meilleurs moments passés avec lui, mais cela ne diminuait en rien son immense chagrin. Parfois, lorsque le cafard l’étreignait trop, elle téléphonait à Caitlin et sa fille venait la chercher.

Celle-ci avait dû quitter Cork et s’installer pour son travail à Dublin, où elle occupait un poste à responsabilité dans une société d’informatique. La ville se développait très vite et les entreprises embauchaient de nombreux jeunes. L’écart avec les campagnes verdoyantes et agricoles s’agrandissait chaque jour un peu plus. Caitlin était devenue une femme moderne, se déplaçant dans la grande ville avec aisance, mais au fond d’elle-même elle n’avait jamais oublié Cork et toute son enfance.

Caitlin s’était assise dans le fauteuil face à sa mère. Elle n’osait parler et resta muette de peur de troubler encore plus sa chère mère. Celle-ci ouvrit ses yeux pleins de larmes et son regard se perdit dans le feu artificiel. La pièce lui sembla, tout à coup, étriquée et glaciale. Elle frissonna et Caitlin se leva pour aller lui quérir une couverture.

Tandis que la jeune femme regardait dans le vide à travers la fenêtre, la mère reprit le cours de ses pensées, qu’elle connaissait par cœur.

Quelques jours après l’attentat, Andrew, qui venait d’avoir 16 ans, déclara qu’il partait. Il ne pouvait laisser le meurtre de son père impuni. Au début, elle avait reçu trois lettres de Londres, puis plus rien. Andrew n’avait pas reparu. Pas de lettre, pas de coup de fil, rien qu’un silence pesant, qu’elle ne comprenait pas. Caitlin, pas plus que sa mère, ne savait ce qu’il était advenu de son grand frère.

Au début, Caitlin avait attendu, se disant qu’il reviendrait bien vite. Il était parti en disant qu’il voulait venger papa. Qu’est-ce que cela voulait bien dire dans sa caboche ? Elle savait qu’il était têtu et capable de tout. Il n’était pas Irlandais pour rien. Sa jeunesse lui interdisant de partir à sa recherche, elle avait attendu vainement auprès de sa mère. Quelques années plus tard lorsqu’elle eut 19 ans, elle s’était mise à le chercher, roulant à travers le pays, les week-ends et lors de ses vacances universitaires, espérant follement le trouver. « L’Irlande n’est pas si grande, je finirais bien par le trouver », disait-elle à sa mère désespérée. Puis, elle aussi s’était lassée, sans cesser pour autant d’être tourmentée et de croire à son retour.

Elle était restée inquiète, tous les jours que Dieu avait faits, car Andrew avait parlé de vengeance, donc de violence. L’I.R.A. avait revendiqué l’attentat de Regent street, qui avait tué son père et elle ne voyait pas très bien comment son frère pourrait s’en prendre à cette organisation, qui luttait pour l’Irlande libre, comme le faisait le Sinn Fein depuis sa création et à laquelle ses aïeux avaient activement participé. Le grand-père Daniel avait été longuement emprisonné, quant à l’arrière-grand-père, les Anglais l’avaient exécuté. Alors que pouvait faire son frère ?

— Admettons, disait-elle parfois à sa mère, qu’il ait décidé d’entrer dans l’IRA, l’armée clandestine n’engageait pas des gamins et elle a dû lui faire comprendre.

— Tu sais aussi bien que moi que, d’abord, ton frère n’est plus un gamin et puis tu sais aussi que l’I.R.A. a besoin de soldats. Alors...

Au début, il leur arrivait souvent de parler d’Andrew, de la lutte clandestine des Irlandais catholiques. Puis le temps passant, le sujet devint tabou ou presque. L’angoisse s’était perpétuée du fait surtout qu’elles restaient sans nouvelle d’Andrew. Il avait disparu de la circulation. À chaque nouvel attentat ou affaire, elles achetaient tous les journaux et épluchaient, l’une à Dublin l’autre à Cork, la presse et regardaient la télévision, l’inquiétude rivée au ventre. Jamais elles n’avaient trouvé de traces de leur Andrew. Parfois, à bout d’arguments, Caitlin lançait qu’il avait dû partir aux États-Unis, comme tant d’autres Irlandais émigrés. Mais rien n’y faisait et les deux femmes ne cessaient de regarder leur porte espérant qu’il en franchirait un jour le seuil, son large sourire aux lèvres et ses cheveux roux en bataille. Elles n’en parlaient jamais et gardaient un silence complice.

Et finalement, la catastrophe tant redoutée était arrivée.

Rompant le silence, Caitlin questionna doucement sa pauvre mère :

— Maman, veux-tu manger quelque chose ?

— Non, ma chérie, je ne pourrais rien avaler, tu comprends, cette affreuse nouvelle...

La mère avait beaucoup de questions qui roulaient dans sa tête, mais qui refusaient de sortir. Caitlin enlaça sa mère et elles pleurèrent à chaudes larmes.

La nuit était tombée et la maison n’était plus éclairée que par la lueur électrique de la cheminée. Caitlin sortit des bras de sa mère et se rendit à la cuisine. Elle se confectionna un bouillon de poule, qu’elle sirota debout devant la fenêtre. Dehors, le ferry d’Hollyhead s’en allait, glissant silencieusement sur la mer noire. On apercevait au loin les lumières de la grande ville, qui s’endormait doucement.

La petite Ford blanche roulait en direction de Galway que Caitlin et sa mère persistaient à appeler Gaillimh. Elles aimaient bien parler le gaélique, car elles n’aimaient pas l’anglais et encore moins les Anglais. Elles étaient parties de très bonne heure. Fébriles, l’une comme l’autre, elles n’avaient rien dormi et elles avaient préféré prendre la route, alors que le jour n’avait pas encore blanchi le bocage. Galway n’était qu’à un peu plus de 130 miles de la capitale, mais Caitlin savait que la route serait longue, un vrai chemin de Damas.

À Baile Atha Luain, elle s’arrêta. Le niveau d’essence était dangereusement bas. Par chance, la station était ouverte ce lundi matin. Sa mère, assise sur la banquette arrière ouvrit les yeux et, visiblement agacée, demanda les raisons de cet inutile arrêt. Caitlin répondit qu’il lui fallait faire le plein de carburant, ce qui lui valut d’être quelque peu tancée. Pourquoi n’y avait-elle pas pensé avant de partir ? Que de temps perdu, pour rien.

Avant de payer, la jeune femme prit, dans un distributeur, un thé brûlant servi dans un gobelet de plastique blanc. Elle but longuement en regardant vers l’Est le nouveau jour poindre. Il était presque 6 heures et le soleil arriverait peut-être à franchir les nuages. Sa mère rouspéta et Caitlin répondit que le thé était très chaud.

Elle fit encore plusieurs pas, brassant son breuvage pour le faire refroidir et jetant de temps à autre un regard furtif vers la voiture. Sa mère semblait s’être endormie.

Quelques instants plus tard, Caitlin reprit la route. À quelques miles de là, alors que brouillard s’épaississant de plus en plus la forçait à ralentir considérablement, son père lui apparut. Il était assis, immobile à côté d’elle, le regard fixé sur la chaussée humide et luisante. Elle le regarda, éberluée de le trouver là, mais pas autrement surprise, tant ces apparitions étaient fréquentes. Son père parla doucement, sans remuer les lèvres :

— Ce n’est pas un accident, Caitlin... Ce n’est pas un accident...

Caitlin freina, puis regarda à sa droite. Son père avait disparu. Elle aurait aimé lui demander ce qu’il avait voulu dire et pourquoi il lui avait fait cette mise en garde ? Le policier avait dit qu’Andrew s’était noyé en tombant de son bateau de pêche, c’était donc bien un accident.

Caitlin redémarra doucement, mais, dans sa tête, les questions à nouveau revenaient en se bousculant. Ces rencontres avec son père étaient fréquentes et l’aidaient à surmonter les difficultés de la vie. Lorsque celui-ci était mort, Caitlin n’avait que 13 ans et elle avait été profondément choquée de cette disparition. Pendant près de 5 ans, rien ne s’était passé, puis un jour de l’été 78 alors qu’elle était assise sur la berge du Loch Mahon, pensant à Andrew, son père était venu s’asseoir à ses côtés. Il cherchait à la rassurer. Elle seule pouvait le voir et l’entendre et ces rencontres s’étaient multipliées au point que pour Caitlin, elles étaient devenues un nécessaire réconfort et une habitude très agréable. Elle savait qu’elle pouvait compter sur son papa. Il était là sans cesse à ses côtés. Et ce matin-là, si son père lui avait dit que ce n’était pas un accident, c’est que la mort d’Andrew n’était pas un accident, contrairement à ce qu’avait certifié le policier de Galway. Forte de ses dialogues avec son père, dont elle n’avait jamais parlé à sa mère, elle était bien plus encline à le croire que ce détective inconnu. Et si ce n’était pas un accident, c’est que c’était un crime...

Le jour s’était levé. Un pâle soleil tentait de sécher la route et d’aspirer vers le ciel les nappes bleutées de la brume. Le mot « crime « était entré dans sa tête et ne devait plus en sortir. Caitlin, réussissant à se libérer de ses questions, regarda un peu mieux la route. Il est vrai qu’en cette heure matinale la circulation était quasi inexistante. Cependant, elle eut un doute. Lorsqu’elle découvrit le panneau indicateur de Kilchreest, elle comprit qu’elle s’était trompée. À la sortie de Baile Locha Riach, elle s’était enfilée sur la nationale 66, ayant cru lire N 6, sur le panneau de l’embranchement routier. Elle fit demi-tour, sans faire attention, au milieu de la lande à moutons et revint vers le carrefour. Après ce petit incident, que sa mère ne vit même pas, elle reprit la route de Galway.

Il était encore trop tôt lorsque la Ford blanche entra dans la ville. Celle-ci s’éveillait doucement, mais le commissariat serait certainement encore fermé à cette heure beaucoup trop matinale pour un fonctionnaire de police. Il fallait attendre. Caitlin stoppa la voiture le long d’Eyre Square. En lisant le nom de la place, elle se souvint de ce que lui avait raconté autrefois son père à propos de la visite du président John Kennedy dans cette ville. Fouillant dans sa mémoire, elle pensa qu’il y avait plus d’une trentaine d’années de cela. Elle crut se souvenir que son père lui avait dit que c’était quelques mois avant son assassinat à Dallas que le président des États-Unis était venu à Galway. Elle n’avait que trois ans et pour Caitlin, seules les grandes personnes d’alors devaient se souvenir de cette visite.

Elle, elle revit Andrew. Elle ne sut pas pourquoi s’était produite cette association d’idées dans sa tête. Mais ce dont elle se rappelait ce matin-là, c’est que c’était un jour de mars, Andrew avait plongé dans le lough glacé pour épater ses copines. L’une d’elles avait bien ri, mais les autres avaient eu très peur que le beau roux ne trépassât.

Rouvrant ses yeux embués, elle appela doucement sa mère, qui pour le coup dormait profondément, lui demanda si elle voulait boire un thé et manger quelques biscuits avant d’aller voir les policiers. La vieille femme refusa, mais Caitlin insista, car sa mère n’avait rien avalé depuis la veille à midi et encore avait-ce été un repas symbolique.

Dans Eglinton street, une sorte de salon de thé ouvrit ses portes et accueillit ces premières clientes. Il fallait ronger son frein et tuer le temps en attendant l’ouverture du poste de police.

Une fois servie, Caitlin en profita pour se renseigner. Elle sut ainsi où se trouvait le bureau de police. Lorsqu’elle parla d’Angus Omagh, la commerçante fit la moue. On ne l’aimait pas beaucoup par ici.

— Il n’est pas de Gaillimh. Il est arrivé voilà deux ans et il ennuie tout le monde. Il ne connaît rien au Connemara et n’a pas beaucoup d’amis par ici, à ce que je sache.

Vous vous rendez compte, il veut nous interdire de parler le gaélique. Il a fait savoir que tout devait être rédigé en anglais, qu’il n’était pas question que les enfants parlent ce dialecte, comme il a dit, dans la cour de l’école et il ne veut pas davantage l’entendre dans les pubs. Vous vous rendez compte, mademoiselle ? On ne s’est pas battu contre les Anglais pour qu’ils reviennent avec ce flic, même s’il dit que sa mère est irlandaise. D’ailleurs, personne ne sait très bien d’où il vient. Il parle peu et sévit beaucoup trop. Un de ces jours...

Une vieille femme, toute de gris vêtue, qui venait d’entrer et qui avait entendu la fin de la conversation ajouta péremptoire :

— C’est le Diable, qui nous l’a envoyé. On ne le voit jamais à l’église, pas plus le dimanche que les autres jours. C’est un signe !

Caitlin était édifiée quant à « son » policier. Elle demanda où trouver un bon hôtel. La commerçante, qui avait retrouvé son calme, lui indiqua que Victoria Hotel à l’angle de Kennedy park était très propre et pas trop cher. La jeune femme n’osait parler de son frère, peut-être par peur de ce qu’elle pourrait apprendre ?

Le temps s’était suffisamment écoulé et les deux femmes se rendirent au poste de police. Ce dernier était bâti dans Mill Street le long d’un des nombreux canaux qui striaient l’ouest de la cité.

Les bureaux étaient glacés et le planton, qui les accueillit, l’était tout autant. Elles durent attendre une longue demi-heure avant que le commisor Angus Omagh n’arrive enfin. Il rouspéta à propos du chauffage encore en panne et, arborant un sourire entendu, il fit entrer les deux femmes dans son bureau : une petite pièce froide, rendue encore plus froide par la couleur vert d’eau des murs. Il s’assit derrière son bureau, tellement immense qu’il occupait quasiment toute la pièce, ne laissant que la place pour deux chaises, où Caitlin et sa mère s’assirent, coincées contre des rayonnages couverts de dossiers. On sentait cependant sur les rayonnages les plus hauts une couche de poussière qui laissait à penser que les dossiers criminels avaient tendance à s’endormir par ici.

— Madame O’Neill, je suppose, et vous, vous êtes la sœur du défunt ?

— C’est cela, répondit Caitlin. Alors qu’est-il arrivé ?

La mère d’Andrew avait fermé les yeux et le policier, quelque peu gêné consentit à s’adresser à Caitlin. On avait l’impression qu’il avait deviné en la jeune femme une sorte d’ennemie. Enfin en tout cas quelqu’un qu’il ne serait pas aisé de convaincre.

— Rien malheureusement que de très banal, mademoiselle. Votre frère était, la nuit dernière, à la pêche en mer et il est passé par-dessus bord. Il s’est noyé et la mer la rejeté sur la plage de Salthill, où le promeneur l’a trouvé hier matin vers 8 heures.

— Tout cela vous me l’avez déjà dit au téléphone. Mais, je voudrais savoir ce qui s’est passé, avoir des détails.

— Mais, je vous ai tout dit.

Et le policier un peu excédé recommença son histoire. Il débita sa version d’un seul trait :

— Dimanche un homme, qui promenait son chien comme tous les matins en faisant son jogging sur la lande près de Salthill, a aperçu un corps plié, le dos en l’air, sur des rochers. Il est descendu, s’est approché et a constaté que l’homme était mort. Il reconnut immédiatement votre frère, qu’il connaît bien puisque cet homme habite dans une maison du bord de mer, pas très loin de la cabane de votre frère.

— Et vous affirmez qu’il s’agit d’une noyade accidentelle. Sachez, monsieur que mon frère nage très bien et que lorsqu’il était au collège, il a remporté plusieurs coupes. Je ne crois qu’il se soit noyé. Ma mère non plus ne le croit pas.

— Les coupes de natation mademoiselle, fussent-elles d’un collège, répliqua le détective avec un peu de mépris dans la voix, ne servent à rien lorsque la mer est grosse et cette nuit-là, elle était particulièrement démontée. La passe d’armes avait débuté et les choses risquaient de s’envenimer.

— Et mon frère serait sorti par gros temps ? répliqua Caitlin.

Le ton montait dangereusement. Le policier, comprenant qu’il ne ferait pas entendre raison à la sœur, préféra changer d’interlocutrice et regardant la mère de la victime, il poursuivit :

— Chère madame, je vous assure que je vous ai dit tout ce que nous avons pu apprendre depuis cette macabre et malheureuse découverte. C’est vrai que nous ne sommes pas très habitués par ici à découvrir des cadavres sur nos plages. Mais, faites-nous confiance. Nous connaissons notre métier. Le promeneur...

— Comment s’appelle-t-il ? Où habite-t-il ?, questionna Caitlin.

— Je vous disais, madame que le promeneur vint ensuite nous prévenir...

— Ma fille vous a demandé où habite l’homme qui a découvert le corps de mon fils ?, renchérit la vieille femme en regardant de ses yeux profonds et fixes le policier interloqué.

Le commisor soupira et se résolut à répondre :

— Il s’agit de monsieur Flanaggan domicilié à Salthill, sur la route côtière qui mène à Barna, lâcha-t-il quelque peu excédé. Je disais donc que, dès que nous avons été prévenus, nous nous sommes rendus sur place et nous avons fait les constatations d’usage. Visiblement le corps que nous avions sous les yeux était tombé d’une embarcation, comme le prouvent les traces, et le médecin légiste est formel, madame. Votre fils est mort après avoir ingurgité une très grande quantité d’eau. Autrement dit, il s’est noyé. J’ai fait ramener le corps à la morgue municipale. Nous pouvons aller le voir maintenant, pour son identification, si vous le voulez bien.

Caitlin revint à la charge. Elle ne cessait de penser à ce qu’avait dit son père dans la voiture et elle était sûre qu’il avait raison. Inconsciemment, elle s’était mise dans la tête de trouver la vérité et il lui semblait que ce policier ne l’aiderait pas beaucoup. Pourquoi refusait-il toujours de répondre clairement à ses questions. Celle-ci par exemple :

— Vous avez parlé d’une embarcation. Vous avez dit que mon frère était en mer cette nuit. Va-t-il souvent pêcher la nuit et, qui plus est, seul ?

— Je n’en sais rien, je ne suis pas chargé de surveiller tout le monde. Tout ce que je sais c’est que monsieur Andrew O’Neill est arrivé ici, voilà 7 ans, qu’il a acheté une petite barque de pêche qu’il a acquis une bicoque, près de la mer à l’écart de tout, sans rien demander d’ailleurs. De plus, c’était un homme qui fréquentait peu de gens, si ce n’est l’idiot du Quays, avec qui il va à la pêche. On ne voyait votre frère en ville que lorsqu’il venait vendre son poisson, quand il en attrapait, ou qu’il venait pour se soûler.