Nul ne veut la mort du pécheur ! - Antoine Zapata - E-Book

Nul ne veut la mort du pécheur ! E-Book

Antoine Zapata

0,0

Beschreibung

Dans un quotidien dominé par la peur, la violence extrême et l’inceste, une fratrie et leur mère, figure protectrice ultime, tentent de préserver leur humanité. Sur fond de lutte contre Franco et des difficultés de la condition des immigrés espagnols dans le Midi pyrénéen, leur existence oscille entre douleur et résilience. Pourtant, la poésie, la chanson, la danse et l’amour s’invitent comme un souffle d’espoir, transcendés en autant de refuges pour sublimer la souffrance. Ces éclats de beauté, comme des instants suspendus, apaisent les cœurs et insufflent la force de survivre à une réalité implacable.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Antoine Zapata écrit depuis l’âge de seize ans, donnant vie à des histoires qui mêlent imagination et réflexion. Rêveur dans l’âme, il s’efforce d’aborder des sujets délicats avec une profondeur sincère et une plume engagée. À travers ce roman, il explore le mécanisme de l’inceste et ses répercussions durables, tout en cherchant à briser les tabous qui entourent ce drame. Avec une volonté de sensibilisation, son œuvre vise à offrir une compréhension des enjeux et à tendre une main aux lecteurs qui pourraient se reconnaître dans ces récits, leur permettant de se sentir moins seuls et de sortir de l’isolement.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 395

Veröffentlichungsjahr: 2025

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.


Ähnliche


Couverture

Titre

Antoine Zapata

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nul ne veut la mort du pécheur !

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Antoine Zapata

ISBN : 979-10-422-5633-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Parents,

 

Le devenir de vos enfants est entre vos mains.

Protégez-les !

 

 

 

 

 

Avertissement

 

 

 

Toute ressemblance avec des personnages existants ou ayant existé est pure coïncidence, ce roman est une fiction créée de toutes pièces par l’auteur.

 

 

 

 

 

 

Introduction

 

 

 

En vérité, cette histoire aurait pu être une tragédie, mais tout ceci fut une mosaïque exhaustive de croyances, de relations essentielles entre le Père et l’Esprit Saint.

 

***

 

Trois mille trois cent trente-trois pas séparent Dolores de ceux de Jésus-Christ. Presque rien. Une procession qui part toujours du même point : du Palais du Marquis de Tarifa, Casa de Pilatos, pour arriver à la Cruz del Campo.

 

– Quatre cent soixante-douze Pater Noster, pour sept enfants –

 

Le Concile de Trente ne fera rien pour elle : son existence sera une longue Semaine Sainte. Séville tutoie le firmament de la splendeur, tandis que les imagineros [sculpteurs] travaillent les expressions des Saintes Vierges, visage pleurant, implorant, soulevant sur leur passage un flot de larmes, émotions intenses, représentation de la Passion du Christ. Mais qu’importe : Dieu est en tout lieu !... L’oraison gitane, nostalgique, saeta incontournable [courte pièce chantée lors des processions de la Semaine Sainte.], s’évade d’un balcon, s’abat sur la foule :

 

… Mes yeux pleurent,

Oléiiiii…

Là-haut dans le ciel volent des hirondelles,

… Mes yeux pleurent,

Oléiiooo…

Enlevez-lui les épines du front !

Le vent souffle dans mon cœur,

… Mes yeux pleurent,

Oléii, Oléii, Oléiiiii…

Enlevez-lui les clous des mains !

Là-haut dans le ciel volent des hirondelles,

Rendez-le à la Vierge Marie…

 

Le peuple, dans sa dévotion, ressent profondément la divine tragédie du Calvaire et le chant prend alors un accent sévère de la piété affligée. Le ton est lugubre, plaintif. Le récitatif liturgique revient avec insistance comme rituel. Il jaillit, toujours spontané et inattendu, de la bouche d’un seul homme ou d’une seule femme, perdu dans la foule et qui assiste à la procession. L’interprète est transporté par l’émotion qui le bouleverse au spectacle des scènes pathétiques où des statues défilant sous ses yeux lui rappellent la passion sublime et la mort du rédempteur. Angoissée et gémissante, la saeta s’accorde parfaitement avec l’évènement funèbre et dramatique que vivent les divines Figures. Nuestra Señora de los Dolores [Notre-Dame des Douleurs]. Venu de Grenade la belle, couverte de son lourd manteau, accompagne les pas. La marche est lente, pénible, mais c’est le prix qu’il faut payer pour pouvoir, un jour, recevoir le pardon de Dieu. La foule recueillie prie ; le cortège avance lentement. El capataz [contremaître]fait résonner un battant fixé à un paso [char] portant des statues figurant des scènes de la passion et, oblige la levanta [la levée].

 

Dolores sourit. Ses enfants la suivent de près.

 

Le vent fait voltiger gracieusement sa petite robe noire et la mantilla [écharpe de dentelle retenue sur la tête par un peigne] se plie délicatement. Los costaleros [porteurs] hissent la statue ; la foule est parcourue par un lent frisson d’émotion. La fin est là. La fin est proche. Dolores le sent bien. Comme Grenade en son temps, libérée par les rois catholiques Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon, contraignait Abu'Abd Allãh à l’exil. Bientôt, ses pieds n’auront plus mal, bientôt son cœur pourra enfin battre au rythme de la vie. La colline de Sacramonte vogue dans sa tête, les vues inoubliables de l’Alhambra, les venelles qui cantonnent l’Albacin [le quartier arabe]. Les jardins du Generalife [résidence d’été de la cour musulmane] illuminent ses yeux ; son âme vibre, heurte l’extrémité du ciel, s’accroche fermement au souvenir d’une enfance volée. Les pénitents assiègent la ville, visage caché, portant l’habit aux couleurs de leur confrérie. Les Nazaréens coiffés d’un chapeau conique accompagnent chaque hermandad [confréries] avec amour et conviction. Dolores chante. Dieu est en elle, et elle le sait. La ferveur populaire gonfle les rues d’une joie intense, avant de s’épanouir dans une explosion de couleur.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tarbes, 20 avril 1966

Cité Bel-Air

 

 

Làzaro :

 

Et si tout ceci n’avait jamais existé… et si tout ceci n’était que le fruit de mon imagination ? J’aurais tant aimé que cela soit ainsi. Un mauvais rêve. Pourtant, depuis tout ce temps, mes yeux pleurent encore et chaque jour que Dieu fait, je me demande pourquoi. Mais la réponse est ailleurs : pas ici, pas maintenant…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le vieux

 

 

 

Il vaut mieux être le premier dans son village que le second à Rome.

[Il vaut mieux avoir la tête d’une souris que la queue d’un lion.]

 

 

Jetant un coup d’œil en arrière, Doloresvit défiler sa vie entière. Fausto, son mari, la poursuivait comme un fou, agitant frénétiquement une paire de ciseaux. Ses enfants hurlaient, se cachaient, et de temps à autre se braquaient contre l’assaillant sans trop y croire. Soudain,Dolores se retourna furieusement, et en dernier espoir, comme une chienne prête à défendre ses chiots, repoussa l’agresseur, en empoignant d’une main ferme un balai brosse. Étonné par cette rapide volte-face, Faustos’arrêta brusquement. Ses narines s’ouvraient et se refermaient rapidement comme l’aurait fait un taureau de combat. Ses yeux allaient et venaient sans cesse. On avait l’impression que des centaines de mouches volaient autour de lui. Incapable de se contenir davantage, il leva la main vers le haut et nerveusement hurla ceci :

 

— Salope, pousse-toi de là où je te tue, toi aussi ! décocha-t-il.Doloresavait la bouche sèche, ses yeux étaient silencieux, son visage devenait aussi froid que les sommets de la Sierra Nevada. Son balai était toujours levé, ses épaules demeuraient intactes, elle ressemblait alors à une des plus remarquables illustrations de l’architecture baroque Churrigueresque. Par la fenêtre, le vrombissement des voitures couvrait en totalité les hurlements des enfants. Le froissement des feuilles de printemps sous les roues donnait à la vie orpheline des allures de cabane délabrée. Fausto abaissa sa garde, les ciseaux traînaient derrière sa jambe. Il glissa lentement la main gauche dans son pantalon, saisit un mouchoir et attendit quelques instants. Il toussa fortement et projeta une glaire épaisse au centre du tissu. Il plissa ses joues et ajouta d’un ton colérique :c’est de ta faute, s’ils sont comme ça, tu les laisses faire n’importe quoi ! Son souffle devenait court. Il n’y a qu’une façon d’éduquer les enfants, il s’approcha du plus grand et ajouta : à grands coups de bâtons !

 

Dolores le regardait perplexe, elle n’avait pas bougé d’un pouce. En fait, elle s’attendait au pire. Elle eut un reniflement de mépris, elle enroula son bras autour de son ventre et répondit avec un dégoût manifeste :

 

— Écoute, je ne sais pas si Dieu te pardonnera ! répliqua-t-elle avec un visage très affligé. Et ne me regarde pas avec des yeux de merlan frit !

 

Elle abaissa son balai-brosse et échangea des coups d’œil rapides à chacun de ses enfants. Des larmes lui coulaient des yeux, elle essayait de faire taire son cœur. À ce moment précis, elle haïssait sa mère, de l’avoir obligée à se marier. La maison devint silencieuse, les murs humides abritaient des excuses misérables. La grande colère de la semaine passée laissa des empreintes indélébiles. Tous savaient combien il était dangereux de provoquer l’homme à la petite moustache. Il fallait avancer malgré tout, cheminer lentement, dos contre mur, comme s’ils avaient à faire à un chien enragé. Dolores abaissa sa garde comme si elle voulait en finir avec la vie ; son visage devint glacial. À ce moment, son mari profita de l’occasion pour la rouer de coups ; ses yeux étaient ceux d’un fou, impossible alors de l’arrêter. Il tapait de plus en plus fort, avec les poings, les pieds, puis finalement avec son ceinturon. Les filles regardaient leur père avec férocité. Les yeux pleins de larmes, elles contemplaient l’hécatombe avec un regret manifeste de ne pouvoir réagir plus. Dolores n’avait qu’une chose en tête, protéger ses enfants, même si cela dût lui coûter la vie. Les coups continuaient à pleuvoir de toutes parts. Elle criait, pleurait, mais tant que son mari la frapperait, rien ne pourrait arriver à ses enfants. Du moins le pensait-elle.

 

— Tu es une pute comme ta mère ! s’exclama-t-il en laissant exploser sa violence. Mais tant que vous serez sous mon toit, je vous obligerai à m’obéir ! Il s’arrêta net de parler. Il remit ses vêtements en place, coiffa ses cheveux et comme si rien ne s’était produit, il regarda tendrement ses garçons. À ce moment-là, son visage pouvait laisser paraître quelqu’un de posé, de mesuré, gérant sa vie, celle de sa famille avec une grande maîtrise. Il semblait en être persuadé. Il balaya pour la deuxième fois ses cheveux vers la gauche, remit encore une fois sa chemise blanche à l’intérieur de son pantalon et attendit quelques instants sans rien dire. Les enfants étaient convulsés de sanglots. Perico pleurait en se tenant la tête, Kiko fermait les yeux très forts et Nacho affrontait le drame en fronçant les sourcils. Ses yeux larmoyaient à peine, il voulait être fort. Maïté, Conchitaet Pepa constituèrent un cercle fermé en se serrant les unes contre les autres. Faustoregardait ses propres enfants avec mépris, comme s’il avait été trahi au plus profond de lui-même. Il avait du mal, semblait-il, à saisir leur réaction. Dolorèsétait par terre, ensanglantée. Elle brûlait d’en découdre un jour, de partir, de divorcer, mais cela était trop risqué. Elle ne pouvait envisager un seul instant de laisser sa progéniture à la merci d’un malade mental. Bon, je vais aller au bar, qui veut venir avec moi ? demanda Fausto d’un ton amical. Les enfants ne répondirent pas. Ils contemplaient la scène avec une grande lucidité. Ils savaient déjà comment réagir, quelle position adopter, comment ne pas offenser leur propre père. Ils prenaient garde de ne pas s’approcher de leur mère, même s’ils en mouraient d’envie. Fausto exaspéré d’attendre une réponse, fit demi-tour et claqua la porte avec fermeté. Allez-vous faire foutre ! protesta-t-il.

 

Les enfants ne manifestèrent pas de surprise particulière, ils se précipitèrent sur leur pauvre mère avec énormément de chagrin. Doloresse redressa avec difficulté, ses yeux révulsés étaient pleins de larmes.

 

— Ça y est, je n’ai rien ! s’exclama-t-elle en faisant mine de rire. Il faut de tout pour faire un monde ! Allez… On va goûter !

 

Presque aussitôt, le calme réapparut. L’ouragan laissa la maison dans un silence quasi religieux. Seul, le chant des oiseaux parvenait aux oreilles des enfants.Dolores tenait son ventre mains grandes ouvertes, le bébé qu’elle portait trépignait d’impatience ; elle se sentait incapable de faire un pas de plus, sur son visage se lisait la douleur extrême. Elle ferma les yeux très fort. Perico regardait sa maman avec tendresse, il saisit son bras et la guida vers la cuisine. Il prit une chaise et la fit asseoir. Perico aimait Doloresd’un amour fusionnel, elle était tout pour lui.

 

— Maman, ça va ? demanda-t-il en essayant de contenir ses larmes. Dolores ne répondit pas. Pour un court instant, elle oublia la vie et la mort, et souhaita fermement la disparition de son conjoint. Cette manière de penser était à cent mille lieux de ses croyances, de ce qu’elle était réellement. Mais il fallait se rendre à l’évidence, elle était arrivée au point de non-retour. Tant bien que mal, elle essayait de maîtriser ses douloureuses contractions qui précipitaient son corps tout entier vers un monde obscur et froid. Maman, maman… ça va ? insista Perico en s’appuyant sur le rebord de la chaise, maman… Il avait peur de la perdre, de la voir mourir. Il ne voulait pas qu’elle meure.

 

— Ne pleure pas, mon cœur, ma vie, ne pleure pas !répondit-elle en appelant ses autres enfants. Il ne faut pas pleurer, Dieu nous protège tous. Votre père est un sauvage malgré lui, il a beaucoup souffert, un jour, peut-être, je vous raconterai…

 

Malgré ses brèves explications, aucun des enfants ne pouvait comprendre de telles actions. Ils communiaient dans une souffrance parfaitement équitable.Perico essuya ses joues avec le revers de sa main, fit une grosse bise à sa mère et lentement se retira sur le côté. Nacho, son frère aîné lui adressa un sourire, se colla contre son épaule et lentement dit à l’oreille :

 

— On va jouer !

 

Après un instant d’hésitation, Perico répondit en se tenant le ventre. Il regardait pensivement la cuisine en se régalant déjà.

 

— Oui, mais d’abord, on goûte. Il faut faire vite, avant qu’il arrive ! Son visage exprimait la terreur. « Il » représentait le mal, le diable, le loup, l’ogre mangeur d’enfants. Tous en étaient conscients. Tu viens avec nous Kiko ? demanda-t-il à son petit frère.

 

Kiko, le petit gros de la troupe, sourit ironiquement, ses poches étaient déjà pleines de biscuits et de Carambar. Kiko était le plus réservé de tous, le plus timide. Son visage joyeux laissait entrevoir tout de même une tristesse abyssale. Seul son ventre exprimait le mal de vivre. Les yeux rivés en direction de la porte, il répondit à Perico par un hochement de tête. Doloresregardait fixement le ciel clair par la fenêtre, Tarbes ne ressemblait en rien à Grenade, sa ville natale. Cette Andalousie lovée au cœur de fougueuses rencontres, lambrissés d’azulejos chatoyants, de parcours scandés de chuchotis et de jardins tropicaux. Loin de la touffeur espagnole, elle suivait par la pensée les silhouettes de bourgades, conservant les souples déhanchements d’un paysage vert, moelleux, extraordinaire, tranchant d’une Reconquista chaude et avoisinante. Les filles regardaient leur mère s’émouvoir. Mettant de côté les animosités individuelles, elles se rassemblèrent autour de celle qui souffrait. Il s’ensuivit une longue étreinte. La plus grande des sœurs souleva le menton de sa mère et nettoya le bout de son nez avec un mouchoir. Elles étaient face à face nerveuses et circonspectes.

 

— Maman, pourquoi on ne va pas chez le grand-père ? demanda Maïté tout en sanglotant. Un jour, il va nous tuer ! Dans ses moments de grande solitude, rares étaient les enfants qui employaient le mot : papa.

 

Dolores abaissa les yeux comme d’habitude et d’une voix naïve, presque maladroite, répondit ceci :

 

— Ne t’inquiète pas, ma fille ! Avec le temps, tout s’arrange. Et quand on désespère, on espère toujours, continua-t-elle en mettant du beurre sur une tranche de pain. Elle ferma les paupières, fit un mouvement de tête sur le côté comme si elle avait de longs cheveux noirs, fit semblant de replier une robe bien trop grande, puis sans davantage d’explication, elle se mit à chanter pour exorciser son malheur :

 

Je suis amoureuse de mon pays,

De ce soleil qui brille comme autant d’étoiles vers l’infini,

Je suis amoureuse de mon Espagne,

De cette terre généreuse et sans nul doute voluptueuse,

Alhambra retentira ! …

 

Terre de joie,

De paix,

De chansons,

De guitares,

Qui enivre mon cœur, qui fait de moi une poussière d’émoi.

 

Grenade, ô ma Grenade,

La plus belle du monde,

Grenade, ô ma Grenade,

Je t’ai au plus profond de mon âme…

 

Je suis amoureuse de mon pays,

De ce soleil qui brille comme autant d’étoiles vers l’infini,

Je suis amoureuse de mon Espagne,

De cette terre généreuse et sans nul doute voluptueuse,

 

Alhambra retentira ! …

 

 

Les filles se mirent à danser autour de leur mère tout en frappant des mains. À cet instant, elles imitaient les danseuses de flamenco. Un rire joyeux se fit entendre de l’autre côté de la porte, Perico secoua la tête, peut-être pour signifier son contentement. Dans tous les cas, la joie était bien présente. Nacho se dressa sur ses jambes, plissa les yeux et pressa ses deux frères vers la sortie. L’air de la liberté était bien plus attrayant, du moins plus vivifiant que de rester tout le temps enfermé. Les garçons s’éloignèrent rapidement de la cité. Ils sautaient comme de jeunes cabris en quête de pâturages nouveaux. Ils étaient beaux à voir. Il n’y avait donc rien de surprenant que le soleil brille à chaque pas. Le vent soufflait avec tendresse écoutant la détermination jamais ininterrompue de l’enfance elle-même. L’atmosphère chargée de poussière semblait dresser une barrière. En tombant, l’ombre des platanes relevait le défi, toujours plus haut, toujours plus fort. Perico observa un instant de répit, les yeux figés vers les cimes des arbres, il espérait un jour rencontrer la petite fée aux ailes fragiles qui l’emmènerait loin de ce monde de brute. Cette splendide vision qui ferait de lui une hypothèse de plus dans un univers où l’adulte règne en maître comme les lions d’Afrique. Tandis qu’il souriait de ravissement, un papillon aux couleurs chatoyantes vint se poser sur son épaule. Comme pris de panique, il interpella ses deux frères d’une voix fluette :

 

— Regardez ! s’exclama-t-il, regardez comme c’est beau.

 

Kiko s’approcha à hauteur d’épaule, tendit son doigt vers l’avant et le papillon grimpa dessus. Il examina la couleur, les formes géométriques, tout simplement la magie de l’ensemble. Pour la première fois de sa vie, il lui semblait être responsable d’un organisme vivant. Nacho s’approcha à son tour. Avec une certaine timidité, il glissa le doigt sous les pattes de l’insecte, le papillon accepta le changement. Ces yeux regardaient avec intensité l’allure respectueuse de ce corps allongé, de ces « jambes » longues à ne plus finir. Il était en admiration. Les trois garçons imaginaient déjà de folles aventures : portés par les airs, folâtrant, tels de vrais navigateurs, parmi les branches entrelacées. Montés sur le dos de l’insecte, guidés par les rayons obliques du soleil, regardant au loin les voitures qui serpentaient le long des carrefours. Ballottés par un vent tourbillonnant et plongeant, sans aucune hésitation, au-dessus des Pyrénées. Nacho ferma les paupières longuement. Des larmes coulaient sur ses joues. Les yeux brillants, pris d’un étrange sentiment de pudeur, il dévia son visage vers la droite. Dans sa tête, des pensées amères voltigeaient, des pensées horribles, laides, difficiles à gérer. Il se rappela tout naturellement ce que lui disait son grand-père :

 

« Tout ce qui ne tue pas rend plus fort ! »

 

Il modifia son comportement et refoula toutes ses noires pensées. Pericocueillit un brin de blé et le mit entre les dents ; son esprit semblait dériver vers les quelques jours passés. Il grimaça. Kiko se retourna subitement. Au loin, la bande à Laubadère arrivait à vive allure. (De jeunes garçons d’origine marocaine, tzigane et portugaise prête à en découdre avec la terre entière.) Il frappa l’épaule de Nacho et s’écria d’une voix qui exprimait la terreur :

 

— Ils sont là ! Vite, on court !...

 

Perico regarda au loin stupéfait, et comme un lévrier étique déclencha une foulée rapide.

Le papillon s’envola aussitôt. Ces ailes formaient des ronds lumineux sous les nuages blancs. Vue du ciel, la cité pullulait de jeunes gens. Les trois garçons se frayèrent un chemin à travers les champs de maïs, ils écartaient avec violence les rameaux qui se trouvaient sur leur passage. La bande se rapprochait dangereusement. Kiko commençait à pleurer de panique, ses jambes ne répondaient presque plus, le souffle devenait de plus en plus court. Derrière, la horde criait des injures, débordait de colère comme une gouttière frappée par des milliards de gouttes d’eau venues d’un ailleurs obscur et profond :

 

— Gros pédés d’Espagnols !... Vous êtes morts ! …

 

Nacho eut un sourire tortueux, il eut envie de s’arrêter, de se retourner pour se battre. La sueur perlait sur son front, les filets qui coulaient lui irritaient les yeux. Conscient de ne pouvoir rien faire de plus, il cessa de réfléchir pour rien. Enfin, après une longue course, ils parvinrent à gravir un haut mur et s’y cacher derrière. Pericoétait hors d’haleine, son visage reflétait sa nervosité exacerbée ; son corps déconfit semblait ignorer la douleur. Malgré tout, il s’efforçait de ne pas avoir peur et accéléra le pas. La maison où ils se trouvaient paressait inhabitée, abandonnée sûrement. Les murs étaient humides, tachés de traces de sang. Le sol recouvert d’excréments laissait apparaître en leurs sommets, des morceaux de papier hygiénique, comme d’innombrables drapeaux multicolores. La forte odeur qui régnait ne présageait rien de bien. Kiko leva un peu la tête et regarda un couloir obscur à la dérobée. Les murs s’écroulaient sur leur propre poids, le plafond laissait couler de nombreuses gouttes d’eau. Tout ceci forçait l’imagination du petit garçon, qui laissa échapper un long soupir. Il croyait entendre la voix des morts. Nacho, yeux grands ouverts, fixait son petit frère dans une intense concentration. Le caractère particulièrement effrayant du lieu ne fit qu’un tour dans son sang. Il décida de se ressaisir. Lentement, ils avançaient, se demandant s’il fallait faire demi-tour, la noirceur de la maison rendait l’atmosphère inquiétante. De la pièce voisine parvenaient des ronflements, Kiko s’arrêta net. La peur lui interdit d’aller au-delà. Perico dévisagea Nacho, les deux garçons demeuraient silencieux. Les grosses joues deKiko rosirent légèrement, il exprimait un sentiment de peur intense. Mais au fond de lui-même, il n’arrivait pas à comprendre pourquoi ses deux frères n’éprouvaient pas le même sentiment. Le bourdonnement devenait de plus en plus fort, Perico saisit le poignet de la porte et l’ouvrit doucement. La tête de Nacho dépassa légèrement celle de son frère. Ils marquèrent un temps d’hésitation. Kiko attendait prostré sur le seuil, ses genoux serrés tremblaient comme deux grosses branches.

 

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en agrippant de toutes ses forces la chemise de son grand frère. Son souffle était court, son cœur battait fort. Une fine lumière parvint d’une fenêtre ronde, elle laissait apparaître un incoercible sentiment d’inquiétude.
— Je crois, dit Nacho d’un ton hésitant, que c’est un homme qui dort. Il fixait du coin de l’œil, les pieds du dormeur. Il regarda Perico d’une expression le disant prêt à repartir.
— Un homme qui dort ! rétorqua Kiko… Qu’est-ce qu’il fout là ? demanda-t-il en haletant comme un petit chien.

 

Perico rentra son corps tout entier dans la pièce et dévisagea l’inconnu. Il brûlait d’une curiosité mystérieuse, éclairée par des songes éveillés. Cette manifestation de courage soudaine semblait être le signe avant-coureur d’une tragédie intérieure.

 

— Je crois bien que c’est un clodo, dit-il l’air amusé.

 

L’homme se réveilla précipitamment et leur adressa un regard menaçant. Sa barbe noire, crasseuse, retombait sur sa bouche édentée. Ses sourcils en bataille, fiévreux, rebelles, cachaient une bonne partie de son front. Sous ses couvertures, il ressemblait à un monstre doté d’étranges pouvoirs. Sa bouche crachait du feu, ses yeux rouges lançaient des rayons mortels. Sans attendre davantage, Perico fit un bond en arrière et commença à courir en sens inverse. Juste là, plus rien ne comptait, n’existait, à vrai dire, il n’avait jamais vu une pieuvre se mouvoir aussi rapidement. À moins que ce ne soit une araignée géante, ou un monstre des cavernes. Nacho, pris de panique, tira vers lui Kiko et le fit tomber. L’instinct de survie était le plus fort, surtout face au redoutable sorcier prêt à les dévorer vivants. L’homme se leva d’un coup, sa stature imposante l’empêchait de se tenir debout. Son costume sombre le faisait ressembler à un croque-mort. Ses vêtements souillés le rendaient invulnérable. Il saisit un bâton à pleine main et frappa de toutes ses forces en direction du petit garçon. Son visage eut une expression d’horreur. Kiko évita le coup de bâton de justesse. Son visage réchauffé par l’émotion prit une apparence de chat effarouché. La bouche grande ouverte, il demanda de l’aide :

 

— Perico !...

 

Ses larmes coulaient. Hélas ! Perico et Nacho étaient déjà loin. Kikose redressa en se mettant d’abord à genoux, il rentra son gros ventre, plissa le front et en quelques secondes, contre toute attente, se retrouva à l’extérieur du bâtiment. La peur avait fait de lui un être extraordinaire doté de pouvoirs surhumains. Ses bonbons au caramel dégoulinaient maintenant au fond de ses poches, ses jambes ressemblaient à de la nougatine. Le clochard s’élança au-dehors pour capturer l’intrus ; Kiko n’y était plus. Quelques instants plus tard, on entendit la voix de Nacho qui revenait sur ses pas. Il cherchait son petit frère. Le clochard disparut à son tour.

 

— Kiko !... héla Nacho d’une voix pleine de remords. Où es-tu ? Nacho patienta quelques secondes, leva les yeux et continua : Oh !... Kiko ? T’es où, bordel ?

 

Nacho commençait à pâlir, il regrettait de s’être enfui en laissant son petit frère derrière. Il s’approcha délicatement de la chambre où ils se trouvaient quelques instants plutôt et examina l’intérieur. La pièce était vide. Il était debout au milieu de la salle, immobile, les yeux chargés de larmes. Perico arriva par-derrière, son teint était défait. Il s’approcha de Nacho et doucement, presque imperceptiblement chuchota ceci :

 

— Alors, où il est ?... Ses yeux grands ouverts ridiculisaient ceux de Nacho.

— Le clodo, il l’a bouffé ! s’exclama Nacho d’une voix tremblante. Le vieux va nous tuer !

 

 

Il regardait encore et encore les traces de sang sur les murs, il comprenait maintenant à quoi cela correspondait. Tandis que Perico faisait une tentative de plus pour ne pas tomber en syncope, on entendit une voix lointaine qui demandait de l’aide. Perico avait du mal à comprendre, ses pensées étaient figées sur le sort cruel réservé à son petit frère. Sur la manière dont il avait été décapité, déchiré, déchiqueté… À ce rythme, il était vraisemblable qu’il finirait la journée dans les pommes. Les cris persistaient, ils venaient du jardin de la maison. Nacho se sentit défaillir, croyant qu’il s’agissait de son petit frère, il sortit comme un fou pour s’interposer. Arrivé au pas de la porte, il jeta un regard anxieux vers le fond du square ; quelle ne fut sa surprise, lorsque par bonheur, il vit la bande de Laubadère en train de lyncher le pouilleux mangeur d’enfants. Sans attendre, il se cacha derrière une murette puis, reconnaissant de l’occasion qui lui était offerte de s’en aller comme le ferait un chat, il recula lentement. Son visage se décrispa, ses joues se rehaussèrent et pour apaiser ses craintes, il commença à sourire un peu. De la main, il interpella Perico :… Ce n’est pas Kiko ! … Ce n’est pas Kiko ! s’exclama Nacho dans un demi-ton rempli d’émoi.

 

Perico jeta un coup d’œil rapide en arrière et ajouta d’un ton joyeux :

 

— Et qui c’est, alors ?

 

Nacho garda le silence et reprit après s’être calmé :

 

— Le clodo, il se fait tabasser par la bande à Laubadère !

 

Perico leva ses bras au-dessus de la tête comme s’il avait reçu un grand choc. Il regarda de nouveau par-dessus son épaule et s’immobilisa.

 

— Kiko, où il est ? demanda-t-il. Il dressa la tête alarmée.

— Je croyais que c’était le clodo qu’il l’avait bouffé, précisa Nacho presque rassuré, mais je crois qu’il n’a pas eu le temps de le manger.
— Et puis, si c’était ça, renchérit Perico, il aurait plein de sang sur sa bouche et il n’en avait pas… Hein ?...
— Non, dit Nacho. Ou alors oui, mais je crois que c’est parce que les gitans ils l’ont massacré avec les santiags.

 

La bonne nouvelle encouragea les deux garçons à rester sur les parages. Ils prirent bien soin de ne pas se faire remarquer et commencèrent à chercher. De retour vers les lieux de la disparition, Nacho et Perico essayaient de paraître calme, indifférent et consciencieux. La maison était un vrai dépotoir. La rudesse des lieux provoquait chez les deux frères un large sentiment de dégoût. Perico baissa les yeux, il remarqua sur le sol deux bonbons tombés très sûrement de la poche du petit gros. Ils se mirent à parler entre eux d’une manière très incompréhensible. Nacho pensa qu’il valait mieux pour eux ne pas être entendu. Perico fléchit les jambes et, délicatement, saisit les deux caramels. Il se tourna vers son frère et lui tendit un des bonbons. Nacho salivait déjà, il n’en fit qu’une bouchée.

 

« Tant pis pour l’odeur, se dit-il intérieurement. J’ai trop faim ! »

 

Les deux garçons marchaient délicatement, les pas étaient mesurés. Les têtes allaient de droite à gauche d’une manière mécanique. Ils ressemblaient à des robots. Nacho nommait Kiko d’une voix qui demeurait relative, il n’osait pas aller au-delà. Perico tendit le cou pour écouter une éventuelle réponse. Le petit frère ne réagissait toujours pas. Les deux garçons ne savaient plus quoi faire en l’occurrence ; il était hors de question, tout de même, de partir sans. Le vieux serait intraitable. Perico poussa une porte, il cligna des yeux et hocha la tête.

 

— Putain, que ça put ici ! s’exclama-t-il en pinçant son nez très fort. Il fit demi-tour et referma la porte.

 

 

Nacho avança d’un pas et trébucha sur une chaussure, elle ressemblait à celle de Kiko. Perico piqua du nez. Une voix se fit entendre. Elle paraissait venir de nulle part. Perico dévisagea Nacho, ils se retournèrent simultanément face à la porte. Le visage de Nacho ressemblait à celle d’un mort-vivant, l’air dans ses poumons ne parvenait plus. Perico prit une attitude d’aventurier, il dit quelques mots avec sang-froid :

 

— C’est toi, Kiko ? demanda-t-il en se tenant sur le mur.

 

La porte semblait médusée. Nacho insista en avançant le torse :

 

— Si c’est toi, réponds ? … La porte était toujours fermée ; elle restait sur ses positions, bien résolue à ne pas céder. Le silence n’était rompu que par le souffle chaud et irrégulier des deux enfants. Nacho, pour un court instant, songea au regard froid de son père, aux sanglots de rage qu’il produisait, quand celui-ci, excédé, le frappait contre le mur de sa chambre. Il eut un moment d’abattement, son visage exprimait l’absence. Voyant que personne ne répondait, Perico décida d’ouvrir. Ses mains tremblaient désespérément. Nacho le suivait des yeux. La porte formait un arc de cercle, elle crissait en se lamentant sur le caractère déplorable de la situation. Perico, les yeux mi-clos, cherchait son petit frère de la tête. L’obscurité de la pièce n’offrait que de faibles perspectives. Il s’enfonça davantage. Nachol’escortait de près. Les deux garçons fixaient un même point sur le sol. Perico cligna des yeux, une expression d’inquiétude se lisait sur son visage maigre. Nacho, vigilant, émit un cri empli de perplexité. Les deux garçons s’interrogèrent des yeux. T’es là ? demanda Nacho en se fourrant un bonbon au caramel dans la bouche. Au son de sa propre voix, Nacho eut un léger effroi, il sursauta en réprimant du menton les esprits maléfiques prêts à l’engloutir d’un trait. Il regarda de nouveau, ses yeux mi-ouverts cachaient un terrible sentiment de peur. À mesure que son enfièvrement croissait, son cœur semblait jaillir de sa poitrine, l’espace autour de lui n’était qu’un monde de monstres et de sorcières. Il avait oublié Perico, il cherchait son petit frère d’une manière plus précise. Un gros sac traînait par terre, sa forme ronde laissait apparaître une main potelée. Nachofixait sans relâche le tas qui se trouvait devant lui, il avançait prudemment. Perico recula d’un pas dans la direction opposée, il gardait un œil vigilant en direction de la porte. L’obscurité de la pièce contrefaisait la réalité en un dédale naissant de formes curieuses et totalement effrayantes. Les ombres volaient autour de Nacho en projetant d’innombrables asticots aux dents acérées. Les murs prenaient une expression sanguinaire, des morceaux d’êtres humains tombaient en cascade. Nacho dressa l’oreille, une silhouette apparut sous la couverture. Il prit peur. Pour un court instant, il songea à fuir de nouveau, mais il se rétracta, et avec un sang-froid inhabituel s’adressa à la forme, d’un ton qui pourrait s’unir à celui du reproche : Bon, espèce de con, si c’est toi, réponds !… Imperceptiblement, ses pieds reculèrent.

 

Perico regardait dans toutes les directions ; il songeait au clochard de tout à l’heure, aux gitans de Laubadère, et à toute espèce terrestre ou extra-terrestre pouvant réduire sa misérable vie en un amas de poussière multicolore. Il comprima du coude Nacho. Les deux garçons étaient pressés de sortir de ce trou à rats. Il fallait faire vite.

 

— C’est toi, insista Perico en durcissant sa voix, je t’avertis, nous, on s’en va sans toi ! Il s’agissait là d’une affirmation sincère et sans aucune issue, Perico commençait à perdre patience. Après un instant, l’obscurité se mit à parler. La voix était inégale, traversée de temps à autre par un souffle guttural. Les deux garçons restèrent stupéfaits. Ils se rassemblèrent près de la porte et attendirent encore un peu. Tandis qu’ils essayaient de se calmer, dans l’ombre, un corps difforme se leva. Nacho adopta une position de défense : il saisit Perico et le mit devant lui ; l’ombre continuait à avancer. Kiko, c’est toi ?... demanda Perico arc-bouté sur Nacho. Sa voix tremblait de plus en plus.

 

La couverture semblait voler dans les airs, comme soustraite au sol ; elle se tint horizontalement et cessa de bouger. Nacho commençait à se sentir mal ; son menton chevrotait en tous sens, il lui était impossible de s’arrêter. Le silence dans la pièce figeait les deux enfants dans un combat perdu d’avance. La maison devenait un lieu commun ; la mort, une approche aux multiples visages. La couverture acquiesça faiblement, puis sans d’autres explications laissa échapper un long craquement. L’œil de Nacho se mit à pétiller, il continuait à trembler par intermittence. Dehors, les cloches de l’église Saint-Antoine sonnèrent douze fois ; s’en suivirent les hurlements stridents de l’Arsenal. Les jeunes gens semblaient désireux d’en finir au plus vite, le vieux ne tarderait pas à rentrer.

 

— Je vais vous tuer ! s’écria la masse informe d’un ton qui exprime la vengeance. Le visage de Pericodevint écarlate, oublieux de ce qui l’entourait, il se rua vers la porte de sortie. Nacho tomba les fesses par terre, ses yeux se voilèrent de larmes. La voix baissa d’un ton, se transforma en celle de Belphégor. Je vais… vous… tuer ! Nachopleurait maintenant à haute voix, ses bras restèrent figés sur sa tête. Puis, il se mit à crier d’une manière assez pithiatique. La couverture tomba par terre, Kikoapparut, il regardait son frère avec des grands yeux comme s’il avait perdu des bonbons. Il ne paraissait pas inquiet. Il recula d’un pas et ajouta d’un ton malicieux : Alors, on a peur des fantômes ?... La situation lui parut comique ; il riait à gorge déployée.

 

Frappé par la honte, Nachose leva, et, tout en essuyant ses larmes, il regarda fixement son petit frère. Il ne savait plus s’il fallait qu’il lui mette un coup de pied au derrière, ou bien qu’il resta stoïque afin de paraître un peu plus courageux.

 

— Je savais que c’était toi ! répondit-il sèchement en tournant son dos face au mur.

 

La lueur du couloir pointait une flèche rebelle en direction de Nacho, son nez paraissait encore plus long. Kikose tordait de rire, il écoutait son grand frère d’une oreille distraite. Il s’approcha un peu plus et d’un ton indigné adjoignit ceci :

 

— Et mon cul, c’est du poulet !

 

Nacho considéra son petit frère d’un regard furieux, et lui décrocha une paire de baffes.

 

— Voilà, petit con, maintenant on est quitte.

— Je vais le dire à papa ! S’écria Kikoen jurant de toutes ses forces, il va te massacrer !

 

Bien que cette allusion fût en elle-même l’expression dramatique d’un enfant de neuf ans, elle révélait néanmoins une dangereuse opinion qu’il fallait taire absolument. Nacho changea de position, et fixa intensément son jeune frère. Il bomba le torse pour se rendre davantage impressionnant. Il songea même un instant l’enfermer à nouveau dans cette chambre obscure pour qu’il n’en ressorte jamais ; mais, il se contenta de dire au gros morveux de tenir sa langue bien au-dedans, s’il voulait lui-même rester en vie. Kiko ne répondit pas tout de suite, il savait au fond, que les limites de la sagesse étaient atteintes. Il abaissa ses yeux, secoua la tête pour faire tomber la couverture et avança d’un pas. Nachorestait impassible. L’air aussi méditatif que possible, le garçonnet sortit de ses poches deux bonbons au caramel, et tendit le premier à son frère comme pour demander pardon. Incapable de simuler plus longtemps l’indifférence, Nacho lui donna sur l’épaule une tape amicale. Les deux enfants sourirent conjointement. Juste là, Perico arriva le souffle court. Ses yeux sortaient de leurs orbites, il avait du mal à s’exprimer. Il faisait de grands gestes pour mieux se faire comprendre, sans y parvenir pour autant. Nacho leva les yeux au ciel, et changea de position. Il fixa l’horloge de l’Arsenal.

 

— Vite ! s’exclama Perico, il est midi et demi, on se tire !

 

Les deux garçons ne répondirent pas, et ne cherchèrent même pas à en savoir davantage : cela paraissait aussi évident que de se laver les mains. Même le fait d’avoir retrouvé Kikodevenait alors quelque chose d’insignifiant. Collectivement, ils appuyèrent sur les talons, le démarrage fut quelque chose d’hallucinant. Les trois garçons étaient courbés face au vent, sourcils abattus, narines grandes ouvertes. Le paysage paraissait mortifié, cristallisé comme une œuvre contemporaine. Ils arrachèrent de leurs poumons le dernier souffle, pour arriver finalement au point de rassemblement. La peur qui montait comme des millions de fourmis le long de leurs jambes, traîtreusement, dissipait peu à peu toute envie de révolte. Ils étaient pétrifiés.

 

 

Deux minutes plus tard, la porte s’ouvrait lentement.

 

La famille était là, au complet, assise autour de la table. L’odeur du ragoût de mouton plissa les yeux de Kiko. La faim le tenaillait comme une puissance extérieure, assise et réfléchie. Les trois garçons étaient debout, inquiets de leurs sorts à venir. Ils épiaient du coin de l’œil leur mère, qui n’avait de cesse de faire des signes de la tête. Déjà, elle redoutait le pire, et comme un bon soldat, elle aussi se mit aux aguets. Le vieux ne disait toujours rien, et comme un aigle royal, attendait le moment propice pour réagir. Tout en mangeant, il opina du chef. Son menton glabre allait et venait, en faisant passer la nourriture d’un côté puis de l’autre. Son dentier avait du mal à rester en place, il se décollait de temps à autre et revenait au même point. Il regardait fixement les trois accusés, il semblait se délecter de son propre jugement. Il fit un signe de la main, les trois enfants prirent enfin place autour du rédempteur. Faustoavait l’avantage d’être intimement familier des comportements de ses propres enfants ; il était devenu un spécialiste en la matière. Il fit un large sourire et n’ajouta rien d’autre, Dolores se leva rassurée ; elle saisit la louche et remplit l’assiette de Nacho. Puis, elle fit de même avec celle de Kiko et Perico. Les enfants laissèrent échapper des signaux incompressibles de joie intense. Du coin de la bouche, d’une manière inaudible, elle réprimanda ses jeunes fils. Elle paraissait réellement fâchée. Mais, pour ne pas aggraver la situation, comme d’habitude, et pour la énième fois, elle passa l’éponge. Les filles n’osaient défier le regard du père. Elles mangeaient en silence, faisaient le moins de gestes possible pour ne pas attirer sur elles le prédateur. Alors que l’orage semblait dissipé, Faustosaisit délicatement une fourchette et tel un cobra frappa de toutes ses forces la main de Nacho. Un cri sourd retentit dans la salle à manger ; Nacho pleurait en se balançant d’avant en arrière. Simultanément, les cinq enfants lâchèrent leur nourriture et placèrent leurs mains sous la table. Nacho se tordait de douleur, et se referma dans son maussade silence. Sa main gonflait à vue d’œil. Alors qu’un mince croissant de lune planait au-dessus du Pic duMidi de Bigorre, l’aboiement d’un chien se répercuta à travers toute la maison. La tension augmenta d’un cran. Dolores se leva d’un air révolté, s’approcha de son fils, prit une inspiration profonde et hurla de toutes ses forces :

 

— Hé ! Hé ! Tu n’as pas honte… Taper l’enfant de cette façon ?

 

Fausto considéra son épouse avec répulsion, il fixait Dolores dans les yeux. Il inclina sa tête vers la droite et dit ceci :

 

— Ici, c’est moi qui commande, toi tu ne sers à rien ! Il dévisagea ses enfants les uns après les autres, comme pour s’assurer d’un pouvoir absolu. Il fit un sourire factice, sa petite moustache tomba sur ses lèvres. Il leva la tête d’un coup et foudroya du regard Nacho. Perico se tenait les oreilles, soucieux de voir son frère traité de la sorte, il aurait bien voulu réagir pour lui venir en aide, mais ses neuf ans lui interdisaient d’en dire davantage. Kiko pleurait à voix basse, ses larmes coulaient le long de ses joues, le ragoût n’avait plus aucun goût. Pepa, Conchita et Maïté larmoyaient cérémonieusement les idées reployées en une expression de rage. Elles ne pouvaient se résoudre à voir autant de méchanceté. Fausto persistait à fixer son aîné, ses yeux continuaient à tempêter. Il poursuivit ses observations avec un fort accent espagnol : Quant yo té dit qué c’est midi, c’est pas midi et démi ! s’exclama-t-il en bavant de colère. Toù és responsablé de tés frèros, s’il lor arriva malhor, c’est toi qui payeras ! Il frappa de toutes ses forces sur la table et ajouta avec férocité : Maintenant, tou té lèvas et tou vas dans ta chambra !... Nacho se leva, sans discuter, son visage était blême, il ne manifestait plus aucune émotion. Il tourna le dos à la table, avança vers la porte de sa chambre et la referma avec peine. À ce moment-là, son corps tout entier hurlait de colère, il aurait aimé affronter son père, lui dire le mal qu’il avait au fond de lui, mais il n’en fit rien. Il se contenta de baisser le front et de pleurer comme un enfant qu’il était. Dolores prit quelques inspirations profondes comme pour soulager sa conscience, se leva et fila droit dans la chambre de son garçon. Assis-toi, pute ! Cria Fausto en brandissant la louche haute vers le plafond.

 

Doloress’arrêta aussi brusquement qu’elle avait démarré, son visage témoignait d’une angoisse profonde. Elle tourna son visage avec férocité et pensa avec énergie :

 

« Qu’est-ce qu’il est fou ! » se dit-elle en s’asseyant sur sa chaise.

 

Le mari reprit nonchalamment le repas là où il l’avait laissé. Sans remords, un bout de pain entra dans sa bouche ; il mâchait nerveusement comme s’il avait peur d’en perdre une miette. Ses yeux allaient et venaient comme les yeux d’un rat. De temps à autre, il s’arrêtait pour remettre son dentier en place. Maïté le regardait d’un air méprisant. C’était la plus grande, enfin, si tant est que l’on puisse considérer quinze ans comme un âge suffisamment avancé pour défendre des idées. En tout cas, sa conscience tout entière s’opposait à cet être dépourvu de sentiment.

 

« Je ne t’aime pas… papa ! pensa-t-elle en essayant de se convaincre de cette remarque toute prête à être expédiée. »

 

Elle ignorait encore combien de temps elle resterait sous ce toit, mais, tant bien que mal, elle essayait d’être à la hauteur. Son cœur était le théâtre d’une lutte continuelle entre le bien et le mal, elle oscillait comme le ferait l’horloge du quartier. Elle souffrait d’un sentiment de vertige qui l’attirait dangereusement vers des confins obscurs.

 

— Pourquoi es-tu si méchant ? Demanda Maïtéd’un ton extrêmement prudent tout en ramenant ses yeux vers son assiette. Il ne t’a rien fait.

 

Faustodemeura quelques minutes sans rien dire, la lumière sur son front lui donnait un aspect triomphal. Il prit un morceau de pain, le trempa dans la soupe et le fit entrer dans sa bouche. Son silence en disait long. Mais on ne pouvait spéculer d’une quelconque manière sur la réponse qu’il finirait par donner. Dans l’instant même, il se contenta de tousser bruyamment, de cracher une glaire verdâtre venue d’outre-tombe, de manquer d’air, de reprendre son souffle, d’insulter à plusieurs reprises le bon Dieu et pour finir de boire un grand verre d’eau. Il croisa les bras, la tête basse et les idées claires. Dolores regardait sa fille avec terreur, ses yeux s’ouvrirent exagérément. Elle avait peur que le monstre ne s’en prenne à elle.

 

— Ma fille bredouilla Fausto la bouche pleine, il est important que vous sachiez que mon rôle de père ne s’arrête pas au fait de vous donner uniquement à manger ou à boire, je dois aussi, parfois, vous remettre sur la bonne voie, et ceci ne se fait pas sans dommage. Il proférait d’un ton tyrannique, les veines de son cou se gonflaient, il ressemblait à un monstre affamé prêt à en découdre avec la vie. Ne soyez pas étonné, si parfois je mets un peu d’ordre.

 

Maïté saisit un verre d’eau et le but cul sec. Son visage exprimait la défiance. Elle tira ses cheveux en arrière, adopta une position beaucoup plus décontractée.

 

— Ouais… mais, pourquoi tu te sens obligé tout le temps de mettre des gifles ? rétorqua-t-elle avec bravoure. L’inconscience de son âge semblait la rendre invulnérable, mais attention au retour de manivelle !

 

Le vieux ne répondit pas. Il terminait de mâcher son bout de viande comme un lion aux dents acérées. Son front se ridait à chaque contraction de la mâchoire, sa chemise était trempée de sueur. Dolores dandinait de la tête en fixant avec sévérité l’audace de Maïté. Elle s’attendait au pire.

 

« Hou là ! Mon Dieu, pourquoi elle ne se tait pas ? » se demanda-t-elle.

 

Conchita et Pepa écoutaient tête baissée, réduites à l’impuissance. Elles ne semblaient pas saisir l’ampleur du débat. Faustosaisit la fourchette de la main droite, la balança lentement tout en produisant, bouche fermée, un son léger du type Fa et Do, qui signalait, à qui voulait bien l’entendre, que la discussion venait de prendre fin. Il ne prit même pas la peine de relever sa tête pour savoir si le message fut bien reçu. Le silence lui répondit en ce sens. Perico et Kiko, se hâtèrent de dégager leurs mains de sur la table. Pepa et Conchitaredressèrent leur nuque pour laisser passer un peu d’air. Maïté se mit à pleurer en signe de soumission. Son visage déclarait l’échec, se couvrait progressivement d’une couleur qui pourrait se rapprochait de celle du vin. La salle à manger ressemblait à un camp de prisonniers en plein hiver ; les peines que Fausto infligeait à ses propres enfants dépassaient de loin ce que l’on pouvait imaginer. La pénombre n’accréditait à la souffrance aucune réponse valable, juste la quasi-certitude que la vie ne méritait pas d’être vécue. Sur quoi, Dolores se leva, elle tourna les talons et s’éloigna en direction de la cuisine. Elle avait une idée derrière la tête. Rien ni personne ne pouvait laisser ses enfants sans nourriture. Elle s’en portait garante. Dolores prit une assiette vide, et la remplit de ragoût.