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En 1975, l’archipel des Comores obtient son indépendance, sauf Mayotte, qui reste sous administration française. Depuis, des milliers de personnes démunies fuient leurs îles en faillite pour rejoindre ce 101 département, espérant une vie meilleure. Mais au lieu de l’eldorado rêvé, ils se heurtent à la désillusion. Les enfants nés à Mayotte revendiquent désespérément le droit du sol, tandis que l’État français, incapable de gérer cette situation complexe, oscille entre des solutions juridiques inadaptées. Plongez dans les récits poignants de ces vies en quête de dignité, face à une crise humanitaire méconnue.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Mohamed Bey Boumezrag a toujours été partagé entre son sabir algérien et le français. La langue française, à la fois haïe et admirée, a exercé sur lui une fascination profonde, contribuant à façonner une partie de son identité. Désireux de sonder ce lien complexe, il entreprend d’écrire un ouvrage pour explorer les connaissances acquises et les possibilités infinies de cette langue. Un séjour professionnel de huit ans à Mayotte lui en a fourni la matière pour donner naissance à "Niskienza - Tome I".
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Seitenzahl: 928
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Mohamed Bey Boumezrag
Niskienza
Tome I
Roman
© Lys Bleu Éditions – Mohamed Bey Boumezrag
ISBN : 979-10-422-3214-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Tout le monde a droit de vie ici-bas, et la mort de faim est un crime social.
Victor Hugo
Niskienza ! Niskienza ! C’est sans le moindre conteste, malgré qu’il en ait, que cela l’irrite ou l’apitoie, où d’ailleurs que le mènent ses pas, c’est ce qu’entendra résonner dans l’air, quiconque atterrit ou accoste dans cette île, devenue depuis quelque temps le cent unième département de France, selon les uns pour l’heur de celui-ci, selon d’autres pour son malheur. C’est donc, sans contredit, cet insoutenable cri de faim et de désespoir qui monte de tous les villages de cette île, aux rues d’une saleté repoussante, d’où émanent des relents de remugle, aux cahutes toutes de guingois, aux bangas non moins sordides ; de partout, inévitablement, sourd, et gronde la même plainte, et ce au vingt et unième siècle, qui pis est dans le pays d’en France ! Une plainte qui détonne, comme un terrible défi, avec le triptyque républicain : Liberté, Égalité, Fraternité, inscrit dans le marbre de tous les frontispices de cette terre aux traditions d’asile en allées, la France qui n’a plus les moyens des valeurs universelles, qu’elle a naguère propagées et enseignées à travers tous les continents, par le sabre, le goupillon et l’école. Il n’est pas un endroit de cette île nouveau-venue dans la République, pas une place si reculée qu’elle soit, sans croiser ces bandes de meurt-de-faim, de tous âges, au regard implorant, lesquels, crainte de rabrouement ou pudeur, espèrent, sans autre mot dire, susciter votre compassion, un geste, quel qu’il soit, qui vienne soulager les tenaillements et les gargouillements de leurs estomacs vides, pour nombre d’entre eux depuis bien plus de temps que ne pourrait le supporter un adulte. À quoi est-ce dû ? Uniquement aux conditions surprenantes dont, en 1975, l’archipel comorien allait recouvrer son indépendance. Étrange que la faute professionnelle ne soit pas invoquée pour faire comparaître devant les tribunaux certaines gens censés servir loyalement la res publica. Comme s’ils s’étaient mis à l’abri de telles poursuites.
L’impasse et les risques d’implosion sociale de cette île ne sont dus qu’à une série de gabegies, d’incompétences, de sordides calculs de celles et ceux qui, à un titre ou à un autre, avaient eu un rôle à jouer, depuis l’indépendance de l’archipel comorien, jusqu’aujourd’hui. Rien d’autre. Absolument ! Quoi que doivent envisager les femmes et les hommes sincères, pour sortir cette île de la situation inquiétante dans laquelle elle a été mise, nul ne peut obvier à un réexamen des conditions d’accès à l’indépendance des Comores. Tout vient de là, la source et la cause de tous les problèmes ; aucunement ailleurs. Le nier serait aussi grave, voir pis.
Depuis cette indépendance, en catimini et à la va-vite, les choses dégénèrent ; du temps passe sans qu’aucune solution forte et courageuse ait été apportée pour y remédier ; et la gabegie prend des proportions inimaginables, à telles enseignes qu’il semble quasi impossible de sortir du cul-de-sac. L’exode de meurt-de-faim, gens ayant fui, pour la plupart les îles d’à côté, cet exode se poursuit ; les enfants des migrants naissent sur une terre qui ne les reconnaît pas ; et chacun de détourner le regard ailleurs, comme si de rien n’était, telle l’autruche. Pourtant, il y a bel et bien un problème ; de solution, point. Et la pierre d’achoppement, ce sont moins les parents qui ont commis le délit d’entrer illégalement en territoire français que leurs enfants qui, eux, n’en ont commis aucun au regard de la loi. Ce sont juste les enfants adultérins de la France.
Lecteur, advenant que le shimaoré – langue vernaculaire de l’archipel comorien, adossé à la côte orientale du continent africain –, advenant que cette langue te soit native, que tu l’aies apprise lors d’un passage là-bas (quoique si peu de gens aillent et encore moins y séjournent), que tu n’en aies acquis que quelques bribes, par je ne sais quel concours de circonstances, ou qu’éventuellement tu te sois fait traduire le mot, quoi qu’il en soit, si donc tu as compris le titre de cet ouvrage, étant ainsi édifié sur le cri pathétique et la charge dramatique qu’il semble véhiculer, ne te méprends pas sur ce qu’il faut en augurer. Je ne prétends pas écrire quoi que ce soit sur l’une ou l’autre des vingt-six grandes famines qui se sont succédé en France, qu’elle a subies, du Moyen-âge jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, catastrophes dues aux guerres, aux épidémies, beaucoup aux hivers rigoureux, dans une moindre mesure aux étés caniculaires et aux inondations, lesquelles famines décimaient parmi les plus démunis, et ce par centaines de milliers. Lecteur, si tel était mon dessein, de quoi aurais-je été capable de t’édifier qui ne nous ait été rapporté par d’éminentes gens férus de connaissances historiques en la matière, à l’instar d’Emmanuel Leroy-Ladurie sur ces grandes catastrophes, sans compter les nombreuses disettes et autres épidémies, ayant envoyé quelquefois ad patres jusqu’à deux millions d’âmes parmi évidemment les plus miséreux d’entre les Français. Ç’a été relaté avec force détails par de brillantes plumes, avec une conscience aiguë, une méticulosité sans égale. Je serais malvenu à prétendre contribuer par quelque apport nouveau qu’on aurait omis de mettre au jour. Ç’aurait été rien de moins que présomptueux de ma part ; l’éminence de ces plumes m’eût à tout coup dissuadé de pouvoir ajouter quoi que ce soit à ces études. Ni en outre je ne ferai ma matière de cette famine dans quelque autre endroit du monde, où cette malédiction fait jusqu’aujourd’hui plus de vingt-cinq mille morts journellement. Je ne compte traiter d’aucun de ces fléaux qui ont sévi jadis ou naguère, ni en France métropolitaine ni ailleurs. Tant et tant de choses ont été dites pour dénoncer la faim à travers le monde, surtout lorsque ce sont les enfants, voire des nouveau-nés, qui en pâtissent, lesquels n’ont d’autre issue qu’une mort préférable à leur martyre, due souvent à l’indifférence au sort d’autrui.
Il serait pour le moins outrancier de soutenir que des dénonciations n’aient pas été de quelque effet pour remédier à ces situations intolérables, à ces aberrations dans lesquelles se côtoient des nations opulentes et d’autres démunies du plus vital, à ces lâchetés où l’homme laisse l’homme mourir de faim, sans qu’il le secoure, par si peu que de ce soit, quelquefois dans une indifférence cynique, quand ce ne sont pas des aumônes ostentatoirement consenties, pour soulager une conscience bourrelée. Scènes révoltantes de ces enfants qui en souffrent, qui gémissent en silence, les yeux suppliants, sans savoir qui ni dans quelle direction implorer.
Des prises de conscience, des élans d’humanité et des actes forts de solidarité sont venus çà et là corriger ces états de choses, soustraire à la souffrance des millions d’enfants privés de nourriture. Même s’il reste beaucoup, beaucoup trop encore ! à faire dans les continents et les pays dits sous-développés. Ou quelquefois dans des pays développés même, comme s’attachera à le montrer notre récit.
Je m’en tiendrai à ce que j’ai annoncé en préliminaire, sans avoir nommé précisément l’île, théâtre du second tome de ce récit. Le sujet que je veux développer dans cet écrit, c’est celui de la faim qui frappe les enfants – dans un pays développé ; non pas les enfants d’une famille, d’un quartier, d’un village, mais des dizaines de milliers d’enfants : je veux dire un bien trop grand nombre d’enfants dont le seul tort est d’être nés de parents en situation irrégulière, c’est-à-dire des sans-papiers vivant illégalement à Mayotte, le cent unième département de la France, là-bas, trop loin des regards et des consciences pour susciter l’indignation et la condamnation. Et cette situation intolérable découle des conditions – et uniquement – dans lesquelles l’archipel comorien a recouvré son indépendance et la sécession de l’île de Mayotte qui avait fait le choix référendaire de rester dans le giron de la France. Là est le nœud gordien ; nulle part ailleurs. Sauf à mentir, à vouloir tromper.
De fait, Mayotte allait devenir un greffon de relative opulence, au milieu de toute une criante et intolérable pauvreté environnante : c’est-à-dire, les trois autres îles de l’archipel des Comores, Madagascar, et dans une moindre mesure, parce qu’un peu plus éloignée, la côte swahilie du continent africain. Lecteur, que crois-tu qu’il advienne en pareille circonstance ? En effet – contre toute attente –, ç’avait été comme une immense détonation qui avait résonné dans la région, stupéfiant bien des gens, Mayotte avait voulu rester française. Pas malaisé d’imaginer la suite : quel être humain, en quelque latitude ou longitude qu’il soit, ne serait pas attiré par une herbe plus verte ailleurs, surtout que celle de chez lui est trop sèche ou inexistante à cause de la stérilité de la terre ? Une greffe ne prend que dans un milieu qui lui est favorable. Et ces politiciens de naguère, incompétence, imprévoyance, manigance ou tout cela à la fois ? avaient-ils cru possible, viable et surtout pérenne un département français en plein milieu de l’Océan indien, ayant à sa lisière tant de misère, de disette et de dénuement ? Huit mille kilomètres entre Paris et Mamoudzou ! Tout cela pour dire que les pouvoirs français d’alors et les grandes familles mahoraises, bourgeoisie terrienne, avaient fait fi des risques qu’ils couraient à user d’inavouables bidouilleries tapinoises, à tricher avec l’inexorabilité de l’Histoire et la décolonisation d’un pays, fût-il un archipel. Qui peut être la dupe des raisons qui avaient poussé les Mahorais, les plus influents d’alors, à vouloir obstinément rester Français ? La France avait intérêt à garder Mayotte dans son giron ; les Mahorais itou, ceux-ci et celle-là différant quant aux motivations et aux intérêts. Les choses se feraient-elles sans heurts ? Là est la pierre d’achoppement, l’unique source de tous les problèmes actuels de cette île sécessionniste. Vouloir réfléchir à une solution pour sortir de la situation créée, en s’éparpillant dans tous les sens, en refusant d’admettre que les dés étaient pipés lors de la cession de l’indépendance de l’archipel comorien, c’est se leurrer ou vouloir duper les gens, les mystifier. Une fuite en avant des plus inquiétantes de la part des décideurs en charge de la chose publique française.
Le fléau endémique de la faim que je veux évoquer dans ce livre, celui de milliers d’enfants en situation irrégulière à Mayotte, n’a rien de comparable avec la faim qu’avait subie Jane Eyre, après qu’elle avait fui le château de Thornfield et son propriétaire Edward Rochester duquel elle était tombée amoureuse, lorsqu’elle errait à l’entour du village de Withcross. Le dénuement, dans lequel elle était, l’avait acculée à mendier un reste de mauvais brouet qu’une jeune paysanne était près de jeter aux cochons. Je ne parlerai pas non plus de la faim de wedel jarlsberg, personnage-narrateur de l’ouvrage de Hamsun Knut, jeune homme famélique et désargenté qui trimballait sa faim et sa guigne dans les rues de Christiana, à la recherche de la moindre pitance, et qui avait été poussé jusqu’aux pires extrémités, réduit à mâchouiller des copeaux, friser l’autophagie pour calmer les douleurs qui lui vrillaient l’estomac vide. Ce n’est pas non plus de la faim qu’ont endurée bien d’autres encore, tels Gavroche, Lazarillo et tous les autres enfants narrés dans les littératures, américaine, anglaise, ibérique, française, africaine, etc., etc. Non, il s’agit bel et bien de tout autre chose. D’enfants souffrant de la faim en France.
La faim qui frappe les enfants à Mayotte a ceci de différent que le personnage d’Emilie Brontë avait découvert cet abaissement lorsqu’elle était une jeune fille de dix-neuf ans ; que le personnage norvégien de La Faim écrit par Hamsun était d’entrée de plain-pied dans le récit un homme adulte ; que les enfants racontés dans divers écrits picaresques ou autres appartenaient déjà à des siècles précédant le nôtre, et que – par-dessus tout – ils étaient dans leurs propres pays, par là même ceux de leurs parents. Ce n’étaient rien moins que des déracinés, des apatrides, parce que supposément chez eux. Alors que les enfants de la clandestinité à Mayotte naissent dans un pays qui n’est pas tout à fait le leur, dans lequel leurs parents sont entrés par effraction sans espérer jamais voir leur situation régularisée, ou du moins avec un espoir ténu pour certains. Ces enfants qui n’ont strictosensu commis aucun délit, à part celui d’avoir été rendus comptables de celui de leurs parents clandestins, ces enfants naissent dans la privation et la clandestinité, y grandissent et s’en accommodent. Ils ont certes accès à l’école et aux soins – pas à la nourriture, censée leur être apportée avec les revenus des parents. Quels revenus, lorsque ces parents sont des hors-la-loi, sans emploi ? Un cercle vicieux. De surcroît, dès la naissance, ces enfants se sont vu infliger une double sanction : d’abord cette faim chronique jamais rassasiée ; ensuite, ce sont des sans-patrie qui n’ont jamais mis le pied dans le pays d’origine de leurs parents (faute de pouvoir voyager), indésirables dans le pays qui les a vus naître. Une double peine, un double lest dès leurs premiers pas dans la vie. Qui, avec bien moins que ce fardeau, ne sombrerait pas dans le désespoir, la rébellion, la débrouille, les ersatz d’alcool et de drogue, la délinquance ? Quelquefois dans une violence sauvage contre des personnes et des biens.
C’est donc de cette tout autre faim que je veux parler : des enfants sans patrie ni l’assurance de deux repas quotidiens. Tant s’en faudrait. Des enfants dont nul ne saura jamais s’ils sont irrémédiablement désespérés ou s’ils gardent, fût-ce une infime lueur, quelque espoir en l’avenir. Jamais un repas n’est assuré, encore moins le suivant. Les seuls vivres dont ils sont sûrs, c’est lorsqu’à l’école de la France (primaire et collège, seulement) leur est distribuée la collation quotidienne. Bien des cahutes misérables n’allument pas leur brasero pour apprêter quelque chose à manger, et cela plusieurs jours d’affilée. Sinon à la grâce du Ciel, surtout de la débrouille, de la chaparderie, de l’exploration fiévreuse des poubelles et des décharges publiques, toujours à coups de horions, de menaces entre ces enfants affamés, se disputant les trouvailles.
Je veux parler de cette faim subie par des milliers d’enfants de sans-papiers qui, sevrés précocement et arrachés brutalement au sein maternel pour le céder aux puînés, nouveaux venus, déjà affamés qui attendent leur tour. Maudits concurrents que d’aucuns eussent étranglés pour cette usurpation, cette supplantation, et surtout la sûreté de ces quelques tétées journalières de lait maternel ! Que d’enfants, entre les murs de leurs cahutes, qui ne voient leur martyre s’interrompre qu’à la grâce d’un sommeil venant enfin les assommer.
Cette tout autre famine est irréfragablement française, malgré qu’en ait quiconque là contre, – quoiqu’on ne veuille pas la voir, en la mettant sous le boisseau depuis quelque trente ans, qu’on la nie, qu’on tente d’en rabattre quant à son étendue, au nombre de ses victimes –, pis encore, c’est une famine on ne peut plus actuelle, contemporaine, touchant peu ou prou la moitié des habitants d’un département français, laquelle famine, au moment où j’écris ces lignes, se déroule dans l’indifférence et le silence les plus révoltants, parce qu’elle est menaçante pour le confort et la tranquillité de l’autre partie de la société –, qui de droit légitime et indéniable ne manque de rien. Étrange que l’action publique se soucie et agisse davantage pour garantir la protection et le bien-être des nantis, plus qu’elle ne s’émeuve pour soulager le sort de ces meurt-de-faim, pour leur assurer une pitance, fût-elle la plus élémentaire, la plus vitale. Cette absurdité des hommes – où la moitié d’une population, des ventre-creux, est devenue une menace pour la quiétude et la sécurité de l’autre moitié, nantie, mangeant à satiété, bâfrant les jours de fête – cette absurdité, disais-je, a pour théâtre l’île de Mayotte, la française. Ce malheur n’est dû ni à la folie belliqueuse des hommes, ni à quelque épidémie, ni à un caprice de la nature. Que nenni ! Cette famine toute française, tout actuelle, touchant des dizaines de milliers de gens quand bien même ce sont des clandestins, ils ne sont pas moins nos semblables –, cette famine trouve sa source et sa cause dans une aberration politique à laquelle nul ne semble prêt à remédier, même si la situation prend des proportions autrement dramatiques, inquiétantes, dont nul n’est capable de mesurer les conséquences désastreuses qui s’ensuivraient, si les choses devaient perdurer, aggraver les disparités et surtout dégénérer. Des gens souffrent de la faim ; et rien n’est fait pour y remédier. Comment en est-on arrivé là ? Comment est-il possible que la moitié des gens ne manquent de rien, que les reliefs de leurs repas débordent insolemment, ostensiblement, des grosses poubelles bleues le long des rues, alors que l’autre moitié peine à se mettre quelque chose sous la dent, fût-ce une fois par jour ? Quel spectacle révoltant que de voir certains jours ces poubelles déborder des dizaines de baguettes de pain rassis, dont la boulangerie d’en face venait de se débarrasser.
Tout commence à la période de l’accession de l’archipel comorien à son indépendance. Le vent de la liberté et des indépendances avait soufflé sur le continent, les hérauts s’étaient fait écho et avaient deux décennies plus tôt sonné le glas de l’Empire colonial français ; la puissance occupant l’archipel, quelque mauvais gré qu’elle en nourrît, devait admettre qu’était venu le temps pour elle de solder son compte avec son avant-dernière colonie, de s’en retirer. Cet archipel est constitué de quatre îles : La Grande Comore, Anjouan, Mohéli, Mayotte. La France, sommée de partir, s’était retirée, non sans garder au moyen d’un tour de passe-passe et de pinaillages juridiques, comme compensation opime, ce qui se révélerait quelque cinq décennies plus tard de bien encombrants empedimenta, dont elle se serait bien passée : l’île de Mayotte qui avait voulu rester française au grand dam des trois autres îles. La nouvelle République Fédérale des Comores était née amputée, constituée de trois îles, au lieu de quatre. Le drame actuel de Mayotte est dû aux conditions de cette décolonisation bâclée, mutilante, surtout bidouillée. Ainsi l’archipel avait bel et bien recouvré son indépendance, sans Mayotte qui avait, par voie référendaire, fait le choix de rester française. Que s’était-il passé dans les coulisses pour en arriver là ? Le décompte des voix exprimées lors du referendum d’indépendance, lequel devait se faire globalement, avait subitement changé, parce que, à l’évidence, Mayotte avait pris le contrepied en votant différemment des trois autres îles. Au nom du sacro-saint droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, principe qui avait alors le vent en poupe sur le continent et ailleurs, les Mahorais, se considérant comme un peuple distinct de ceux des trois autres îles – rien que ça ! – le brandirent pour rester Français. Aubaine ou bombe à retardement ? Aucun fait, au moment où je collationne mes différentes versions, qui vienne confirmer l’inextricable casse-tête de ce choix d’alors, tant pour les Mahorais que pour les autorités de Paris. Quoi qu’il en soit, voilà un scénario bien inédit dans l’ensemble des recouvrements d’indépendance aussi bien en Asie qu’en Afrique. Quiconque tente de chercher ailleurs les problèmes actuels que connaît Mayotte refuse de se débarrasser des épaisses écailles qui l’aveuglent, ou alors il est alors dans le déni, dans une mauvaise foi crasse. Et ces gens-là sont pléthore qui défendent bec et ongles une Mayotte française. Ne pas revenir au cœur du problème, c’est dévoyer les choses, laisser pourrir une situation déjà bien explosive, en faire accroire et prendre d’énormes risques. Le choix du pourrissement, ce n’est rien de moins qu’ajouter du combustible à une poudrière dont nul ne saurait mesurer les conséquences de sa déflagration. Et le temps du remords ne sera plus opportun. Qui y gagnerait ? Que sera-ce lorsque la population illégale sera démographiquement bien plus nombreuse que la légale ? Oiseau de mauvais augure, me rétorquerait-on. Ce scénario n’est pas moins des plus plausible, et en bien moins de temps qu’on l’imagine. Patience et longueur de temps valent mieux que force et rage.
C’est dans ce cadre géographique, à travers les remous et les soubresauts qu’a provoqués cette indépendance bâclée, frappée au coin de la défiance et de la brouille entre le colonisateur et l’ex-colonisé, tel un solde fleurant la mauvaise foi, à cause de cette amputation, que se situe la fiction que j’ai choisi de dérouler. De surcroît, me chaut moins ce qu’ont subi mes semblables de jadis, voire de naguère. Je suis plus enclin à m’intéresser à mes contemporains, parce que leur sort m’est proche, me concerne au premier chef ; il m’oblige à prendre parti, à rompre un tant soit peu l’indifférence où sont reléguées des choses essentielles lorsque le superflu et le clinquant sont érigés en règle. Les malheurs des hommes des siècles passés interrogent intellectuellement nos consciences ; ceux de nos contemporains en appellent également à nos consciences, mais en sus à nos tripes. Surtout lorsqu’on a vécu là-bas quelque huit ans. Ils nous obligent à choisir un camp. Ce sont autant de sommations à réagir, à agir, lorsqu’on revendique un libre arbitre et une libre-pensée hors de tous les errements et les égarements moutonniers. Il y aurait lâcheté à plaider l’ignorance, alors que, selon l’injonction hugolienne, il y a mort de faim en France, c’est-à-dire crime social. Aujourd’hui, en France, dans l’île de Mayotte, pas un jour, sans qu’un enfant vous accoste et vous interpelle, tel un farfadet sorti de nulle part. Ce sont des enfants pas plus hauts que ça ou des adolescents, à la figure hâve, noire et terreuse, aux yeux exorbités ou caves, aux cheveux coupés court ou le crâne rasé, guenilleux et souvent nu-pieds, le corps couvert d’écorchures, d’eczémas et de pustules, dans un état évident de consomption et d’hébétude, qui vous assènent à brûle-pourpoint, la main tendue : Niskienza ! Niskienza ! Le regard éraillé, implorant ou menaçant – si tant est qu’un enfant affamé et famélique soit une menace – ; ils demandent juste de quoi apaiser la faim qui les aiguillonne et leur vrille les boyaux, rien de moins ni de plus : de quoi s’acheter quelque chose à se mettre sous la dent. Ces malheureux enfants, lesquels somment leur semblable interpellé pour qu’il fasse quelque chose pour eux, qu’il les secoure, qu’il leur tende de quoi manger, une pièce, une bolée de riz, une baguette de la boulangerie d’à côté, quelques brochettes ou mabawas, n’importe quoi, par pitié !
Ces gamins semblent vous dire : L’homme laisserait-il mourir son semblable, sans qu’il le secoure ? Est-ce possible ? C’est une sommation, un rappel à un de nos devoirs d’humanité ! Certains d’entre ces marmots, que la hardiesse et le désespoir poussent plus avant, s’accrochent nerveusement à vos basques et vous secouent, crainte que vous n’ayez entendu ou compris leur détresse ; ils ne vous lâchent que vous n’ayez accédé à ce pour quoi ils vous ont interpellé. Que vous feigniez l’indifférence ou que vous en conceviez de l’irritation, l’interpellation n’est pas moins un coup de poing assené à votre conscience. Difficile d’y couper ! Les plus faibles d’entre ces gavroches (c’est cette même appellation usitée dans le pays), les plus pusillanimes et les moins hardis, cachent aux passants le malheur qui les accable ; ils pleurent ; ils souffrent et se lamentent, en cachette ; ils attendent la mort libératrice qui viendra mettre un terme à leur martyre, les ravir à ce monde où ils sont de trop, indésirables, nuisibles, une charge trop lourde pour ceux-là mêmes qui leur avaient donné la vie. Ces malheureux enfants ont assez vite, assez tôt, compris que leur naissance est due à quelque erreur dans la Création. Qui resterait indifférent devant ces frêles silhouettes couardes et avilies par tant et tant de rebuffades, de lazzi, de horions, de menaces ! Qui saura dire combien de milliers sont ces gavroches, tantôt pitoyables, tantôt effrayants, à ne pas avoir de quoi manger à leur faim, dans Mayotte la française ? Beaucoup sont orphelins, sans feu ni lieu, en totale rupture de ban, ne dormant jamais d’une nuit à l’autre au même endroit ; pour d’autres, parce que abandonnés par leurs parents, ou que ceux-ci ont été pris dans les lacs de la maréchaussée et expulsés illico en Anjouan. Quelques-uns d’entre ces enfants, dit-on, élucubrations ou réalité, vivent dans les bois, à la campagne, hors de tout. Des Mowgli et des Tarzan, dans un monde bien réel celui-là. Qui dans un banga érigé à la hâte, de bric et de broc, qui au pied d’un baobab, ou encore dans quelque anfractuosité, illusoires abris contre l’agression, le viol, le dépouillement, par d’aussi malheureux qu’eux. Des bandes d’enfants sauvages à l’écart de tout. Ceux d’entre ces enfants affamés qui interpellent les passants : Niskienza ! sont ceux-là mêmes qu’on voit chaparder çà ou là, fouiller les poubelles. Les autorités n’ont cure ou si peu d’eux, parce que frappés de la malédiction de n’être rien d’autre que des enfants de clandestins, de sans-papiers. N’est-ce pas en premier lieu à leurs parents venus indûment des autres îles qu’il faut imputer cet état des choses ? En attendant, chacun s’accommode des épaisses écailles sur ses yeux, dont il refuse de se départir, pour ne pas se sentir concerné, ne pas consentir sa quote-part au règlement de cette dramatique situation. Un acquit de conscience en quelque sorte, plutôt de la lâcheté. C’est de la faim chronique que subissent plus de la moitié des enfants de cette île que je veux faire la matière de cette fiction. Non pas d’en traiter directement, mais d’en faire l’arrière-fond d’un récit, lequel en retour l’éclairera plus avantageusement, le rendra moins ennuyeux, moins pesant à relater. Qui voudrait comprendre l’île de Mayotte, à moins de se réfugier dans le déni, ne peut éluder de manière ou d’autre cette faim chronique subie par des milliers de familles, surtout de leurs enfants. C’est le cœur de toutes choses dans cette île.
La justification du titre et le préambule à cette fiction, après maints tâtonnements, maintes hésitations, se sont imposés à moi pour commencer mes premiers pas, ma toute première tentative dans le monde des lettres. Cette entrée a été une tentative pour mettre au jour les tiraillements, les contradictions, les risques, dans lesquelles s’est faite la venue au monde de ce cent unième département de France. Depuis cette naissance et jusqu’aujourd’hui, les tensions n’ont fait que s’exacerber, avec sporadiquement des moments d’affrontements avec les forces de l’ordre. Cet état des choses est perçu et vécu différemment par la population légale constituée de Mahorais, de Français métropolitains, d’Indiens karanes et de Malgaches installés de longue date ; ou par une population de sans-papiers, principalement des Anjouanais, dont le nombre ne cesse de s’accroître depuis la sécession, au point de créer un climat d’insécurité propice à toutes sortes de fantasmes, d’inquiétudes et de fièvre obsidionales quasi permanentes. Des gens bourgeoisement installés cohabitant avec des nuées de despérados dénués de tout, à commencer par le minimum, manger ; ceux-là avec le sentiment que leur sécurité est constamment menacée par ceux-ci. Cette séparation de Mayotte d’avec l’archipel comorien accédant à son indépendance, ç’a été une bien étrange gésine, qui avait donné naissance à ce département français et à côté, à une nouvelle nation indépendante, mais mutilée, frustrée et rancunière ; nous y reviendrons.
Mayotte est un minuscule caillou resté français dans l’océan indien, originellement faisant partie de l’archipel comorien, avec les trois îles sœurs, le tout disséminé entre la pointe septentrionale de l’île rouge de Madagascar et la côte orientale de l’Afrique, c’est-à-dire le flanc swahili du continent. C’est en même temps qu’elle est venue au monde, c’est-à-dire en voulant rester française que cette île est comme frappée d’une malédiction ; c’est un territoire explosif, tendu, où coexistent les deux susdites sociétés que tout oppose, qui se défient l’une de l’autre. D’aucuns, surtout parmi les fonctionnaires métropolitains, nonobstant les avantages pécuniaires que leur procure leur mutation dans ce lointain département, lors de ces moments de tensions et de soubresauts, lorsque l’île est secouée par des revendications sociales ou quelque autre incident, – là-bas tout est raison ou prétexte pour ériger des barrages – ces Métropolitains se demandent si cela vaut la peine de continuer à travailler dans une atmosphère aussi insane, cause de tant de mésaise, de suspicion et d’insomnies. Combien d’entre eux, dans ces moments effervescents qui s’emparent de l’île et la secouent, ne se sont-ils pas crus sur le point d’être attaqués chez eux par des bandes de jeunes clandestins, au mieux dépouillés de leurs biens, au pis, lacérés à coups de tchambos, leurs femmes et leurs filles violées ? C’est ce que je vais tâcher de mettre au jour, si je veux que soit compréhensible la fiction qui j’y fais se dérouler. Qui veut écrire sur Mayotte – fiction ou autre – ne peut le faire hors de cette atmosphère lourde, menaçante. Et advenant des tensions, des manifestations, des échauffourées, au moment même où l’on panse les blessures suite à de pareils débordements, où l’on répare les dégâts, où l’on efface les séquelles des affrontements entre police et révoltés, on s’inquiète déjà du pis à venir, parce que aucun problème n’est réglé entre-temps ni n’est en voie de l’être. Le seul ersatz de solution, le même, le sempiternel, c’est d’y dépêcher en renfort des brigades mobiles de gendarmerie, venant la Réunion voisine, pour rétablir l’ordre et la sécurité. Cela obtenu, les barrages levés, lesdits gendarmes, avec armes et bardas, retournent dans leurs casernements réunionnais, sans qu’aucune solution ait été apportée aux racines du mal, de la rébellion et du désordre. Et quiconque veut réellement prendre le problème à bras-le-corps, sans louvoiements ni tergiversations, se trouvera d’emblée face à un dilemme, inévitablement. Des solutions, il y en a deux, uniquement. Impossible d’y couper ; toute autre démarche n’est que pur saupoudrage, gesticulations, cautères sur jambes de bois. Un renvoi du problème aux calendes grecques. Point d’autres ; n’en déplaise aux partisans du statuquo. Différer un problème, ç’a toujours été tout sauf le résoudre. Multiplier le nombre des gardes-côtes, refouler par-ci, par-là quelques clandestins, agrandir le Centre de Rétention Administrative, saisir et détruire les kwassas, exterritorialiser la maternité de Mamoudzou pour empêcher les nouveau-nés de parents clandestins de bénéficier ultérieurement du droit du sol, voire abroger ce même droit du sol sur le département, ce sont là tout sauf des solutions. Plutôt des fuites en avant, de la panique et de l’amateurisme. Même cette abrogation, présentée comme le nec plus ultra, advenant qu’elle vît le jour, est-ce là l’aveu patent que Mayotte est comorienne, nullement française ! Régir un département français selon des lois différentes de celles qui régissent les cent autres, qu’est-ce à dire ?
Disons-le franco, sans nulles ambages ni propos équivoques, une première solution radicale, c’est le défrancisation de Mayotte, l’île de la mort, comme l’ont surnommée les premiers navigateurs omeyyades en partance pour l’Espagne, et le retour de l’île défrancisée rendue à sa famille naturelle, l’archipel des Comores. Oui, le défrancisation, c’est-à-dire le retour de l’enfant prodigue au sein de la République comorienne, laquelle lui ferait rémission de tous ses égarements, de son apostat ; et alors aux quatre îles, et à elles seules de convenir des règles de leur fédéralisme. Nul autre interlocuteur ou intercesseur. Malgré qu’en aient ou qu’en conçoivent les partisans d’une Mayotte française, cette île est africaine, quoi qu’on veuille ou dise. D’ailleurs jusqu’aujourd’hui les instances internationales – ONU et UA – n’ont jamais entériné cette amputation de l’archipel ni reconnu la souveraineté de la France sur l’île renégate et sécessionniste. Ainsi les Comores recouvreraient une indépendance, pleine et entière. Là est l’aberration, malgré qu’en ait la France, laquelle n’a pas totalement exorcisé ses démons colonialistes, ainsi que les Mahorais qui veulent échapper à leur destin, en voulant devenir plus Français que les Celtes, les Gaulois ou les Francs. On change les choses à partir de ce qu’on est, surtout pas en se reniant ou en s’inventant une soi-disant identité de substitution, en donnant à ses enfants des prénoms qui jurent avec ceux de leurs aïeux, voire ceux des aïeuls, en s’obstinant à vouloir se blanchir la peau, à se défriser les cheveux. Maintenir le contraire est aberrant ; c’est surtout conserver le terreau propice à des drames d’une étendue et d’un aboutissement insoupçonnables, qui n’ira que de mal en pis. N’a-t-on pas compris que Mayotte est une poudrière, ou alors fait-on cyniquement mine de ne pas s’en être rendu compte ? Je conviens que mon propos est volontairement provocateur, excessif, radical ; il est juste ce qui sied face à la gravité de la situation, à la tournure que les événements risquent de prendre. Sans détours ni complaisance. Que maintes gens outrés ou ulcérés par pareille assertion bondissent sur leurs sièges, que d’autres y applaudissent, peu m’en chaut. Qu’importe que j’aie raison ou tort. Il y a juste péril en la demeure ; et ce n’est pas en différant ces solutions radicales, les seules qui vaillent au regard de la complexité créée par cette sécession que l’île connaîtra la paix et la prospérité. Les partisans d’une Mayotte française ont misé sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ; ceux d’une Mayotte comorienne sur l’arme démographique. À qui le temps donnera-t-il raison ?
Les chantres et les partisans d’une Mayotte française feraient chorus et pousseraient leurs cris d’orfraie contre ces propos outranciers, malvenus et irresponsables que j’ai osé proférer. Comment est-ce possible ? Et puis, c’est qui cet hurluberlu qui vient se mêler de choses auxquelles il n’a aucune part, qui vous fend les cheveux en quatre ? Que n’aille-t-il fourrer son nez ailleurs ? N’a-t-il pas mille autres sujets sur lesquels déverser sa logorrhée et ses élucubrations débridées ? Je rétorquerais ceci à toute cette levée de boucliers, à ce chorus ; j’ai été huit ans durant témoin oculaire de drames humains nés de cette situation aberrante ; j’ai voyagé par mer entre les quatre îles, dans des conditions extrêmes ; j’ai séjourné dans chacune de ces îles ; n’est-ce pas assez pour exprimer une opinion un peu mieux fondée que toutes celles débitées par des gens qui bavassent depuis Paris, qui n’ont séjourné dans l’île que le temps d’un reportage ou de je ne sais quelle autre visite-éclair, ou pis encore, des propos inspirés par des comptes-rendus de collaborateurs ? Sans compter les Mahorais, vent debout pour défendre leur francité qu’il serait difficile de mettre en doute. Que de malheureuses gens démunis du vivre et du couvert j’y ai vus pleurer, souffrir, espérer ! Que d’autres j’ai entendus prier pour que leurs enfants s’en sortent, qu’ils aient, à défaut d’un avenir radieux, au moins une vie décente. De surcroît, ce qui me paraît plus fort et plus inattaquable pour fonder ma légitimité à m’exprimer sur le sujet, c’est cet argument, je l’emprunte à Térence : quel esprit étriqué et ridicule oserait soutenir que les problèmes de Mayotte seraient le seul apanage des Mahorais (surtout les plus nantis et les affidés à la France). Homo sum…
À la vérité, il ne me chaut mie des reproches, insultes et autres lazzis que me vaudraient pareilles prises de position et déclarations, cette immixtion dans des événements où je n’ai aucun intérêt, aucun pré carré à défendre ; seule m’importe la conformité de mes idées et de mes actes avec ma conscience. À Je livre un témoignage ; ce qu’il suscitera concernera d’autres acteurs. Je n’ai aucun marron à tirer du feu. Suis-je dans le vrai ou dans le faux ? Si le sujet est à ce point clivant, c’est que je suis à mi-chemin entre la vérité et l’erreur. Cela mérite au moins que s’ouvrent la dispute et la contradiction. Si mon propos rencontre autant de détracteurs que de partisans, cela signifie qu’il soulève un réel problème, au-delà des ego, des intérêts des uns et des autres. Une grande partie des gens qui vivent dans cette île, partisane d’une Mayotte française, refusent de se départir des grosses écailles qui les aveuglent. Seul leur importe que leur île soit débarrassée de tous les clandestins, fût-ce manu militari. Pis que cela, est-ce dû à de l’impéritie, de l’immobilisme, de la pusillanimité ou de l’opportunisme politique ? Les décideurs ne sont pas près d’admettre que leurs prédécesseurs se sont trompés, qu’ils leur emboîtent le pas, à l’envi. Mais ne nous en faisons pas accroire. Advenant – cas peu probable – que Mayotte revienne à sa famille originelle, cela n’est pas sont d’énormes risques : la sécession de Mayotte a suscité dans les trois autres îles tellement de malentendus, de reproches et de haines refoulées, que ces retrouvailles ne se feraient pas sans des règlements de comptes.
La seconde solution, pour le cas où l’on s’opiniâtre obstinément à maintenir le statu quo ante, c’est-à-dire maintenir Mayotte dans le giron français, cette seconde solution n’est rien d’autre qu’une alternative, tout aussi radicale que la première : régulariser la situation administrative des tous les sans-papiers ; ou alors, second terme de l’alternative, les renvoyer tous chez eux, c’est-à-dire la moitié de la population insulaire, ce que réclament les Mahorais extrémistes, à l’unisson avec la droite et l’extrême-droite françaises. Chose presque impossible, humainement, moralement, politiquement, matériellement. En outre, ce serait, pis que tout, rendre plus fragile encore l’équilibre très précaire d’Anjouan. À quelle catastrophe ferait face cette île pour nourrir une population qui se serait subitement accrue d’autant. Ce ne serait plus une situation de faim, mais plutôt de famine chronique, avec tout un cortège de déstabilisations, de malheurs et de désordres dans une région bien abîmée. Quel esprit clairvoyant pourrait envisager quelque autre voie ? En outre, la France, en délicatesse dans le continent africain, ne pourrait se permettre cet accroc supplémentaire à sa crédibilité. Hors cela, rien d’autre. Ce ne serait qu’une énième fuite en avant. Et ce serait criminel, rien de moins, que de laisser les choses en l’état, avec quelques actions sporadiques, un saupoudrage pour faire accroire que les autorités agissent, qu’elles ne sont pas dans l’immobilisme. Malgré qu’en aient d’aucuns que ces propos mettront hors d’eux, l’île de Mayotte ne connaîtra jamais la paix, parce que tout bonnement l’autre moitié de ceux qui y vivent, même clandestinement, accepte de moins en moins de rester ad vitam aeternam assignée dans de sordides villages-bidonvilles, des ghettos de fait, tandis que les heureuses gens nantis vivent dans une aisance et un bien-être, quoique légitimes, souvent insolents, tapageurs, ostentatoires, provocants. Et si les parents de cette moitié de la population démunie avaient jusque-là vécu dans la frustration et la résignation, se suffisant de quelques miettes, leurs enfants, de plus en plus, ne l’entendent pas de cette oreille : ils fréquent l’école française d’abord ; ils y apprennent à lire, à écrire, à compter, à argumenter, surtout à contester, à affronter la maréchaussée, le cas échéant. Cette école permet à chacun de ces élèves, sans distinction de quoi que ce soit, de penser librement, de marcher fièrement. Les enseignants prodiguent aux enfants – même aux mal-aimés, de parents clandestins – les savoirs et les valeurs au but de vivre d’égaux à égaux avec n’importe quel citoyen, n’eussent-ils pas leurs papiers en règle. Ensuite, ces enfants de sans-papiers, refusant ce délit qui colle à leurs parents, se considèrent légitimes à vivre sur cette terre, parce qu’ils y sont nés, n’ayant jamais eu l’heur ou le malheur de connaître une autre. Ils sont irréprochables au regard de la loi, parce qu’ils ne sont pas entrés clandestinement dans cette île ; ils y sont nés. De surcroît, le droit du sol les élit légitimement à être citoyens français. Ne comprend-on pas alors pourquoi des politiciens s’excitent à vouloir modifier lesdites dispositions sur l’octroi de la nationalité française en application du jus soli ! On ne peut reprocher à ces enfants les délits commis par leurs parents.
Ce sera la matière de ce livre, que j’aborderai, après que j’aurai formulé quelques propos qui me tiennent à cœur, et qui sont strictement personnels ; ils n’ont pas directement à voir avec ma fiction sur Mayotte. Quoique…
Le besoin d’écrire m’a poursuivi pendant trop d’années, moi que rien ne destinait à cette occupation, sans que j’aie été taraudé par le besoin d’en sonder les causes et les ressorts, sans que j’aie eu besoin de comprendre ce qui m’y poussait, si tant est que j’y parvienne, sans concession aucune. Je préfère m’y essayer avec tous les risques d’erreurs que de ne pas le tenter. Je me dois cette réflexion sur moi-même, parce que je n’aurai nulle autre occasion, du moins à travers l’écriture. Aussi, commencé-je par cette introspection avant de revenir au récit qui occupera l’essentiel de ce livre.
Lecteur, – je le dis sans la moindre cachotterie, ni aucune arrière-pensée, ni encore moins dans le dessein de te prévenir en faveur de ce livre, je n’aurais au grand jamais parié un maravédis ou un sou vaillant que je me voie jamais en situation de t’interpeller, de te requérir, mais je reviendrai là-dessus –, ainsi, lecteur curieux et toujours exigeant, toi qui es constamment en quête de nouvelles lectures, esprit prudent dans tes jugements, sagace en toutes circonstances, toi qui t’es aguerri et as façonné ton sens critique au contact de maintes œuvres dues à d’illustres auteurs qu’ont légués à l’humanité de nombreuses nations, au cours de tous ces siècles qui se sont succédé, toi qui as conséquemment la réflexion rassise, irriguée et étayée par tant de nourritures spirituelles, toi dont la sûreté, la sagacité et l’à-propos n’ont d’égal que le nombre infini de ces lectures à travers lesquelles tu les as forgées, étayées et consolidées, lecteur, toi dont tous craignent le jugement, autant l’écrivain consacré, émérite et accompli, que le novice timide et pusillanime comme moi dans le monde de la littérature, toi qui as droit de vie et de mort sur tout écrit soumis à ton jugement, avant que je n’aie l’insigne honneur de présenter mon récit à la curiosité et à la bienveillance que tu voudrais bien lui accorder, je m’en remets à toi et pose sur ta table de chevet, comme un sincère besoin d’acquit pour ma conscience, comme pour me décharger d’un fardeau que je ne peux porter seul, ou tout simplement par crainte que je ne me fourvoie et commette quelque faux pas préjudiciable au moment où j’envisage d’entreprendre cette fiction, je te soumets donc cette réflexion préalable. Je m’adresse à toi, comme lorsqu’une personne, en plein désarroi, dans le maelström et la confusion de ses pensées, s’adresse à un oreille confidente, invisible et silencieuse, qu’elle s’est imaginée en face d’elle, sans l’espoir du moindre retour, du moindre conseil, de la moindre repartie, de la moindre consolation. On ressent alors plus le besoin de s’épancher, de se décharger d’un faix ou d’un lest que d’attendre quelque avis. Je m’en remets à toi, sans pourtant espérer entendre ta voix me souffler la moindre recommandation, la moindre instigation. Je me laisse seulement entraîner par ce besoin irrépressible de confidence imaginaire, plus pour me décharger d’une appréhension qu’autre chose. Juste un besoin de parler, de m’entendre formuler à ta muette et invisible entremise des inquiétudes, fût-ce sans nul retour, sans nul apaisement à mes appréhensions. Souvent, dans sa propre solitude, s’entendre dire des choses ou se faire des reproches, c’est au moins la volonté de s’ouïr les formuler clairement, ensuite de s’atteler à leur chercher une solution, ou à tout le moins se savoir dans la bonne direction. Toi qui sais ce qu’en vaut l’aune, tu comprendras assez aisément l’inquiétude qui m’étreint au moment où j’entreprends cette aventure toute nouvelle dont j’entends te faire la confidence, te dévoiler toutes mes hésitations, mes incertitudes. Je ressens un besoin d’exprimer, fût-ce à toi, être inconnu et sans visage, dont je ne saurai jamais ce que tu en penses, oui, je ressens là ce besoin d’exprimer mes appréhensions alors que je prends la plume pour commettre cet écrit, le premier –, et le dernier, du moins le pensé-je sincèrement ; lorsque je m’étais laissé entraîner dans cette aventure, je ne savais pas ce que cela exige de labeur, de questionnements, de veilles. Je préfère m’arrêter à ce seul écrit, qui est pour moi une nécessité, un besoin, que j’ai longtemps porté en moi, auquel il me fallait répondre. Ce livre, du moins l’espéré-je, je l’ai entrevu comme une réponse à des interrogations qui m’ont longtemps hanté. Rien ne justifie à mes yeux l’écriture d’un second texte, parce qu’il ne répondrait à rien qui m’est propre, qui me soit nécessaire. À moins que je ne me dédise et ne sois tenté d’apporter les ultimes retouches à un tapuscrit de premier jet que j’ai naguère commis, et auquel j’ai donné le titre provisoire de La Geisha de Chiang Rai. Ou ce pourrait être derrière un pseudonyme.
Tout ce que j’ai vécu, toutes les interrogations que je me suis infligées depuis que cette idée saugrenue de me mettre à l’écriture s’était imposée à moi, tout cela n’aura, dans l’absolu, exigé que la commission d’un seul et unique livre. Celui-ci. Aucun de plus ni de moins. Un second serait dénué de sens, parce que n’ayant rien qui le motive ou le justifie, rien à quoi il réponde.
Donc lecteur, conviendras-tu avec moi que toutes les fois qu’on se hasarde dans une voie nouvelle ou qu’on s’aventure dans des régions jusqu’alors inconnues, du moins est-ce chose naturelle parmi les gens sensés et prudents, avant même qu’on en franchisse le seuil et qu’on y fasse ses premiers pas, il est au moins ces trois précautions-ci, dont on ne doive pas manquer de s’assurer, pour se garantir de toute mauvaise surprise, et surtout pour mettre par-devers soi toutes les chances de réussite, sans quoi cette entreprise serait sans doute vouée à l’échec et se retrouver soi-même comme Gros-Jean devant, ou pis encore, qui sait ? Voici donc lesdites précautions que j’ai faites miennes, comme autant de sauf-conduits pour moi dans le monde inconnu de l’écriture : primo, si tant est que cela se puisse, et sans la moindre négligence, recueillir les avis et conseils de celles et ceux qui nous ont précédés dans des aventures analogues, au but de tirer d’eux quelque édification, scruter leurs errements pour éventuellement les imiter, éviter les égarements sur lesquels ils nous auraient alertés, et pourquoi pas leur emboîter le pas, ce qui nous pourvoirait de suffisamment de prudence contre moult méprises, faux-pas, chausse-trapes et autres échecs préjudiciables que nous commettrions sans cela, lors de nos incursions et de nos explorations, quelquefois sur des chemins inconnus, hasardeux, truffés d’ornières, sans visibilité suffisante ; tâchons donc de ne pas trop nous écarter des voies qu’ils ont ouvertes. Deuxio, prêt alors pour la découverte, rester constamment sur le qui-vive, avancer prudemment lors des toutes premières progressions, s’assurer, dans cette terra incognita, des endroits que foulent nos pas pour la toute première fois, de la direction à emprunter, éviter facilités, mirages et prétendus raccourcis pour gagner je ne sais quel temps, se dispenser de certains efforts, pourtant nécessaires. Cela mettrait à l’abri de bien des méprises, bien des égarements, conséquemment de bien des mécomptes et des remords. Même ainsi, aiguillonné par ce vigilant qui-vive, toutes prudences prises, on n’est pas définitivement hors de portée, et surtout, à son grand dam, voir l’entreprise faire long feu, finir en banqueroute. Enfin, tertio, prendre tout le temps indispensable aux préparatifs avant de se lancer dans cette exploration, ne rien négliger, fût-ce des considérations apparemment anodines ou de moindre importance, ne pas oublier de se pourvoir de ce qui pourrait nous faire défaut au beau milieu du chemin. Que de projets mis en branle, dans un excès d’exaltation et de précipitation, lancés avec fougue et irréflexion, sans avoir suffisamment soupesé les tenants et les aboutissants de la chose projetée ensuite entreprise, sans préparatifs a minima, ont avorté dès les premiers pas, se sont fracassés sur tel obstacle, tel écueil non pris en compte ou tout bonnement mésestimés ! Que d’esprits trop hâtifs, hardis, intempestifs ou irréfléchis, se sont retrouvés au milieu du gué, sans pouvoir avancer pour atteindre leur but, tout penauds de devoir renoncer ! Et c’est souvent l’abandon définitif à la clef. Que de projets avortés aux seuls motifs de l’impréparation, de la hâte, quelquefois d’un excès de confiance en soi ! Comme dit le dicton, souris et rats trop vites, prises assurées pour le chat aux aguets. En pareille occurrence, pour une tête rassise et froide, rien ne vaut également que de se rappeler la sage morale de la fable, de la garder constamment à l’esprit, et tout simplement partir à point. Que de désagréables désenchantements et de déceptions, on s’épargnerait ! Combien l’aiguillon du remords est plus cruel lorsqu’on n’en veut qu’à soi-même, quelquefois pour des considérations bien futiles, lesquelles ont souvent pour noms excès et négligences, surtout qu’il ne sert à rien de courir… !
Voici donc venu le temps de me défaire, lecteur, de ce à quoi je veux en venir précisément, sur ce qui occupe mon esprit en l’occurrence, qui me taraude depuis tant d’années : il y a de cela bien longtemps, je m’étais coiffé, contre toute attente, de vouloir m’essayer à l’écriture, une lubie aussi insensée qu’inattendue, dont vraiment je n’aurais cru que cela me frôlerait jamais l’esprit, ni de près ni de loin, que je me laisserais gagner par de telles réflexions, de telles interrogations, de telles fadaises, que j’y consacrerais du temps, que cela entrerait avec une telle insistance, un tel envahissement, dans mes activités et mes occupations. Au point de m’accaparer en des proportions dont jamais je ne me fusse douté ! Et, comble des combles, que j’en vienne à t’interpeller, à te prendre à témoin, lecteur, que je requière ton avis là-dessus. De vrai, au vu de l’existence que j’avais eue jusqu’alors, des divers chemins que j’avais empruntés tout aussi imprévus les uns que les autres, lorsque je me rappelle les buts que je m’y étais fixés, si tant est que les choses fussent toujours vraiment claires dans mon esprit souvent incertain, primesautier et brouillon, j’étais aux antipodes, loin, bien loin de tout cela ! Moi m’occuper d’écriture ? Mais où donc étais-je allé dénicher pareille fadaise, une baliverne de ce gabarit ? Ç’avait été une surprise, comme je n’en avais jamais eu auparavant ! Quel besoin avais-je de m’embarrasser d’une telle sottise ? Qui l’eût cru ? Quelles raisons m’avaient poussé dans cette direction ? C’était à n’y rien comprendre. D’autant que je n’avais nullement le profil, ni la moindre inclination, ni l’envie, ni encore moins les compétences pour ce genre d’occupations, que j’avais toujours considérées futiles, on ne peut plus inutiles. J’étais à bien des lieues de tout ça. Pas pour moi, merci ! De surcroît, j’étais toujours en toute chose enclin à une espèce de nihilisme que je définirais par une expression qui revenait souvent dans ma bouche sur toutes sortes de sujets, comme ces leitmotive, ces tics de langage chez les gens peu bavards, complètement indifférents à tout : Bof, à quoi bon ? Ça n’en vaut pas la peine ! En avais-je ainsi réagi face à cette idée saugrenue d’écrire, lorsqu’elle était apparue devant moi pour la toute première fois : Ecrire ? La bonne blague ! Bof ! À quoi bon ? Pour quoi dire ? À quel but ? Et par-dessus tout de quelles compétences, de quels savoir-faire, de quel fonds de connaissances de la langue pouvais-je arguer, de quelle expérience de la vie pouvais-je exciper pour y prétendre ? Passer mon temps à fendre les cheveux en quatre ! Que savais-je du monde et des gens pour imaginer des situations, construire des personnages et des caractères ? C’était trop, voire insensé, inimaginable ! J’étais stupéfait que pareille éventualité m’eût effleuré l’esprit. Cela m’avait surtout stupéfié, parce que rien, absolument rien ne me prédisposait à cela ; ce m’était étranger. À croire que je ne m’appartenais plus, que je me fusse tout bonnement laissé subjuguer et diriger par une voix extérieure, tyrannique, envoûtante. Qui m’eût maintes fois fait accroire que j’aurais l’étoffe, qu’il fallait juste que je me donne du temps, que je me la dévoile.
Lecteur, pour que tu te fasses une idée tant soit peu approximative de la situation inouïe que j’évoque, imagine l’olibrius dont tu supportes les élucubrations, lequel se targue de vouloir entreprendre d’écrire, qui jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans n’avait lu qu’un seul roman de bout en bout ; pis encore, lecture bâclée, par à-coups, avec de longues pauses, de façon très distraite, détachée et superficielle, comme un pensum que je m’étais infligé, sans savoir véritablement ce qu’écrire veut dire, ce que cela exige de travail, de veilles, de persévérance. Il s’agissait de La vingt-cinquième heure de Virgil Gheorghui, que j’avais ouvert et refermé maintes et maintes fois. Ç’avait été une expérience bien étrange, une démarche stupide, sans queue ni tête : cela remonte à l’époque où m’avait effleuré cette idée insensée et surtout inexplicable d’écrire, et je m’étais fixé de commencer à apprendre à lire avant de me mettre à écrire. Comment prétendre à l’écriture, lorsqu’on ne sait pas ce que lire veut dire ? Mettez votre charrue devant vos bœufs et faites avancer votre affaire. Du pareil au même. Ainsi, je devais me sonder sur mes aptitudes à lire, avant de m’interroger sur celles de l’éventualité d’écrire, si tant est que j’en fusse capable. Sait-on jamais ! Mais qu’est-ce que je m’étais ennuyé à suivre les avanies et les déboires subis par le soldat Johann Moritz ! Pourtant après cette expérience rien moins que prometteuse ou édifiante, et bien d’autres du même acabit, quel ne fut pas mon étonnement, nullement échaudé, de voir cette idée d’écrire continuer à venir me hanter, me tarauder de plus en plus instamment, alors qu’en apparence rien ne justifiait cette visite, encore moins sa récurrence ; je m’en étais laissé littéralement envahir, d’abord par à-coups ! J’étais incapable de me débarrasser de cette pensée intruse. Sur le coup, les toutes premières fois, revenant de ma surprise, je crus à une passade, une marotte sans lendemain, comme l’envie de m’essayer à quelque chose de nouveau pour tromper mon tran-tran du moment, mon ennui –, peut-être la mélancolie – qui m’envahissait quelquefois, ou alors une lubie qui se dégonflerait sous peu, qui disparaîtrait sans retour. Quoi, moi, me mettre à l’écriture ? Devais-je en rire ou m’étonner que cela m’ait effleuré l’esprit et se soit surtout à ce point enraciné dans ma caboche ? En effet, quelque quarante-cinq ans plus tard se sont écoulés, et je ne me suis toujours pas départi de cette envie extravagante ; me voilà, ici même devant toi, lecteur, sur le point de commettre cet écrit, c’est-à-dire ce que j’avais cru être une toquade, et par là même, pour moi, d’explorer un monde inconnu. Qu’est-ce qui avait bien pu se passer pour que cette envie bizarre ait résisté aussi tenacement, alors que rien ne m’y destinait ni encore moins ne m’y attirait ? Que de projets j’ai dû laisser choir, durant toutes ces décennies ! Pas l’envie de m’essayer à l’écriture : elle me tenait plus que je n’y tenais. Elle était comme cousue à mes basques, entée à toutes mes pensées et mes réflexions. Ce sur quoi je ne manquerai pas de me pencher et d’en dire tout ce que je crois avoir compris là-dessus.
Cela dit, que je tâche d’abord de faire miennes les trois précautions susdites, tels les commandements auxquels doit se conformer quiconque se prépare à explorer un monde de lui inconnu ; je compte me les appliquer réglément, de bout en bout, sans rien concéder à la facilité, au moment de franchir le seuil de ce temple de l’écriture, dont, je l’avoue, j’étais loin, très loin, de mesurer ce qu’en vaut l’aune : m’appuyer sur les avis ad hoc etéviter les erreurs commises par mes prédécesseurs, consentir les efforts nécessaires à cette tâche, voire les sacrifices requis pour mener à bien mon affaire, ne succomber à aucune précipitation ni à quelque autre légèreté.
Sur le chapitre de la vigilance et de la prudence nécessaires, nul doute que je n’aie pris mes mesures pour ce faire, depuis que l’envie d’écrire a commencé à me hanter, à m’aiguillonner au fur et à mesure, à s’enraciner, voilà quelque quatre à cinq décennies. N’est-ce pas assez de toutes ces années de labeur et de questionnements qui tendaient toutes à ce but, pour éviter les chausse-trapes et autres écueils que nous réservent souvent les entreprises par trop aventurées, négligemment préparées ou peu réfléchies, très souvent avec grand-hâte ! Autant d’années de réflexions, de lectures, d’apprentissage de la langue pour engranger un fonds de connaissances à la hauteur de l’ambition, des procédés dans l’art et les techniques de la narration. Ç’a été un long travail de familiarisation avec des règles lexicales et syntaxiques, d’exploration et d’imprégnation des casse-tête de la langue, de travail patient et opiniâtre dans la recherche du mot juste qui corresponde à l’idée précise qui trotte à tel moment dans l’esprit, autant de nuits de veilles avec leurs peines, leurs plaisirs, leurs découragements et leurs satisfactions. Sans aucun relâche. Autant d’années de préparation, n’étaient-ce pas là, me disais-je, autant de gages de sérieux pour se laisser tenter par cette aventure de l’écriture ? Et puis quel bonheur d’explorer une langue, quitte à se perdre, à se laisser entraîner dans ses dédales insoupçonnés, jusqu’à s’oublier, oublier ce pour quoi on avait ouvert tel manuel, tel roman ou tel dictionnaire ! Des connaissances qu’on glane, des découvertes qu’on fait, des corrections de hâtifs acquis bancals, erronés ou incomplets, on est alors dédommagé de toutes les fatigues qu’on avait subies durant cette recherche. Travailler sur la langue m’était de moins en moins une servitude, tant s’en serait fallu ; je m’y laissais inviter, jusqu’à faire abstraction de tout le reste, du temps qui s’égrène. Et jusqu’aujourd’hui, c’est chaque fois moins une tâche fastidieuse qu’un moment de plaisir nonpareil. J’ai conscience qu’il me fallait coûte que coûte passer d’un fonds de connaissance rudimentaire et utilitariste de la langue française à des prétentions plus littéraires à une pratique plus esthétique, plus en conformité avec mes projets. Oubliée, loin derrière moi, la fâcheuse mésaventure de ma première lecture de La vingt-cinquième heure ! Que d’eaux avaient coulé sous les ponts ! Que ne m’étais-je amusé au souvenir de cette aventure ridicule ! Depuis, le plaisir de redécouvrir la langue m’a largement dédommagé de toutes les peines que j’essuyais sur le sentier ardu de l’apprentissage de l’écriture. J’étais persuadé alors, advenant que je ne puisse pas donner vie à ce livre que je sentais en moi, que je serais amplement dédommagé par les plaisirs que j’ai eus à me remettre à l’étude du français. Quel fossé abyssal entre ce que j’en avais appris à l’école et le fonds auquel j’ai atteint par mes inlassables efforts d’autodidacte ! En maintes occasions, au détour de chacun de mes apprentissages, j’étais admiratif de l’étendue de la langue, de ses dédales infinis, de ses nuances, de ses subtilités.
Quant à la deuxième précaution, celle de tirer quelque avantage de l’expérience de prédécesseurs, si tant est que leur dire réponde à mes doutes, à mes attentes, à mes questionnements, attardons-nous-y et démêlons d’entre diverses lectures portant sur la question ce qui avait pu faire par-ci par-là mon profit. Quelques-uns, en effet, se sont peu ou prou fait l’écho de mes interrogations et de mes appréhensions, sur le dire desquels j’ai pu tant soit peu me forger une opinion conforme à l’idée que je me faisais de plus en plus précisément quant à mon projet ; les contours de mon projet, de nébuleux d’abord, devenaient clairs au fur et à mesure. Je prenais des bribes de l’un de ces auteurs, des bribes de l’autre pour les unir et les coudre patiemment en un assemblage qui réponde au mieux à ce vers quoi je voulais tendre. Toujours aux dires de ces différents gens de lettres ou écrivains chevronnés, il paraît que cela procure un certain panache, que cela rajoute une touche supplémentaire, comme on dit, que de commencer un ouvrage par un prologue et de le clore par un épilogue. Par le Ciel ! qu’est-ce donc encore que cela ! m’étais-je écrié, lorsque je tombai sur cette recommandation qui m’avait plus qu’éberlué ; la contrariété que j’en avais ressentie était assurément pis que ce que le mot peut exprimer. S’ensuivirent un abattement et un découragement inexprimables, sans compter une occasion supplémentaire de tout laisser choir ! Une de plus. Je restai longtemps coi devant ce nouvel obstacle subitement érigé devant moi, comme un sésame incontournable et inaccessible auquel atteindre, pour entrer dans le monde de l’écriture. S’arracher les cheveux à concocter un prologue qui plaise, au lieu d’entrer de plain-pied dans le récit proprement dit ? Au passage, je rappelle que je me suis insurgé là-contre, quoique je n’eusse à l’époque aucun récit prêt à mettre sur le métier, dont la trame restait atrocement vide et la navette figée. Je me mentais encore au milieu de mon égarement et de mes incertitudes. Je n’avais pas la moindre idée sur quoi allait s’exercer cet art d’écrire dont je ne possédais pas alors la moindre once, pas le moindre fil à tenir. Écrire un prologue, et pour quoi y débiter ? Allons donc et puis quoi encore ! Sont-ce là des conseils de bon aloi, surtout pour un débutant, qui ne sait pas encore ce qu’écrire veut dire, qui risque de s’emmêler entre un chapitre et un autre, voire entre une page et une autre ? N’avais-je pas assez de devoir démêler les rudiments essentiels, le b-a ba