Pauvre Lucille ! - Wilkie Collins - E-Book

Pauvre Lucille ! E-Book

Wilkie Collins

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Beschreibung

Dans un style net à emporte-pièces, avec de l'humour, Collins suit le parcours de Mme Pratolongo, qui après la perte de son mari, révolutionnaire en Amérique du Sud, se retrouve sans argent en Angleterre. Elle devient dame de compagnie d'une jeune aveugle, fille du révérend Finch. Collins nous décrit à la perfection, les sentiments de cette aveugle. Deux jumeaux, Oscar - ciseleur - et Nugent - artiste-peintre - s'installent dans la village de Lucille. Oscar et Lucille tombent amoureux. Ils doivent se marier, mais Oscar est gravement blessé à la tête par deux bandits... Nugent revient d'Amérique accompagné du meilleur chirurgien ophtalmologiste de l'époque...

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Wilkie Collins

PAUVRE LUCILE !Tome 2

1884 pour la traduction française

 

Table des matières

 

I. LA MAIN DE NUGENT.

II. ESSAIS.

III. RENCONTRE.

IV. CHASSÉ-CROISÉ.

V. SANS EXCUSE ?…

VI. ÉTUDE.

VII. SUR LA PISTE.

VIII. VICISSITUDES.

IX. AUTOBIOGRAPHIE.

X. LE STEAMER ITALIEN.

XI. COMMENCEMENT DE LA FIN PREMIÈRE ÉTAPE.

XII. COMMENCEMENT DE LA FIN DEUXIÈME ÉTAPE

XIII. COMMENCEMENT DE LA FIN. TROISIÈME ÉTAPE.

XIV. FIN DU VOYAGE.

XV. ÉPILOGUE.

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I.LA MAIN DE NUGENT. 

Mon récit s’arrête le 25 juin, jour de l’opération.

Je le reprends après six ou sept semaines d’intervalle, le 9 août.

Que s’était-il passe à Dimchurch pendant ce temps ?

En faisant appel à ma mémoire, je retrouve cet intervalle si complètement dépourvu d’incidents, que je m’étonne que nous ayons pu passer dans l’inaction forcée où nous étions et accablés d’anxiété un temps aussi ennuyeux.

Lucile n’avait pas d’autre distraction que d’aller de sa chambre au boudoir et du boudoir à sa chambre. Le jour était rigoureusement exclu des deux pièces ; Lucile portait toujours son bandeau, à moins que le docteur ne le levât pour lui examiner les yeux ; Lucile, dis-je, endura cette claustration forcée, et, ce qui était encore bien plus cruel, l’incertitude, avec ce courage qui nous fait tout supporter : le courage de l’espérance.

Grâce à ses livres, à la musique, à notre conversation, et surtout à son amour, qui la soutenait, elle put compter avec calme les heures et les jours qui s’écoulaient dans leur monotonie, mais qui la rapprochaient du moment terrible où l’on allait savoir enfin si c’était M. Sebright ou Herr Grosse qui s’était trompé.

Je n’assistai pas à l’examen qui dissipa tous les doutes à cet égard. Je rejoignis Oscar dans le jardin, aussi incapable que lui, en un pareil moment, de maîtriser mon émotion.

Nous nous mîmes tous les deux à arpenter le gazon de long en large comme deux animaux en cage.

Lorsque Herr Grosse examina les yeux de Lucile, Zillah seule était présente, Nugent s’étant retiré dans une pièce voisine pour nous communiquer par la fenêtre le résultat de l’examen.

Herr Grosse fut plus rapide que lui, et nous l’entendîmes qui criait : Ohé ! ohé ! par la fenêtre, où nous l’aperçûmes agitant son immense foulard.

Une telle émotion me saisit que je fus près de m’évanouir de joie en l’entendant nous crier ces mots qui nous électrisèrent : « Elle verra !… elle verra !… »

Dieu sait tout ce que nous débitâmes sur M. Sebright quand nous nous retrouvâmes tous réunis dans la chambre de Lucile !

Mais, après le premier moment de joie, nous avions à envisager de nouvelles difficultés.

À partir du moment où elle eut l’assurance que l’opération avait réussi, notre Lucile, si patiente, changea complètement. Elle se mit dans un état de révolte contre les précautions qui reculaient le jour où elle pourrait se servir de ses yeux en toute liberté.

Il fallut toute mon influence, secondée par les prières d’Oscar et par les menaces de notre bon médecin, – jevous promets, par parenthèse, que le brave homme avait la tête près du bonnet – pour empêcher Lucile de violer la prescription qui la retenait prisonnière.

Quand elle devenait tout à fait intraitable et l’accablait de reproches, notre bon Grosse se mettait à jurer dans son jargon bizarre, en commençant d’abord par aspirer l’air bruyamment, ce qui arrangeait tout en faisant rire Lucile.

Je le vois encore, le digne homme, en écrivant ces lignes, quitter la pièce avec ses yeux qui scintillaient derrière ses lunettes et son chapeau posé de côté sur sa tête.

« Soh ! petite tiaplesse de Lucile, si fous afez le malheur de toucher les bandages que j’ai posés… Ho damn ! damn ! Ponsoir ! che ne vous dis que ça. »

Je tournai mon attention vers les deux frères.

Tranquillisé sur l’avenir par son entrevue avec M. Sebright, Oscar se présenta sous son meilleur jour pendant la période dont je parle.

Lucile comptait principalement sur son fiancé pour la distraire et relever son courage pendant ces journées si longues qu’elle passait dans la chambre obscure. Il ne la quitta pas un instant et montra la plus grande impatience, unie à un dévouement infatigable.

Chose bien triste à dire quand on songe à ce qui arriva dans la suite, il s’affermit dans l’affection de la jeune fille pendant ces jours de convalescence où elle attachait à sa société un prix si précieux.

Avec quelle ferveur elle me parlait de lui lorsque le soir, nous nous trouvions seules. Pardonnez-moi si je ne vous fais pas part des confidences de la jeune fille, car je ne me sens pas le courage de les écrire, ni même d’y penser, et j’aime mieux passer à un autre sujet.

Parlons un peu de Nugent.

Je ne suis pas riche ; eh bien ! j’aimerais mieux donner tout ce que je possède que de parler de ce personnage. Mais, malgré ma répugnance, il faut absolument que je vous parle de ce misérable.

Ce fut pendant la réclusion de Lucile que je commençai à être désabusée sur son compte et que, comparant la conduite des deux frères, je sentis Oscar prendre dans mon estime la place qu’y avait occupée son frère.

Nugent surprit péniblement Oscar en quittant les Sables.

« Laisse-moi partir, lui dit-il. J’ai fait tout ce que j’ai pu faire, et un séjour prolongé ici ne servirait à personne, du moins pour le moment. Il faut absolument que je m’en aille. Je m’engourdis dans ce maudit pays. »

Les prières d’Oscar ne purent le fléchir, et il partit un beau matin sans dire adieu à personne.

Il avait parlé d’une semaine, mais il resta un mois absent. Nous sûmes qu’il menait une vie irrégulière en compagnie d’hommes dissolus et qu’une soif inextinguible de mouvement s’était emparée de lui.

Il revint à Dimchurch comme il en était parti, sans prévenir qui que ce soit. Son humeur changeante l’avait jeté dans un autre extrême. Il se montrait plein de repentir pour sa conduite insensée et montrait un abattement d’où il était impossible de le tirer, et qui lui faisait envisager non-seulement le présent, mais l’avenir tout en noir. Il parlait tantôt de repartir pour l’Amérique et tantôt de s’engager comme simple soldat dans l’armée.

Ce n’est certes pas difficile de deviner ce que signifie cette conduite ! dira-t-on.

Oui, mais je répondrai que j’étais trop absorbée par les soins que j’avais à donner à Lucile pour m’en apercevoir. Grâce au ciel, je ne suis pas d’une nature soupçonneuse, et, si je l’avais été, mes soupçons auraient été endormis par l’anxiété, qui formait comme une atmosphère engourdissante pesant sur moi comme une chape de plomb dans la chambre où se tenait Lucile.

Mais je m’arrête, en ayant assez dit dans ces quelques lignes sur les faits et gestes des principaux personnages de cette histoire pendant les six semaines qui s’écoulèrent du 25 juin au 9 août.

Je reprends mon récit au 9 août.

Nous avions atteint le jour mémorable fixé par Herr Grosse pour l’enlèvement du bandeau et pour permettre à Lucile d’essayer sa vue pour la première fois. Imaginez-vous – ma plume est impuissante à la décrire – l’émotion à laquelle était en proie notre petit cercle à l’approche de cet événement.

Je fus la première levée, ce matin-là.

J’ouvris ma fenêtre, et je vis dans le soleil qui se levait dans un ciel serein un présage favorable.

J’aperçus, au moment où je me retirais de la fenêtre, une personne se glisser d’un massif jusque sur la pelouse.

En la voyant s’approcher, je reconnus Oscar.

« Que pouvez-vous bien faire à une heure aussi matinale ? lui criai-je.

Il mit ses doigts sur ses lèvres pour me recommander le silence et vint sans répondre jusque sous la fenêtre.

« Chut ! me dit-il, faites en sorte que Lucile ne vous entende pas et descendez aussitôt que possible. Je désire vous parler. »

Je vis à son air, quand je le rejoignis dans le jardin, qu’il avait quelque mauvaise nouvelle à me communiquer.

« Est-il arrivé quelque chose de fâcheux aux Sables ? lui demandai-je.

– Nugent m’a causé une vive contrariété. Vous vous souvenez de ce que je vous ai dit le soir où je vous ai rencontrée, après avoir consulté M. Sebright. En un mot, je voulais prier Nugent de s’absenter de Dimchurch le jour où Lucile essaierait sa vue pour la première fois.

– Eh bien ?

– Eh bien !… il refuse de quitter Dimchurch.

– Lui avez-vous expliqué vos raisons ?

– Je les lui ai expliquées avec la plus grande minutie, et, avant de lui faire ma demande, je lui ai déclaré qu’il était impossible de prévoir ce qui pouvait arriver, tout en lui démontrant toute l’importance qu’il y avait dans mon intérêt à laisser Lucile, après la réussite complète de l’opération, quelque temps encore sous l’empire de l’impression qu’elle avait pour le moment. Je lui promis que, dès que Lucile se serait habituée à mon aspect sans ressentir d’horreur, je le ferais revenir et j’avouerais en sa présence la vérité à Lucile. Que croyez-vous qu’il ait répondu à tout cela ?

– Aurait-il refusé ?

– Non, mais il se retira à l’écart pour réfléchir un instant ; puis il se tourna tout à coup vers moi et me dit : « Pourquoi m’en irais-je, puisque M. Sebright prétend que, loin d’être terrifiée en te voyant, elle éprouvera du soulagement ? Rien ne t’empêche donc de lui avouer que le visage qu’elle voit est le tien et non pas le mien. » En disant ces paroles du ton résolu que vous lui connaissez. Nugent a fourré ses mains dans ses poches et est allé à la fenêtre, comme s’il venait d’aplanir toutes les difficultés.

– Que lui avez-vous répondu ?

– Je lui ai dit : « Supposons que M. Sebright se trompe ?… » « Et supposons qu’il ait eu raison ? » me dit Nugent en m’interrompant. Je le suivis à la fenêtre, jamais il ne m’avait parlé d’un ton aussi aigre. « Quelle est ta raison, lui demandai-je, pour ne pas vouloir t’en aller pour un jour ou deux ? » « Ma raison, me répondit-il, c’est que je suis las de ces éternelles complications. Il est non-seulement inutile mais cruel de tromper plus longtemps Lucile. M. Sebright t’a donné le meilleur conseil que l’on puisse donner. Montre-toi à ta fiancée tel que tu es. » Là-dessus Nugent est sorti. Je ne puis m’imaginer ce qui peut le faire agir ainsi. Mon seul espoir est dans votre intervention auprès de lui. »

J’avoue que je ne me sentais guère l’envie d’intervenir. Je trouvais que, tout étrange et subit que fût ce revirement dans l’esprit de Nugent, il avait raison. Mais, d’un autre côté, Oscar avait l’air si malheureux qu’il me fut impossible, surtout en pareille occasion, de lui faire encore plus de peine en refusant nettement ce qu’il me demandait. Je me promis de faire mon possible pour lui, en espérant que les circonstances ne me forceraient pas à mettre ma résolution à l’épreuve.

Il ne devait pas en être ainsi et j’étais condamnée à être déçue dans mes espérances égoïstes.

Un détail quelconque dans le repas que je préparais pour Herr Grosse me força à aller au village.

Entendant quelqu’un m’appeler par mon nom, je tournai la tête et me trouvai face à face avec Nugent.

« Est-ce que mon frère ne vous a pas encore tourmentée ce matin avant que je fusse levé ? »

Comme il me parlait ainsi, je remarquai en lui une recrudescence de cette aigreur peu aimable qui m’avait tant intriguée et déplu pendant l’entretien secret que j’avais eu avec lui dans le jardin du presbytère.

« Oscar m’a parlé ce matin, lui dis-je.

– De moi ?

– Oui, de vous. Vous l’avez cruellement contrarié…

– Oui ! je sais ce que c’est. Cet Oscar est vraiment pire qu’un enfant, et je commence à perdre toute patience à son égard.

– Je suis fâchée de vous entendre vous exprimer ainsi, Nugent. Puisque jusqu’ici vous avez été bon pour votre frère, vous pourriez bien lui faire quelques concessions. Tout son avenir peut dépendre de ce qui va se passer dans la chambre de Lucile dans quelques heures d’ici.

– Vous vous faites, me répondit Nugent, vous et lui, des montagnes d’une taupinière. »

Il prononça ces paroles d’un ton amer, et je dirai presque grossier. Je lui répondis aigrement : « Vous êtes le dernier au monde qui ayez le droit de parler ainsi. Si Oscar se trouve en ce moment dans une fausse position vis-à-vis de Lucile, c’est grâce à votre consentement et à votre connaissance. N’avez-vous pas, dans l’intérêt de votre frère, consenti à la supercherie vis-à-vis de sa fiancée. Et maintenant que, toujours dans l’intérêt d’Oscar, on vous demande de quitter Dimchurch, pourquoi refusez-vous ?

– Je refuse parce que je me suis rangé à votre avis. Qu’avez-vous dit ? que nous abusions cruellement de l’infirmité de Lucile, et vous avez raison. Il était cruel de lui cacher la vérité, et je ne veux pas me prêter plus longtemps à une pareille injustice. Je refuse, du jour où elle recouvrera la vue, de continuer à la tromper aussi bassement. »

Je ne saurais vous décrire de quel ton il me fit cette réponse. J’avoue que, sur le moment, je restai tout abasourdie, je fis un pas vers lui et j’examinai avec une vague appréhension l’expression de sa figure. Il me rendit, sans broncher, mon regard.

« Eh bien ? » me dit-il avec son sourire dur, par lequel il semblait me défier de le trouver en faute.

Je ne pus rien lire dans l’expression de sa figure, et je me laissai guider par mon instinct de femme, qui m’indiquait d’accepter son explication.

« Dois-je conclure que vous avez résolu de rester ici ? lui dis-je.

– Certainement.

– Que vous proposez-vous de faire quand Herr Grosse arrivera et que nous nous rassemblerons dans la chambre de Lucile ?

– À un moment aussi intéressant dans la vie de Lucile, je me propose d’être là avec vous.

– C’est impossible !

– Je vous assure que non.

– Vous avez oublié quelque chose, monsieur Nugent Dubourg.

– Quoi donc, madame Pratolungo ?

– Vous avez oublié que Lucile croit que c’est vous et non votre frère qui êtes défiguré. Vous avez de plus oublié que le médecin vous a expressément défendu de donner à la fiancée d’Oscar des explications qui pourraient l’agiter avant le moment où il lui donnera liberté pleine et entière d’exercer sa vue. Vous oubliez encore que la déception que vous venez de refuser de pratiquer sur elle plus longtemps devra être forcément continuée si vous assistez à la levée du bandeau. Votre propre résolution vous oblige à ne pas franchir le seuil du presbytère tant que Lucile ne saura pas la vérité. »

En lui disant ces paroles, je sentis que je tenais Nugent comme dans un étau. Il devint pâle comme un mort et, pour la première fois, il baissa les yeux devant mon regard.

« Je vous remercie, dit-il, de m’avoir rafraîchi la mémoire. J’avais complètement oublié tout ceci. »

Il prononça ces paroles en baissant tout à coup de ton et d’un air soumis. Quelque chose dans sa voix et dans ses yeux baissés me fit battre le cœur plus fort qu’à l’ordinaire et me fit appréhender un danger que je ne pouvais définir.

« Vous voyez donc bien, lui répondis-je, qu’il est impossible que vous veniez au presbytère avec nous. Que comptez-vous faire ?

– Je resterai aux Sables. »

Je sentis que Nugent mentait, et je ne saurais vous dire ce qui me fit penser ainsi, lorsqu’il me dit ces mots : Je resterai aux Sables. Enfin, un je ne sais quoi me dit qu’il me trompait.

« Pourquoi, repris-je, ne pas faire ce qu’Oscar vous a demandé ? Puisque vous devez vous absenter, que vous importe l’endroit où vous irez ? Vous avez tout le temps voulu pour quitter Dimchurch. »

Nugent releva les yeux aussi rapidement qu’il les avait abaissés.

« Ah çà ! s’écria-t-il avec colère, vous croyez donc, Oscar et vous, que je suis fait de bois ou de pierre ?

– Que voulez-vous dire ?

– À qui devez-vous ce qui arrive aujourd’hui, poursuivit-il avec une colère croissante, sinon à moi… oui, rien qu’à moi ? Quel est parmi vous tous le seul qui ait refusé de regarder Lucile comme incurable ? C’est moi. Qui donc a amené le docteur qui doit lui rendre l’usage de ses yeux ? Moi, moi ! encore moi ! Et justement je serais le seul qui ne verrait pas le dénoûment ? Vous restez, et l’on me renvoie. Tandis que vous pourrez jouir de vos propres yeux de cet heureux événement, moi je n’apprendrai les faits et gestes de Lucile au moment où pour la première fois elle ouvrira les yeux que par lettre, et encore si vous voulez bien m’écrire ! »

Ici Nugent leva la main vers le ciel et s’écria, avec un rire plein de colère et d’amertume : « Je vous étonne, n’est-ce pas ? Vous trouvez que je réclame une chose à laquelle je n’ai pas droit. Et au fait pourquoi m’y intéresserais-je ? Oh ! mon Dieu, que me fait cette femme à laquelle je donne, avec la vue, une nouvelle existence ? »

À ces mots, prononcés avec égarement, un sanglot coupa la voix de Nugent. Il saisit les revers de son habit, en les écartant comme s’il étouffait, et me quitta.

Je demeurai pétrifiée. En un instant, et rapide comme l’éclair, la vérité m’était apparue. Je connaissais enfin le terrible secret de Nugent. Il aimait Lucile !

Mon premier mouvement, quand j’eus repris mon sang-froid, fut de me précipiter de toutes mes forces vers le presbytère. Je crois vraiment que pendant quelques instants je perdis la conscience de mes actes. Un terrible soupçon me traversa l’esprit. Nugent était peut-être rentré dans la maison, et il cherchait Lucile. Quand je vis que tout était tranquille et que Zillah m’assura que personne n’était entré dans la partie de la maison que nous habitions, je me calmai un peu et je m’enfuis au jardin pour reprendre tout à fait mon sang-froid avant de reparaître devant Lucile.

Je parvins au bout de quelques instants à vaincre mon premier mouvement d’épouvante et à voir clairement ce que j’avais à faire.

Il n’y avait personne dans Dimchurch à qui je pusse me confier. Il me fallait, advienne que pourrait, me fier, dans une position aussi affreuse, à mes propres forces.

J’en étais arrivée à cette conclusion alarmante, et je m’étais prise à pleurer en songeant à la dureté avec laquelle, bien des fois, j’avais jugé le pauvre Oscar.

J’étais maintenant convaincue que Nugent, mon favori jusqu’ici, était le plus grand misérable que la terre eût porté, et je résolus de mettre en avant mon astuce féminine pour le chasser du presbytère.

Je fus rappelé au présent par la voix de Zillah, que j’allai retrouver aussitôt. Elle avait quelque chose à me dire de la part de sa maîtresse.

La pauvre Lucile se sentait isolée et remplie d’anxiété. Elle avait été surprise de me voir la laisser seule, et elle désirait que j’allasse la retrouver sans retard.

Je pris, en passant le seuil de la porte, une première précaution pour éviter toute surprise de la part de Nugent.

« Notre chère enfant ne doit être dérangée par qui que ce soit aujourd’hui, dis-je à Zillah, et si M. Nugent Dubourg demandait à la voir, n’en dites rien à Lucile et venez me prévenir. »

Je montai et je rejoignis ma chère malade dans sa chambre obscure.

II.ESSAIS. 

Lucile était seule, assise dans l’ombre, un bandeau sur les yeux, ses jolies mains croisées sur ses genoux, dans une attitude pleine de résignation.

Je sentis mon cœur se serrer en la voyant ainsi, et je me rappelai mon affreuse découverte.

« Pardon si je vous quitte, lui dis-je en l’embrassant et d’une voix que je m’efforçai de rendre calme.

Elle devina mon agitation malgré tous mes efforts pour la lui cacher.

« Vous aussi, vous avez peur, s’écria-t-elle en me prenant les mains.

– Moi, peur ?… assurément non, mon enfant, » lui répondis-je.

Dans mon embarras, je ne savais vraiment que lui dire.

« Oui, reprit-elle, le cœur me manque à mesure que l’heure approche, j’ai d’affreux pressentiments. Quand donc tout cela sera-t-il fini ? Oscar m’apparaîtra-t-il tel que je me le figure ? »

Je répondis à sa première question. Qui eût osé répondre à la seconde ?

Herr Grosse arrive par le premier train, lui dis-je ; ce ne sera que l’affaire d’un instant.

– Où est Oscar ? reprit-elle tout à coup.

– Il ne tardera guère, n’en doutez pas.

– Dépeignez-le-moi, dit-elle avec vivacité, dépeignez-le moi pour la dernière fois avant qu’il me soit permis de le voir. Ses yeux, ses cheveux, son teint, tous ses traits enfin. »

Comment aurais-je pu m’acquitter de la pénible tâche qu’elle m’imposait si innocemment ? Je frémis encore quand j’y pense. Heureusement pour moi, je fus interrompue dès les premiers mots par l’entrée subite d’une députation de famille, conduite par M. Finch, qui, la main placée d’une façon fort sentimentale sur son gilet, à l’endroit du cœur, s’avançait d’un pas lent et solennel.

Il était suivi de Mme Finch, dépouillée de tous ses inévitables accessoires, à l’exception du baby cependant.

Roman, jaquette, jupon, ce mouchoir même qu’elle perdait à chaque instant, elle avait tout abandonné, et l’excellente dame m’apparaissait pour la première fois revêtue d’un habillement complet, en un mot habillée comme tout le monde.

Mme Finch était vraiment métamorphosée, et, sans le baby, je ne l’eusse certes pas reconnue.

Elle s’était arrêtée, hésitante, sur le seuil de la porte, incertaine, selon toute apparence, de la réception qui l’attendait, et dérobant à ma vue un troisième membre de la députation, que je reconnus tout de suite à sa façon toute particulière de s’exprimer.

Jicks, car c’était elle, fit entendre sa petite voix enfantine, qui réclamait d’un accent piteux la bienveillance de l’assistance.

« Jicks voudrait bien entrer, » dit-elle.

La main du recteur quitta le gilet qu’elle comprimait pour protester timidement contre l’entrée du troisième membre de la députation.

Mme Finch entra machinalement.

Jicks parut derrière elle, son affreuse poupée étroitement serrée contre sa poitrine, et se dirigea de mon côté.

L’enfant revenait sans doute d’une de ces courses vagabondes qu’elle aimait tant, à en juger par les flots de poussière blanche qui tombaient à chaque pas de ses souliers et de sa robe.

Arrivée près de moi, elle tendit son petit visage vers le mien en me regardant d’une façon singulière à travers l’obscurité ; puis, saisissant sa poupée par les jambes, elle m’en cingla vigoureusement les genoux et dit :

« Jicks voudrait s’asseoir là. »

Je me frottai les genoux et Jicks s’y établit en triomphe.

Au même instant, M. Finch s’avança à pas comptés, étendit les mains sur le front de Lucile, leva les yeux au plafond, et dit de sa voix de basse, qu’une émotion toute paternelle rendait plus grave encore : « Dieu te bénisse ! mon enfant. »

Au son du magnifique organe de son mari, Mme Finch revint à elle.

« Bonjour, Lucile, » fit-elle doucement. Cela dit, elle alla s’asseoir dans un coin et se mit en mesure de remplir ses devoirs de nourrice.

Cependant le recteur se préparait à nous infliger une de ces fameuses harangues dont il était si prodigue.

« On n’a voulu tenir aucun compte de mes avis, Lucile ; mon influence paternelle a été méconnue. Mon poids moral, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, mon poids moral, dis-je, a été dédaigné. Je ne me plains pas, comprends-moi bien. Je ne fais que constater les faits, de bien tristes faits, hélas ! »

Ici, le recteur m’aperçut et s’interrompit pour me souhaiter le bonjour.

« Nous n’avons pas toujours été du même avis, reprit-il, je viens à toi, mon enfant, apportant sur mes ailes un baume salutaire, ou en d’autres termes la réconciliation et la paix. Je viens, dis-je, avec Mme Finch, faisant les vœux les plus sincères, élevant vers le ciel les plus ferventes prières, en ce jour, le plus mémorable de la vie de ma fille ! Une curiosité banale n’a point guidé mes pas de ce côté. Pas une parole ne s’échappera de mes lèvres, touchant les pressentiments qui peuvent encore m’assaillir devant cette intervention purement mondaine dans les impénétrables desseins de la Providence. Je viens ici comme père, je viens ici comme pacificateur. Ma femme m’accompagne… pas un mot, madame Finch… ma femme m’accompagne, dis-je, comme belle-mère et comme auxiliaire. (Vous saisissez, madame Pratolungo ; merci, excellente femme.) Puis-je donc, du haut de la chaire, exhorter au pardon des injures et ne point pratiquer, vis-à-vis des miens, les préceptes que j’enseigne chaque jour ? Non, non ; je veux, en un jour si mémorable, me réconcilier avec mon enfant. Lucile, je te pardonne ; le cœur et les yeux pleins de larmes, je te pardonne. (Vous n’avez jamais ou d’enfant, je crois, madame Pratolungo ; alors vous ne pouvez comprendre. Je ne vous en fais pas un reproche, excellente femme !) Le baiser de paix, mon enfant, le baiser de paix… »

Ici il pencha solennellement sa tête hérissée et déposa le baiser de paix sur le front de sa fille. Puis, soupirant majestueusement, il me tendit la main dans un élan subit de générosité.

« Voici ma main, madame Pratolungo. Calmez-vous, ne pleurez pas. Dieu vous garde, excellente femme ! »

Mme Finch, profondément touchée de la noble conduite de son mari, se mit à sangloter, et le baby, que les mouvements convulsifs de sa mère dérangeaient d’une occupation fort agréable, se mit de la partie et fit entendre des cris aigus.

Mais M. Finch se hâta de leur apporter sur ses ailes le baume de la consolation.

« Cette émotion vous fait honneur, madame Finch ; mais, vu les circonstances, il faut vous modérer. Calmez-vous, je vous en supplie, par égard pour le baby. Mystérieux mécanisme de la nature ! s’écria le recteur, déployant sa voix tonnante, qui finit par couvrir les hurlements de plus en plus aigus du baby. Merveilleuse et magnifique sympathie qui, par l’intermédiaire du lait qu’il suce, communique à l’enfant le trouble qui remplit le cœur de la mère ! Que de problèmes se dressent devant nous ! quelles forces nous environnent, même ici-bas ! Ô nature ! ô maternité ! ô impénétrable Providence ! »

Impénétrable Providence, ce mot était toujours le signal d’une interruption subite.

En effet, M. Finch, qui se sentait en verve, allait continuer sur ce ton, lorsque la porte s’ouvrit. Oscar parut sur le seuil.

Lucile avait tout de suite reconnu son pas.

« Dites-moi, Oscar, a-t-on vu Herr Grosse ? lui demanda-t-elle.

– Il ne peut tarder. On vient d’apercevoir sa voiture au bout du chemin, » dit-il en allant se placer aux côtés de Lucile.

Oscar me jeta un seul regard, mais ce regard m’implorait et disait clairement : Ne m’abandonnez pas au moment suprême ! Je lui fis un signe de tête pour lui faire entendre que je l’avais compris et pour l’assurer de ma sympathie.

Il s’assit à côté de Lucile, et lui prit la main en silence.

Il serait difficile de dire lequel de Lucile ou d’Oscar était le plus péniblement impressionné à ce moment critique. Mais je crois que je n’eus jamais sous les yeux un tableau aussi touchant dans sa simplicité que celui que formaient ces deux pauvres enfants, assis côte à côte, les mains entrelacées, attendant l’événement qui devait décider de leur sort.

« N’avez-vous point rencontré votre frère ? lui dis-je en dissimulant tant bien que mal l’anxiété qui me dévorait.

– Nugent est allé au-devant du docteur. »

Comme il prononçait ces paroles, nos regards se croisèrent de nouveau. Ses yeux semblaient me supplier encore plus éloquemment que la première fois. Il était devenu évident pour lui, comme pour moi, que Nugent s’était porté à la rencontre de l’Allemand dans le but d’en faire l’innocent complice de ses coupables desseins.

J’allais reprendre la parole lorsque M. Finch, dérouté un moment par l’interruption qui l’avait si brusquement réduit au silence, saisit l’occasion qui se présentait de recommencer sur nouveaux frais.

Mme Finch s’était calmée, le baby ne criait plus ; nous étions tous silencieux, mais inquiets.

En un mot l’auditoire domestique de M. Finch était complètement à sa merci. Il s’avança vers Oscar d’un air imposant. Allait-il donc nous lire un passage d’Hamlet ! Non ; il se disposait à appeler les bénédictions du ciel sur la tête d’Oscar.

« En cette occurrence palpitante d’intérêt, commença le recteur comme s’il eût été en chaire, alors que nous voilà tous réunis, tous animés de la même espérance, je désirerais, comme pasteur et comme père (que le ciel vous bénisse, Oscar, je vous considère comme mon fils), je désirerais, comme pasteur et comme père, prononcer quelques pieuses et consolantes paroles. »

La porte, la bienheureuse porte s’ouvrit, interrompant le sermon dont nous étions menacés.

La personne trapue de Herr Grosse et ses lunettes rondes comme les yeux d’un hibou parurent à nos yeux. Derrière lui (mes prévisions se réalisaient) se tenait Nugent.

Lucile pâlit affreusement ; elle avait entendu la porte s’ouvrir et avait deviné la présence du médecin.

Oscar se glissa derrière ma chaise et me dit tout bas ; « Pour l’amour de Dieu, faites sortir Nugent. »

Je lui pressai la main pour le rassurer, et, me débarrassant de Jicks, je me levai pour souhaiter la bienvenue à notre docteur.

Mais l’enfant fut plus prompte que moi. L’illustre docteur, dans une de ses visites à Lucile, avait rencontré Jicks dans le jardin, et ils s’étaient sentis attirés l’un vers l’autre par une incroyable sympathie.

Herr Grosse ne vint jamais, à la suite de cette entrevue, sans bourrer ses poches de quelque friandise bien indigeste pour Jicks, qui en retour lui donnait autant de baisers qu’il en désirait et de plus lui avait accordé le privilège de caresser l’affreuse poupée.

Saisissant la susdite poupée des deux mains et s’en servant comme d’un bélier, Jicks se précipita devant moi en attaquant les jambes en cerceau du médecin, afin de réclamer le monopole de son attention.

Tandis que le docteur la soulevait au niveau de sa figure et qu’il lui parlait en son singulier jargon, Nugent, qui était resté caché derrière Herr Grosse, m’attira mystérieusement vers un coin de la chambre.

À ce moment, je vis le visage d’Oscar se contracter horriblement.

Son angoisse me ranima ; je me sentis de taille à lutter contre Nugent.

« Ma conduite a dû vous paraître étrange lorsque j’ai eu l’honneur de vous rencontrer dans le village, dit-il. Le fait est que je ne me sens pas bien. Depuis quelque temps la fièvre me dévore. Je ne sais vraiment si l’air de cet endroit me convient. »

Il s’arrêta en me regardant fixement et en tâchant de lire ma pensée sur mon visage.

« Je n’en suis pas surprise, lui dis-je, je me suis aperçue, en effet, que vous paraissiez indisposé.

Le ton de mes paroles, j’étais parfaitement calme du reste, n’exprimait qu’une sympathie polie et rien de plus. Je vis qu’il était intrigué. Cependant il tenta un nouvel effort.

« J’espère que je ne vous ai pas paru impoli ? reprit-il.

– Oh ! du tout.

– J’étais fort ému. Vous êtes trop bonne pour jamais me le dire, mais je vous dois certainement des excuses.

– Non vraiment ; vous étiez ému, mais ne le sommes-nous pas tous plus ou moins aujourd’hui ? Cela vous est permis, monsieur Nugent. »

Il eut beau m’examiner comme un juge d’instruction, il ne put découvrir la moindre trace de soupçon sur mon visage. Je vis bien à son air perplexe qu’il avait acquis la certitude que je le battais avec ses propres armes. Il voulut me tendre un dernier piège pour me faire avouer que je soupçonnais son secret et il essaya, en m’irritant, de me prendre par surprise.

« Vous devez être étonnée de me voir ici, reprit-il. Je n’ai pas oublié ma promesse de rester aux Sables au lieu de venir au presbytère. Ne me grondez pas ; une ordonnance de médecin m’empêche de tenir cette promesse.

– Je ne vous comprends pas, dis-je avec le même sang-froid.

– Je vais m’expliquer, répondit-il. Vous devez vous rappeler que, depuis longtemps, nous avons appelé l’attention du docteur sur la situation d’Oscar vis-à-vis de Lucile.

– Il est peu probable que je l’aie oublié, puisque c’est moi-même qui ai averti votre frère de l’effet terrible que pouvait produire Herr Grosse, bien involontairement du reste, en révélant la vérité.

– Vous vous souvenez de quelle façon Herr Grosse a accueilli nos avertissements ?

– Parfaitement. Il nous promit d’être prudent. Mais en même temps il nous défendit, d’un ton plein de rudesse, de le faire entrer désormais dans nos affaires de famille. Il nous dit qu’il était résolu à sauvegarder sa liberté d’action comme médecin, en écartant de sa route tous les obstacles suscités par des querelles intestines qui ne pouvaient le concerner en aucune façon. Vous voyez que j’ai bonne mémoire.

– Vous êtes douée d’une excellente mémoire. Vous me comprendrez maintenant lorsque je vous dirai que Grosse veut affirmer sa liberté d’action comme médecin en cette occasion. Je le tiens de sa propre bouche. Il juge d’une importance extrême que Lucile ne soit pas frappée de terreur au moment où elle essaiera ses yeux. La figure d’Oscar ne manquerait pas de produire cet effet si elle l’apercevait tout d’abord. Grosse m’a donc prié de me montrer à elle (par la simple raison qu’il n’y a pas ici d’autre jeune homme) et de me placer de façon que je sois le premier objet qui frappera ses regards. Interrogez-le vous-même à cet égard, madame Pratolungo, si vous n’ajoutez pas foi à mes paroles.

– Je dois vous croire, lui répondis-je. Il serait oiseux de discuter les ordres du médecin à cette heure. »

Je le quittai sur ces paroles, dissimulant ma contrariété, de peur de lui laisser deviner mes soupçons. Lisant parfaitement dans son jeu, je ne comprenais que trop ce qui était arrivé. Nugent avait saisi avec empressement l’occasion que lui offrait si innocemment le docteur dans le but de tromper momentanément Lucile, et peut-être pour mettre à profit dans la suite son indigne supercherie.

Je lui tournai le dos en grinçant des dents. Il restait une seule chance ; il fallait à tout prix l’éloigner au moment critique. Mais j’avais beau me torturer la cervelle pour trouver un moyen d’arriver à ce but, pas l’ombre d’une idée. Rien, absolument rien !

Lorsque je rentrai dans la chambre, Oscar et Lucile occupaient encore la même place. M. Finch s’était présenté, dans toute sa majesté, devant Herr Grosse, et Jicks s’était établie dans un coin, sur un tabouret, dévorant à belles dents un cheval en pain d’épice d’Allemagne. Son appétit semblait merveilleux !

« Ah ! ma ponne montame Bratolungo, dit Herr Grosse en me tendant la main, m’afez-vous brébaré une te ces ponnes mayonnaises tont fous seule bossédez le secret ? je n’ai bas mangé de la matinée tout exprès, et je suis brêt à tout déforer. Regardez ce petit témon, dit-il en montrant Jicks. Ach Gott ! je grois que je suis amoureux t’elle. J’ai enfoyé quelqu’un jusqu’en Allemagne pour lui brocurer tu pain d’épice. Ah ! ah ! Jicks, colle-t-il pien aux dents ! Du frai nanan, hein ? »

Ses yeux dardèrent à travers ses lunettes un regard bienveillant sur l’enfant. Il me prit la main, et la mit sentimentalement sur son cœur : « Promettez-moi un enfant comme l’adoraple Jicks, dit-il d’un ton solennel, et j’ébouse une femme de votre choix, laide ou belle, cela m’est égal. Soh ! vous gonnaissez maintenant mes asbirations te père te famille ! Mais en foilà assez. À ma jolie Lucile à présent ! Allons, allons, gommençons. »

Le docteur alla vers Lucile en faisant signe à Nugent de le suivre.

« Ouvrez les volets, dit-il, de la lumière, encore de la lumière pour mon atoraple Lucile.

Nugent lui obéit, mais en ayant soin d’ouvrir en dernier lieu la fenêtre près de laquelle se trouvait Lucile. De cette façon, il n’avait qu’à rester où il se trouvait pour que les regards de la jeune fille tombassent sur lui tout d’abord !

Je devinai le dessein du misérable. Je fis un pas, prête à m’interposer ; mais que faire, que dire ? Je me contins donc. J’aurais voulu briser ma stupide tête contre le mur.

Voilà donc Nugent en face d’elle au moment où le docteur tourne sa malade vers la fenêtre. Comment prévenir le coup ? J’ai beau chercher, je ne trouve rien.

L’Allemand étendit ses mains poilues et se mit en mesure de dénouer le bandeau, tandis que Lucile tremblait de la tête aux pieds.

Herr Grosse hésite, la regarde, puis lui prend la main pour lui tâter le pouls.

Il se fit un profond silence. Tout à coup j’eus une de ces inspirations qui m’étaient assez habituelles. Une idée lumineuse traversa mon cerveau.

« Soh ! s’écria Grosse surpris et contrarié, qui donc a fait peur à ma cholie Lucile ? Pourquoi ces sueurs froides, ce pouls si faible ? Dites-le-moi, fous autres, que signifie tout cela ? »

Je vis là une occasion de mettre mon idée à exécution.

« Cela signifie, dis-je, que nous sommes trop nombreux dans l’appartement, ce qui ennuie et intimide Lucile. Menez-la dans sa chambre, Herr Grosse, et vous nous introduirez un à un auprès d’elle quand vous le jugerez convenable. »

Notre excellent docteur approuva tout de suite mon idée.

« Fous êtes le phénix des femmes, me dit-il en me frappant amicalement l’épaule. Vos conseils falent vodre mayonnaise. »

Il se tourna vers Lucile et l’aida avec douceur à se lever de sa chaise.

« Fenez afec moi, ma petite Lucile, tans fotre chambre, nous allons foir s’il est possible d’enlever le bandeau aujourd’hui. »

Lucile joignit les mains d’un air suppliant.

« Rappelez-vous votre promesse, Herr Grosse ; rappelez-vous que vous m’avez promis de l’enlever aujourd’hui.

– Oui, mais savais-je, quand che vous ai fait cette promesse que ch’allais vous trouver tout agitée et blanche comme ma chemise lorsqu’elle sort des mains de la blanchisseuse.

– Croyez-moi, Herr Grosse, je suis complètement remise de mon émotion, et vous pouvez sans danger enlever le bandeau.

– Comment ! Fous fous y gonnaissez mieux que moi. Lequel de nous deux est médecin ? Allons, prenez mon bras et fenez avec moi dans fotre chambre. »

Sur ce, Herr Grosse prit le bras de la jeune fille et l’emmena ; mais, arrivée sur le seuil de la porte, Lucile s’arrêta. Le sang lui revint aux joues et le courage au cœur.

Je fus épouvantée en la voyant retirer brusquement son bras de dessous celui du docteur et déclarer qu’elle ne sortirait pas.

« Non ! s’écria-t-elle, je ne m’en irai pas. J’ai repris tout mon calme et je réclame l’exécution de votre promesse. Examinez-moi ici-même. C’est dans cette chambre que je veux voir Oscar pour la première fois. »

J’eus peur, oui, littéralement peur de regarder du côté d’Oscar ; mais quand je fixai les yeux sur Nugent, je saisis sur sa figure une expression diabolique qui me rendit presque folle.

« Il faudra cependant que fous consentiez à sortir d’ici, dit le docteur en tirant sa montre. Réfléchissez ; si au bout d’une minute fous ne brenez pas une décision, je me passe de fotre consentement.

– Pourquoi, demandai-je de mon côté à Lucile, refusez-vous d’aller dans votre chambre ?

– Parce que je veux que tout le monde soit présent. Combien êtes-vous en ce moment ?

– Cinq. M. et Mme Finch, Nugent, Oscar, et moi.

– Vous êtes cinq ! J’aimerais mieux que vous fussiez cinq cents !

– Pourquoi ?

– Parce qu’il y aurait autour de moi plus de témoins pour me voir reconnaître Oscar parmi l’assistance aussitôt que le bandeau sera enlevé de mes yeux. »

Ainsi Lucile avait toujours la fatale conviction qu’Oscar ressemblait à l’idée qu’elle s’était faite de lui.

J’eus encore une fois peur de regarder le jeune homme. Ce n’est cependant pas l’envie qui m’en manquait.

Herr Grosse remit sa montre dans son gousset.

« le temps que che fous ai donné, dit-il, est écoulé, Gombrendrez-fous enfin que che ne puis pas fous examiner convenablement devant tout le monde. Allons, ma cholie Lucile, afez-fous pris une résolution, oui ou non ?

– Eh bien, non, répondit Lucile en frappant du pied avec une impatience d’enfant. Je tiens à montrer à toutes les personnes qui se trouvent ici que je saurai reconnaître Oscar dès que j’ouvrirai les yeux. »

Herr Grosse boutonna son paletot, affermit ses lunettes sur ses gros yeux de hibou, et prit son chapeau.

« Ponchour, alors, petite virago, s’écria-t-il. Che m’en retourne à Londres. Guérissez-fous les yeux comme fous foudrez. Quant à moi, che m’en vais. »

Il ouvrit la porte pour sortir. Mais, en voyant son médecin prêt à l’abandonner, Lucile se décida à céder à son désir.

« Vilain homme que vous êtes, dit-elle avec indignation et en lui reprenant le bras.

– Attendez un peu que fous ayez l’usache de fos yeux, et fous ferrez si che suis un vilain homme ! »

En disant ces mots, le docteur emmena Lucile.

Nous restâmes dans le salon en attendant la décision du docteur, qui devait nous dire s’il allait, oui ou non, lever le bandeau qui couvrait les yeux de la jeune aveugle.

Tandis que tous ceux qui m’entouraient souffraient d’une manière ou d’une autre de l’attente, j’avais l’esprit aussi calme que celui de l’enfant endormi dans les bras de sa mère. Grâce à la résolution de Grosse, qui agirait d’après ce que je lui avais donné à entendre, j’ôtais toute possibilité, même si l’on enlevait le bandeau ce jour-là, que Lucile vit Nugent en ouvrant les yeux pour la première fois.

Son fiancé avait le droit, dans une occasion aussi solennelle, d’entrer dans la chambre de Lucile avec son père ou avec moi, tandis que les convenances exigeaient que Nugent restât dehors et attendit dans le salon, s’il persistait à penser que Lucile viendrait l’y retrouver.

Ayant ainsi en main la conduite de l’affaire, je résolus de ne pas laisser la jeune fille aller le retrouver avant qu’elle sût lequel des deux frères était Nugent et lequel Oscar.

Une délicieuse sensation de triomphe parcourut tout mon être. Je résistai à l’envie que j’avais de voir comment Nugent prendrait sa défaite, car si j’avais porté les yeux sur lui, il aurait lu sur ma figure la joie que j’éprouvais de l’avoir éconduit. Je m’assis sur la première chaise venue, les mains croisées dans une attitude calme et digne, enfin l’innocence en personne.

Les minutes s’écoulaient lentement, et nous attendions toujours dans le plus profond silence.