On ne naît pas père, on le devient - Julien Chouvet - E-Book

On ne naît pas père, on le devient E-Book

Julien Chouvet

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Beschreibung

Partant de son expérience personnelle de père et d'éducateur, l'auteur contemple le mystère universel de la paternité : un lien qui unit père et enfant à travers le regard.

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Couverture : Christophe Roger

Composition : Soft Office (38)

© Éditions Emmanuel, 2016

89, bd Auguste-Blanqui – 75013 Paris

www.editions-emmanuel.com

ISBN : 978-2-35389-573-1

Dépôt légal : 2e trimestre 2016

À tous ceux qui m’ont conduit

sur la route de la paternité :

mon père,

ma mère,

mon épouse,

mes enfants

et tous mes pères…

« L’éducation n’est qu’un tissage de regards. »

Christiane SINGER

Inspiration

La lumière du soleila la douceur orangée de l’automne que j’aime. Sa morsure estivale a laissé place à une tendresse tamisée. Elle caresse la peau et ne la brûle plus comme il y a un mois. Les cris des enfants qui jouent forment avec les rires un charmant mélange plein de vie. Certains courent, d’autres se cachent. Deux ou trois restent isolés, debout, le dos appuyé contre le mur. Leur regard intérieur et silencieux en dit long.

La tôle ondulée en plastique du préau, à trois mètres de hauteur, supporte mille objets mystérieux coincés là, Dieu sait depuis combien d’années. En tapant légèrement par-dessous avec un ballon ou un balai, on parvient à faire glisser vers le bord une vieille balle en mousse, une casquette décolorée, une pomme de pin ou une pauvre branche.

Telle une impression photographique brûlant finement les contours de la scène, tous mes sens sont en alerte. Les écoliers qui courent écrasent de leurs semelles le gravier gris, créent des courants d’air, et soulèvent la poussière qui parvient jusqu’à mes narines et donne un autre goût à ma salive.

Cette atmosphère, je la connais bien. C’est celle de la rentrée des classes.

En regardant ces écoliers, une évidence me traverse : leurs cris sont des appels. Ils cherchent le regard des autres, le regard de l’autre. Ces appels viennent de l’intérieur, du ventre. L’intériorité de l’enfant, quel abîme ! L’enfant cherche un regard qui le tire vers le haut, pour sourire, jouer, grandir. L’enfant cherche à établir une relation.

J’ai 8 ans et ne sais pas encore que cette histoire va transpercer les années. Elle devient mon actualité, mon quotidien, éclaire les pages qui suivent.

D’où vient la force des regards qui m’ont fait grandir ?

Les yeux de mon père. Et tous ces autres regards qui m’ont hissé plus haut que moi-même. Je ferme les yeux et les revois chacun : sévères ou doux, directs ou pleins de bonté. Ils sont toujours présents dans mes souvenirs. Pour Chesterton, « l’amateur a le droit de faire ce qu’il peut avec les faits que les spécialistes établissent ». Je vais donc tenter de débroussailler le terrain en amateur – au sens de celui qui aime. Les tranches de vie qui suivent vont éclairer ma recherche. J’ai tenté de recueillir des éclats de lumière sur des miroirs paternels grands, étriqués, larges ou brisés, à la manière d’un kaléidoscope intrigant, étrange et beau à la fois. Si ces pages peuvent refléter un peu de clarté, je serai un père d’autant plus heureux.

Connaître son père est vital. Ce lien est à rechercher et à entretenir. Or, le lien entre un père et ses enfants est moins visible que le lien maternel. Être mère, cela se voit et saute aux yeux de plusieurs manières, même avant la naissance de l’enfant. Ainsi vont les rondes évidences. Le père, lui, peut très bien passer inaperçu. Il peut même ne pas savoir qu’il l’est.

Enquête sur des regards échangés.

Paternité

« Cette fois-ci, mon chéri, il faut y aller ! »

Mon épouse, après de nombreuses mesures bien chronométrées, en est sûre : c’est le moment de partir à la maternité. Vite, les clefs ! Je file chercher la voiture. Dans le quartier du cours Julien, à Marseille, il n’est pas facile de se garer en bas de chez soi. Après plusieurs rues traversées à grandes enjambées et en diagonale, j’aperçois enfin la carrosserie blanche. J’ouvre la portière, m’assieds et mets le contact.

« Allez, démarre ! Allez ! »

Nous avons tout prévu : le plein d’essence, un sac pour le bébé, un sac pour elle, la liste des numéros de téléphone, une petite bouteille d’eau, les premières couches…

« Mais vas-y, démarre ! »

Tiens, quel est ce petit rectangle qui s’allume sur le tableau de bord ? Il est rouge. On dirait une pièce de Lego… Avec deux-cents pièces comme celle-ci, je construisais un phare magnifique de cinquante centimètres de haut les mercredis après-midi, quand j’étais un enfant. Mais c’était il y a longtemps. Maintenant je suis père. Ou plutôt, dans quelques minutes. Ou bien le suis-je déjà depuis neuf mois ? Je ne sais plus.

« Mais tu vas démarrer, oui ? »

Il y a un plus et un moins dessinés sur la pièce de Lego… On dirait une batterie…

Une batterie ?

Oh, punaise ! La batterie ! ! !

« Allô, taxi ? »

À la maternité, tout le monde s’affaire et moi je ne sais pas quoi faire. Je n’ai pas mon brevet supérieur de paternité. C’est la première fois, et puis c’est tout. Je voudrais participer, mais comment ? Un père à la « mater » n’a pas grand-chose à faire. Après une nuit blanche inoubliable, des questions, des moments d’inquiétude et des vérifications, des chiffres et des températures, des rythmes cardiaques et des prénoms, nous y sommes. Nous avons beaucoup attendu, peu dormi et c’est le moment. Déjà ? C’était trop long et trop court à la fois.

C’est alors qu’il s’est produit quelque chose de tout à fait extraordinaire, quelque chose d’aussi attendu qu’inattendu. Ma femme est là, sagement allongée, la sage-femme est debout à côté d’elle, et moi, ne sachant trop où me mettre, je tiens la main de celle qui donne la vie. Nous sommes trois dans la pièce. Et attention, abracadabra, mesdames et messieurs, dans un instant vous allez voir s’accomplir l’impossible ! Le miracle le plus banal et le plus extraordinaire va se produire sous vos yeux ébahis… Et voilà, mesdames et messieurs : à présent nous sommes quatre !

Comment ? Vous dites que vous connaissez le truc ? Que tout cela est expliqué dans les livres et sur Internet ? Que nous ne sommes qu’un tas de cellules bien organisées ? Ce n’est pas ce que je vois. Ni ce que j’entends : un petit cri à la fois doux et perçant, parfaitement neuf, d’un charme délicat, le timbre d’une voix nouvelle jamais entendue nulle part dans l’univers, emplit la pièce. Oh ! la lune et les étoiles se sont penchées pour écouter cette musique nouvelle et contempler ce visage tout neuf… Moi, je ne savais pas s’il fallait rire ou pleurer, alors j’ai fait les deux.

Ô nuit, viens apporter à la terre

le calme enchantement de ton mystère1.

Un charme purement gratuit, un dénuement tellement fragile, une exposition à tous les dangers, sans aucune protection. Tel est le nouvel être qui vient d’entrer, il y a quelques secondes seulement, dans notre atmosphère ! Comme s’il venait d’une galaxie lointaine et voisine à la fois. Un inconnu qui livre son identité la plus nue. Mais en vérité, cette pauvreté extrême cache une force invincible : qui ne sourit devant cette nouvelle éternelle ? Qui peut résister au désir de prendre dans ses bras cette adorable poupée ? Quel cœur ne fond devant autant de faiblesse ? Ce charme absolument gratuit, à mille lieues de tout calcul, respire pour la première fois ! Cette gracilité déjà vue des milliards de fois sur la planète est pourtant parfaitement originale. Elle laisse au fond de l’âme une impression indélébile : cet être est unique au monde.

Un ou deux jours plus tard, quelques proches viennent nous rendre visite. Parmi eux, un oncle que je n’ai pas vu depuis longtemps – l’éclosion d’une nouvelle vie ménage des surprises inattendues – me lance, après un bref échange, avec son sourire malicieux : « Alors, ça y est ! Maintenant, tu ne peux plus faire de bêtises ! »

La responsabilité d’une âme en plus… Quelle folie de confier pareille charge à un pauvre enfant comme moi ! Je suis bel et bien père, puisque ma petite fille est là, dans mes bras. Elle m’apprend à la recevoir de sa mère, la bercer, la serrer sur mon cœur, lui caresser la tête, lui parler enfant, être disponible sans rendez-vous, la rendre à sa mère, la contempler en silence… Tiens, elle s’est endormie. Si vous voulez bien, nous allons continuer à voix basse…

Je suis toujours le même, et pourtant « maintenant entre moi et les hommes il y a ceci de changé que je suis père de l’un d’entre eux2 ». Cela n’a l’air de rien, mais quelle transformation ! Elle ne touche pas le corps comme celui de la mère. Elle est plutôt une prise de conscience, un appel à une maturité intérieure. Père, je le suis bel et bien, mais depuis combien de temps ? Sur un plan purement biologique, il est facile de retrouver la date exacte de la rencontre de nos gamètes. Mais combien de jours a-t-il fallu pour que je me rende pleinement compte de cette responsabilité ? Aujourd’hui encore, je me surprends à regarder mes enfants comme si c’était la première fois. Ma paternité vient de beaucoup plus loin. Mes enfants de beaucoup plus haut dans le temps et l’histoire. Il faut remonter à la source, remonter dans le temps, parcourir des années qui a posteriori semblent n’avoir été que quelques jours.

1. Hymne à la nuit, paroles d’Édouard SCIORTINO et harmonisation par Joseph NOYON d’un thème de l’opéra Hippolyte et Aricie de Jean-Philippe RAMEAU.

2. Paul CLAUDEL, Cinq grandes odes, III « Magnificat » [1907], in Œuvres poétiques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 259.

Amour

Je me souviendrai toute ma vie de cette soiréepassée au coin du feu, aux côtés de mes parents. Ma petite sœur était là aussi. Le printemps s’installait doucement dehors, tandis que les bûches crépitaient dans la cheminée de pierre. Le dîner avait été aussi simple que délicieux. À présent, la tisane fumait en silence et les cuillers chuchotaient. Mon cœur, lui, débordait. C’était le moment de leur dire. Mais comment ? Moi qui faisais pâle figure à côté de mes amis tombeurs, moi qui fuyais les soirées et préférais la solitude, moi qui ne savais pas parler aux filles et qui n’étais pas prêt, il fallait que je leur dise qu’un soleil inattendu éclairait ma vie…

Je me lançai : « Mon cœur a été saisi par quelqu’une, par une tout autre qui pour moi n’existait pas il y a seulement quelques semaines. Son existence est en train d’envelopper complètement la mienne. Oui, j’ai croisé une fille belle comme le jour au moment où je m’y attendais le moins, à la taille énergique, au visage fin, grave et souriant, aux cheveux généreux, à l’allure… ah ! ma chère maman, si tu la voyais ! Elle te ressemble un peu. Et son cœur, parlons-en de son cœur : de la passion dorée à l’or fin ! »

Les mots jaillissaient de ma bouche comme le jet d’une source que l’on vient de débonder. Ils dévalaient en torrent et éclaboussaient ceux qui étaient là, tous surpris par la fraîcheur de cette histoire, y compris celui qui la racontait. Une hymne nouvelle se faisait entendre et c’est moi qui la chantais…