Passer la Nuit - Bastienne Gere - E-Book

Passer la Nuit E-Book

Bastienne Gere

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Beschreibung

Raven est une jeune femme courageuse qui, au détour d'un chemin, rencontre une magicienne douteuse et se retrouve, bien malgré elle, au centre d'une quête qui la dépasse...

L’emprise de la Nuit sur le monde s’accroit.
L’emprise de la Nuit sur le monde effraie.
L’emprise de la Nuit sur le monde corrompt.
Face au chaos qui avance et aux jours raccourcis par l’hiver, Raven parcourt le monde pour tenter de survivre.
Lors de sa rencontre avec Shaïa, une étrange et cruelle magicienne, sa vie bascule.
Et si elle possédait le pouvoir de Passer la Nuit ?

Plongez dans cet univers fantastique où une force surnaturelle poursuit toutes les créatures vivantes habitant sur cette planète !

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

J'ai adoré partir à l'aventure avec Raven , m'inquièter pour griffes cassées et découvrir de somptueux paysages et des personnages originaux , tout humain ou animal soient-ils, qui nous saisissent tous par leur singularité.
J'ai embarqué avec Raven dans toutes ses péripéties fantastiques , toujours sous la pression invisible mais latente de cette nuit qui nous tient en haleine. Le style de l'auteure est fluide et complet , les descriptions permettent de faire vivre les paysages et nous permettent de nous immerger dans son monde . Les personnages sont complexes, montre d'une volonté de l'auteure de ne pas s'arreter à une lecture simpliste de la mentalité de ses personnages. On voit qu'ils ont été construits avec perspicacité et intelligence .
De plus , ce livre est très fluide et très agréable à lire grâce aux choix du vocabulaire et des tournures de phrases de l'auteure . Enfin , un livre magnifique , tant par le choix de l'illustration de sa couverture que par les choix de présentation des pages qui en font un véritable petit bijou. Pour moi, un véritable coup de coeur ! - Tytymy, Babelio

Je n'avais jamais vu un livre aussi travaillé que ça, en sachant que je l'ai lu en ebook, en papier il sera surement encore plus impressionnant. J'ai beaucoup aimé ma lecture, cela faisait un moment que je n'avais pas plongé dans un univers si imagé. L'auteure a imaginé un monde tout à elle, et même si l'histoire se passe principalement dans des décors qu'on connait, le contexte lui est totalement inventé. On plonge dans un monde de mystère et magie. Mais aussi de terreur, car les habitants, humains et animaux, sont pourchassés par une force surnaturelle. - MummyBooks, Babelio

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Passer la Nuit

ISBN : 978-2-38199-013-2

ISSN : 2492-6485

Passer la Nuit

Copyright © 2020 Éditions Plume Blanche

Copyright © Illustration couverture, Tiphs

Tous droits réservés

Bastienne

Passer la Nuit

(Roman)

« Où le soleil luit n’a pas pouvoir la nuit. » 

Proverbe français

ENTRE LES GRIFFES

Le Soleil déclinait à l’horizon. Il serait bientôt avalé par les collines puis dévoré par les vagues tranchantes qui rugissaient dans le lointain. Les plaines lustrées par la lumière dorée frémissaient sous le vent glacé qui prenait plaisir à les caresser à rebrousse-poil. Les roseaux qui bordaient les ruisseaux ployaient sous son écho inquiétant et les quelques arbres dispersés dans la lande tenaient à peine debout. Seules les roches, agrippées désespérément au sol, pouvaient encore lutter contre les griffures des bourrasques en présageant le pire…

Car ce vent traître et sournois, qui s’immisçait partout jusque sous la terre ou encore dans les nervures des feuilles des chênes et des hêtres, apportait le chaos. Il gagnait lentement du terrain en balayant tout sur son passage : la Nuit arrivait.

Au loin, l’astre rougeoyant du Soleil s’écroulait dans l’océan. Chaque brin d’herbe tremblait sous la force de la tempête. La lande tout entière retenait son souffle, coutumière malgré elle des tragédies nocturnes de plus en plus fréquentes.

En haut des falaises cabossées qui surplombaient la plaine, deux renards couraient à en perdre haleine pour rejoindre l’horizon. Dès que le vent s’était levé, ils avaient perçu le danger et avaient aussitôt quitté leur terrier. Les animaux affolés qu’ils avaient vus galoper tout autour d’eux les avaient rapidement confortés dans leur intuition : il fallait fuir. Et vite.

Le premier renard avait la couleur du feu et son poitrail blanc était gonflé par le vent. L’autre canidé avait une fourrure cendrée, aussi sombre et touffue qu’un buisson d’épines.

— Plus vite ! Elle ne va pas tarder ! aboya celui couleur de feu.

Le deuxième animal était en effet beaucoup moins élancé et athlétique que le premier, aussi sa course devenait laborieuse à mesure que le nuage de la Nuit moussait derrière eux.

Les deux renards foulaient la pierre de la falaise, en jetant des regards rapides derrière eux. Le rouquin, dont la vue était aussi perçante que celle d’un aigle, distingua le chaos sombre et malveillant qui avalait les collines avant de redoubler de cadence.

Quand ils arrivèrent au bord de la falaise, le Soleil disparut tout entier à l’horizon et les deux animaux tremblèrent un instant en réalisant l’étendue du chemin qu’il leur restait encore à parcourir pour avoir une chance d’échapper aux ténèbres.

Pour la Nuit, rien ne serait plus facile que de les dévorer…

— Il faut sauter et trouver un endroit où se réfugier. Vite !

Le rouquin prit son élan, se cabra et bondit de la falaise. Le vent tenta de s’accrocher à ses longues moustaches ainsi qu’à ses poils flamboyants pour le retenir afin de l’offrir à la Nuit. En plein vol, il s’ébroua pour se libérer et se réceptionna avec souplesse tandis que son compagnon s’affalait à ses côtés, les pattes fragiles. Ses poumons sifflaient et ses yeux avaient perdu leur éclat doré.

— Nous ne devons pas nous arrêter maintenant que nous avons atteint la lande. Je suis sûr qu’on peut trouver un tunnel assez profond pour nous protéger, le rassura le renard roux en se pressant quelques secondes contre lui.

Les deux canidés reprirent aussitôt leur course. La Lune brillait au-dessus d’eux en caressant leurs fourrures soyeuses. Autour d’eux, d’autres animaux affolés se précipitaient vers le Nord. Des lièvres aux longues pattes cavalaient à toute allure en semant les gerbilles qui sautillaient le long de la piste creusée par les bêtes effrayées.

Toute la lande était en alerte : à mesure que la lumière disparaissait, la Nuit se rapprochait. Le renard couleur de feu dressa l’oreille avant de jeter un regard derrière lui : la Nuit était là, elle les avait devancés comme il l’avait craint. Elle avançait sans faiblir en répandant le chaos…

Le rouquin aperçut alors les arbres déracinés et les cadavres éparpillés sur ce qu’il restait de la lande. Il observa la Lune et pria pour courir plus vite encore pour échapper au carnage. Plus rien ne comptait à présent, seule la fuite animait encore ses muscles. Il ferma les yeux puis s’élança droit devant lui, sans réfléchir. Des mulots filaient entre leurs pattes, des corbeaux croassaient au-dessus de leurs têtes, réjouis par le festin imminent qui allait bientôt s’offrir à eux.

Le rouquin tourna la tête vers son compagnon et remarqua avec horreur l’état du second renard. Un filet de bave s’échappait de ses babines entrouvertes par l’effort, ses yeux peinaient à rester ouverts.

— Tiens bon, d’accord ? Tiens bon, nous y sommes presque ! Regarde là-bas, si nous atteignons les rives, la Nuit ne pourra pas nous prendre…

Les paroles du renard semblèrent revigorer l’animal épuisé. Ils se regardèrent, accélérèrent la cadence, mais le rouquin savait que son camarade n’allait plus pouvoir tenir très longtemps, alors que la Nuit avalait la lande. Le contour d’une forêt attira soudain son regard : peut-être y trouverait-il un terrier ?

Plein d’espoir, il donna un coup d’épaule au second renard qui dévia aussitôt de la tranchée tracée par la foule apeurée. Ils s’élancèrent vers le bosquet d’arbres en contrebas et le rouquin aperçut peu à peu le flanc buriné d’une falaise derrière les arbres. Mieux encore, il lui sembla distinguer une trouée dans la pierre devant laquelle ruisselait un filet d’eau. Cette vision rassura quelques instants l’animal : il avait souvent entendu parler du pouvoir répulsif de l’eau sur la Nuit… Ce minuscule rideau bleuté était peut-être leur seule chance d’échapper à la mort.

— Là-bas ! Je vois une grotte. Il faut l’atteindre et nous serons sauvés !

Les deux renards s’engouffrèrent dans le bosquet de ronces. Les épines griffèrent leur pelage, mais ils restèrent sourds à la douleur des branches qui déchiraient leur fourrure. Derrière eux, les animaux continuaient de mourir et les arbres de tomber sous le couperet tranchant de la Nuit.

Une fois au pied de la falaise, le rouquin sentit son cœur se briser en constatant à quel point il avait sous-estimé la hauteur de la grotte. Même s’il se savait capable de l’atteindre, ce n’était certainement pas le cas pour son compagnon, en piteux état à ses côtés. Il réfléchit à toute vitesse en reprenant son souffle :

— Je vais sauter le premier et je pourrai t’attraper quand je serai là-haut. Tout va bien se passer, tu verras. Nous serons en sécurité dans cette caverne. Souviens-toi de ce que nous ont dit les gerbilles : l’eau peut nous sauver de la Nuit…

Les deux renards s’effleurèrent doucement le museau puis le rouquin se retourna vers la falaise. Il s’accroupit, prit appui sur ses puissantes pattes arrière et sauta. Il atteignit la grotte du premier coup, mais manqua sa réception pour s’écrouler sur le flanc. Les os de son épaule craquèrent, cependant il se releva aussitôt, conscient que son compagnon était toujours à découvert en contrebas. Il s’approcha du bord de la falaise et se prépara à réceptionner le deuxième animal.

— Tu es prêt ? aboya-t-il depuis la grotte. Tu vas devoir sauter le plus haut possible. Prends ton temps, stabilise tes appuis. Tout ira bien, tu m’entends ? Tout va bien se passer !

Le renard cendré se plaqua au sol et sauta une première fois, sans succès. Il retomba lourdement sur le flanc et se releva tant bien que mal. Il ressaya d’atteindre la caverne sans parvenir à saisir les pattes du rouquin qui comprenait lentement son erreur. Jamais son ami ne pourrait sauter assez haut pour le rejoindre et échapper à la Nuit…

— Tu peux le faire, il suffit de prendre de l’élan, l’encouragea le renard roux.

— Je ne peux plus, siffla l’animal épuisé. C’est fini…

Son souffle saccadé résonnait le long de la roche et fendit le cœur de renard au pelage de feu.

— Une dernière fois, je te promets que je vais réussir à t’attraper ! Allez !

Le renard se plaqua au sol et ferma les yeux, occultant le bruit du chaos derrière lui. Il leva la tête, rouvrit les yeux et sauta vers la trouée.

Le rouquin se jeta sur lui pour attraper ses pattes de devant, les griffes plantées dans sa fourrure. Il tenta de le hisser jusqu’à lui, mais la roche était trop humide sous ses pattes et le filet d’eau qui coulait de la falaise l’entraînait dangereusement vers le bord. La Nuit était proche maintenant, il pouvait voir ses contours se dessiner de l’autre côté du bosquet de ronces. Il tira une dernière fois sur les pattes du renard, mais trébucha à son tour et en lâcha une. Le poids du canidé manqua de le faire tomber à la renverse, mais il résista, le cœur battant.

— Tiens bon ! Je vais réussir, il suffit que je trouve un appui pour te remonter.

— Non, laisse-moi tomber, je n’ai plus aucune force… Même si tu arrives à me remonter, nous n’aurons pas le temps de nous abriter au fond de la grotte. Vas-y, sauve ta peau, laisse-moi…

— Non !

Le renard cendré plongea son regard dans les yeux verts du rouquin et la lueur lugubre de la Lune fit briller ses prunelles en amande. Il ferma les paupières, cessa de se débattre et de s’accrocher à la roche coupante qui éraflait son poitrail.

Le rouquin sentit tout le poids de son compagnon au bout de sa patte, mais continua de le tirer vers lui en vain. Il l’agrippa avec son autre patte et tira de plus belle, les babines moussantes et le souffle coupé. La tête bourdonnante, il sentit ses griffes se casser l’une après l’autre avant de se détacher de la fourrure de son compagnon tandis que la Nuit dévorait les buissons d’épines en contrebas.

Le renard tenta de hisser une dernière fois son ami dans la grotte mais ses griffes se brisèrent pour de bon et il hurla de douleur au moment où le poids du renard s’envolait.

— Non !

Le corps du canidé s’écroula en contrebas. La Nuit le dévora aussitôt. Le rouquin, au bord de l’évanouissement, couina de douleur en se précipitant dans le fond de la grotte. Quand il sentit l’extrémité du tunnel contre son pelage, il se roula en boule dans le noir, les yeux rivés sur le filet d’eau censé le protéger de la Nuit.

Il entendit le chaos gronder tout autour de lui. Le bruit des arbres déracinés et des os brisés résonnait encore dans son esprit. Sa fourrure sentait le feu et la peur. Il se lécha pour se calmer en attendant la mort. Il ferma les yeux. La vision du corps démembré du renard le hantait tout comme les cris des autres animaux. Ses griffes saignaient abondamment et la douleur de son épaule était insoutenable. Il souffrait comme jamais il n’avait souffert auparavant.

Son cœur, lui, était plus douloureux encore que le reste de son corps. S’il s’endormait, peut-être que la mort serait plus supportable… La truffe humide de larmes, il posa sa tête sur ses pattes et pria pour que le sommeil le délivrât de son cauchemar…

INSTINCTS

Il faut que je me dépêche. La Nuit va tomber et je n’ai toujours pas d’abri. Pourquoi est-ce qu’il a fallu que je m’attarde autant à cette source ? Maintenant je vais devoir courir si je veux trouver un abri… La jeune femme trottinait à travers la plaine en maudissant sa négligence. L’herbe frémissait sous ses pas tandis que le vent du Nord s’accrochait à ses cheveux bruns. Derrière elle, le Soleil disparaissait derrière les collines et seuls quelques rayons résistaient encore à la nuit.

Plus que quelques minutes… Il fallait faire vite. Très vite. Sinon la Nuit allait tomber et la prendre. Comme elle le faisait pour tous ceux qui se trouvaient sur son passage… Sans exception.

Raven accéléra l’allure. Son souffle était saccadé, le froid commençait à engourdir ses muscles, mais la peur lui faisait oublier la douleur qui grandissait dans ses jambes. Lorsqu’elle aperçut un bosquet d’arbres à flanc de colline, ses craintes s’envolèrent quelques instants. À bout de souffle, elle pénétra dans la petite forêt, se frayant un passage entre les buissons épais qui la protégeraient des ombres.

Au moins serait-elle à l’abri pour quelques heures…

La jeune femme enjamba les branches ainsi que les souches mortes sur le chemin et gagna le cœur de la forêt. Une fois le mur de ronces traversé, elle atteignit une minuscule clairière, sombre et inhospitalière. La lumière du Soleil déclinant dangereusement, Raven profita de la ceinture d’arbres dressés autour d’elle pour reprendre son souffle. Elle tremblait comme une feuille et son cœur tambourinait dans sa poitrine. Je n’ai plus le choix maintenant, il va falloir que je dorme ici…

La jeune femme s’agenouilla et leva les yeux vers la cime des arbres : la Nuit était quasiment tombée. Seul un filet de lumière tentait encore, en vain, de pénétrer dans la clairière. Raven prit une profonde inspiration, espérant comme chaque soir revoir la lumière du jour poindre au matin. Sa cape autour des épaules, elle s’allongea avant de s’endormir…

Tapie dans l’ombre des arbres qui bordaient la clairière, une magicienne à l’allure féline n’avait rien manqué de la scène. Une nouvelle proie… J’ai eu raison d’écouter ce vieux fou et de venir me cacher ici pour traquer les voyageurs esseulés… Celle-ci n’est pas bien épaisse et cette couverture rêche ne me tiendra pas très chaud mais je ne vais pas faire la difficile. C’est ça, assieds-toi, allonge-toi et endors-toi… Profite bien de ce moment, car tu ne te réveilleras plus, crois-moi… Voilà, c’est ça, allonge-toi. Dors…

L’ombre esquissa un sourire glaçant. Ses canines aiguisées brillèrent dans le noir lorsqu’elle sortit son poignard du fourreau attaché à sa ceinture. Des corbeaux croassaient au-dessus de la clairière. Les oiseaux de feu et le cortège de la Nuit n’allaient plus tarder… Dans quelques minutes, tu seras à moi…, saliva-t-elle. L’impatience fourmillait dans les doigts de la magicienne. Pressée de mettre un terme à sa partie de chasse nocturne, elle quitta son repaire puis s’avança lentement dans la clairière…

Raven, immobile, les yeux grands ouverts, attendait, alerte. La créature tapie dans l’obscurité n’avait apparemment pas remarqué son frémissement lorsqu’elle avait perçu le froissement du cuir en lisière de la clairière. Les sens en alerte, elle continuait à feindre le sommeil tout en essayant de ne pas trembler. Un animal ? Un homme ? Elle ignorait la nature du danger qui rôdait derrière elle.

L’ombre, dont les lèvres étaient retroussées par la faim, continuait d’avancer à pas de loup sous sa longue cape noire. Le dernier rayon du Soleil était posé sur la lame du poignard pointé vers la jeune femme étendue par terre…

D’un bond, Raven roula sur le côté puis sauta sur ses pieds, dague à la main. À peine eut-elle le temps de croiser le regard terrifiant de son ennemie que le Soleil disparaissait dans un souffle en plongeant la clairière dans les ténèbres. Il n’y avait plus ni la silhouette longiligne, ni les yeux brillants de cruauté qui lui avaient glacé le sang. Un frisson remonta le long de sa colonne vertébrale.

— Tu as peur, n’est-ce pas ?

Raven sursauta en manquant de lâcher sa dague. La voix suave venue des ténèbres, semblable au murmure d’un serpent, la paralysa.

— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? demanda-t-elle.

— Trop curieuse… Trop trouillarde…

— … que voulez-vous ?

Raven ferma les yeux. Les murmures se rapprochaient de plus en plus sans lui permettre de localiser la créature. Elle avait la désagréable impression d’être un moucheron pris au piège dans une toile d’araignée…

— Approche… Allez, approche, susurra la voix. Tu es perdue. Tu es à moi.

— Qui êtes-vous ?

Par crainte de découvrir la menace face à elle, Raven gardait les paupières closes. Plus rien n’existait autour d’elle hormis les croassements des corbeaux. La Nuit avait formé une cage autour d’elle. Une cage noire, malsaine et hérissée de pointes. À mesure que le silence s’emparait de la clairière, ses yeux commencèrent à la démanger. Le picotement se transforma peu à peu en une brûlure si intense qu’elle se retrouverait obligée d’ouvrir les paupières. Lorsqu’elle s’y résigna, son souffle se coupa net. Tout avait changé dans la clairière : l’obscurité s’était envolée. La forêt étincelait. Raven vacilla, oubliant un instant la créature.

Les feuilles des arbres avaient désormais l’éclat de l’or, chacune de leurs nervures était soulignée d’un trait scintillant. Le vent du soir faisait voleter des paillettes brillantes qui s’accrochaient aux branches des arbres. La sève vibrait dans leur tronc dans une douce mélodie. Tout étincelait. 

Ébahie, Raven cligna des yeux, sans comprendre. D’où venait cette lumière alors que le dernier rayon du Soleil s’était évanoui quelques minutes plus tôt ?

Tout s’assombrit à nouveau.

Une main enserra son cou en lui maintenant si fort la tête en arrière qu’elle crut qu’elle faillit l’arracher pour de bon.

— Tes yeux ! hurla la voix.

L’ombre lâcha brusquement la jeune femme et la poussa au sol.

— Qu’est-ce qu’ils ont tes yeux ? répéta la voix féroce.

La jeune femme, étourdie par sa chute, se releva péniblement, la bouche pleine de poussière.

— Réponds ! Tes yeux ! Qu’est-ce que c’est ?

— Quoi mes yeux ?

— Ils… brillent. Ils sont aussi étincelants que le Soleil. C’est… incroyable.

Pour la première fois depuis leur rencontre, Raven nota une inflexion dans la voix de son ennemie : la brutalité l’avait quittée un instant.

— Comment ça dorés ? reprit la jeune femme.

Pour toute réponse, Raven sentit la silhouette se rapprocher d’elle sans pouvoir réagir. Elle s’écroula à nouveau, la tête frappée par un gourdin, la dague à ses pieds.

L’estomac toujours vide et l’esprit intrigué, l’ombre s’assura que sa victime était bien inanimée. Elle retira sa cape et s’assit près de la jeune femme étendue dans le noir. Ses yeux de félin s’accoutumaient rapidement à l’obscurité, mais elle ressentit pourtant le besoin d’inspecter sa proie de plus près. Elle souffla au creux de sa main jusqu’à ce qu’une étincelle jaillisse devant elle avant de se planter à ses pieds. Le feu se mit à grandir, sans fumée ni bûche, un feu magique qui éclaira la clairière. Les flammes rougeoyantes flottaient dans les airs en projetant des ombres longilignes sur le sol.

Une intuition soufflait à la magicienne que ce corps étendu devant elle lui serait peut-être utile. Le passé la rattrapa : les lumières des cités côtières qu’elle avait fuies et le fracas des boucliers. Des runes étranges se mirent à briller sur ses joues hâlées. Perdue dans ses souvenirs, elle s’adossa à une souche, le regard perdu au creux des flammes.

Il fallut plusieurs heures à Raven pour reprendre ses esprits. Le réveil fut si désagréable qu’elle referma les yeux en priant pour quitter cet effroyable endroit. Sa tête était sur le point d’exploser. Ses yeux la piquaient encore. Toujours immobile, elle inspecta la clairière autour d’elle. Tout lui revenait peu à peu en mémoire : la forêt pour échapper à la Nuit, sa vision dorée et surtout l’ombre. La panique la submergea puis elle s’arrêta net. Je dois me calmer : il y a quelqu’un derrière moi. Je sens un feu. J’entends ses flammes. C’est sûrement l’ombre qui m’a attaquée tout à l’heure. Alors prudence. Je ne fais pas le poids du tout…

En essayant de ne pas attirer l’attention de la créature, la jeune femme tendit l’oreille. Elle crut entendre des murmures, des mots étranges qu’elle ne comprenait pas. Certaine de l’effet de surprise qu’elle allait créer, Raven effleura sa cuisse à la recherche de la lame ébréchée qu’elle gardait dans sa poche, sa dague étant encore quelque part dans la clairière. Avant de fuir, la jeune femme comprit qu’il lui faudrait réveiller en silence chacun de ses orteils, ses mollets, jusqu’aux articulations de ses genoux qui semblaient avoir été ensuqués par le choc. Il allait falloir agir vite. Courir pour sauver sa peau. Quitter la clairière. Si elle devait mourir ce soir, ce serait sous le couperet de la Nuit. Pas à cause de cette ombre…

Sans réfléchir, la jeune femme bondit sur ses pieds avant de courir vers l’orée de la forêt. L’ombre sursauta puis souffla à nouveau dans sa main, à peine désarçonnée par la vitesse de la fuite. Des racines jaillirent du sol et ligotèrent les chevilles de la fugitive. Raven s’écroula lourdement, la tête plaquée contre le sol par les lianes qui grouillaient autour d’elle. L’effort lui arracha un cri tandis qu’elle grattait en vain la terre humide pour se relever.

— À ta place, je ne bougerais plus, asséna la créature, toujours assise près du feu.

— Laissez-moi partir ! hurla Raven, prisonnière de l’étau des lianes.

— Ferme-la. Sinon je t’achève. Et crois-moi, rien ne serait plus facile.

— Lâchez-moi !

— Si tu continues à te tortiller, les racines vont se resserrer et enfoncer leurs épines dans ta peau. Je crois même que certaines sont venimeuses. À toi de voir.

La jeune femme obéit à regret et cessa de se débattre. Les racines se détendirent aussitôt puis tombèrent à ses pieds comme de simples brindilles. L’ombre se replongea dans la contemplation du feu. Raven se releva tant bien que mal et frotta sa tunique pour en chasser la boue. Elle regarda l’orée de la forêt en soupirant.

Le Nuit hurlait au-dessus des plaines et les oiseaux de feu tournoyaient dans le ciel. Peut-être valait-il mieux rester là finalement…

Résignée et exténuée, la jeune femme regagna le cœur de la clairière sans mot dire. Elle s’assit près des flammes en observant à la dérobée le regard noir et le nez fin, à peine dessiné, dont les narines frémissaient sans cesse. La bouche de l’ombre semblait peinte avec du sang, ses deux canines blanches se languissant d’une proie. Ses cheveux, de la même teinte flamboyante que ses lèvres, tombaient en cascade sur ses épaules, ses tempes et son front, encadrant parfaitement son visage anguleux. Des feuilles mortes et quelques brindilles étaient nouées aux mèches rebelles de sa chevelure écarlate.

— Nous partons à l’aube, décréta l’ombre.

Le ton autoritaire ne laissait aucune place aux questions.

— Comment ça, nous partons ?

L’absence de réponse confirma à Raven son impression : elle ne devait pas discuter l’ordre.

— Qu’est-ce que tu me veux à la fin ? lâcha-t-elle.

— Tu verras bien…

Contrariée, Raven s’allongea dans le fond de la clairière, loin du feu magique et de l’ombre cruelle qui la séquestrait. Ses idées se brouillèrent et la douleur de ses yeux s’apaisa lorsqu’elle les ferma en s’endormant profondément.

Le froid glacial réveilla Raven dans un frisson insoutenable. Elle reconnut aussitôt le parfum de la rosée posée autour d’elle comme un duvet brillant.

— Lève-toi !

La voix la fit sursauter encore plus que le froid. Elle est encore là…, maugréa-t-elle en son for intérieur. J’aurais préféré me réveiller loin d’ici. Je n’ai plus le choix, je dois la suivre. Mais dès que je le peux, je m’enfuis… loin de cette créature. La jeune femme obéit et se leva lentement. Ses os fragilisés par le froid craquaient autant que les branches des arbres qui bordaient la clairière. Elle eut à peine le temps de s’étirer que la vagabonde l’attrapa par le bras et la traîna hors de la forêt avec la même force que la veille.

— Laisse-moi ! Je peux marcher toute seule ! hurla Raven une fois sortie de la clairière.

L’ombre manqua de la faire tomber lorsqu’elle lui lâcha le bras. Elle ne la regarda même pas et se contenta de caresser le pommeau du poignard accroché à sa ceinture, les yeux perdus à l’horizon.

— Gare à toi, c’est compris ? Ne t’avise pas de fuir ou tu pourras dire adieu à tes jambes. Tu es prévenue.

Le sang de Raven se figea encore davantage. En plus du ton implacable, des coups de griffes semblaient avoir accompagné les menaces. Cette créature la terrifiait. C’était une peur nouvelle, bien différente de celle qu’elle ressentait à l’approche de la Nuit. La peur terrible de savoir que tout pouvait basculer en une fraction de seconde.

— Où allons-nous ? chevrota Raven.

Pas de réponse. En espérais-je vraiment une ?

Durant les heures qui suivirent, l’ombre malmena la jeune femme sans pitié, se montrant plus brûlante que le froid et plus piquante que la pluie. Ses regards méprisants toisaient la jeune femme lorsqu’elle n’avançait pas assez vite et des fouets invisibles semblaient claquer contre ses mollets pour la faire trottiner au même rythme que les longues jambes affûtées.

Essoufflée par le relief rocailleux, Raven finit par s’arrêter à bout de souffle. Ses cheveux dégoulinaient de pluie et de sueur mêlées et ses jambes étaient mouchetées de boue. Elle leva les yeux vers la créature qui s’éloignait devant elle : c’était fini, elle ne voulait plus se soumettre. Elle ne ferait pas un pas de plus.

Arrivée au sommet d’une colline, l’ombre tiqua avant de se retourner lentement. Un éclat d’ébène brilla dans ses yeux et Raven comprit aussitôt son erreur.

Des pointes invisibles s’enfoncèrent dans ses jambes avant de tournoyer au creux de sa chair. Elles se plantèrent dans ses os jusqu’à sa moelle, sans buter ni sur ses muscles fissurés ni sur ses tendons distendus. La douleur résonna dans tout son corps et la jeune femme s’écroula par terre en hurlant, les yeux convulsés par la souffrance.

Puis plus rien.

Les lames disparurent. La douleur s’évanouit. Lorsque Raven rouvrit les yeux, l’ombre se tenait debout près d’elle.

— Avise-toi de recommencer et je te cloue sur place, c’est compris ? Et cette fois, tu n’échapperas pas à la Nuit.

Elle se retourna et reprit la marche. Raven resta allongée, encore sonnée par l’écho des souffrances. Avait-elle rêvé ? Elle caressa ses jambes pour se convaincre du contraire, mais dut reconnaître qu’il n’y avait pas la moindre blessure. Ni même une goutte de sang…

— Dis-moi au moins ton nom !

— Shaïa.

— Moi, c’est…

— Je m’en moque, la coupa-t-elle brutalement. Debout et avance.

Raven se releva lentement en frissonnant. Elle jeta un dernier coup d’œil sur l’empreinte laissée dans la boue avant de se résigner à suivre Shaïa dans le froid.

AU PIED DE LA STATUE

— Attends-moi là.

Plantée au pied d’une veille statue, Raven frissonna devant l’orée sombre d’une forêt, emprisonnée par des lianes et abîmée par les tempêtes. Comme dans la clairière, le ton de la créature lui confirma qu’il ne valait mieux pas discuter. Le souvenir des pointes dans sa chair fit taire ses dernières velléités de rébellion…

— Mais la Nuit est sur le point de tomber, protesta-t-elle pourtant.

— Ne discute pas. Tu ne risques rien ici, cette statue… De toute façon, je n’en ai pas pour longtemps. Tu sais déjà ce que tu risques si l’envie te prenait de fuir, alors tu imagines ton sort si tu décidais de me suivre…

Vexée par son ton moralisateur, Raven regarda Shaïa s’enfoncer entre les arbres noirs. Elle la maudit en silence, les poings serrés. Je ne supporte plus d’être prisonnière. Dès qu’elle aura le dos tourné, je m’échapperai. Elle me donne la chair de poule…

Le froid tombait lentement sur la lande et des plaques de givres s’étaient formées par endroits. Un nuage de buée s’échappa des lèvres entrouvertes de Raven dont le claquement des dents résonna au cœur de la statue. Grelottante et inquiète, elle grimpa sur le socle de la structure pour s’y abriter. Comment pouvait-elle bien la préserver des dangers ? Elle n’avait jamais entendu parler d’un tel pouvoir… La pierre sentait le vent, la pluie et une mousse tiède envahissait les brèches creusées par le temps. Lorsque la pluie arriva, la jeune femme se recroquevilla un peu plus mais sa peur se calma aussitôt : elle savait que la pluie éloignait la Nuit. Si je fuyais maintenant, pourrait-elle vraiment m’atteindre ? se demanda-t-elle les paupières lourdes de fatigue.

La douleur dans ses jambes réapparut en un éclair. Les pointes aiguisées et la chair en lambeaux. Elle se ravisa aussitôt. Mieux valait ne pas tenter le diable…

Raven regarda la Lune et sentit les rayons pâles caresser ses joues. Protégée par la pierre humide, elle s’endormit au creux du monument…

Shaïa pénétra au cœur de la forêt sous le tintement des gouttes de pluie sur les feuilles. Elle passa sous une voûte végétale tressée de glycines et d’aubépines. Leurs fleurs avaient fané depuis longtemps, mais leur parfum frais embaumait le chemin. Au bout du sentier, Shaïa aperçut le tronc creusé qu’elle espérait trouver. Un feu magique crépitait à l’intérieur.

— Qui est là ?

La voix qui monta de l’intérieur de l’arbre était aussi mordante que la lame d’un couteau. L’ombre s’arrêta un instant sur le tapis de feuilles mortes devant l’entrée avant de braver son inquiétude, la tête haute.

— C’est Shaïa.

— Toi ? Mais qu’est-ce que tu viens faire ici…

L’intruse entra dans la tanière et l’odeur du bois humide la prit à la gorge. Elle repéra rapidement la silhouette assise à un bureau taillé dans l’arbre et recouvert de lierre. Le feu timide continuait de se consumer dans un coin de la pièce.

— J’ai amené quelqu’un. Je pense que vous devriez la voir.

La silhouette se mit à ricaner et les tintements acérés de sa voix percutèrent de plein fouet l’écorce de l’arbre. Elle se tourna lentement avant de se lever du bureau. Ses longs cheveux noirs moussaient sur ses épaules comme des milliers de serpents. Les plus longues boucles s’enroulaient autour de ses poignets au gré de ses mouvements. Ses petits yeux de chouette fixèrent l’intruse. Des griffures zébraient ses joues hâlées, mais malgré tout, sa beauté était terrifiante.

— Encore un autre prisonnier ? Encore une nouvelle âme à avaler ? railla-t-elle en entortillant une mèche de cheveux autour de son doigt.

— Non, c’est différent, jura Shaïa. Cette fois-ci, je suis sûre de moi…

La silhouette se moqua à nouveau, la tête en arrière pour faire couler sa cascade de cheveux noirs dans son dos.

— J’en ai assez, Shaïa. Tu m’entends ? J’en ai assez de ta conscience tourmentée. Tu n’as donc pas compris que tu ne pourras rien pour échapper à ton sort ? Sors d’ici, ordonna-t-elle sans un autre regard.

Esquintée et vacillante, Shaïa refusa de céder. Elle s’avança près du feu et décrivit un cercle de la main autour des flammes. Une image brouillée apparut alors au centre du dessin invisible : Raven se tenait contre la statue, le regard tourné vers la Lune. Ses yeux ambrés étincelaient comme deux pierres précieuses sous la lumière pâle.

Deux prunelles dorées.

La silhouette observa l’image à la dérobée, feignant l’indifférence. Les formes s’évanouirent peu à peu avant de disparaître du cercle.

— Je vois que tu retrouves ta magie ? Comme cela doit être difficile de devoir réapprendre tout ce que tu as déjà appris…

La silhouette marqua une pause, un sourire mauvais accroché à ses lèvres.

— Comment l’as-tu trouvée ?

— Par hasard. En me protégeant de la Nuit.

Le regard de l’ombre se transforma soudain et le calme, qui ne tenait déjà qu’à un fil, fit place à la rage. Elle dévisagea Shaïa, les yeux écarquillés par la colère.

— Tu voulais la tuer, pas vrai ?

— Au début, oui… mais il s’est passé quelque chose ensuite. Quelque chose de très étrange lorsque j’ai voulu l’attaquer. Je n’avais jamais vu ça auparavant. Ses yeux se sont mis à briller comme des flammes. Des flammes dorées…

— Sors d’ici, Shaïa ! Sors ! Je ne supporte plus tes mensonges…

— Ce ne sont pas des mensonges ! Je vous le promets ! Vous avez vu ses yeux, n’est-ce pas ? Leur lumière…

— Qu’est-ce que tu veux à la fin ? Je ne peux rien pour toi. Tu ne pourras jamais te racheter ! Jamais !

— Ony…

— Va-t’en ! Sors d’ici…

— Accordez-lui au moins un moment ! plaida Shaïa à bout de forces.

— À quoi bon ? Même toi tu ne crois pas en elle. Je le sais, je le ressens. Mon temps est précieux et je refuse de le perdre encore une fois à cause de toi. Nous serons bientôt tous condamnés…

Ony s’arrêta net. Un sourire cruel passa sur son visage. Elle retourna lentement s’asseoir au bureau.

— Je n’accepterai de la voir qu’à une seule condition…

Shaïa frémit, glacée jusqu’aux os. C’était comme si un molosse lui avait sauté à la gorge et tirait maintenant sur sa jugulaire.

— Tu connais la solution. Si ce que tu dis est vrai, tout devrait bien se passer pour elle.

— Mais si ce n’est pas le cas ?

— Qu’elle meure ici ou là-bas, quelle différence ? Tu l’aurais tuée en sortant d’ici si je ne t’avais rien dit de toute façon… Comme tous ceux que tu m’amènes depuis des lunes.

Shaïa quitta l’antre sans un mot.

La pluie ruisselait le long de la statue. Des cris résonnèrent dans la tête de Raven, des hurlements stridents et des bruits d’ongles qui grattaient furieusement la pierre. La jeune femme ouvrit les yeux, haletante. Sa vision se brouilla. Cette fois-ci, les couleurs ne flamboyaient plus autour d’elle. Tout avait une pâleur cadavérique. La lande et le ciel se mêlaient dans l’horizon brumeux où les formes se gondolaient comme des feux follets.

Raven descendit de la statue, les mains plaquées sur les oreilles. Les voix hurlaient toujours dans son esprit et des corps translucides apparurent à ses pieds. Des dizaines de cadavres, aux jambes hérissées de pointes, gisaient près de la statue. Elle se retourna et remarqua une jeune femme endormie au creux de la statue. Ses cheveux blonds flottaient autour de son visage doux.

L’orée de la forêt se mit alors à frémir et le bruissement des feuilles la tira de son sommeil. Ses yeux s’écarquillèrent et sa voix se brisa dans un cri effroyable. Elle plaqua les mains sur ses cuisses, le visage déformé par la douleur. Pétrifiée par la scène, Raven voulut se précipiter à son secours, mais elle comprit trop tard que ses pieds étaient scellés au sol. Impuissante face au carnage, elle eut juste le temps d’apercevoir une ombre sortir de la forêt puis la jeune femme s’écroula au pied de la statue.

Raven ouvrit les yeux en criant. Les voix s’étaient tues dans sa tête, mais tout son corps tremblait encore. La lande avait repris ses couleurs naturelles et la Nuit était tombée autour d’elle.

Essoufflée par son cauchemar, la jeune femme descendit avec précaution de la statue. Une désagréable impression de déjà-vu l’envahit lorsqu’elle posa les pieds par terre. Il n’y avait plus aucune trace de la jeune femme blonde ni des autres cadavres à ses pieds. Tout avait disparu. Je ne comprends rien… Qu’est-ce qu’il m’arrive ?

Un rayon de Lune s’attarda près de la statue et révéla la tête d’un os. Raven sentit son estomac se tordre sous d’affreuses nausées. Je n’ai pas rêvé, réalisa-t-elle en frissonnant. Tous ces cadavres sont bien réels… Ils ont existé mais ils doivent dater de plusieurs années. C’est la Nuit qui a dû les prendre, j’en suis certaine. Mais cette ombre ? Que faisait cette ombre dans la forêt ? Et les pointes dans leurs jambes. C’est impossible…

Les fourrés frémirent. Raven s’immobilisa. Elle ferma les yeux, prête à subir le même sort que tous les autres malheureux avant elle. Shaïa apparut à la lisière de la forêt. Elle avait retiré sa capuche et ses cheveux flamboyant voletaient autour d’elle.

— Je pensais te trouver endormie, déclara-t-elle en s’approchant de la statue.

La jeune femme resta silencieuse. Les images se bousculaient dans sa tête.

— Pourquoi tu ne réponds pas ? Tu m’as habituée à plus de questions…

— Qu’est-ce que tu attends pour me tuer ?

Shaïa la dévisagea avec fureur. Il lui fallut plusieurs minutes pour adoucir les flammes de son regard.

— Je ne vais pas te tuer, se contenta-t-elle de répondre. En tout cas, pas encore. Nous devons partir.

— Quoi ?

— J’ai commis une erreur en t’amenant ici. Il va falloir que tu passes une épreuve avant de revenir.

— Comment ça une « épreuve » ?

— Cesse de poser des questions et suis-moi. Nous avons encore de la route avant d’arriver.

— Et la Nuit ?

Shaïa s’était déjà éloignée à grands pas sous la pluie, sans même prendre la peine de répondre. Raven regarda une dernière fois la statue, les entrailles tordues par l’inquiétude. Si elle avait voulu me tuer, elle l’aurait déjà fait, tenta-t-elle de se rassurer. Comme tous les autres. Je n’ai pas le choix, je dois la suivre…

DANS LA GROTTE

Elles marchèrent quelques heures au pas de course sous la fraîcheur de l’aube. Libérée de la Nuit, la lande tout entière se réveillait sous un voile de nacre.

Un imposant rocher se dressait au pied d’une colline. Il marquait l’entrée d’un tunnel qui serpentait sous leurs pieds sur plusieurs kilomètres. Shaïa s’arrêta devant la trouée obscure, hérissée d’épines et de toiles d’araignées et dont les rayons la Lune peinaient à en éclairer l’intérieur.

— Entre !

— Hors de question que j’avance seule là-dedans, protesta Raven sans quitter le tunnel des yeux.

— Je vais te suivre…

— Je n’ai pas confiance. Pas confiance du tout. Ça fait presque deux jours que je te suis sans broncher. Je ne sais même pas où nous sommes et je ne sais même pas ce que tu attends de moi. J’ai peur, tu comprends ?

— Peur ? Tu penses que tu as peur ? Je te rassure : tu n’as pas encore connu la peur…

D’un mouvement assez rapide pour surprendre Raven, Shaïa se posta derrière la jeune femme et la poussa dans le tunnel. L’obscurité l’enveloppa aussitôt. Des grilles apparurent alors devant elle, l’empêchant de ressortir.

— Shaïa, ouvre ! Laisse-moi sortir !

Mais la créature s’était volatilisée. Raven s’agrippa aux grilles quelques instants, mais leurs gonds étaient bien trop solides : jamais elle ne pourrait ressortir par là. Il fallait se rendre à l’évidence. Je n’ai qu’à continuer maintenant… Résignée, Raven se retourna et avança à tâtons. La terre humide roulait sous ses doigts et les gouttes d’eau qui perlaient sur les parois glissaient le long de sa main. Il allait falloir progresser à l’aveugle, sans lumière. Le parfum de la mousse s’amplifiait à mesure qu’elle cheminait dans le souterrain. Le silence était effrayant. Pourtant, plus elle s’enfonçait dans les profondeurs de l’inconnu, plus sa peur s’envolait. Dans le noir, les yeux grands ouverts, elle commença à ressentir le tunnel, ses moindres aspérités et les crevasses creusées dans la paroi. Le chemin devenait familier : les couleurs ocre et la terre humide se dessinèrent dans son esprit, tout comme les racines entremêlées, les chauves-souris tranquilles ou encore la chaleur de l’argile dans les contreforts… Sa frayeur disparaissait à chaque nouveau pas et une étrange sérénité prenait sa place.

Ses yeux commencèrent alors à la piquer, comme dans la clairière, au moment où la roche se déroba sous ses pieds, laissant place à une terre meuble, aérée de brins d’herbes. Le froid qui régnait dans le tunnel pétrifia Raven. Elle s’arrêta, les jambes tremblantes. Le cœur haletant, elle cligna plusieurs fois des yeux pour en chasser le sable qui brûlait sa rétine. La douleur lui arracha un cri aigu qui se brisa contre les parois du souterrain. Lorsqu’elle rouvrit enfin les paupières, l’obscurité avait entièrement disparu du tunnel. Comme la veille dans la forêt, elle distinguait absolument tout.

Perchée au bord d’un gouffre souterrain dont elle n’avait pas mesuré l’ampleur, elle surplombait désormais une immense clairière souterraine. Un chêne majestueux aux longues branches trônait au centre tandis qu’une rivière dorée bouillonnait en contrebas en serpentant au pied de l’arbre. Du lierre courait sur les parois de la grotte. L’endroit était si fabuleux et si inattendu que Raven en eut le souffle coupé. À la fois apeurée et ébahie, elle chercha en vain l’origine de la lumière qui faisait tourbillonner la clairière sous ses yeux. Rien…

Le cœur toujours battant, la jeune femme emprunta le sentier qui descendait vers la clairière en prenant garde aux cailloux qui roulaient sous ses pieds. Arrivée en bas, elle s’agenouilla sur la berge de la rivière dorée et caressa la surface de l’eau d’une main distraite tout en observant l’étrange endroit autour d’elle. À mesure qu’elle contemplait la grotte, sa perception de l’environnement grandissait. Elle continuait de tout ressentir avec une acuité nouvelle, une attention particulière qui vibrait jusqu’au bout de ses ongles.

Quittant à regret la beauté de la rivière, elle marcha vers l’improbable chêne planté au cœur de la clairière. Comment cet arbre peut-il vivre ici ? Comment peut-il être si beau ? Il n’y a ni soleil, ni lumière. Rien ne pourrait traverser cette roche… C’est incroyable. D’étranges symboles dorés scintillaient sur les parois de la grotte. Une fois au pied de l’arbre, des palpitations agitèrent le corps de la jeune femme. Ses doigts et ses orteils la picotèrent comme sous l’attaque de milliers de puces. Sourde à la douleur, elle posa la main sur l’écorce tiède parfumée d’orange et de miel. Une douce mélodie résonna dans son esprit, des voix de sirènes aussi douces que du velours.

Puis le chaos.

La clairière s’étiola. Ses couleurs disparurent en un souffle. L’équilibre magique du lieu se brisa sous la tempête. La rivière devint noire et des reflets sanglants agitèrent sa surface, brouillée par les symboles dorés qui fondaient sur les parois. Des images violentes et acérées apparurent devant les yeux de Raven. Impuissante, elle s’écroula près de l’arbre mort, devenu aussi noir que les flots. Ses visions se succédèrent sans répit, éprouvant son esprit déjà mal en point : des falaises de glaces, des chasseurs armés cheminant le long d’un lac gelé, des combats sanglants, des hurlements, des villages brûlés, une tour noire… La Nuit dévorait les landes enneigées.

Raven hoqueta. Ses yeux la brûlaient comme jamais et les images griffèrent sa rétine en lui arrachant des larmes de douleur. Perdue entre les longues racines de l’arbre, elle vacilla. Cette fois, la grotte avait perdu toutes ses couleurs. Tout était redevenu sombre. Pourtant, elle aurait juré sentir une présence près d’elle, un souffle chaud qui chatouillait son cou. Il faut que je sorte de cette grotte ! Maintenant !

Les idées bousculées par les ténèbres et la tempête qui ravageaient la caverne, Raven se releva péniblement. La Nuit avait dû réussir à entrer ! Elle ne devait plus traîner… À tâtons, la jeune femme redescendit vers la rivière, sa dernière échappatoire. Les pas se rapprochaient de plus en plus dans son dos. Lorsqu’elle atteignit la berge, elle sauta sans réfléchir dans les flots glacés qui paralysèrent ses muscles. Retenant son souffle, elle se mit à nager dans l’obscurité, emportée par le courant, les poumons noyés par les grandes goulées qu’elle avalait. Le courant la cahotait d’un bord à l’autre, l’écorchant sur les berges, la projetant contre les roseaux. Les lumières et les couleurs dansèrent quelques instants devant ses yeux puis les flots l’entraînèrent hors de la grotte.

Elle retint sa respiration aussi longtemps qu’elle le put pour se protéger à la fois de l’eau gelée et de la Nuit. Son ennemi ne l’avait pas suivie. Elle remonta à la surface en regardant tout autour d’elle. Le ciel gris refroidit son visage que la lumière de l’aube rendait aussi blafard qu’un cadavre. Son corps dériva à la surface, aussi léger qu’un roseau. Seules les images de la grotte défilaient encore dans son esprit gelé par le froid : l’arbre, la rivière dorée, le chaos, la guerre, le sang et l’ombre…

EXODE

Le grondement sourd du tonnerre réveilla le renard au pelage de feu. Il ouvrit doucement les yeux : ses paupières étaient lourdes de fatigue autant que de chagrin. En un instant, les ravages de la veille lui revinrent en mémoire et lui arrachèrent un gémissement triste. Lorsqu’il voulut se remettre sur ses pattes, l’atroce douleur causée par ses griffes brisées le rappela vite à l’ordre. Consciencieusement et pour distraire son esprit affaibli, il s’appliqua à lécher ses coussinets encore couverts de sang afin de panser les lambeaux de chair à vif. Sa langue soigna petit à petit ses blessures et fit mourir l’infection qui avait commencé à se loger au bout de ses pattes.

La pluie le berça tandis qu’il lavait son pelage flamboyant pour en ôter les dernières éclaboussures de boue. Allongé dans l’obscurité de la grotte, le souffle du vent qui malmenait les branches des arbres en contrebas calma son esprit ravagé.

Au bout de quelques heures, le renard se décida enfin à se lever, les crocs serrés par la douleur. À ses pattes, le sang avait arrêté de couler, mais le contact de la chair nue contre le sol glacial de la caverne fit naître des frissons le long de son échine. Lorsqu’il arriva au bord du tunnel, son cœur se serra face à la vision de la lande.

C’était pire que tout ce qu’il avait pu imaginer dans ses cauchemars. Une gigantesque tempête semblait avoir ravagé les plaines, hier encore si verdoyantes. La plupart des arbres étaient déracinés et des cadavres d’animaux gisaient aux pieds de leurs troncs décharnés, la fourrure maculée de terre et de sang. L’herbe avait perdu son éclat brillant de la veille. Quant à la pluie, elle pansait le carnage comme elle le pouvait.

Depuis la grotte, le renard distingua la longue piste tracée dans la boue. Sans trop d’espoir, il se demanda combien d’animaux avaient réussi à échapper à la Nuit…

À contrecœur, il s’obligea à regarder en contrebas et découvrit avec horreur le corps démembré de son ami au pelage cendré. Son museau était recouvert de sang et ses poils si soyeux semblaient aussi rêches que de la paille. Face à ce terrible spectacle, le rouquin se jura de survivre, coûte que coûte, pour venger la vie de tous ses compagnons. Coûte que coûte…

Le renard prit son élan et sauta de la caverne. Ses pattes cédèrent sous son poids lorsqu’il atterrit et il s’affala sur le sol humide de pluie, roulant dans la boue sans pouvoir s’arrêter. La douleur vibrant dans ses pattes, il finit par se relever tant bien que mal pour fuir la lande désolée. Il ne voulait pas rester une minute de plus au milieu de ce sordide cimetière, d’autant que son estomac commençait à crier famine et qu’il lui faudrait bientôt trouver de quoi se nourrir s’il ne voulait pas défaillir. Il claudiqua vers l’est, la truffe au vent. Toutes ses plaies se rouvrirent les unes après les autres, mais sa détermination le poussait à résister à la souffrance lancinante qui s’emparait de son corps.

Il s’arrêta quelques instants pour humer la terre gorgée d’eau de la lande dévastée. L’odeur familière du sentier lui emplit les narines. En pensant à ses parties de chasse, un filet de salive s’échappa de ses babines pour glisser le long de sa patte. Il avait faim et il devait se nourrir.

Plus déterminé et affamé que jamais, il emprunta le sentier à peine dessiné et marcha plusieurs heures en claudiquant, les pattes raides. Ne croisant aucune proie sur sa route, il en conclut que la Nuit avait dû étendre son empire loin dans la lande et qu’il lui faudrait rejoindre un endroit plus paisible pour espérer chasser. 

Après quelques heures encore, alors que la pluie s’était remise à tomber et lavait ses plaies sanguinolentes, son cœur battit plus fort lorsqu’il s’aperçut que le paysage avait changé. Pour la première fois depuis qu’il avait quitté la caverne, il retrouva avec soulagement le profil souple des arbres et des plaines immaculées. Il accéléra l’allure comme il le pouvait pour rejoindre une forêt clairsemée. Le parfum délicieux du gibier chatouilla ses narines et affola son esprit autant que son estomac. Il se contenterait de peu : le moindre mulot ferait l’affaire, voire quelques musaraignes maigrichonnes…

Il entra dans la forêt à pas de loup, l’oreille dressée. Il ne tarda pas à repérer une grive qui piaillait à la cime d’un arbre. Ses muscles fuselés se mirent à trembler et son ventre gargouilla. Agile, il se plaqua au sol avant de sauter le long du tronc, les yeux rivés sur sa proie.

Malheureusement, le renard comprit trop tard à quel point ses griffes cassées le handicapaient. Les pattes en avant et malgré toute sa volonté, il ne parvint pas à s’accrocher au tronc de l’arbre. Il retomba sur le sol en piteux état, les plaies à nouveau ouvertes et pleines de sang. Vexé par son échec, il aboya tristement, aussi les oiseaux perchés dans les branches s’envolèrent dans un nuage mécontent.

Le rouquin s’allongea par terre. La douleur était revenue et la faim tiraillait toujours son corps entier. Ce n’était pas aujourd’hui qu’il allait pouvoir attraper les proies les plus hautes et les plus délicieuses. Il se lécha les babines, penaud et abattu. La solitude le pesait autant que la faim et la douleur. Quelques instants plus tard, il se releva et claudiqua jusqu’à l’orée de la forêt où un parfum étrange attira son attention. La truffe au sol, il s’approcha d’une pierre plantée dans le sol et devant laquelle gisait un rat à moitié dépecé. Il fronça le museau face à la chair déchiquetée et l’odeur des vers qui grouillaient autour de l’animal. Jamais il ne s’abaisserait à manger ça ! Pourtant, au moment de faire demi-tour en quête d’une proie plus facile à saisir que cette maudite givre, son ventre se mit à gargouiller, alors il considéra le rat avec un œil neuf.

Les règles du jeu venaient de changer : il n’avait plus de griffes, il ne pourrait plus jamais chasser comme avant. Un éclair frappa son esprit lorsqu’il comprit qu’il allait devoir tout réapprendre. Seul. Mais pour le moment, il devait se nourrir. Reprendre des forces pour survivre à la Nuit.

Le cœur lourd, il retourna auprès de la pierre et s’allongea en chassant les nuisibles affamés du corps nauséabond d’un coup de patte. Une fois la proie nettoyée, il approcha ses crocs de la chair flasque et l’odeur putride qui envahit sa gueule manqua de le faire vomir. Jamais il n’avait goûté une proie qu’il n’avait pas lui-même chassée. Une proie fraîche et juteuse qui fleurait bon la nature. Avec la désagréable impression de se transformer en vautour, il se résigna à croquer dans l’animal déjà à moitié dévoré. La chair se détachait sans difficulté sous ses crocs acérés, mais la peau flasque de l’animal l’obligea à mastiquer de longues minutes sous la pluie fine.

Une fois le rongeur avalé, le renard sentit son ventre se tendre un peu plus. Même s’il était loin d’être repu, il sentait déjà ses muscles reprendre de la vigueur. Il se roula en boule contre la pierre fraîche et lécha une fois de plus ses pattes sans griffe. Le goût du sang qui tapissa sa gorge faillit lui faire rendre son pitoyable repas.

Il tendit soudain l’oreille et se releva. Des cris attirèrent son attention au loin, aussi se cacha-t-il derrière le rocher en gardant un œil sur la ligne de l’horizon. Une longue file d’humains courait en hurlant et en brandissant des lances et des torches enflammées. Il se souvenait bien de l’apparence des humains, fasciné depuis toujours pas leurs coutumes, mais il se demanda pourquoi ceux-là criaient autant. Tous semblaient fuir un danger en se précipitant sans réfléchir vers l’inconnu.

Avec un pincement au cœur, il réalisa à quel point la scène dont il était témoin ressemblait à celle de la veille. Ces humains ressemblaient à la longue file de bestioles hurlantes et affolées qui luttaient pour s’abriter. Un frisson parcourut le pelage du renard et il s’allongea à nouveau le long de la pierre. Il ne voulait pas assister à cet exode une minute de plus et, pire encore, il ne voulait pas être repéré par les Hommes.

Chacun son calvaire.

RECITATION

Assise près de la rivière, Shaïa surveillait l’horizon en jetant des regards furtifs vers le rocher et la grotte en amont. Si elle n’est pas sortie avant la tombée de la Nuit, je m’en vais. Je n’ai aucune envie de risquer ma peau ici… Ses longs doigts fins jouaient avec les herbes qui poussaient le long de la berge tandis que le soleil timide du matin faisait briller ses yeux de jais et les runes dorées sur ses pommettes…

Shaïa se leva d’un bond, la main en visière sur le front. Elle s’approcha de la rive et sauta sur les rochers qui la bordaient. Ses gestes agiles étaient aussi précis que ceux d’un félin.

Un corps flottait à la surface, le visage couvert de terre.

Assurant ses appuis sur les pierres glissantes à la surface de l’eau, elle s’agenouilla délicatement. Dès que le corps fut à sa hauteur, elle l’attrapa par le bras et le tira sur la berge. La mousse qui recouvrait les rochers manqua de la faire trébucher à plusieurs reprises, mais elle tint bon, sans jamais lâcher son fardeau. Une fois de retour sur la rive, elle tira le corps inanimé jusqu’à elle avant de le hisser sur ses épaules, le froid bleuissant la peau de ses mains jusqu’à ses ongles. Elle rassembla ses affaires en vitesse : il ne fallait plus traîner…

Lorsqu’elle s’était installée près de la rivière, Shaïa avait remarqué le dénivelé des plaines à l’est. Si la chance était avec elle, elle allait peut-être y trouver une cascade voire un abri. Tout ce qui pourrait les protéger de la Nuit ferait l’affaire. Pleine d’espoir, elle trottina à travers la lande et, comme prévu, les plaines se muèrent peu à peu en une falaise végétale qui surplombait un petit étang formé par la rivière qui s’y jetait. Une grotte ! Nous sommes sauvées !

Shaïa commença à descendre avec prudence. L’herbe humide et la terre argileuse pourraient vite la déséquilibrer et le poids du corps de Raven la ferait basculer au moindre faux pas. Elle repéra une corniche qui serpentait sous la rivière en contrebas et avança à tâtons en se plaquant contre la roche couverte de mousse. Un pas après l’autre, elle traversa le voile d’eau sans lâcher son fardeau.

Une fois à l’intérieur, elle déposa le corps inanimé et observa l’endroit avec soulagement. La rivière qui protégeait l’entrée de la grotte faisait naître des reflets bleutés sur les parois minérales. Shaïa s’agenouilla près de Raven. Son visage était maculé de terre et ses doigts aussi bleus que les siens.

— Je me demande ce que tu as bien pu voir dans cette grotte… L’entrée m’a toujours été refusée. Alors pourquoi toi ?

Son murmure s’évanouit dans la caverne. Elle passa la main sous l’eau gelée du rideau naturel en observant le versant des collines déformé par la rivière comme à travers un miroir brisé.

Shaïa alluma un feu en soufflant dans sa main. Son ventre gargouillait. Elle pensa aussitôt à l’étang en contrebas et aux poissons argentés qu’elle avait vus de la corniche. Déposant ses affaires près du feu, elle disparut à travers le rideau aqueux.

Lorsque Raven ouvrit les yeux, une odeur de poisson grillé lui chatouilla les narines. Elle saliva en se rappelant aussitôt qu’elle n’avait pas mangé depuis deux jours. Lorsqu’elle voulut se relever, elle s’aperçut trop tard que son visage était paralysé. En touchant la peau de ses joues, elle comprit qu’elle était couverte de terre et que ses vêtements étaient pleins d’eau. Elle réalisa alors qu’elle tremblait comme une feuille et que sa bouche était remplie de boue.

— De l’eau ! suffoqua-t-elle.

Son cri fit sursauter Shaïa qui eut juste le temps de voir la jeune femme se précipiter vers l’entrée de la caverne avant de renverser la tête sous la cascade, bouche grande ouverte, pour en chasser la terre tout en se frottant vigoureusement les joues.

Raven savoura le goût de l’eau puis inspira de grandes goulées d’air pur, calmant les palpitations de son corps qui se réhabituait doucement à la chaleur. Une fois propre, elle se retourna et découvrit Shaïa, assise près d’un feu semblable à celui de la clairière.

— Tu es encore là ? réalisa-t-elle avec agacement. Pourquoi es-tu encore là ?

— Viens plutôt manger, éluda l’intéressée. Et couvre-toi. Il y a une couverture posée là-bas, tu peux la prendre, je l’ai volée la semaine dernière. Si tu continues à trembler comme ça, tu vas attraper la mort.

— Qu’est-ce que ça peut bien te faire ?

Raven s’était rarement sentie aussi furieuse. Elle avait froid, elle avait faim, elle avait failli mourir et ses yeux la piquaient encore.

— Je ne veux pas t’avoir sauvée pour rien, trancha Shaïa d’une voix glaçante.

Raven attrapa la couverture et s’emmitoufla près du feu. Malgré cette attention inédite envers elle, elle ne se sentait disposée ni pour être aimable, ni pour être agréable. Elle avait envie de laisser les mots s’échapper de sa bouche. Libérer ses pensées, ses peurs et les souvenirs qui remuaient dans son ventre.

— Ce feu, qu’est-ce que c’est ? s’intéressa-t-elle pour se calmer les nerfs.

— C’est un feu magique.

— Magique ?

— Oui, magique. Mais il n’a rien d’exceptionnel, comme tu peux le voir.

— Je croyais que la magie n’existait pas, que ce n’était rien de plus que des histoires pour enfants.

— Bien sûr qu’elle existe ! s’indigna Shaïa. Mais elle est simple, aussi simple que ce feu. Plus le temps passe, plus elle s’affaiblit. Bientôt, elle n’aura plus aucune place dans notre monde.

— Pourquoi ?

— Personne ne le sait. Nous ressentons simplement un vide qui grandit autour de nous. Il semble que plus la Nuit gagne du terrain, plus la magie se tarit.

— Alors tu es une magicienne ? réalisa Raven en posant un œil neuf sur le profil aiguisé de Shaïa.

— En quelque sorte, oui…

La jeune femme s’étonna de la douceur dans la voix de Shaïa qui lui parlait calmement pour la première fois.

— Qu’as-tu vu dans la grotte ? demanda-t-elle de but en blanc

La trêve fut de courte durée. La colère de la magicienne reprit le dessus sans crier gare. Sa voix devint à nouveau aussi sèche qu’un coup de fouet, tandis qu’elle dévisageait Raven.

— Je n’arrive pas à me souvenir…, bredouilla cette dernière, la tête basse. Tout est si flou dans mon esprit.

— Admettons que je te crois… Comment as-tu réussi à t’échapper ?

Raven ferma les yeux. Les souvenirs s’agitaient dans son esprit :

— Il y avait une rivière, une rivière dorée. Un arbre magnifique trônait au cœur de la caverne et des symboles étranges brillaient sur les murs. Tout étincelait, c’était splendide. Et puis tout s’est transformé. La beauté a fondu…

— Des symboles ? Tu as vu des runes ? s’étrangla Shaïa. Est-ce que tu t’en souviens ? Précisément ?

— Non… Leur lumière était diffuse, à peine plus intense que celle d’une bougie. C’était vraiment magnifique. Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau…

Shaïa feignit l’indifférence, torturée par les paroles de la jeune femme.

— Je veux tout savoir sur cet endroit, reprit-elle. Raconte-moi tout ce que tu as vu, en détail. Mais d’abord, explique-moi comment tu en es sortie ?

— Pourquoi tiens-tu tant à le savoir ? Ça te semble étonnant ?

— Que veux-tu dire ?

L’étrange cauchemar près de la statue frappa la mémoire de Raven de plein fouet. La colère bouillonnait dans son ventre et montait dans sa gorge.

— Rien du tout…, se refréna-t-elle avec peine.

Shaïa se leva et marcha jusqu’à l’entrée de la grotte. Les flots argentés grondaient en contrebas.

— Je pense qu’il est temps d’être honnête avec toi…

— Ne t’en fais pas, je commence à m’habituer au silence, asséna Raven. Et aux secrets. Mais ce qui me manquera le plus, c’est d’être traînée d’un endroit à l’autre sans avoir mon mot à dire…

La jeune femme remarqua le frémissement des lèvres de la magicienne. Un sourire ?

— Quand le jour se lèvera, nous nous rendrons à Lota, expliqua-t-elle en faisant mine de n’avoir rien entendu. Tu y rencontreras Ony, la sorcière que j’ai vue dans la forêt. C’est elle qui voulait que tu entres dans la grotte. Maintenant que tu as passé cette épreuve, elle ne pourra plus refuser notre visite. Toutefois, si tu tiens à la vie, il va falloir que tu puisses tout lui raconter.

— Tout ?

— Oui, tout ce que tu as découvert dans la grotte. Tu devrais pouvoir tout expliquer. Sans rien omettre.

— Je t’ai dit que je n’y arrivais pas ! Tout est embrumé dans mon esprit.

— C’est là que je vais pouvoir t’aider.

— Toi, m’aider ? J’en doute… 

— Tu vas pourtant devoir me faire confiance.

— Je ne comprends rien… Pourquoi voudrais-tu m’aider maintenant ? Je ne sais pas pourquoi tu t’acharnes sur moi… Ce n’était qu’une simple grotte !