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Quatre décennies et demie après avoir recouvré leur indépendance, les îles comoriennes n’ont connu que disette chronique, instabilité politique et népotisme, à tel point qu’un désir d’exil a effleuré chaque esprit, cherchant un ailleurs où mener une vie décente, loin de la famine. Vers quel horizon ces regards se tournent-ils ? La réponse est évidente : Mayotte, la renégate, qui a choisi de rester française, est devenue le cent unième département de la France, un véritable Eldorado pour ceux en quête d’un avenir meilleur, souhaitant même simplement trouver deux bolées quotidiennes de riz. Pour les Anjouanais, particulièrement, rien ne saurait dissuader cet exode : ni la périlleuse traversée en kwassa, ni les gardes-côtes français, ni même l’hostilité franche des Mahorais envers ces intrus. "Niskienza – Tome II" explore les défis et les aspirations de ceux qui, à la recherche de dignité, bravent tous les dangers pour espérer un lendemain plus radieux.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Mohamed Bey Boumezrag a toujours été partagé entre son sabir algérien et le français. La langue française, à la fois haïe et admirée, a exercé sur lui une fascination profonde, contribuant à façonner une partie de son identité. Désireux de sonder ce lien complexe, il entreprend d’écrire un ouvrage pour explorer les connaissances acquises et les possibilités infinies de cette langue. Un séjour professionnel de huit ans à Mayotte lui en a fourni la matière pour donner naissance à "Niskienza – Tomes I et II".
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Seitenzahl: 850
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Mohamed Bey Boumezrag
Niskienza
Tome II
Roman
© Lys Bleu Éditions – Mohamed Bey Boumezrag
ISBN : 979-10-422-5141-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Deux jeunes Anjouanais, Aïcha et Ali, originaires, lui de Domoni, sur la côte orientale de l’île d’Anjouan, face à Mayotte la française, elle de Mutsamudu, ville capitale située sur la côte occidentale, ces deux jeunes gens ne se seraient probablement jamais rencontrés si le jeune homme, ouvrier occasionnel, n’avait pas été dépêché par son oncle, artisan puisatier, chez les parents de la jeune fille pour y effectuer des réparations et l’entretien du puits, devenu inutilisable dans cette période de l’été tropical. Le père d’Aïcha et Ali l’ouvrier, entre autres arrangements, étaient convenus que celui-ci serait hébergé toute la semaine des travaux chez le maître d’ouvrage – gîte et couvert assurés céans – pour que tout fût réalisé diligemment. Ç’avaient été d’ailleurs ces conditions qui avaient été retenues avec le maître d’œuvre, artisan puisatier sis à Mutsamudu et néanmoins oncle d’Ali.
Durant toute cette semaine qu’avaient duré les travaux, Ali dormait sous l’appentis situé à un des angles du patio rectangulaire de la maison, espace de rangement contigu à l’escalier qui mène à l’étage supérieur de la maison, où Aïcha avait sa chambre, loin de ses parents ; on lui y avait dressé un lit à sangles et un espace de vie. Ainsi, il aurait tout son aise ; il ne gênerait nullement ses hôtes ni lui n’empiéterait sur leurs habitudes. Le jour il était occupé à l’ouvrage ; le soir, il était leur commensal. Dans la maison, il y avait le maître de céans, Abdou Faïssoil, sa femme Farda et leur fille Aïcha, bachelière, sortie fraîche émoulue du seul lycée de la ville.
Ainsi, plus aucune perspective pour la jeune fille de poursuivre ses études, à moins d’aller à Moroni, capitale de la Grande-Comore, à Mayotte toute proche (devenue cent unième département français), ou en France métropolitaine, chez un de ses trois frères aînés y résidant. Mais quelle que fût l’une ou l’autre de ces éventualités qui s’étaient présentées peu à peu à elle, ç’aurait chose difficilement réalisable, presque impossible, étant donné les frais qu’engendrerait cette démarche, sans compter qu’à Mayotte ou à Moroni, elle n’avait personne pour l’y accueillir. Sollicitât-elle un de ses frères en France, ç’aurait été les mettre dans l’embarras ; elle savait qu’ils n’étaient pas assez en fonds. Elle leur eût été forcément à charge, qui pis est dans une période malvenue pour les trois aînés.
Pourtant, Aïcha, son baccalauréat obtenu, savait, chevillé en elle, qu’il y avait urgence à trouver une solution. Il lui fallait quitter le pays pour moult raisons. Au-delà de son désir affiché de vouloir continuer ses études ailleurs, était venue s’y greffer une envie très forte de quitter son île natale, de s’arracher au seul univers qu’elle eût connu depuis sa naissance. L’air lui y était devenu irrespirable, sans compter, et par-dessus tout, sa mère, devenue exécrable, qui la harcelait depuis quelque trois ans pour l’obliger à prendre mari. Que n’eût tenté Aïcha pour larguer les amarres, aller se frotter à d’autres choses, à d’autres gens, découvrir différents ailleurs, pour échapper à l’enfer qui se profilait devant elle ! Elle était prête à prendre des risques, plutôt que de subir sa marâtre de mère, ensuite de passer sous le joug et la tyrannie d’un mari, d’une belle-mère, etc., etc. Sans compter le risque de découvrir que ce mari volage partagerait ses nuits entre deux ou trois autres couches sues ou clandestines.
Partir lui était devenu, nécessaire, vital. Qu’importait ce qui lui arriverait ailleurs ; elle se sentait prête à franchir le Rubicon, quoiqu’elle ne sût vraiment pas comment s’y prendre.
Pourtant que de familles anjouanaises, et non les moins en vue dans la ville, s’étaient succédé pour demander Aïcha en mariage ! Rien n’y fit. La jeune fille les avait toutes fait éconduire, au grand dam de sa mère. Celle-ci, aux idées d’une autre époque, avait toujours considéré que les études – du moins pour une fille –, c’était chose stupide et inutile, et surtout pas un motif pour refuser un mariage, de plus venant de partis les plus nantis du pays, dès lors que la prétendue avait atteint l’âge nubile. Farda ne comprenait pas que sa fille pût perdre son temps à fréquenter le lycée et prendre, surtout, le risque que les demandes en mariage tarissent avec le temps.
Au début, Aïcha avait certes l’envie très forte de continuer ses études, du moins jusqu’au baccalauréat ; et ce n’était que de cela qu’elle argüait pour s’opposer aux desiderata de sa mère ; mais au fur et à mesure qu’elle passait de l’adolescence à l’âge adulte, de nouvelles raisons étaient venues se greffer au motif initial de son refus du conjungo.
Ce diplôme obtenu, Aïcha n’était toujours pas encline à convoler ; ses idées avaient entre-temps évolué. Elle envisageait son avenir autrement, voir d’autres mondes que son île natale. A cette différence près qu’elle n’avait jamais discuté de cela avec sa mère. Celle-ci, malgré qu’elle en eût eu, avait pu prendre son mal en patience, accepter qu’Aïcha finît ses études. Mais l’entendre vouloir courir le monde, c’en serait trop ! Déjà que les relations entre la mère et sa fille étaient exécrables depuis trois ans.
L’ultime affrontement était donc inévitable, à ceci de nouveau que la mère allait entendre de la part de sa fille des choses inouïes, insensées. Refuser de se marier pour courir le monde –, et seule de surcroît.
Cette explication entre la mère et la fille avait eu lieu et tout y avait été déballé. Aïcha ne se marierait pas, même après qu’elle avait décroché son baccalauréat. De surcroît elle envisageait de quitter le domicile parental. La mère avait mis du temps avant de recouvrer ses esprits, tant la nouvelle l’avait abattue. Ne restait plus que le père, ultime recours, pour s’opposer au projet insensé d’Aïcha, surtout le faire échouer.
Inutile de dire ce qu’étaient devenues les relations entre la mère et sa fille. Etrangères l’une pour l’autre, au point de ne plus s’adresser la parole.
C’en était là, lorsque Ali était venu passer une semaine dans la maison de Faïssoil, alors Secrétaire général de la mairie de Mutsamudu. D’emblée, le garçon ne semblait pas au goût de la jeune fille ; elle lui trouvait un air suffisant, superficiel, voire machiste et imbu de sa personne. D’autant qu’elle avait eu le sentiment, la toute première qu’ils s’étaient croisées, qu’il lui avait battu froid. Il lui avait été d’emblée antipathique.
Du moins, telles avaient les premières impressions d’Aïcha, jusqu’à leur premier dîner ensemble, parce que quelque chose de tout à fait inattendu lui y avait fait changer d’avis.
Ce premier soir-là, les quatre commensaux étaient autour de la table, jusqu’à ce que le jeune Homme, au détour d’une conversation, comme il s’en passe entre gens qui viennent à peine de lier connaissance, faite de coq-à-l’âne gênés, Ali mit au courant ses hôtes de son intention imminente de partir pour Mayotte, y chercher fortune. Et que le puits céans serait très probablement le dernier chantier que lui confierait son oncle. C’était là chose on ne peut plus banale que de croiser dans le pays un jeune homme près de prendre le chemin de l’exil.
Loin s’en fût fallu qu’Aïcha eût entendu ces propos d’une oreille distraite ou désintéressée.
Et pour cause. Entre autres scénarios qu’elle avait envisagés pour fuir le pays, le mariage imposé et surtout sa mère, elle n’avait pas exclu de prendre le chemin de l’exil pour Mayotte, comme nombre de ses compatriotes qui fuient nuitamment l’île à bord de kwassas. Elle aviserait ensuite. Elle s’était trouvé sur-le-champ un point commun avec ce garçon. Et ce n’était pas peu pour que son regard sur lui changeât du tout au tout.
Ali, très enthousiaste et volubile à développer son projet devant ses trois auditeurs, semblait bien avancé dans les préparatifs de son départ, où aucun détail ne semblait avoir été laissé au hasard.
Aïcha, tout ouïe devant le laïus de leur hôte, se disait in petto que son projet à elle n’était qu’un bien piètre balbutiement, que velléité. Deux énormes hic s’étaient toujours dressés devant elle, infranchissables, dissuasifs, qui avaient freiné le mûrissement du projet : obtenir le consentement et la bénédiction de son père pour la laisser partir seule ; elle savait qu’il avait toujours fait fi du qu’en-dira-t-on et des ragots qui ne manqueraient pas de se déverser contre un père qui laisserait sa fille voyager seule, sans personne pour l’accompagner, et encore moins l’y accueillir là-bas. Toutefois, il pourrait y consentir, mais non sans exiger d’elle un certain nombre de conditions et de garanties. Mais le second hic, et loin s’en fallait que ce fût le moindre, c’était de trouver comment acquitter les frais de la traversée et tous les débours avant de trouver du travail là-bas. Certes, elle avait quelque épargne, mais c’était loin d’y suffire.
Sans pouvoir se l’expliquer, Aïcha était persuadée qu’Ali l’aiderait d’une façon ou d’autre de ses conseils. Elle ne savait pas quelle sorte d’aide ; elle en avait juste l’intuition.
Aicha s’était peu à peu persuadée qu’il fallait qu’elle eût un tête-à-tête avec le jeune avant qu’il finît les travaux, et ce à l’insu de ses parents. Cette vague et indéfinissable intuition lui avait fait croire qu’elle ne savait quel déclic allait lui permettre d’envisager autrement son projet pour Mayotte. Il était exclu qu’elle pût approcher Ali de jour, tant sa mère, tel Cerbère aux cent yeux, était toujours assise sous le jasmin tout à côté du puits ; elle y était là, tantôt à échanger quelques propos banals avec l’ouvrier, tantôt à plier ou à ravauder du linge, ou alors à préparer les ingrédients pour le dîner. Pas question qu’Aïcha pût tenter quoi que ce fût pour approcher le jeune homme. N’ayant nullement le choix, cela se ferait de nuit, quoi que pensât le jeune homme d’une démarche aussi osée, aussi effrontée, de la jeune fille. Pas question de se laisser paralyser par les interdits et les oukases du qu’en-dira-t-on. Tout pesé à la seule aune de sa conscience claire et irréprochable, surtout à sa volonté irrépressible de partir, elle irait le rejoindre sous l’appentis. Elle descendrait en catimini, après que ses parents se seraient retirés dans leur chambre. Et pourvu que sa mère n’eût pas une de ses insomnies habituelles et ne se mît pas à déambuler à travers les aîtres de la maison.
Un soir, comme les quatre commensaux se furent assis autour de la table basse pour leur dernier dîner ensemble, Ali, comme ç’avait été convenu, annonça aux trois autres que les travaux de réparation et d’entretien du puits étaient effectivement achevés, que toutes vérifications étaient faites. Avec son oncle, qui viendrait le lendemain en milieu de matinée, ils débarrasseraient dans la camionnette les gravats et les outils. Ali sut à ses hôtes un infini gré du généreux accueil qu’il avait reçu céans.
« Ça sera ce soir ou jamais ! » avait pensé Aïcha.
Elle irait le voir cette nuit même et lui poserait toutes les questions qui lui passeraient par la tête, à propos de son projet d’exil.
Ce qui fut fait non sans quelque appréhension, non sans quelques hésitations.
L’entrevue entre les deux jeunes avait bel et bien eu lieu, sans nul encombre. Aïcha avait regagné sa chambre avec son projet de partir pour Mayotte changé du tout au tout, et pas seulement de peu. Elle était à mi-chemin de le voir se réaliser.
Mais que s’était-il passé qui eût permis à Aïcha de voir son projet devenu on ne peut plus réalisable ?
Depuis cette fugace rencontre clandestine entre les deux jeunes, les événements s’étaient précipités ; les perspectives avaient radicalement changé pour Aïcha.
Les deux verrous qui avaient toujours empêché Aïcha de voir jamais son projet de partir pour Mayotte, ces deux verrous avaient sauté tout ensemble, du jour suivant au lendemain.
Partir lui était devenu subitement à portée de main. Entre cette nuit où elle avait rencontré Ali en catimini et le lendemain, suite à une visite qu’elle avait faite à sa grand-mère, Aïcha avait connu, coup sur coup, deux de ces interventions deus ex machina qui rendent, dans les univers fictionnels, possibles des situations désespérées, utopiques, inextricables. Elle aussi dans ce laps de temps avait vu comme une fulgurance que sa vie allait changer.
Ali et Aïcha s’étaient acceptés comme futurs mari et femme et qu’ils partiraient de conserve à Mayotte ; le père n’opposerait alors plus aucune réserve au départ de sa fille pour nulle part.
En outre, le lendemain même de la rencontre nocturne d’Ali avec d’Aïcha, la grand-mère paternelle de celle-ci lui avait remis en argent et en bijoux de quoi acquitter le prix de la traversée et surtout de quoi se défrayer là-bas du nécessaire pour une année et demie, voire deux années, en attendant de s’y faire une place pour un travail ou des études. C’était son cadeau de mariage et surtout que sa petite-fille n’eût plus aucun obstacle en travers de son chemin.
L’aïeule, ayant ainsi fait sauter le verrou pécuniaire, le mariage lui avait acquis le consentement et la bénédiction de son père, étant donné qu’elle partirait de conserve avec un mari. Plus rien n’obscurcissait l’horizon de la jeune fille. Elle commençait, au grand dam de sa mère, à envisager tous les possibles qui se présenteraient devant elle.
Aïcha et Ali étaient mari et femme devant le Ciel et les gens. Depuis peu ils étaient tout affairés aux préparatifs de leur départ de leur île natale la plus proche de cette autre toute proche de Mayotte, c’est-à-dire un territoire français.
Ali et un passeur étaient même convenus du soir de l’embarquement dans un kwassa, sur une crique toute proche de Mutsamudu.
Aïcha, qui avait finalement échappé à la vie détestable que lui réservait son milieu, surtout après la fin de ses études, ne s’était pas trouvée moins face à d’autres problèmes. Presque aussitôt d’autres questions avaient surgi : n’avait-elle pas fait preuve de trop de légèreté et de précipitation à consentir au mariage avec Ali, dont elle ne savait strictement rien ? Ne partait-elle pas dans un pays inconnu avec un inconnu ? Que l’y attendait là-bas ?
Voilà que deux semaines s’étaient écoulées, depuis le mariage d’Aïcha avec Ali, sans qu’ils eussent eu, à aucun jour, séparément ou ensemble, quelque tâche, quelque démarche à accomplir avant le départ. Aïcha, plus méthodique, avec un grand sens de l’anticipation, était la conceptrice ; ainsi suggérait-elle à Ali, chaque matin, quelque chose à faire. Pas question d’omettre quoi que ce fût, qu’ils auraient à déplorer une fois qu’ils auraient quitté le pays. Ce qui les accaparait le plus, ce n’était pas tant autre chose que les différents papiers dont ils auraient besoin pour toutes sortes de démarches administratives qu’ils entreprendraient là-bas, lesquelles leur ouvriraient possiblement telle ou telle opportunité.
Ce mariage, dont presque personne n’aurait imaginé qu’il se conclurait, surtout entre ces deux jeunes gens, avait surpris plus d’un dans la ville ; et loin qu’il se fût déroulé dans l’indifférence, comme un mariage quelconque, il avait suscité bien des détractions et d’autres propos acrimonieux, tous azimuths, avec toutefois quelques soutiens.
La brigue des détracteurs comptait quasi toutes les familles qui, à un moment ou à un autre, depuis ces quelque trois années écoulées, avaient fondé l’espoir de voir Aïcha devenir leur belle-fille et qui s’étaient fait éconduire ; y figuraient également toutes les lycéennes jalouses, aigries, lesquelles ne manquaient pas de déverser le fiel à l’occasion du mariage de n’importe quelle autre fille qu’Aïcha ; mais celle qui aurait eu à tout coup le rôle de meneuse incontestée de cette brigue, ç’aurait été, à n’en point douter, Farda, la propre mère de la mariée. Pour elle, ce mariage s’était conclu en dépit du bon sens, bien aux antipodes de la noce qu’elle avait toujours rêvé d’organiser pour sa fille. Quelques-uns seulement s’étaient réjouis de cette union : le père d’Aïcha, sa grand-mère, quelques camarades de lycée, à la tête desquels son amie Anfiat, qui s’était félicitée de l’évènement, non sans émettre le souhait de voir jamais Aïcha se réconcilier avec soi-même, cesser toute espèce de rébellion contre les traditions de cette société inique qui fait de la femme un sous-être.
Cette union survenue on ne peut plus impromptu, en déjouant toutes les attentes, tous les pronostics, avait immanquablement suscité d’abord des incompréhensions, ensuite des surprises, des déceptions, beaucoup de dépit, des rancunes, au rang desquelles celle de sa mère qui était sans égale.
Les préparatifs d’une noce somptuaire obtenue de haute lutte par les deux futurs époux, toutes les démarches liées à la cérémonie, l’acheminement des bans, tout cela s’était déroulé tambour battant, à un rythme frénétique, non sans qu’on eût tenu compte, tant soit peu, des desiderata des uns et des autres ni qu’on ne se fût assuré que toutes les livraisons avaient été payées au fur et à mesure, ainsi que les commandes nécessaires au décorum et à l’apparat des festivités. Pas question de laisser derrière soi des dettes, après que les mariés seraient montés dans l’embarcation en partance pour Mayotte. Sinon que ne clabauderait-on pas ! D’aucuns ne se feraient pas faute de crier sur tous les toits que les deux jeunes gens se seraient mariés à crédit et seraient partis en catimini, comme des voleurs, laissant leurs dettes au beau-père et à l’aïeule ; ç’aurait été comme s’ils avaient extorqué l’argent dû aux différents marchands et fournisseurs. D’autant plus qu’Aïcha et Ali, sachant qu’ils n’étaient pas en odeur de sainteté auprès de nombreuses gens, s’étaient attiré quelques jalousies, et ce, pour moult raisons, dont au moins deux semblaient évidentes : primo, Aïcha avait dédaigné nombre d’offres de mariage pour se commettre avec un bouseux, et ce n’était pas sans avoir suscité la rancune tenace d’autant d’orgueils blessés. Des familles haut placées dans la hiérarchie sociale et dans celle des fortunes ne pouvaient comprendre ni accepter que cette mijaurée d’Aïcha leur eût préféré un moins que rien, un garçon désargenté, lequel n’eût été rien sans l’obligeance d’un oncle qui l’avait pris comme ouvrier. Secundo, outre cela, il y a dans le pays nombre de gens que consume le besoin de prendre le chemin de l’exil et qui se savent incapables de le faire, faute de pécune ; leurs réactions, à l’occasion d’un départ quelconque, sur le chemin de l’exil, d’ailleurs quelle que soit cette personne, ces réactions sont dictées par un sentiment de jalousie, qu’on pourrait défini par cette expression-ci : LaïllahaillaAllah, qu’ont-ilsdeplusquemoi, qu’ilspuissentréaliser leur rêve d’aller vivre ailleursetmoi qui continueàmemorfondreici, à crever à petit feu? Qui ne comprend que ce plus se nomme argent. Aïcha et Ali, près de quitter leur île natale, n’ont pas manqué d’avoir leur envieux, leurs dénigreurs prompts à les lacérer de leurs mesquines et jalouses estocades, de leurs sournois coups de canif.
Hormis cela, nos deux jeunes gens n’avaient plus besoin de se voir en catimini ; ils étaient mari et femme aux yeux de tous, pour le meilleur et pour le pire. Au moins de ce côté-là, la rumeur n’avait plus aucune prise pour leur nuire et faire jaser.
Et outre les désagréments, le sentiment de malaise et de désillusion qu’avait ressentis Aïcha, lors de la nuit de noces – la perte désagréable de son hymen lors de la défloraison, la goujaterie dont Ali avait piteusement fait preuve, lequel lui avait tourné le dos et s’était mis à ronfler à peine ses mâles désirs satisfaits, sans aucunement se soucier d’elle, donc malgré cette vexante et détestable muflerie, jamais deux personnes fraîchement unies par les liens du mariage n’avaient autant ressenti la nécessité de se serrer les coudes, de se jurer une solidarité indéfectible et sans faille, pour faire face devant l’adversité, serment qu’elles ressentaient le besoin de se le répéter à l’envi, surtout au regard des différentes et nombreuses épreuves auxquelles elles ne manqueraient pas d’être confrontées, après qu’elles auraient été ballottées par les aléas de la traversée de l’océan, qu’elles auraient débarqué dans l’île voisine, en quête d’une vie nouvelle, d’autant qu’elles étaient sans ignorer que tout leur y serait hostile. Elles avaient besoin de se sentir soudées l’une à l’autre, s’épaulant et s’encourageant sans jamais faillir. Il y allait de leur réussite. L’assurance de l’hébergement exceptée, qui leur était acquise, tout était à faire. Cette intelligence des cœurs et des esprits était la condition sinequanone de leur réussite future, que les deux époux mettaient au-dessus de toute autre. Ils prendraient garde à la maintenir vigilamment, constamment en éveil. Le moindre trébuchement, la moindre défaillance, le moindre doute ou relâchement de l’un nuirait forcément à l’autre, l’amoindrirait. Rester constamment solidaires et résister à tout découragement, quelque difficiles que seraient les épreuves qui surgiraient.
Après qu’ils avaient satisfait aux obligations liées à la cérémonie et aux formalités du mariage, ils s’étaient tournés tout entier aux préparatifs de leur voyage. L’essentiel incombait à Ali qui était en quelque sorte premier de cordée et qui était, plus qu’Aïcha, habitué aux questions afférentes et à ce type de logistique, au titre du plus ancien. Ils avaient méticuleusement noté toutes les démarches à entreprendre, toutes les tâches à accomplir ; pas question d’oublier quoi que ce fût, surtout lorsqu’il s’agissait de documents administratifs à emporter, pour le cas – peu probable, mais sait-on jamais ? – où ils auraient à déposer des demandes d’obtention d’un titre de séjour ou, situation plus improbable encore, prétendre à la nationalité française. Aïcha emporterait tous ses diplômes et ses bulletins de notes trimestriels, advenant qu’elle pût s’inscrire au Centre universitaire, sis à Dembéni.
Dans ce sens, lui était arrivé à l’oreille qu’y avaient été acceptés des bacheliers anjouanais ayant eu des résultats scolaires bien en deçà de ceux qui avaient été toujours les siens.
Voilà encore, une fois de plus, deux jeunes gens près de quitter leur île natale, laquelle n’a su ni n’a pu retenir ses enfants (ainsi que trente-huit autres passagers, pauvres hères contraints eux aussi de s’expatrier), comme tant d’autres qui les avaient précédés et bien d’autres qui suivraient. Inexorable et irrémédiable fatum qui frappe cette île, qui se vide continûment de ses enfants. Les deux nouveaux mariés n’avaient pas les mêmes attentes à travers cette quête d’un ailleurs ni n’avaient fondé les mêmes espérances : Ali voulait saisir aux cheveux toute occasion qui lui permettrait de s’enrichir, de se revancher sur les privations qu’il avait subies lorsqu’il était enfant et adolescent, orphelin de père, au milieu d’une famille nombreuse, souvent privée du minimum vital ; ensuite il ferait rendre gorge à tous ceux qui l’avaient humilié lorsque, à la fin de ses études, il s’était mis à rechercher infructueusement un emploi. Que de portes il s’était vu fermer au nez, que de demandes d’emploi étaient restées lettre morte ou avaient chu au fond d’une poubelle, que de rabrouements il avait subis ! Combien de portes closes il avait trouvé en face de soi ; Plus rabaissant et enrageant, lorsqu’il s’était présenté à un rendez-vous d’entretien et que la personne censée l’accueillir était appelée ailleurs : sans laisser un mot d’excuse ni encore moins une date de report de l’entrevue. Un chien eût-il mérité tant de manque d’égards ? Et combien de fois, il avait serré les poings de rage jusqu’à sentir les ongles s’enfoncer dans les paumes ! Combien de vagues promesses s’était-il entendu faire ! Que de cris avait-il étranglés au fond de sa gorge !
Entre autres fonctionnaires de l’État ou responsables de la vie économique privée de l’île, lesquels lui avaient opposé une fin de non-recevoir avec toute l’humiliation inhérente, Ali se rappellerait toujours la figure et le regard railleurs de Khalidou, un camarade de classe, qui l’avait reçu en entretien d’embauche et qui finalement, malgré toutes ses allégations et les fallacieux témoignages de sympathie, avait en coulisses refusé de présélectionner son dossier au but de le soumettre à ses supérieurs hiérarchiques. Il n’oublierait jamais ce fourbe ; c’en était devenu sa hantise ! Dès l’entrée dans le bureau, Ali s’était rappelé assez vite le quidam, pour l’avoir assez souvent croisé au collège, ensuite au lycée, avec lequel il avait même eu deux ou trois classes dans leurs cursus scolaires respectifs.
Khalidou était vraiment le cancre fini dans toutes les classes où il était passé, obtus à l’émeri, incapable de comprendre le moindre énoncé de quelque matière scolaire qu’il s’agît. Il était passé de classe en classe au bénéfice de l’âge, sans qu’il eût décroché le moindre diplôme, même pas le certificat d’études primaires. C’était un flandrin dégingandé, à la bouche constamment entrouverte et la lèvre inférieure pendante, le regard ahuri et idiot ; tout en lui était frappé au coin de l’idiotisme, à telles enseignes que les professeurs qui l’avaient eu depuis le collège avaient renoncé à l’interroger, à attendre quoi que ce fût de lui ; ç’aurait été pure perte de temps, parce qu’on n’aurait rien tiré de cet esprit hermétique, sans compter l’hilarité de tous et le trouble que ce spectacle aurait provoqués dans la classe. De mémoire d’enseignant ou d’élève, jamais Khalidou ne s’était offusqué des moqueries qu’il avait suscitées ni encore moins ne s’était insurgé là contre ; il semblait n’en avoir cure, comme choses inexistantes pour lui, incapables de l’atteindre.
Cependant, le népotisme, une autre voie d’accès au monde, en quelque latitude ou longitude de notre chère planète terraquée, un sûr et incontestable levier de réussite sociale, avait sans, peine aucune, permis, à Khalidou d’obtenir, grâce à son oncle paternel, une sinécure au gouvernorat d’Anjouan, une planque, comme on dit prosaïquement. Un salaire inversement proportionnel à ce qu’on attendait – c’est-à-dire presque rien – de ce protégé.
Quelle n’avait pas été la surprise d’Ali lorsque, à l’occasion d’une de ses multiples offres spontanées d’emploi, il s’était fait convoquer pour un entretien préliminaire. Lecteur, par qui crois-tu que notre postulant ait été reçu pour cet entretien ouvrant la voie à quelque emploi ? Je te le donne en mille : par Khalidou lui-même, oui, l’idiot du lycée ! Mais, à la réflexion, pas si idiot qu’il n’y paraissait, comme Ali avait dû le constater à ses dépens. Tant s’en serait fallu que le prétendu idiot occupât le plus mauvais côté du grand bureau rectangulaire de part et d’autre duquel les deux jeunes hommes se faisaient face. Quels renversements de situations nous réserve quelquefois la vie ! On se retrouve stupide, comme Gros-Jean devant. Ali ne savait plus où se mettre, tant la surprise de se trouver devant cet interlocuteur inattendu était à son comble ; celui-ci semblait savourer inpetto ce moment et affichait une mine satisfaite, dont il ne se privait nullement d’en faire ostentatoirement montre. Ali était persuadé que Khalidou, l’air de rien, semblait le narguer, prélever sur lui, par petites touches une vengeance contre toutes ces méchantes gents collégienne et lycéenne, qui ne s’étaient jamais fait faute de faire de lui leur souffre-douleur, l’objet de leurs amusements.
L’entretien, des plus surprenants pour Ali, avait eu du mal à se mettre en branle ; la gêne de part et d’autre, et surtout l’ébahissement d’Ali, n’y étaient pas pour peu. Il en était tout secoué, mais fit tous ses efforts pour n’en rien laisser paraître. Après les salamalecs et les hypocrites échanges des c’estunplaisirde te revoir, auxquels ni l’un ni l’autre ne croyait tant ils sonnaient creux, on en vint au motif de l’entretien. Khalidou, plein d’assurance, qui commençait à feuiller un dossier, supposément celui d’Ali, avait fait comprendre à celui-ci que sa candidature était faible en comparaison de celles des autres postulants qu’il avait examinées, mais qu’il allait le soutenir auprès de ses supérieurs hiérarchiques ; sans qu’il eût été capable de dire pourquoi, Ali avait compris sur-le-champ qu’il n’avait irrémédiablement aucune chance de se voir proposer la place pour laquelle il avait postulé. Il trouvait Khalidou d’une duplicité flagrante, cynique, quoique ses propos soutinssent le contraire. Voilà donc une autre démarche qui faisait long feu ; mais quelle cuisante déconvenue ç’avait été ! Se faire recaler par Khalidou ! S’attendait-il à celle-là ! Eût-il cru cela possible quelques années plus tôt, lorsque celui-ci était encore la risée parmi tous les lycéens, leur souffre-douleur ? L’entretien tirait à sa fin et Khalidou avait réitéré à Ali la promesse d’intercéder en sa faveur afin que sa candidature connût une issue favorable. Il y eut l’échange de quelques souvenirs du lycée à travers lesquels Ali avait senti qu’il était près d’être congédié par ce juge inattendu.
Mais qu’est-ce que Khalidou avait changé ! Les marques de l’idiotisme sur son visage avaient disparu, comme si ç’avait été un masque dont il se fût débarrassé. Engoncé dans le costume étriqué qui sied aux fonctionnaires et autres ronds-de-cuir imbus d’eux-mêmes, trônant derrière un bureau spacieux, avec un climatiseur au-dessus de lui, il semblait savourer ce moment, comme une revanche sur tout ce que ses anciens camarades de classe lui avaient fait subir. Tant pis, Ali paierait pour tous les autres. L’air de rien, derrière un rictus perfide dont il semblait ne plus se départir au moment où l’entrevue allait prendre fin, Khalidou, seulement avec le regard et un haussement d’épaules très significatif, avait fait comprendre à son interlocuteur qu’il n’y a pas seulement les études pour réussir. Ali, plein d’amertume, l’avait bien compris et n’était pas près de l’oublier. Comment eût-il pu ne pas y croire, devant une preuve aussi flagrante ? Amère et cuisante leçon à l’instar de tant d’autres qui contribuent à faire comprendre le vrai fonctionnement du monde ! Ali n’était pas sans savoir que dans le pays rien ne s’obtient sans un babatiti haut placé ou une wasia rédigée par quelque autre protecteur. Mais combien la chose est insupportable et humiliante lorsqu’on en est la victime !
Quelques jours plus tard, bien qu’il en eût eu une très forte persuasion, et ce immédiatement après qu’il était sorti du bureau de Khalidou, l’intuition d’Ali s’étant avérée ; sa candidature n’avait, – une fois de plus –, pas été retenue, sans qu’on lui dît les motifs du rejet. D’autant que dans le pays, il n’est nullement besoin d’invoquer le sempiternel pouvoir discrétionnaire de toute administration, tant celle-ci est toute-puissante, face aux petites gens désarmés et – surtout – sans le moindre recours !
Cela ne le confortait que davantage dans sa rageuse envie de quitter le pays. Ali voulait s’en aller de cette île dans laquelle les protecteurs et les lettres de recommandation priment sur les diplômes et les compétences ; il réussirait ailleurs et reviendrait se revancher contre tous les Khalidou qui ne doivent leur réussite et leur ascension sociale qu’à leurs parents haut placés, qu’aux alliances de leurs familles.
Aïcha, quant à elle, elle, elle avait toujours été à l’abri des privations et ne se sentait nullement dans l’obligation de chercher un emploi ni dans la nécessité de venir pécuniairement en aide à sa famille ; elle était relativement privilégiée par rapport à bien des jeunes de son âge. Contrairement à son mari, elle ne cherchait pas à faire fortune, ni à Mayotte ni nulle part ailleurs. Jamais s’enrichir n’avait figuré parmi les buts qu’elle s’était fixés dans la vie. Elle avait soif d’apprendre, de lire d’autres livres, d’élargir sa réflexion, de frotter son esprit à celui de gens différents d’elle, qu’elle rencontrerait, au hasard de ses pérégrinations. Elle avait l’impression, surtout après qu’elle avait décroché son baccalauréat, que ce besoin d’apprendre était devenu plus pressant, plus exigeant, plus grand. Les carences et les insuffisances des études en Anjouan lui avaient toujours donné la pleine mesure de l’infinie étendue des savoirs qu’elle pouvait acquérir ailleurs. Ce seraient des découvertes de plus de conséquences. Non pas que les enseignants anjouanais ne fussent pas à la hauteur de leurs missions, mais le pays manquait cruellement de livres, de bibliothèques, de cinémas, de théâtres, de conférences, etc., etc. Dénigrer les enseignants qu’elle avait eus, ç’aurait été faire preuve d’une ingratitude crasse et tout bonnement une insulte à leur sens de l’abnégation. Enseigner et partager leurs savoirs avec si peu de moyens ! Aïcha garderait un souvenir très respectueux de ses anciens professeurs, même si elle ressentait le besoin d’aller chercher ailleurs d’autres savoirs.
Depuis qu’Aïcha et Ali s’étaient plu et s’étaient acceptés mutuellement comme mari et femme, jamais mariage n’avait suscité autant d’interrogations ni de commentaires chez les gens du pays. Pourquoi cette fille avait-elle consenti à prendre pour époux ce jeune homme désargenté, après qu’elle avait décliné tant et tant d’autres partis bien plus avantageux, au grand dam de sa mère, celle-là même qu’elle aurait, autant de fois, failli envoyer dans la tombe ?
Qu’est-ce que cette union avait suscité d’interrogations et de supputations ! Chacun y était allé de ses commentaires et de ses allusions, sans qu’aucun eût pu approcher de la vérité des choses. Une seule question résistait à toutes ces pseudo-investigations. Comment cette fille étrange, qui avait décliné tant et tant d’offres d’épousailles, parmi les plus avantageuses, s’était-elle entichée d’un garçon d’une si basse extraction ? Les prétendues explications ne manquèrent pas, qui avaient fait florès, toutes plus nébuleuses et farfelues les unes que les autres. Cependant nulle d’entre ces explications ne se fût prévalue d’approcher la vérité, fût-ce d’une once ; étant donné que la plus concernée elle-même, c’est-à-dire Aïcha, ne savait pas pour quelle raison précise elle avait consenti à ce conjungo. Elle était toujours incapable de discerner si c’était par une sincère inclination amoureuse ou par calcul qu’elle avait accepté cette union, juste pour voyager de conserve avec ce garçon et ainsi donner les assurances que son père attendait, pour la laisser partir dans l’île d’à côté.
Des familles prétendantes, quelques mois plus tôt, qui s’étaient fait éconduire, ne comprenaient pas comment cette mijaurée avait pu s’enticher de ce vil gueux d’une quelconque famille de Domoni, dont seul un oncle avait tant soit peu réussi comme artisan puisatier, et encore à creuser des puits et de nauséabondes fosses septiques ; d’autres médisants juraient, à qui voulait leur prêter l’oreille, qu’Aïcha ne l’avait épousé que pour s’assurer un compagnon sur le chemin de l’exil ; d’autres langues vipérines insinuaient encore, que cette jeune fille, étrange somme toute, ne faisait les choses que dans le dessein de contrarier sa mère et la faire endêver. Elle eût été capable de pis encore. Cependant, concédons-le à la décharge de la mariée, plus personne ne sous-entendait qu’elle eût fauté, qu’elle se fût perdue d’honneur, et conséquemment avoir tenté de retarder son mariage, de s’y dérober. S’il était besoin de convaincre les plus incrédules, on leur rappellerait que sur la foi de voix irréprochables, plusieurs témoins oculaires avaient vu exhiber le drap nuptial maculé du sang de la défloration. Seuls quelques esprits retors, récalcitrants et de la plus incroyable mauvaise foi continuaient à se demander si ce sang n’était pas factice et que tout le reste n’aurait été qu’une mise en scène, en complicité avec le mari impécunieux pour couvrir l’ignominie de cette fille. Mais comme accoutumé en pareilles circonstances, la rumeur n’y dérogeant guère, les ragots, qui avaient aiguisé, délié et échauffé les langues, tombèrent peu à peu dans l’oubli et dans le désintérêt ; les médisants de tout acabit s’étaient probablement mis en quête d’autres victimes, pour faire d’elles les nouveaux sujets de leurs gazettes. On se lasse bien vite de tout ; et les on-dit, fleurant leur éculé et donc susceptibles d’être moins accrocheurs, sont aussitôt remplacés par du nouveau, plus excitant pour l’oreille. Quant aux deux jeunes gens frais mariés, tous les jours que le Ciel faisait, ils ne s’occupaient à rien qui ne fît avancer les préparatifs de leur voyage : papiers à se faire délivrer pour le cas où ils en auraient besoin là-bas pour quelque démarche, vêtements à emporter, argent local à échanger contre des euros, visites d’adieux aux parents et amis, recueils de conseils de toutes sortes auprès de connaissances, etc. Dans la foulée de la nuit de noce, à la demande instante de la grand-mère, le couple s’était installé chez elle ; l’aïeule avait souhaité voir sa petite-fille plus souvent, avant la séparation qui devenait de plus en plus imminente.
Aïcha s’était empressée d’accepter cette offre d’hospitalité, étant donné la conduite honteuse et inattendue de sa mère, au milieu de la soirée de noce. En effet, Farda y avait eu une attitude des plus exécrables, surtout des plus inexpliquées. Qu’elle en voulût à sa fille, rien de plus compréhensible ; mais qu’elle s’en prît à tous les convives, sans distinction, cela dépassait les bornes. Aïcha, avec le temps et la distance qui allait la séparer de sa mère, aurait pu tout oublier de leurs différends, tout lui pardonner. Mais l’irréparable venait d’être franchi cette nuit-là. Toute réconciliation était devenue rédhibitoire. L’agacement avait laissé place à tout autre ressentiment. Avec tous les excès et les débordements dont elle s’était rendue coupable, nul doute qu’elle n’eût irrémédiablement perdu la tête. Pas un des convives n’eût pu ou su s’expliquer la conduite de Farda, tant elle n’avait pas semblé être maîtresse d’elle-même ; elle faisait partout des va-et-vient brusques, comme sans but ; elle maugréait et jetait par-ci, par-là des regards fixes sur les convives qu’elle croisait.
Les relations entre la jeune femme et sa mère s’étaient tellement dégradées ; tous étaient convenus que les deux jeunes époux seraient mieux là pour le peu de jours qu’il leur restait avant d’entreprendre leur voyage. Aïcha, qui avait maintes fois voulu vivre dans la demeure grand-maternelle, fut ravie de l’invitation. Elle ne se l’était pas fait répéter. D’autant qu’elle aurait moins avoir affaire avec sa mère dont la seule présence l’horripilait, surtout après toutes les provocations qu’elle avait subies d’elle, agaçantes et infantiles, rien de moins. À ces relations complètement abîmées entre sa fille et sa mère depuis longtemps, les ponts semblaient définitivement rompus, lorsque celle-ci, comme dans un dernier assaut, avait tenté de saborder la cérémonie du mariage. Nul ne savait ce qui s’était passé dans la tête de Farda ce soir-là ni quelles étaient véritablement ses intentions.
Durant toute la cérémonie, qui eût aperçu Farda l’eût crue à une veillée funèbre, plutôt qu’au mariage de sa fille : la mine revêche, les gestes brusques et nerveux, la parole rare et quelquefois inamicale. Plus d’un invité s’était rendu compte de ce comportement qui détonnait avec ce moment de réjouissances. Les apartés et les chuchotements ne manquèrent d’en faire des gorges chaudes. Plus d’un invité avait été surpris de l’attitude excentrique de la mère de la mariée. Nombre d’entre eux étaient sans ignorer qu’entre la mère et la fille les désaccords étaient connus, mais de là à avoir cette attitude, c’était incompréhensible, frôlant même l’enfantillage.
On eût dit une enfant capricieuse qui voulait obstinément qu’on fît cercle autour d’elle et qu’on n’eût d’yeux que pour elle. Farda avait une attitude étrange, envers les personnes qu’elle croisait sur son passage. On avait l’impression qu’elle cherchait querelle à tout le monde, apriori sans la moindre raison : elle rabrouait celle-ci ; elle invectivait celui-là ; au moindre prétexte, elle assenait tel reproche à un autre, quand ce n’était un regard torve ou provocant. Elle était constamment à bougonner, à hausser les épaules ; rien ne semblait être à son gré. Quelquefois, d’une voix de crécelle, elle lançait à la cantonade des propos incongrus, sans queue ni tête. On eût dit que son seul but était d’attirer l’attention sur elle, de se faire remarquer, être le trouble-fête, littéralement. On crut même qu’elle avait fait, en manière d’imitation ostensible et provocante, une grimace inamicale à la mère de son gendre, laquelle avait les yeux qui louchaient un peu.
C’était sa manière tapageuse, frisant le scandale, de faire comprendre, à ceux qui ne le sauraient pas encore, que ce mariage était des plus ridicules qui n’aurait pas dû avoir lieu. Cette femme, dont plusieurs convives savaient déjà qu’elle n’était pas d’un abord facile, semblait ce soir-là comme frappée de démence, tant ses traits étaient tendus, et son regard inamical et quérulent. À n’en point douter, elle avait tous les symptômes de l’hystérie. Mais qui, parmi l’assistance, pouvait faire cesser les agissements de cette personne désagréable, qu’on ménageait au seul motif qu’elle était la mère de la mariée. Les deux seules personnes qui eussent pu mettre le holà à cet état de fait, proche d’une quasi-démence, que désapprouvaient plus d’un convive, c’étaient le mari et la belle-mère. Faïssoil, le mari, évitait, autant que faire se peut, toute espèce de manifestation rassemblant du monde ; il était mal à l’aise dans cette espèce de brouhaha parmi tant d’invités, s’agît-il du mariage de sa propre fille. Il avait assisté au début de la cérémonie par égard pour les mariés et pour plier aux us et coutumes ; puis, ayant satisfait aux règles d’usage, s’en était retourné chez lui, rester au calme. En outre, il avait craint qu’un importun ne profitât de l’ambiance festive, pour l’approcher et lui demander quelque intercession ou il ne savait quel passe-droit. D’ailleurs, Farda se serait-elle laissée aller à pareille inconduite, à ce débordement éhonté, si son mari était resté parmi les convives ? Ce comportement importune, elle ne se le serait pas permis assurément.
Quant à la belle-mère, elle avait bien essayé d’en dissuader sa bru. Elle avait eu beau lui envoyer quelques regards courroucés et autant de gestes désapprobateurs pour la faire renoncer à ces puérilités : en vain.
De guerre lasse, mais surtout crainte d’un esclandre, l’aïeule renonça. Sa bru n’avait certainement plus sa tête ! Nous pouvant, mais de l’attitude de cette bru déchaînée, la vieille femme s’éloigna d’elle et fit en sorte de ne plus la croiser, de toute la soirée. Ainsi elle n’aurait plus à supporter d’être le témoin oculaire impuissant de pareils écarts de conduite de sa bru. Après l’impolitesse de cette mère acariâtre et ridicule envers plusieurs convives, il eût été très pénible à Aïcha de vivre avec elle sous le même toit, ne fût-ce qu’une heure. De plus elle n’était plus sa fille, mais la femme de quelqu’un ; elle n’avait plus de comptes à lui rendre, supposé qu’elle eût encore quelque prétention. De toute la soirée, elle ne lui avait fait aucun reproche de vive voix. C’étaient des regards, un silence, autrement plus chargés d’aversion et de malveillance que n’en auraient été capables d’exprimer les gens les plus virulents, les plus haineux. Pour Aïcha, cela faisait bien longtemps qu’elle avait fait le deuil de toute réconciliation avec sa mère. Ce soir-là, la mesure avait atteint plus qu’elle ne pouvait contenir. S’installer chez sa grand-mère était dans l’ordre des choses, tout comme le départ vers d’autres cieux. « Il y a des accidents de la vie, pensa-t-elle, quand bien même ce serait avec des êtres qui nous sont les plus proches, dont les séquelles ne se répareront plus jamais. Il faut attendre que ça se cicatrise et ça s’oublie, apprendre à vivre avec les vides et les dégâts qu’ils auront causés. » Aïcha s’était faite, voilà quelque quatre ans, à l’idée qu’elle n’avait plus de mère. Mais, lors de la cérémonie, la coupe avait débordé ; Farda avait comme perdu toute retenue, à forcer de chercher à pousser sa fille à bout. Impossible de digérer son échec, après quatre années, à force de vouloir plier sa fille, sans y parvenir. Qu’il est amer et humiliant pour certaines gens rancuneux d’admettre leur échec, fût-il avéré, irrémédiablement. À moment donné, la jeune fille crut même que sa mère n’allait pas tarder à sombrer dans la folie. Aïcha et sa grand-mère, à la fin de la noce, étaient convenues de n’en rien dire à Faïssoil ; ç’aurait été accabler inutilement la pauvre femme, pleine de dépit, peut-être même près de perdre définitivement la tête. Et puis à quoi bon donner des soucis à cet homme si bon, tellement pris par son travail ? Et puis à quoi cela servirait-il, alors que le mal était fait ?
La grand-mère, comme on se l’imagine aisément, était ravie d’avoir la jeune mariée à demeure. Que de tête-à-tête en perspective avant la séparation fatidique ! Toutes deux auraient ainsi le loisir de profiter constamment de la compagnie l’une de l’autre, pendant qu’Ali vaquerait à bien des préparatifs qui l’attendaient. Chacune faisait tous ses efforts pour ne pas attrister les quelques jours qu’il leur restait à vivre ensemble. Elles passaient leurs journées seule à seule, occupées à leurs habituelles bavarderies ; Ali, absorbé par maintes démarches afférentes à leur voyage imminent, ne rentrait que le soir, courbatu, mais content de voir les choses aller à la satisfaction du couple. Tantôt il était occupé à chercher la parité la plus avantageuse pour acheter des euros ; tantôt, c’étaient des amis du lycée auxquels il faisait ses adieux ; une autre fois, c’étaient les papiers d’état civil qu’il fallait se faire établir, et là-dessus, sachant son beau-père intraitable, pas question d’aller lui demander un quelconque passe-droit : il se plia alors à l’interminable file d’attente, devant le guichet dédié, pour se faire établir des extraits de naissance, sans oublier un livret de famille.
Un jour, il avait aperçu Khalidou assis à l’arrière d’une voiture de service ; l’éminent fonctionnaire, qui était tout sauf un idiot avait regardé fixement en direction d’Ali, comme pour le narguer. Que pouvait faire celui-ci, à part ronger son frein et attendre le retournement de situation, c’est-à-dire sa proche réussite et le retour triomphal au pays.
Entre autres démarches, il dut prendre langue à trois reprises avec le passeur pour s’assurer qu’audit jour convenu entre eux il aurait deux places retenues dans l’embarcation. Il eut même le temps de faire une dernière visite à sa mère ; celle-ci lui fit mille et une recommandations avant de verser de discrètes larmes. Elle était trop vieille et trop fatiguée pour revoir jamais son fils. Dans cette région du monde, bien des gens, au moment des adieux avec les leurs, près de prendre le chemin de l’exil, ces gens ont l’intime persuasion qu’ils ne les reverront plus. Les partants et les restants se recommandent alors au Ciel. Et qu’il en soit comme Il a décidé ! Lors du court séjour d’Ali auprès des siens, à aucun moment il n’avait été fait allusion à l’attitude inqualifiable de sa belle-mère.
Lors des tous premiers jours de l’installation du couple chez l’aïeule, celle-ci ne s’était pas fait faute de tancer ce nouveau parent qui aurait omis de venir lui présenter ses hommages avant l’officialisation du mariage et les cérémonies qui s’étaient ensuivies. Elle l’avait pourtant formellement réclamé à sa petite-fille.
— Aïcha, te rappelles-tu cela ? Aurait-elle oublié de te le dire ? s’était enquise la vieille parente qui feignit d’être offensée.
— Non, non, koko, Aïcha m’a bien fait parvenir ton invitation ; j’en étais très honorée. Elle me l’a dûment transmise et je m’étais engagé à trouver un moment pour venir te faire une visite de courtoisie ; c’est bien la moindre des choses.
— Mais alors qu’est-ce donc qui t’en a empêché, Ali ? repartit la vieille femme, l’œil malicieux et faussement courroucé contre cette omission impardonnable.
Ali resta un instant réduit à quia, n’ayant rien à rétorquer au reproche qui lui était fait ; il ressentit la gêne de toute personne restée court, prise en flagrant délit de mensonge, n’ayant rien à opposer pour sa défense.
Il avait jeté en direction d’Aïcha des regards qui étaient autant d’appels au secours pour qu’elle le sortît de son embarras. Après un bref instant, l’aïeule et son nouveau parent en rirent à gorge déployée, convinrent de décharger Aïcha de cette omission et d’en accabler plutôt le narrateur, lequel n’était pas à une négligence ou à une omission près.
La vieille femme et le gendre, sorti de son embarras, estimèrent qu’ils n’étaient que des personnages de fiction, des êtres de papier à l’instar d’Aïcha, censée rappeler Ali à ses devoirs de civilité. Ils étaient donc soumis au bon vouloir de leur créateur ; et c’était plutôt à celui-ci de conduire ses personnages comme il se devait. Et puis zut ! à chacun sa charge ! Pauvre tête yoyotante que ce narrateur ! Il serait grand temps que ce récit connût son dénouement avant qu’un oubli plus fatal mît ces pauvres personnages dans quelque autre mauvaise passe, autrement plus inquiétante.
Ce pauvre narrateur vieillissant, roué comme peuvent l’être les gens entrant dans l’hiver de leur vie, avait argué de sa tête sénile et yoyotante pour mieux faire passer toutes ses licences. Ne nous avait-il pas insidieusement payés de cette monnaie en exorde de ce récit ? Puisque c’était une omission du narrateur, la grand-mère pardonna à Ali et ne lui en tint aucun grief. Aïcha fut mise également hors de cause puisqu’elle s’était bel et bien acquittée de la mission que lui avait confiée son aïeule ; il n’avait alors dépendu que du seul narrateur de prendre Ali et de le faire s’acquitter de ses devoirs auprès de l’aïeule. Le narrateur avait failli là-dessus ; si au moins ç’avait été seulement à cette occasion.
Durant cette période où Ali était pris à toutes sortes de démarches, Aïcha avait fait le point avec lui sur l’importante somme d’argent dont sa grand-mère l’avait dotée en prévision du voyage, sans compter les bijoux. Le mari en conçut de la gêne. Aïcha le mit à l’aise en lui rappelant que leurs destins étaient dorénavant liés ; conséquemment ce qui appartenait à l’un appartenait à l’autre. Ali lui promit qu’il travaillerait d’arrache-pied là-bas et comptait apporter une quote-part de plus de conséquence aux dépenses du couple. Pas question qu’il vécût aux dépens de sa femme. Aïcha, pour le sortir quelque peu de cela, lui avait rappelé que c’était grâce à lui que leur hébergement était assuré à Mayotte pour quelque temps. Presque aussitôt ils étaient convenus qu’étant mariés, il serait ridicule de continuer à distinguer letiendu mien.
Farda, la mère, n’avait même pas cillé ni n’avait fait la moindre remarque, lorsqu’elle eut compris que le couple s’était installé chez l’aïeule en attendant le jour de son départ. C’était comme si elle avait définitivement admis sa défaite. Jusqu’alors sa fille avait deux alliés ; depuis elle en avait trois.
D’ailleurs, Aïcha était dès lors mariée, et cela voulait tout dire. Depuis le mariage, et surtout l’esclandre qu’avait failli faire éclater Farda, par son comportement démentiel le soir de la noce, mère et fille n’étaient plus rien l’une pour l’autre. Elles ne se voyaient plus. Farda ne risquait pas de la voir dans la maison de l’aïeule ; elle y était indésirable, quasi persona non grata. Elle y avait été tolérée lors du déroulement de la cérémonie de la noce, convenances obligent. Aussitôt la fête achevée, les choses retournèrent à leurs errements d’avant. Chacune chez soi, et personne n’aurait de motifs de griefs contre personne. Aïcha était allée récupérer dans sa chambre des affaires personnelles qu’elle emporterait. À la maison de ses parents, elle était passée ostensiblement devant sa mère, sans un mot ni un regard, façon de lui signifier qu’elle lui en voulait pour sa conduite odieuse lors de la cérémonie, qu’elle ne lui pardonnerait jamais. Ce à quoi la mère avait répondu par le haussement d’épaules qui lui était coutumier, et les mêmes grommellements.
Farda changeait à vue d’œil, tant dans son apparence que dans sa façon de s’habiller de plus en plus négligée ; elle maigrissait et son visage s’émaciait. Les os de son visage saillaient encore plus ; des pattes-d’oie très prononcées lui marquaient les commissures extérieures des yeux. Toute la maigreur de son corps trouvait sa véritable expression dans un cou qui eût rappelé celui d’un dindon. Elle s’était rapetissée, ratatinée, comme si elle eût voulu qu’on ne se rendît plus compte de sa présence. Mais le changement le plus notable, c’était que plus personne ne se rappelait le son de sa voix. Elle ne parlait plus. Il n’y avait plus qu’elle et son mari à la maison. Obéir aux desiderata de son mari, qu’elle connaissait dans leurs moindres détails, dont elle anticipait le rituel à la minute près, tout cela n’avait pas besoin que le maître de maison le formulât pour la voir le devancer sur-le-champ. Depuis toutes ces années de vie commune, elle était réglée comme un métronome, sachant à la minute près, que c’était le temps de faire ci, de préparer ça. Elle se levait alors et satisfaisait à ces attentes. Avant, lorsque Aïcha était là, elle l’invectivait, la tançait, lui faisait toutes sortes de réflexions. Elle n’avait plus sur qui aiguiser ses cordes vocales. Entre elle et son mari, ils étaient peu causants. Le rituel était rodé, tel du papier à musique ; tout était prévisible, sans le moindre cahot ni le moindre bousculement des habitudes. À côté de cet homme, depuis trente-cinq, elle avait appris à écouter, à obéir, à être totalement disponible, irréprochablement. Tous les enfants avaient quitté la maison familiale. Elle s’était retrouvée seule, silhouette fantomatique mue uniquement par le rituel de toujours mieux le servir, n’ayant d’autre souci que de lui, tel un satellite gravitant autour de son astre. Advenant quelquefois qu’il sollicitât son avis, c’était toujours la même sempiternelle réponse, atone, laconique, servile : « Homme, toi seul sais ; tu es le maître de maison. Qu’importent mes avis ; je suis la femme et tu es l’homme. » Ce n’était pas après tant d’années que l’ordre des choses allait être bousculé. On lui avait appris à obéir ; elle s’y était faite, tout naturellement. Jamais ne lui aurait effleuré l’esprit l’idée d’outrepasser les limites de son rôle d’épouse. Pas question d’entrer en discussion avec le maître de céans, d’égal à égale. C’était sa mère, paix à son âme ! qui se serait retournée dans sa tombe.
Depuis qu’Aïcha était partie s’installer chez la grand-mère, Farda s’était pourtant juré qu’elle n’entretiendrait aucun commerce avec les parents d’Ali. Elle prétexterait toujours quelque chose pour se défiler, ne pas s’infliger la punition de devoir les recevoir ; de surcroît, la mère d’Ali habitait loin, à Domoni. Elle n’y était pas tenue ; en cela elle ne désobligeait en rien son mari. Que sa fille se fût commise avec des gens de rien, c’était son choix. Mais elle, fille d’un notable de la Grande Comore, se frotter à ces gens de rien, une vraie gueusaille ! Jamais ! Jamais ! Ali et Aïcha partis, elle n’irait leur rendre visite ni ne les recevrait. Et tous les prétextes seraient bons pour lui épargner cette corvée au-dessus de ce qu’elle pourrait supporter.
Nous étions à la mi-octobre ; la saison sèche, avec ses températures clémentes et ses doux alizés, tirait à sa fin ; le ciel fréquemment bas et sombre annonçait la saison humide avec ses chaleurs torrides et ses pluies diluviennes. À la fin d’une de ces journées torrides, de celles qui annoncent l’arrivée des premières pluies, le crépuscule du soir descendait peu à peu sur la ville de Mutsamudu. Et vous autres chiens et loups, prenez garde à vous, avant qu’il ne vous en cuise ; tenez-vous à l’écart, ne tentez pas surtout de vous immiscer en catimini sous ma plume ; je n’ai nul besoin de vous pour faire comprendre à mon lecteur que la nuit tombait à ce moment-là. De l’éminence sur laquelle, comme posé sur un escarpement sauvage de roches noires, est bâti l’hôtel El Amal, au bord de la route qui mène vers le nord de l’île, à Ouani et à Barakani ; de cette espèce de belvédère, endroit d’habitude désert, on pouvait admirer un magnifique soleil couchant dont l’incendie gigantesque enflammait la ligne d’horizon, d’un immense éclaboussement de lumières rouges et orange, reflétées sur la surface plane de l’océan et les quelques nuages floconneux traînant dans un ciel bleu. Au milieu de cet incendie gigantesque, le disque d’or du soleil s’enfonçait peu à peu dans les flots. Une anse en contrebas était comme encerclée par une végétation luxuriante, qui dévalait la pente vers trois langues de sable noir enserrées au milieu de sauvages rochers saillants, au pied desquels venaient s’écraser les vagues écumeuses. Trois sentiers abrupts et étroits, frayés au milieu de cette végétation dense de buissons épineux, descendaient de la route d’Ouani, chacun débouchant sur ces trois plages discrètes de l’anse, difficilement accessibles et peu fréquentées, loin des regards indiscrets. Sur une de ces plages, celle du milieu, plus large que celles sises aux deux extrémités, bordée de cocotiers et d’un immense baobab, trois bonshommes, jeunes garçons athlétiques et torse nu, semblaient affairés autour d’une embarcation balancée par le ressac, tout proche du rivage. Une légère et agréable brise marine venait du large. Le va-et-vient des eaux apportait les vagues écumeuses et paresseuses de la marée montante, qui venaient mourir paresseusement sur le sable.
D’en amont, du milieu d’une frondaison luxuriante et impénétrable, une source coulait lentement en un ruisseau aux filets argentés, et venait s’étaler en une flaque saumâtre sur le sable de la grande plage, au pied de l’unique baobab de l’endroit.
Le soleil s’était éteint dans l’océan, engloutissant dans sa chute tout son cortège de feux et de lumières. La nuit commençait à tomber drapant dans son manteau d’obscurité tout alentour. Sur la route d’Ouani, de vieux véhicules poussifs brinquebalaient sur une route tortueuse qui avait, par plaques entières, perdu son asphalte en maint endroit, y laissant des ornières béantes et le cailloutis dénudé.
Bien que l’administration et la maréchaussée locales n’aient cure du commerce interlope des passeurs, qui tondent éhontément les candidats à l’exil, pour la plupart pauvres hères, lesquels ont endetté toutes leurs familles pour ce voyage, ce sont ces discrets endroits à l’écart de toute activité qui sont choisis pour embarquer leur cargaison humaine. Il faut dire que cette nécessité de discrétion se comprend aisément lorsqu’on sait, en sus des exorbitantes sommes d’argent exigées pour un passage, quelles sont les conditions d’insécurité, d’indignité et d’insalubrité sont entassés les migrants. Sans compter qu’également les autorités comoriennes sont censées coopérer avec la France contre l’exode illégal de migrants, le combattre, surtout le prohiber sur leur propre territoire. Qu’il y a loin entre le dire et le faire, de part et d’entre, s’entend !
N’importe quel témoin oculaire qui assisterait à l’embarquement de cette quarantaine de passagers, à leur entassement au fond du kwassa, sans le moindre gilet de sauvetage à bord ni la moindre bouée de sauvetage, ce témoin douterait qu’ils ne périssent tous en haute mer, advenant que l’embarcation versât ou que le moteur faillît. Comment peut-on mettre impunément en danger, autant de gens dans pareille embarcation, surtout lorsqu’on en voit la ligne de flottaison et une partie des œuvres mortes disparaître sous les eaux ? se demanderait ce témoin.
Par petits groupes inégaux, venant des deux extrémités de la route reliant Mutsamudu à Ouani, arrivaient des gens qui longeaient le muret d’enceinte du cimetière chrétien mangé aux herbes sauvages et menaçant ruines, faute d’entretien ; d’autres venaient de la route du marché ; tous convergèrent vers le chemin qui descend sur la plage du milieu, là où se balançait l’embarcation aperçue plus tôt ; un câble la retenait fixée au même endroit, tout près du rivage. Les gens descendaient ce chemin pour rejoindre la plage, où il y avait déjà quelques personnes debout ou assises sur le sable, non loin de l’embarcation près de prendre le large. Le chemin d’accès n’était pas des plus aisés. Certains s’accrochaient aux branches ou aux buissons pour ne pas dégringoler, tant par endroits ce chemin était abrupt ou glissant. On aidait les personnes les plus âgées et les enfants. Parmi ces gens, certains avaient des vêtements jamais usagés, comme si c’était la fête de l’Ide (prononciation de l’Aïd dans le pays), l’anniversaire de la naissance du Prophète ou pour se rendre à une fête. Ils partaient tout simplement en voyage, dans le kwassa qu’on apprêtait en contrebas. Ces voyageurs qu’accompagnaient des membres de leurs familles ou des amis avaient soit un baluchon, soit une cantine, autour de laquelle, par précaution, on avait fait passer une cordelette ou un ruban adhésif, crainte qu’elle ne s’éventrât et ne perdît son modeste contenu au cours de la traversée.
C’était de là, dans cette crique retirée, ce soir-là, dans cette même embarcation à l’abri des regards curieux, que devait se faire ce départ pour Mayotte –, sur lequel Ali avait retenu deux places, et qu’il avait acquittées quelques jours plus tôt. Toutes les autres personnes qui s’étaient inscrites à cette traversée étaient convenues avec le passeur de se retrouver là pour l’embarquement ; le départ devait se faire sous le manteau de la nuit, à l’abri de regards indiscrets. Un à un, tous les candidats au voyage de ce soir-là avaient été informés que le départ aurait lieu juste après le coucher du soleil, de façon à accoster à Mayotte avant les premières lueurs de l’aube, s’ils ne voulaient pas se retrouver à découvert et cueillis, très matin, dans les filets des gardes-côtes français. Qu’il eût été regrettable et endêvant, après tant de rêves et d’espoirs, après tant d’attente et surtout tant de sacrifices pécuniaires, que la route vers l’Eldorado finît dans une nasse, avec retour manu militari à la case de départ ! Toute honte bue, ils seraient remis aux gendarmes anjouanais sous les regards compatissants ou moqueurs des badauds. Rien de plus humiliant ! Surtout rien de plus obérant ! Des dettes qu’une vie de labeur tout entière ne suffirait pas à honorer. Et surtout, pour nombre d’entre eux, la quasi-impossibilité de récidiver une seconde fois, faute de pécune.