Oeuvres badines et galantes du comte de Caylus - Comte de Caylus - E-Book

Oeuvres badines et galantes du comte de Caylus E-Book

Comte de Caylus

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Extrait : "Ma teste est déjà mêlée de cheveux blancs, ce n'est plus un sang bouillant qui enfle mes veines, je n'ai plus le même courage, je n'ai plus le même feu, mon esprit s'affoiblit, je marche plus lentement et avec plus de peine, la glace des années fait tout mourir en moy, elles ont détruit mes traits, mes mains sont tremblantes, mes yeux sont éteints, mes genouils chancellent..."

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Veröffentlichungsjahr: 2015

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EAN : 9782335087703

©Ligaran 2015

Notice sur le comte de Caylus

(1692-1765)

« Au commencement de novembre [ 1704 ], dit Saint-Simon, mourut sur la frontière de Flandre, un homme qui fit plaisir à tous les siens : ce fut Caylus, frère de celui d’Espagne et de l’évêque d’Auxerre, cousin germain d’Harcourt, qui avait épousé la fille de Villette, lieutenant-général des armées navales, cousin germain de Mme de Maintenon, qui avait toujours pris soin d’elle comme de sa propre nièce. Jamais un visage si spirituel, si touchant, si parlant, jamais une fraîcheur pareille, jamais de créature plus séduisante. Mme de Maintenon l’aimait à ne se pouvoir passer d’elle, au point de fermer les yeux sur une conduite que Mme de Montchevreuil avait autrefois trop éclairée, et qui, n’étant devenue meilleure dans le fond, avait encore des saillies trop publiques. Son mari, blasé, hébété depuis plusieurs années de vin et d’eau-de-vie, était tenu à servir, hiver et été, sur la frontière pour qu’il n’approchât ni de sa femme, ni de la cour. Lui aussi ne demandait pas mieux, pourvu qu’il fût toujours ivre. Sa mort fut donc une délivrance dont sa femme et ses plus proches ne se contraignirent pas de la trouver telle. Mme de Maintenon se tint toujours dans la chambre de cette belle à son mariage à recevoir les visites, et la princesse d’Harcourt, servante à tout faire, chargée des honneurs à tout ce qui y venait. Mme de Caylus s’échappait tant qu’elle pouvait chez Mme la Duchesse, où elle trouvait à se divertir. Elle aimait le jeu sans avoir de quoi le soutenir, encore mieux la table, où elle était charmante ; elle excellait dans l’art de contrefaire, et surpassait les plus fameuses actrices à jouer des comédies ; elle s’y surpassa à celles d’Esther et d’Athalie devant le roi. Il ne la goûta pourtant jamais et fut toujours réservé, même sévère avec elle ; cela surprenait et affligeait Mme de Maintenon. Je me suis étendu sur Mme de Caylus, qui, après de longs revers, fit enfin une sorte de personnage. Ce revers était arrivé, plusieurs imprudences en furent cause. Il y avait trois ou quatre ans qu’elle était chassée de la cour et réduite à demeurer à Paris. »

Cet exil, auquel fait allusion Saint-Simon, avait eu pour cause sa liaison avec le duc de Villeroy. Mme de Caylus, sous la direction du P. de la Tour, Général des Pères de l’Oratoire, et qui passait pour Janséniste, partagea sa retraite entre la prière et les bonnes œuvres, de telle sorte que ces occupations ne lui laissèrent plus de temps pour la société. Mais, à la longue, Mme de Maintenon ne put souffrir qu’un janséniste perdît sa nièce à la mode de Bretagne ; elle lui manda, reprend Saint-Simon, qu’il « y avait dans Paris d’autres personnes doctes et pieuses, dont les sentiments n’étaient pas suspects, qu’on lui laissait le choix de tous ceux-là ; que c’était une obéissance qu’elle ne pouvait refuser au roi ; qu’elle était pauvre depuis la mort de son mari ; enfin, que si elle se conformait de bonne grâce à cette volonté, sa pension de six mille livres serait augmentée jusqu’à dix. »

Mme de Caylus, obéissant à cet ordre, prit un autre directeur. Soit qu’il n’eût pas sur elle l’autorité du premier, soit qu’un léger dérangement de ses habitudes eût suffi pour faire naître en elle le désir d’un changement plus radical, elle s’ennuya bientôt de la prière, des bonnes œuvres et de la solitude, redevint ce qu’elle avait été, et reprit commerce avec Villeroy, ce qui parut à sa tante moins coupable que d’écouter les discours d’un janséniste sur le libre arbitre et la prédestination. La dévotion devint même le sujet familier de ses plaisanteries ; malgré cela, elle fut des Marlys et des particuliers du roi, se remit sur le pied des autres femmes de la cour, et fit enfin de sa chambre un rendez-vous de généraux, de ministres, de gens considérables, se moquant d’eux tous, sauf de M. d’Harcourt, dont la femme et Caylus étaient enfants des deux sœurs, et pour qui elle usait de son influence auprès de Mme de Maintenon.

*
**

Anne-Claude-Philippe de Thubières, de Grimoard, de Pestels, de Levis, Comte de Caylus, marquis d’Esternay, baron de Bransac, de Landorre, de Rivezac, de Montlaur, etc…, naquit de cette mère charmante, le 31 octobre 1692. Élevé par les soins de son oncle dans la ville d’Auxerre, il y fut, dit-il, aimé et caressé, sans pourtant préciser si ce fut à la façon de Restif, indiscret favori des servantes et de Mme Parangon…

À quinze ans, fortifié par son soudart de père, qui s’était employé à développer un tempérament vigoureux ; formé, quant à l’esprit, par une mère délicate et enjouée, le descendant du menin d’Henri III et du vieux lion des Tragiques fut présenté au roi par Mme de Maintenon, et admis à servir dans les mousquetaires. Quelques mois après, il se distinguait si brillamment à la journée de Malplaquet que Louis XIV se le fit amener, et, le prenant sur ses genoux : « Voyez mon petit Caylus, il a déjà tué un de mes ennemis ! »

Un guidon de gendarmerie fut sa récompense ; sa mère lui acheta une enseigne ; et, pendant qu’il combattait dans le Midi, elle put obtenir un brevet de colonel à « ce petit garçon plein de courage et d’ambition ». Sous les ordres du maréchal de Berwick, le nouveau mestre de camp se couvre de gloire en Catalogne ; la campagne de 1711 terminée, il remonte vers le Rhin, et conduit l’attaque du chemin-couvert, au siège meurtrier de Fribourg. La paix de Rastadt lui fait remettre l’épée au fourreau, mais l’inaction n’inspire que du dégoût à ce jeune homme fougueux. Il prend donc un congé de santé, le prolonge au-delà du terme, passe son régiment à son frère le chevalier, et, bousculant sa mère, « qui prie comme on ordonne et ordonne comme on prie », s’évade à Rome avec des desseins mystérieux. Il revient calmé dans ses ardeurs belliqueuses : « Mon fils est arrivé, écrit Mme de Caylus. Je lui laisse la liberté d’être seul quand il veut : je suis bien aise, les soirs, quand la compagnie est sortie, de le retrouver ; il n’est point triste, et a vu beaucoup de choses… Toutes les vertus morales sont dans ce petit garçon, à la réserve de la piété, qu’il faut espérer toujours. » Non, il n’est point triste, mais le goût de l’art qui s’est éveillé en lui, devant les monuments et les musées romains, le sens critique qui commence à naître, les réflexions sereines dans lesquelles il est plongé, lui valent le sobriquet de philosophe. Quant à son manque de piété que sa mère déplore, il le doit à l’esprit de sa génération. Comme l’a fait remarquer M. Samuel Rocheblave : « Ce fils d’une mère peu crédule, mais pourtant croyante, et même dévote à ses heures, se trouvera, par exemple, athée sans le savoir. Toutes les passions de la Régence couvent longuement en lui avant d’éclater. Et pourtant, on sentira longtemps, on sentira toujours qu’il a vécu dans une atmosphère différente, disparue…» Caylus tiendra de la vieille cour par la fréquentation des Dangeau, des Barneval, des Noailles, des d’Harcourt, des Villeroy, qui visitaient sa mère dans le modeste logement du Luxembourg ; c’est à ces fidèles de l’ancien régime, aigris et défiants, qu’il devra ce ton tyrannique, cet air distant, qui le feront surnommer ou définir « l’homme à la voix de gourdin », « l’aristocrate en gros souliers », ou bien encore : « un libertin de la Régence, qui a les mœurs et la morale du XVIIIe siècle, avec les goûts et les idées du XVIIe. Ce singulier partage, ajoute M. Samuel Rocheblave, est absolu, complet : ce sont comme les deux moitiés de Caylus qui regardent en sens inverse. »

D’un côté, le tempérament et l’âme, de l’autre l’esprit et la tête. Ni les études de l’artiste, ni les travaux du savant, ni cette douceur et cette harmonie particulière aux vieillesses ordinaires n’opèrent dès lors le rapprochement. Caylus sera toujours, dans les divers mondes où il est forcé de vivre, ou en arrière, ou en retard… partant singulier, gênant ou odieux, suivant les lieux ou les personnes… Faut-il rappeler, au sujet de ce retard, qu’il vit sa mère pleurer la mort de Racine, qu’il fut contemporain de la vieillesse de Boileau, « l’un des écrivains, dit-il, qui a le plus contribué aux progrès et à l’espèce d’empire de la raison embellie », et, enfin, qu’il venait de dépasser à peine sa majorité à la mort de Fénelon ?

Déjà voué à l’esthétique, le désir de savoir et de comparer, qu’il n’avait guère satisfait en Italie, l’entraîne à la suite de M. de Bonac, nouvel ambassadeur auprès de la Porte Ottomane, lequel s’était lié, dans son dernier poste de Madrid, avec le duc de Caylus, oncle du jeune comte, et Mme de Bolingbroke, veuve du marquis de Villette. Caylus prend voile à Toulon, le 17 juillet 1716, fait escale à Malte, relâche à Smyrne, et doit à l’intrépidité qui lui valut son guidon à Malplaquet, de visiter les ruines d’Éphèse, malgré les pillards, dont on effrayait les voyageurs par une peinture horrible.

« Le redoutable Caracayali, dit Le Beau, dans son Éloge, à la tête d’une troupe de Brigands, s’était rendu maître de la campagne et portait l’effroi dans toute l’Anatolie. Mais, dans le comte de Caylus, la crainte fut toujours plus faible que le désir. Il s’avisa d’un stratagème qui lui réussit. Vêtu d’une simple toile de voile, ne portant sur lui rien qui pût tenter le plus modeste voleur, il se mit sous la conduite de deux brigands de la bande de Caracayali, venus à Smyrne, où par crainte on les souffrait. Il fit marché avec eux sous la condition qu’ils ne toucheraient l’argent qu’au retour. Comme ils n’avaient d’intérêt qu’à le conserver, jamais il n’y eut de guides plus fidèles. Ils le conduisirent avec son interprète vers leur chef, dont il reçut l’accueil le plus gracieux. Instruit du motif de son voyage, Caracayali voulut servir sa curiosité ; il l’avertit qu’il y avait, dans le voisinage, des ruines dignes d’être connues ; et, pour l’y transporter avec plus de célérité, il lui fit donner deux chevaux arabes, de ceux qu’on appelle chevaux de race, qui sont estimés les meilleurs du monde, tant leur allure a de vitesse et de douceur. Le comte se trouva bientôt comme par enchantement sur les ruines indiquées : c’étaient celles de Colophon. Il y admira les restes d’un théâtre, dont les sièges, pris dans la masse d’une colline qui regarde la mer, joignaient au plaisir du spectacle celui de l’aspect le plus riant et le plus varié. Il retourna passer sa nuit dans le fort qui servait de retraite à Caracayali, et le lendemain il se transporta sur le terrain qu’occupait anciennement la ville d’Éphèse. »

Quarante ans plus tard, peu avant le célèbre ouvrage du grand Winckelmann, le souvenir de cette expédition devait lui dicter une réflexion plaisante et judicieuse : « La vue des ruines d’Éphèse, dont les Turcs ont enlevé, coupé, scié, renversé, placé sans ordre et sans règle les colonnes et les chapiteaux, pour bâtir leurs maisons et leurs mosquées, fit sur mon esprit le même effet que le plus grand nombre des explications modernes produirait sur l’esprit d’un ancien Grec éclairé, qui reviendrait au monde. » Cette certitude, d’où lui vint sans doute le désir d’instaurer une critique nouvelle, valait bien la traversée et le voisinage peu rassurant de Caracayali…

Caylus, après avoir bravé les brigands, brave la peste qui décime Constantinople, d’où la cour ottomane avait fui pour se transporter à Andrinople. Il sert d’ambassadeur à M. de Bonac, qui recule devant un nouveau voyage, par lequel il devait joindre M. des Alleurs, qui avait suivi le Sultan. Caylus s’étant acquitté de sa mission, et M. de Bonac étant parvenu à quitter Péra pour Andrinople sans passer la visite sanitaire, ce qui le choquait plus que tout au monde, il met à profit l’entière liberté qui lui est rendue pour visiter la Troade, explorer ces champs déserts où la chute de Pergame engendra le silence éternel, s’asseoir sur les pierres ruées par Achille, gravir les pentes du mont Ida, ou suivre mélancoliquement les lits desséchés du Scamandre et du Simoïs.

Riche d’observations personnelles, de mémoires et de quelques reliques précieuses, Caylus débarquait à Marseille le 27 février 1717, sans avoir vu la Grèce proprement dite, semblable à son rival, l’antiquaire Winckelmann, qui rendit son âme aux Dieux avant d’avoir touché du pied la terre qu’embellit le fils de Latone… Pourtant, comme le dit son critique, « les derniers voyages de Caylus avaient développé en lui cet instinct naturel qui le portait vers le beau, et transformé son goût en passion. L’artiste était né. Il ne voulait plus simplement observer en curieux et jouir en égoïste : il aspirait à pratiquer en homme du métier les arts dont il jugeait en connaisseur… »

Le voyageur tombait dans un Paris inconnu, le Paris de la Régence, qui avait attendu pour s’émanciper le coucher du Soleil, non sans marquer son impatience en se préparant sourdement au décor d’une aube nouvelle. Il y trouva la place que lui ménageaient sa naissance, son esprit et sa jeunesse. Avant de le rencontrer chez Mlle Quinault l’aînée, dans les Bals de Bols et les Fêtes Roulantes, ou même chez Mme Geoffrin et Mme Du Deffand, voyons-le triompher des premiers obstacles, se mettre au dessin chez Watteau, étudier la gravure dans les cabinets du collectionneur Jean-Pierre Mariette et du financier Crozat, conduire une décoration à l’Opéra, ou rêver de rénover la machinerie théâtrale. Mais la gravure et le dessin demeurent son occupation préférée. « Le noble et grand travail, écrivent les Goncourt, de traduire, mot à mot, trait pour trait, ces coups de plume où l’idée du maître, à peine née, vivante déjà, bégaye et rit au berceau !… Il grave sans peur, sabrant à grands coups les paysages italiens, balayant les grappes de feuilles, les paraphes de verdure, les fabriques détachées du ciel blanc et vierge, les dessins naïfs et rudes du Carrache. Les figures délicieuses et juvéniles du Guerchin se lèvent et sortent sous sa main, contournées d’un trait large, appuyé, épaté, avec les ombres des chairs reprises de caresses de pointes faciles et gaies. Puis les longues et volantes créatures du Parmesan, enlevées comme d’une aiguille légère et courante ; et la main, la fameuse main qu’on croyait alors une griffure de Michel-Ange, les terribles esquisses de Rubens rendues à outrance, les musculatures de Bandinelli accusées, et ressenties par la plume de roseau, les caricatures de Vinci, et les têtes carrées de Van Dyck. Et le cabinet de M. Crozat livré, donné à l’Europe par l’infatigable Caylus, le cabinet du roi était pillé pareillement et s’y prêtait de même ; et de Raphaël à Rembrandt, le faire, les procédés, l’adresse ou le feu, la manière ou le style, le secret des dessinateurs était par lui surpris et publié.

Caylus n’oubliait pas la France ni son siècle. Vous verrez la signature C *** au bas des croquades de peuple de Watteau. De Gillot, il vous donnera des danses, des fêtes, des bacchanales caprines et satyriaques, d’une touche sèche et libre comme son modèle, et de Coypel, ces pudeurs de guenons abritées derrière l’éventail, et ces beaux airs de macaque dandiné sur une hanche, gravés comme à main levée ; et des panneaux de clavecin, où, dans des treilles d’ornements, au milieu de jolies compagnies, des singes crachent dans des flûtes ou grattent des violons ; et des caricatures de société, publiées pour le rire des amis, et cette gravure d’après lui-même, des ânes avec des loupes regardant des tableaux, l’Assemblée des Brocanteurs ; après des centaines de lettres ornées, les panneaux printaniers, rustiques et galants d’Oudry ; les statues et les dessins et les grasses académies de Bouchardon.

Bouchardon, ai-je dit ; et nous voilà aux plus vivantes gravures de Caylus, à celles qu’il a le mieux aimées… La rue avec son bruit, ses passants et son spectacle, ses costumes et ses chansons, ses marchands et ses marchandes, et la promenade des marchandises ; et le Noël assourdissant des métiers, et le vacarme et le mouvement de Paris vendeur et hurleur, un monde ouvrier, le travail qui va, le porteur d’eau portant ses larges seaux, le petit commissionnaire avec son banc sous le bras, les vielleuses, les petites laitières, les petites harengères, les casseurs de pierre, les tonneliers, les rémouleurs, les scieurs de bois, les savetiers, et les montreurs de lanterne magique ; la porteuse de bois et l’écosseuse, et le marchand de balais, et le marchand de peaux de lapin – les Cris de Paris ! feuilles de papier aujourd’hui jaunies qui sont tout le reste, et tout le souvenir, et tout l’écho de ce vaste aboiement, qui roulait chaque jour dans le Paris du XVIIIe siècle ses éclats et son vacarme… »

*
**

Les scènes que le Comte de Caylus grave d’après Bouchardon, il les décrira d’après nature dans l’Histoire de M. Guillaume Cocher, les Bals de Bois, les Fêtes Roulantes, les Écosseuses et les Étrennes de la Saint-Jean. Car cet aristocrate négligé, ce gros homme chaussé de bas de laine, à la perruque hérissée, à l’habit à boutons de cuivre, se mêle au peuple de Chaillot, du Huleu et du Port-au-Foin ; on raconte même qu’il exécuta une enseigne pour un peintre qui, pris à la rusticité de sa mise autant qu’à la bonhomie de ses conseils, quitta l’échelle et lui tendit ses pinceaux, comme à quelque maître-artisan, paternel et désœuvré. Les Goncourt ont écrit qu’il fut Vadé avec l’accent de Candide, et d’autres qu’il précéda le genre poissard. La première critique est plus brillante que juste, et la seconde décèle une connaissance imparfaite du genre, car les livrets populaires furent nombreux au siècle précédent, où s’exprimèrent les Dames de la Halle, les chambrières, les farauds et les soldats, dans le vocabulaire argotique des corporations, des bals-musettes, des corps-de-garde, et dans la naïveté goguenarde du pavé de Paris. Là, comme en matière de dessin et de critique archéologique, Caylus a cru devoir remonter aux maîtres anciens du roman de mœurs, c’est-à-dire du fabliau ; il a, presque seul de son temps, étudié l’art de conter dans les manuscrits de la Bibliothèque du Roi, de Sainte-Geneviève et de Saint-Germain-des-Prés. « Rien n’est indigne de recherches, écrit-il, principalement sur les choses qui regardent notre langue et le progrès que l’esprit a fait dans notre nation. » Dans la préface de Tiran-le-Blanc, il ose avancer qu’un roman qui nous peint les mœurs et la façon de penser du XVe siècle doit jouir du même privilège qu’un roman grec, et qu’il n’y a pas que l’Antiquité qui mérite notre attention et nos recherches. Après La Fontaine, son auteur préféré, il a retrouvé le filon de notre génie racique, cette vieille et profonde malice, toujours mêlée à quelque impureté, et qui est comme le symbole de l’esprit inséparable de la matière. Un esprit fait d’antithèses comme notre « aristocrate en gros souliers », parent du « grand benêt de La Fontaine », n’était-il pas désigné pour exploiter sa trouvaille et même l’avoir faite ? Et s’il a l’accent de Voltaire, étant de la famille, le rattacher à Vadé, c’est le limiter au genre poissard : c’est prendre son moyen d’expression pour son unique objet. Vadé s’amuse d’une langue burlesque, et ne va guère au-delà d’un pittoresque de cabaret, tandis que Caylus s’applique à la peinture de mœurs et de caractères. Il s’applique, mais sans lourdeur : on dirait que « ses nonchalances, » comme celle de Regnier et de La Fontaine, « sont ses plus grands artifices. » Il s’applique à « la simplicité et la naïveté, dit-il, qui seront toujours la base du vrai ; » il a par-là renouvelé le roman ; il fait aujourd’hui figure de précurseur, et Guillaume Cocher, ainsi que les Bals de Bois resteront comme des témoignages authentiques, au même titre que les Contemporaines ou les Nuits de Paris du typographe d’Auxerre, et les Petites gens d’Henry Monnier. Caylus, ont encore écrit les Goncourt, « habille aux Halles la comédie parisienne, pendant que les lettres épient à la porte des salons les confessions galantes, et qu’elles sont tout occupées à peindre une société de convention ». C’est juste, mais il fut aussi, de nos jours, un naturalisme de convention, prétentieux et noir, que huit lustres écaillent déjà, cependant que les pochades de Caylus gardent encore leur éclat charmant et véridique.

Voilà ce que M. Samuel Rocheblave, uniquement attaché à l’antiquaire, appelle en trois mots des platitudes, des fadeurs et des grossièretés. « Quant aux perles, ajoute-t-il, qu’on pourrait découvrir dans ce fumier (et il en est peut-être d’une pureté relative), les cherche qui en aura le temps et le goût. » On croirait entendre un lettré du XVIIe siècle parlant du jargon gothique, ou M. de Voltaire traitant de welches les choses hors de sa compétence ou contraires à son humeur. Les contemporains de Caylus, même Diderot, qui ne le pouvait sentir, prenaient le temps de découvrir ces perles, que, pareil au Coq de Phèdre, M. Samuel Rocheblave estime moins que la pâture qu’il s’est choisie. Le Sofa et Les Bijoux Indiscrets sont sortis, en effet, de Nocrian, conte en prose traduit du Fabliau de Garin, remis en un semblant de vieux langage, et à peine déformé, quoi qu’en dise l’adaptateur, qui reproduisit la même facétie dans la gracieuse translation du Court Mantel.

Mais Caylus ne s’en tint pas à cacher des perles dans la boue de Paris ou les bas de futaine des gargamelles : il en est qui fleurissent comme la perce-neige les buissons forestiers de ses Contes des Fées ; d’autres qu’il jeta à pleines mains dans ses Contes Orientaux, d’un pittoresque moins épuré que celui de Galland, et d’un ton « philosophique » qui fait souvent penser à Voltaire ; d’autres, enfin, dont ce conteur-né parsema le heaume de Tiran-le-Blanc, héros d’une ancienne chevalerie espagnole.

L’époque de ces contes gaillards, chevaleresques, féeriques, ou simplement bouffons, correspond à la liaison du comte de Caylus avec Mlle Quinault, pour laquelle il écrivait aussi des parades et des comédies, qu’il jouait lui-même à Morville, sur un théâtre privé. La comédienne, retirée de la scène, avait fondé une sorte d’ « académie de gaudriole », qui réunissait, l’après-midi et la soirée du dimanche, Voltaire, Fagan, Duclos, Collé, Crébillon, Montcrif, Voisenon, Maurepas, Pont de Veyle, Tressan, Surgères, Coypel, et autres mauvais sujets prompts à la saillie. Cette académie s’appelait la Société du bout du Banc, à cause de la difficulté que l’on avait d’y trouver une place, et du cas que l’on y faisait de la plus étroite. Au souper, un encrier remplaçait sur la table la pièce de milieu, et chacun pouvait ainsi, en allongeant la main, consigner les quolibets, les chansons, les polissonneries et les épigrammes qui lui semblaient en valoir la peine. Caylus ramassait ensuite ces folies, dont il était à la fois le père et le parrain, selon l’expression des Goncourt ; il reliait les plus décousues, et, de temps à autre, paraissaient soit le Recueil de ces Messieurs, soit les Bals des Bois, les Écosseuses, les Étrennes de la Saint-Jean, ou l’Académie des Colporteurs, toutes facéties, enfin, réunis pêle-mêle en 1787, sous le titre d’Œuvres badines de M. le Comte de Caylus. La « paternité de leur parrain », comme on le conçoit, est assez difficile à établir ; néanmoins, la tradition, quelques notes de Montcrif, et le plus souvent la marque de l’auteur, permettent des hypothèses au moins vraisemblables.

Tout l’esprit de Momus – et de Cornus, dieu jaseur et médisant qui préside à la toilette et pétillé aux flambeaux –, ne pouvait tenir, cependant, dans les XII tomes du Caylus : le recueil manuscrit de Maurepas contient la majeure partie rimée des satires qui se débitaient, dit M. Octave Uzanne, « à la bonne franquette et à veste déboutonnée. » Mal en prit à Maurepas, de recueillir ces saillies, d’y prendre part et de les propager. « On en aura pour longtemps à dire sur la disgrâce de M. de Maurepas, lit-on dans les Mémoires et journal inédit du Marquis d’Argenson, à la date du 3 mai 1749. Il avait fait lui-même une chanson, et il était prouvé que ce ne pouvait être que de lui. On avait soupé quatre seulement aux cabinets : le roi, la marquise [de Pompadour], madame d’Estrades et M. de Maurepas. La marquise avait un bouquet de jacinthes blanches : elle le rompit, il se répandit. Le lendemain parut cette chanson :

Par vos façons nobles et franches,
Iris, vous enchantez nos cœurs,
Sur nos pas vous semez des fleurs,
Mais ce ne sont que des fleurs blanches.

D’ailleurs, disait-on, quand ce ne serait pas lui qui l’aurait faite, ce serait toujours quelque poète de sa connaissance. Pourquoi a-t-il été conter cette bagatelle ? Doit-on redire ce qui s’est passé chez le roi en particulier !…

On a refusé à M. de Caylus la permission de suivre à Bourges son ami Maurepas. Son secrétaire, le sieur Sallé, l’a obtenue, et est parti. »

On craignait, sans doute, que les deux compères ne s’excitassent l’un l’autre, ne missent leurs efforts en commun, ou ne fissent venir à la fin leurs amis du Bout du banc…

*
**

Le comte de Caylus se trouvait moins à l’aise chez Mme Geofrin, « femme pondérée, gardée et affermie de maximes et d’axiomes », « ennemie née des avis forts et tranchants », qui avait fondé chez elle deux dîners, l’un, le lundi, pour les artistes, l’autre, le mercredi, pour les gens de lettres. On l’achèvera de peindre avec Marmontel en ajoutant qu’ « elle tenait sous sa main ces deux sociétés naturellement libres, marquait des limites à cette liberté, et les y ramenait par un mot, par un geste, comme un fil invisible, lorsqu’elle voulait s’échapper. "Allons, voilà qui est bien !", était communément le signal de sagesse qu’elle donnait à ses convives… »

Là, l’auteur de M. Guillaume Cocher, l’amant de Mlle Quinault, était, comme il le dit, parlant du monde, contraint de « se conformer à la conversation et au goût des gens » avec lesquels il était obligé de vivre, « comme on est, par exemple, obligé de faire un voyage, ou quand on est embarqué sur un vaisseau ». Aussi cet homme ennuyé, qui pensait « qu’un vaudeville soulage en un instant tout Paris », passait-il « souvent pour extraordinaire parce qu’il évitait alors de se livrer ». Ce fut dans cette posture que le jugea Marmoutel, « sot frotté d’esprit », qui crut deviner un ennemi sous sa froide politesse.

« Je ne saurais dire lequel de nous deux avait prévenu l’autre ; mais à peine avais-je connu le caractère du personnage que j’avais eu pour lui autant d’adversion qu’il en avait pour moi. Je ne me suis jamais donné le soin d’examiner en quoi j’avais pu lui déplaire ; mais je savais bien, moi, ce qui me déplaisait en lui : c’était l’importance qu’il se donnait pour le mérite le plus futile et le plus mince des talents ; c’était la valeur qu’il attachait à ses recherches minutieuses et à ses babioles antiques ; c’était l’espèce de domination qu’il avait usurpée sur les artistes, et dont il abusait en favorisant les talents médiocres qui lui faisaient la cour, et en déprimant ceux qui, plus fiers de leur force, n’allaient pas briguer son appui ; c’était enfin, une vanité très adroite et très raffinée, et un orgueil très âpre et très impérieux, sous les formes brutes et simples dont il savait l’envelopper. Souple et joyeux avec les gens en place de qui dépendaient les artistes, il se donnait près de ceux-là un crédit dont ceux-ci redoutaient l’influence. Il accostait les gens instruits, se faisait composer par eux des mémoires sur les breloques que les brocanteurs lui vendaient ; faisait un magnifique recueil de ces fadaises, qu’il donnait pour antiques ; proposait des prix sur Isis et Orisis pour avoir l’air d’être lui-même initié dans leurs mystères ; et, avec cette charlatanerie d’érudition, il se fourrait dans les académies sans savoir ni grec ni latin. Il avait tant dit, tant fait dire par ses prôneurs qu’en architecture il était le restaurateur du style simple, des formes simples, du beau simple, que les ignorants le croyaient ; et par ses relations avec les dilettanti, il se faisait passer en Italie et dans toute l’Europe pour l’inspirateur des beaux-arts. J’avais donc pour lui cette espèce d’antipathie naturelle que les hommes simples et vrais ont pour les charlatans ».

Il est sensible que Marmontel envie le fauteuil académique de Caylus, qu’il ne se fait aucune idée de l’importance de ses travaux, et qu’il redoute le peu de cas qu’un antiquaire doit faire à son tour de Bélisaire, Cléopâtre et Didon ! Quant à son assertion de l’ignorance de Caylus, privé d’humanités, elle est démentie, non seulement par la traduction du Défi Amoureux de Venieri, qui ne lui est à vrai dire qu’attribuée et qu’il eût pu faire exécuter, mais encore par une anecdote amusante. Le nez sur une lettre latine que lui écrivait le comte Rezzonico, Caylus commença de traduire devant Barthélemy ; mais, rebuté par quelque difficulté, il dit en soupirant qu’il se recommandait à la Providence. « Enfin ! » lui répondit le spirituel abbé.

Il est juste, après le portrait tracé par Marmontel, de reproduire celui que l’on rencontre au tome V des Œuvres badines, dont Caylus est certainement l’auteur, et qui semble répondre, par son titre même, aux médisances du courtisan de Marigny.

Le Pour et le Contre

Portrait de C. C ***

En comptant ses défauts, dont le moindre l’étonne,
De lui-même Damon fait souvent peu de cas,
Mais à se corriger Damon ne parvient pas.
Il se gronde trop fort, et trop tôt se pardonne.
On peut le peindre en laid, on peut le peindre en beau.
Employons, s’il se peut, un fidèle pinceau :
Par amour-propre il est timide,
Et par timidité stupide.
L’extérieur est froid, l’intérieur est vif.
Lent dans les petits soins, dans ses devoirs actif ;
Il est né très sensible et connaît peu la haine,
Il s’offense aisément et pardonne sans peine,
Sujet aux passions, épris de la vertu,
Damon, dans ses désirs est toujours combattu.
À l’amour du travail il unit la paresse.
Parfois caustique, et jamais médisant,
Sans complaisance, ou par trop complaisant,
Opiniâtre né, docile par faiblesse,
Il voudrait être libre et s’enchaîne sans cesse.
Son cœur à l’amitié s’ouvre trop aisément,
Et les soupçons, enfants de la délicatesse,
Dans ce cœur trop sensible entrent facilement.
À cacher ces soupçons avec soins il s’applique ;
Il boude fréquemment, rarement il s’explique ;
Au sort des malheureux, toujours il compatit.
Il est quelquefois grand, et souvent très petit.
Quant à l’esprit, je rêve, j’examine :
En dirai-je du mal ? en dirai-je du bien ?
Sait-il beaucoup ? – Tant soit peu plus que rien.
Assez facilement, dit-on, il imagine.
Passable en ses écrits, en personne ennuyeux ;
Philosophe parfois, ne pouvant faire mieux,
Il fuit le monde et désire lui plaire.
Doux à l’extérieur, au fond assez malin,
Saisissant les défauts, à les citer enclin ;
Se connaissant assez, toutefois, pour se taire.
– Si vous trouvez Damon flatté de ce portrait,
N’en soyez pas surpris, par lui-même il est fait :
Amis, fournissez lui chacun un beau mémoire,
De sa correction il vous devra la gloire.
*
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Caylus, partagé entre les badineries, les études archéologiques et les beaux-arts, eut cependant une grande douleur qui modifia sa vie, la mort de cette mère tendre et spirituelle, dont il habitait toujours la maison, et qui, de son lit de malade, lui dictait ses Souvenirs. Ce fut, comme le dit M. Samuel Rocheblave, « une sorte de veuvage intellectuel ». On en retrouve l’éloquente affliction dans quelques lettres à l’abbé Conti, dont il suffira de citer ce passage : « Je n’ai point été étonné de la lettre touchée et touchante que vous m’avez écrite sur le plus grand malheur de ma vie. J’ay éprouvé en la lisant une douleur aussi déraisonnable (en un sens) que celle du premier moment, et je vous assure que dans celui où je vous écris, je suis pénétré et accablé de mon malheur… Je ne sais plus vivre. Cependant, vous me connaissez asses de ressource dans l’Esprit. Je me trouve isolé, mon pays me dégoute. Les affaires qui sont toujours la suite de ces malheurs me feront je crois abandonner ma patrie, la philosophie ne m’est d’aucun secours et je n’éprouve que le mécanique de l’homme le moins éclairé. À tout ce que le commerce le plus amiable peut avoir de séduisant, a toute la volupté et la parure qu’il entrainait à sa suite, il a succédé une solitude affreuse. Paris est un désert pour moi et je ne sais quel genre de vie mener… » L’arrivée de Mme de Bolinbroke lui apporta quelque soulagement, mais elle dut bientôt repartir à Londres, le laissant à ses anciens amis, qui ne tardèrent pas à l’abandonner, comme M. de Villeroy, que sa mère avait aimé. Caylus quitta le logement du Luxembourg pour un corps de logis carré, à l’Orangerie des Tuileries, où renonçant presque entièrement au monde, il s’occupa de l’aménagement de ses collections et se consacra plus que jamais à l’Antiquité. L’entrée de ce logis, dit M. Le Beau dans son Éloge, « annonçait l’ancienne Égypte : on y était reçu par une belle statue Égyptienne de 5 pieds 5 pouces de proportions. L’escalier était tapissé de médailles et de curiosités de la Chine et de l’Amérique. » C’était le musée de la vie privée des anciens, de leur culte, de leurs usages, de leurs mœurs, pour lequel il dépensait 60 000 livres de revenu. Là où il ne pouvait « loger que trois laquais et un ami », s’entassaient des monnaies, des bronzes étrusques, des bibelots d’Herculanum, des pâtes de verre, des fragments d’enseignes, des pots cassés, des statues mutilées et des ferrailles. Des correspondants comme Paciaudi, Galiani, Zanetti, Alfani, Natoire, Belloti, surveillaient pour lui l’Italie, la Grèce ou l’Égypte, et d’obscurs collaborateurs, richement rémunérés, fouillaient les brocanteurs de Rome. Lui-même, qui réclamait toutes les balayures de la place Navone, remuait la poussière des antiquailles et des vieilles nippes chez les chiffonniers parisiens, en songeant aux tartanes et aux bricks sillonnant pour lui la Méditerranée, chargés de marbres d’Athènes, de monuments de Tyr, ou de laves Égyptiennes. Il est heureux de ses propres découvertes ; il s’amuse même des faux, que déjà l’on fabrique à Venise, comme cette figurine d’une teinte suspecte, qu’il plonge dans un bain et qui s’y dissout.

L’Europe a les yeux fixés sur son musée. Lorsqu’il est plein, il le déverse au Cabinet du Roi, et le recommence avec une ardeur croissante. Il fait pourtant construire un hôtel pour loger ses collections et les garder ainsi plus longtemps. Il ne s’arrête de fureter, d’étiqueter et de correspondre que pour présenter des rapports à l’Académie des Inscriptions, qui, dès 1731, lui avait conféré son plus haut titre, celui d’amateur honoraire, ou pour graver les quinze cents monnaies impériales d’or et les pierres intaillées du Cabinet du Roi. Il ajoute à ce labeur considérable celui de ses autres ouvrages iconographiques et critiques : le Recueil d’antiquités égyptiennes, étrusques, grecques, romaines et gauloises, les Vies des premiers peintres du Roy, les Nouveaux sujets de peinture et de sculpture, le Mémoire sur la peinture à l’Encaustique, Y Histoire de Joseph, d’après Rembrandt, la Description d’un tableau représentant le sacrifice d’Iphigénie, les Tableaux tirés de l’Iliade et de l’Odyssée d’Homère et de l’Énéide de Virgile, avec des Observations générales sur le costume, l’Histoire d’Hercule le Thébain, la Vie d’Ed. Bouchardon, sculpteur, et tant d’autres qui attestent son entière dévotion à l’histoire de l’Art. Enfin, non satisfait d’avoir fondé des prix d’expression, d’anatomie et de costume, pour compléter l’éducation du goût par celle du métier, il fournit le modèle, l’atelier, les conseils, et souvent même des subsides aux jeunes peintres et sculpteurs sans renommée. Mais il a ses entêtements et ses partis pris dont il ne saurait démordre. Il y a, par exemple, Bouchardon, « à qui il rend un culte exclusif », et Cochin ajoute qu’il ne consentait pas à revenir sur l’examen d’un premier coup d’œil. Ce sont « ces petites tyrannies que les amateurs exercent sur les artistes », qui vaudront à Caylus une foule d’ennemis et de mécontents, les anti-Caylus et les boudeurs, Cochin, Mariette, qui se crut persécuté, Slodtz, rival de Vassé, Pigalle, Coustou, et Bachelier, que le passionné Diderot, dans sa brochure sur la Peinture en Cire, pose en victime du ressentiment.

Quoi qu’il en soit, le précurseur de Winckelmann, qui, lui-même, le nommait l’immortel comte de Caylus, celui, disons-nous, de qui Lessing s’appropria plusieurs idées, chercha de relever l’art français par l’enseignement académique, le modèle retouché par l’école, l’histoire transportée sur la toile, la formule, enfin, qu’exploita David, mais qu’il n’a pas créée. Car, comme le démontre M. Samuel Rocheblave, dont on ne saurait de cette question écarter l’érudite compétence, « entre David et les artistes de l’âge précédent, il y a quelqu’un, à savoir Caylus. Le jour où Herculanum commence à sortir de sa cendre, Caylus a parfaitement senti qu’un fait comme la résurrection de l’art antique devait influer au plus haut point sur l’art moderne. Seulement Caylus se pressa trop. Il se hâta de conclure, quand le procès était loin d’être instruit, quand lui-même ne connaissait, parmi tant de pièces chaque jour plus nombreuses, que les moins intéressantes. Cependant, on peut noter chez lui, grâce à ce juste pressentiment, deux préoccupations capitales : la première, de rendre la critique d’art plus digne de sa tâche, en lui interdisant toute attitude littéraire…, la seconde, d’accommoder, en ce qui concerne le grand art, la forme antique à la pensée moderne… »

Voilà donc où menèrent les breloques dont se raillait mesquinement le petit bonhomme Marmontel, ces éclats de marbre, ces pots cassés, ces morceaux de verre, qu’une étude savante et passionnée a transformés littéralement en matériaux d’une seconde Renaissance.

Mais le cadre d’une notice succincte ne peut contenir d’étude plus étendue sur Caylus antiquaire ; tel n’est pas non plus notre objet…

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La goutte eut raison de ce tempérament de fer, que ni le plaisir, ni l’étude, ni surtout un travail presque aussi considérable que celui des plus grands producteurs, n’avaient pu faire fléchir. Au commencement de l’été de 1764, un dépôt se forma sur une de ses jambes ; se sentant grièvement atteint, prêt à « retourner d’où l’on est venu », il s’alita, et ce fut de sa couche qu’il reçut l’un des derniers arrivages d’antiquités, que le P. Paciaudi, gardant l’anonyme, envoyait facétieusement par un commissionnaire anglais. « Cinq petites figures très bien choisies, écrivit Caylus, le 20 décembre 1763, à celui qui signait un amateur de la liberté, un citoyen du monde, et dans lesquelles il y en a trois dont je puis profiter. Cet envoi était accompagné d’une caisse contenant un marbre d’environ trois pieds de long sur un peu plus d’un pied de haut, et qui représente un bas-relief que l’on pourra regarder comme représentant l’Enfance des Arts, en Égypte… » L’envoi était adressé « à un gentilhomme français éclairé et bienfaisant. »

Près de la mort, il fait le compte des antiquaires d’Europe qui peuvent le précéder dans l’autre monde, et lui permettre d’enrichir son musée par leurs ventes, comme le bonhomme Zanetti, « qui possède des miniatures de la Rosalba, et qui n’ira pas loin. » Les jours d’assemblée de l’Académie royale de peinture, il se faisait porter par ses laquais, et la veille de sa mort, heureux d’échapper aux prêtres et aux médecins, il se promenait dans son carrosse de remise, riant de la farce, et rêvant encore aux « six des plus beaux vases de verre blanc », qu’il avait fait venir de Langres, à « une colonne de petits étrusques, à la tête desquels était un Hercule, assez bien travaillés pour le temps. »

Il rendit l’âme le 5 septembre 1765, ou plutôt il mourut, – car il prétendait n’avoir point d’âme, comme il le soutint avec bonne humeur dans sa jeunesse, – lors d’une grave maladie, aux parents qui l’entouraient, y compris son oncle, l’évêque d’Auxerre. Ses derniers moments, racontés par Grimm, font ressouvenir de cette boutade « philosophique ».

« Son curé, qui s’appelle M. Chapeau, étant venu le voir pendant que l’excès du mal le retenait chez lui, malgré lui, il lui dit : – Monsieur le Curé, je vous entends ; vous pouvez vous épargner la peine de revenir. Le temps est mauvais et je vous promets de ne pas sortir d’ici sans chapeau. Il lui a tenu parole ; il a bien fallu que M. Chapeau vînt le chercher pour le transporter dans sa paroisse… »

Le corps de Caylus fut déposé à Saint-Germain-l’Auxerrois, dans un sarcophage de porphyre – à présent au Louvre – ce qui fit écrire à l’implacable Diderot :

Ci-gît un antiquaire acariâtre et brusque :
Ah ! qu’il est bien logé dans une cruche étrusque !

Il crut nécessaire d’ajouter dans son Salon : « Nous avons perdu cette année deux grands peintres et deux habiles sculpteurs, Carle Van Loo et Deshayes, Bouchardon et Slotz. En revanche, la mort nous a délivré du plus cruel des amateurs, le Comte de Caylus. »

Ouvrages à consulter

Le Beau, Éloge historique, lu à la rentrée de l’Acad. Roy. des Inscriptions et Belles-Lettres, 1766 ; – Grimm, Correspondance littéraire ; – Diderot, Salon de 1765 ; Histoire de la peinture en cire, t. X de l’éd. collective de 1821 ; – Villiers, Mémoires d’un Déporté, an X ; – Marmontel, Mémoires, an XIII, t. II, livre VI ; – Serieys, Souvenirs du Ctede Caylus (apocryphes) Paris, 1805 ; – Correspondance inédite du Comte de Caylus, avec le P. Paciaudi, théatin, 1757-1765, par Ch. Nisard, impr. nat 1877 ; – Mémoires inédits de Ch. Nic. Cochin, par Ch. Henry, 1880 ; – Abécédaire de P.J. Mariette, éd. de Ph. de Chennevières et A. de Montaiglon, 1851-1853, t. I ; – K. Juste : Winckelmann, sei Leben, seine Werke und seine Zeitgenossen, Leipzig, 1872 ; – R.B. Stark, Handbuch der Archaeologie der Kunst, Leipzig, 1878 ; – Alfred Maury, L’Ancienne Académie des Inscriptions ; – Caix de Saint-Aymour, Le Musée Archéologique ; – Clément de Ris, Les amateurs d’autrefois ; – Dumenil, Histoire des plus célèbres amateurs français ; – Edmond et Jules de Goncourt, Portraits intimes du XVIIIe siècle, 2me série, 1858 ; – Octave Uzanne, Facéties du Comte de Caylus, Paris, 1879 ; – Le portefeuille de Monsieur le Comte de Caylus, Paris, 1880 ; – Souvenirs et Correspondance de Mme de Caylus, éd. Émile Raunié, Paris, 1881 ; – Samuel Rocheblave, Essai sur le Comte de Caylus, Paris, 1889 ; – Ad. Van Bever, Contes et Facéties galantes, 1re série, Paris, Michaud, s. -d.

Bibliographie

Le Voluptueux hors de Combat, ou le Défi amoureux de Ligdame et de Chloris, nouvelles poésies galantes en français et en latin. À Cythéropolis, chez Pierre L’Arrétin, imprimeur de l’Académie des Dames, à la Vénus de Grèce, s. -d. In-8° de 63 pp. (vers 1732).

Poème latin apporté en France par le Chevalier Venièri, ambassadeur de Venise, qui en est probablement l’auteur. Il est accompagné d’une traduction en vers français (par Anselin) et de quelques vers de l’Abbé Jacques D’Estrées. Dans l’exemplaire qui est à la Bibliothèque nationale, sous la cote Enfer 555, on a ajouté une traduction manuscrite en prose, que le Catalogue de la B.N., attribue au Comte de Caylus. Elle est, croyons-nous, inédite, et en tout cas fort digne de figurer dans ses œuvres.

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Histoire de M. Guillaume, Cocher. Paris, s. -d. (vers 1735). In-12 en 2 parties.

On a prétendu (Cf. Contant d’Ouville, Mémoires d’une Grande Bibliothèque, Tome II, p 129), que l’auteur de M. Guillaume serait un ami de Caylus plus jeune que lui, sans doute le Comte de Maurepas.

Réimprimé dans le Tome X des Œuvres Badines (voir plus loin) ; dans les Facéties du Comte de Caylus, avec préface d’Octave Uzanne, Paris, Quantin, 1879 ; dans les Contes et Facéties de Caylus, Paris, Dentu, 1885, et par Flammarion, Paris, s. -d. (1899) : Histoire de M. Guillaume, suivie de Facéties diverses.

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Les Écosseuses ou les Œufs de Pâques, suivi de l’Histoire du porteurd’eau, ou les Amours de la ravaudeuse, comédie. Troyes, Vve Oudot, 1739, in-12.

Attribué à Caylus, Vadé et la Comtesse de Verrue, en collaboration.

Réimprimé à partir de 1741, avec des augmentations, sous le titre général : Les Étrennes de la Saint-Jean (Voir plus loin), et dans le Tome X des Œuvres Badines (voir plus loin).

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Histoire de MlleCronel, dite Frétillon, actrice de la Comédie de Rouen. Écrite par elle-même. À La Haye, aux dépens de la Compagnie, 1740. In-12 en 4 parties, les dernières sous la date de 1742.

Les bibliographes sont d’accord pour attribuer à Gaillard de la Bataille les trois dernières parties de ce pamphlet contre Mlle Clairon ; mais certains d’entre eux attribuent à Caylus tout au moins la première partie (les trois dernières ayant été publiées plus tard), qui est, en effet, d’un style bien meilleur que les suivantes. C’est donc cette première partie que nous publions.

Réimprime en 1743 et en 1762.

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Les Étrennes de la Saint-Jean, Paris, s. -d. (vers 1741), in-12.

Par Caylus, en collaboration avec Moncrif, Crébillon fils, La Chaussée, Voisenon, Sallé et le Président de Montesquieu. Nous donnons seulement trois fragments de ce recueil.

Cet ouvrage a eu de nombreuses éditions, dont voici la liste : Seconde Edition, Troyes, Vve Oudot, 1742, puis, 1745 et 1750. Troisième édition, revue, corrigée et augmentée de plusieurs morceaux d’esprit qui n’ont point encore paru, Troyes, 1751, puis 1757 et 1758. Enfin, sous le titre : Les Écosseuses, ou les œufs de Basques, suivis de l’Histoire du porteur d’eau, ou les Amours de la Ravaudeuse, seconde partie des Étrennes de la Saint-Jean. Troyes, Vve Oudot, 1782, in-12.

Insérées dans le Tome X des Œuvres Badines, (Voir plus loin), les Étrennes de la Saint-Jean figurent en entier ou en fragments, dans quatre volumes cités plus haut : Facéties de Caylus, Paris, 1879 ; Contes et Facéties de Caylus, Paris, 1885, Les Épreuves d’Amour, Paris, Flammarion, s. -d., et Histoire de M. Guillaume, Paris, Flammarion, s. -d.

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Quelques Aventures curieuses et Galantes des Bals de Bois donnés à Paris. Chez Guillaume Dindon, 1745. In-18, de 64 pages. En collaboration avec Voisenon. Réimprimé dans les Œuvres de Voisenon, 1781 (Tome V), dans le Tome X des Œuvres Badines de Caylus (Voir plus loin), et dans les Facéties de Caylus, Paris, 1885.

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Les Manteaux, Recueil. La Haye, 1746. In-8, avec un frontispice.

Nous avons fait un choix parmi les pièces qui composent cet ouvrage, le seul peut-être de tous ceux que nous publions qui soit certainement et entièrement de Caylus.

Il y eut une seconde édition, en 1756, et une troisième sous la rubrique Londres et Paris, 1775, in-12. Les Manteaux figurent dans les tomes V et VI des Œuvres Badines (Voir plus loin).

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Nocrion, conte allobroge, Paris, 1747, in-12 de 38 pages, avec un frontispice gravé par Eisen.

On s’accorde généralement pour attribuer à Caylus ce délicieux ouvrage, que D’Hémery, inspecteur de la librairie, indique cependant dans une note comme étant l’œuvre de Gueullette, alors que Jamet le Jeune penche pour l’attribution au Cardinal de Bernis, d’après Duclos, dit-il. Jamet ajoute que le Chevalier de Mouhi était considéré comme le véritable père de Nocrion par l’Abbé d’Hébrail, le premier anecdotier bouquiniste de Paris. Tout bien considéré, nous penchons pour l’attribution à Caylus.

Nocrion est tiré, comme Les Bijoux indiscrets de Diderot, d’un fabliau du XIIIe siècle, intitulé : Garin, ou Le Chevalier qui faisait parler les C… et les C. ls. On trouve ce fabliau imprimé pour la première fois dans le Tome III des Fabliaux et Contes des Poètes François des XII, XIII, XIIV et XVes siècles, tirés des Meilleurs Auteurs. Amsterdam, 1756. Caylus le connaissait donc avant sa publication. Nocrion est l’anagramme de C.. noir.