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Nul ne se demande « pourquoi des mathématiciens ? », dès lors que les mathématiques sont reconnues comme science. Mais « pourquoi des philosophes ? » ne revient pas à la question beaucoup plus classique « pourquoi la philosophie ? » à laquelle il est habituellement répondu par quelques variations sur un thème aristotélicien : argumenter contre une...
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Seitenzahl: 89
Veröffentlichungsjahr: 2015
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ISBN : 9782852297562
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Nul ne se demande « pourquoi des mathématiciens ? », dès lors que les mathématiques sont reconnues comme science. Mais « pourquoi des philosophes ? » ne revient pas à la question beaucoup plus classique « pourquoi la philosophie ? » à laquelle il est habituellement répondu par quelques variations sur un thème aristotélicien : argumenter contre une philosophie est encore philosopher. La justification est banale et sans doute imprudente : si les problèmes dont traite la philosophie concernent tout homme et non seulement les philosophes, pourquoi ceux-ci prétendraient-ils, mieux que quiconque, s’en faire une spécialité ? On conçoit mal une physique sans physiciens, seuls capables de conduire l’expérimentation ; mais il semble que le philosophe ne peut se réserver des questions qui, de son propre aveu, habitent tout un chacun. Pourquoi donc des philosophes si le romancier, le poète, le dramaturge sont d’autant plus aptes à philosopher qu’ils restent au plus près de la condition humaine commune et se gardent du jargon scolastique ? Des livres qui se donnent comme philosophiques, publiés par des savants reconnus tels que Carrel (L’Homme cet inconnu) ou Monod (Hasard et nécessité), ont obtenu, au nom de la compétence scientifique, une audience que n’auront jamais des ouvrages écrits par des philosophes. Une philosophie sans philosophes, diluée dans les sciences et la littérature, est manifestement une tentation de notre modernité.
Cependant, l’enseignement de philosophie garde des positions encore solides dans divers pays et plus particulièrement en France ; les publications restent abondantes même si, à l’étal du libraire, leur place relative diminue devant les sagesses lointaines, d’autant plus séduisantes qu’elles se dispensent de toute rationalité critique. Cette production philosophique est caractérisée par une extraordinaire diversité : les divisions traditionnelles qui subsistent encore (métaphysique, philosophie des sciences, philosophie politique et morale, philosophie du droit, de l’art, etc.) sont recoupées par la multiplicité des langages et des méthodes. C’est surtout dans les recherches en histoire de la philosophie, par l’interprétation des œuvres qui ont constitué sa tradition, que la philosophie accède le mieux à la compréhension d’elle-même.
Si le plus grand risque que court la philosophie dans la modernité est une irrémédiable dissémination, alors la tâche la plus urgente est qu’elle retrouve le sens de son interrogation, qu’elle se rassemble et se recueille autour de son objet propre, qu’elle réaffirme, parmi la dispersion culturelle, la continuité du logos fondateur.
« En philosophie, les questions sont plus essentielles que les réponses, et chaque réponse devient une nouvelle question. » Cette formule de Karl Jaspers, isolée de son contexte, a été trop souvent reprise, élargie au style aporétique de l’interrogation socratique ou d’un simple scepticisme (« Que sais-je ? »). Piètre échappatoire à l’objection de la multiplicité des systèmes ! Ce n’est d’ailleurs pas que la question philosophique soit sans réponse, mais au contraire qu’elle apporte une multiplicité de réponses. Elle se distingue alors nettement du problème théorique ou technique, appartenant à un domaine scientifique déterminé et qui, s’il est correctement posé, a ou aura une solution. Même l’indécidabilité d’un problème logico-mathématique est une solution qui se démontre : elle ne peut caractériser la question philosophique. Faut-il donc espérer la transformer en un problème susceptible d’une solution, par l’adjonction de données qui la déterminent suffisamment ? C’est ainsi, semble-t-il, que la question métaphysique du vide, devenue scientifique, a été résolue par des expériences célèbres. Voilà qui ne paraîtra satisfaisant qu’à ceux qui, à l’instar des positivistes, réduisent la question philosophique à une pensée préscientifique. Mais il suffit de lire Kant ou Bergson pour se convaincre que la question philosophique du vide n’a pas été scientifiquement abolie. Et une question portant sur la liberté humaine ou sur l’existence de Dieu, comment pourrait-elle être « saturée », sinon en reportant le questionnement sur les données mêmes qui doivent la déterminer ? Les questions de la tradition métaphysique ne peuvent être récusées comme de « faux problèmes » sans qu’il soit d’abord répondu, explicitement ou non, à la question, toujours présupposée, « qu’est-ce que la philosophie ? ».
La définition de la philosophie, habituellement, est d’abord étymologique ou historique. Mais rien n’assure que la tradition qui attribue la création du mot à Pythagore soit fondée : le mot lui-même n’est attesté que dans les œuvres de Platon. Il y a peu à tirer d’une formule comme amour (ou recherche) de la sagesse, tant que l’acception de ce dernier terme n’est pas déterminée. Or sophia, en grec, semble avoir désigné d’abord un savoir-faire, une habileté, une réussite. La sagesse ne s’expose pas forcément dans une argumentation rationnelle, mais souvent dans des paraboles ou des proverbes. La liste des Sept Sages de la Grèce, qui comprend un tyran célèbre pour sa cruauté, n’est guère édifiante ! C’est justement à la philosophie de prendre en compte la diversité des sagesses selon les temps, les pays ou les circonstances : l’idée de sagesse dépend de celle de philosophie et non l’inverse.
Il en est de même de l’histoire de la philosophie. En elle-même, elle ne pourrait que nous donner une leçon de scepticisme. En philosophie comme en d’autres domaines, l’histoire donne des exemples de tout et justifie tout. Elle ne prend sens qu’en présupposant une idée de la philosophie qui ne peut donc être déduite, mais est déjà présente avant tout préalable, historique ou pédagogique. Seule la philosophie permet de distinguer ce qui est philosophique et ce qui ne l’est pas.
Le cercle n’embarrassera que le non-philosophe, car il caractérise justement la philosophie comme retour de la pensée sur soi. Comme le remarque Heidegger, la question « qu’est-ce que la philosophie ? » est elle-même une question philosophique, alors qu’à la question « que sont les mathématiques ? » il ne peut être répondu que par un théorème. Il en est de même dans chaque domaine scientifique : une expérience chimique est un exemple du travail du chimiste, mais elle ne répond nullement à la question « qu’est-ce que la chimie ? » Aucune définition non philosophique de la philosophie n’est possible ; et le sociologue ou l’historien seulement historien, qui prétendraient la saisir de l’extérieur sans référence au retour sur soi de la pensée, la confondraient inévitablement avec l’idéologie ou la sophistique. Ce caractère réflexif permet de distinguer une thèse philosophique d’une généralité scientifique avec laquelle elle est souvent confondue. L’extrapolation d’un résultat scientifique, sa généralisation au-delà de ce qui est vérifiable, revient à construire une hypothèse plus ou moins plausible mais n’en fait pas pour cela une thèse philosophique. C’est ainsi que la théorie biologique de l’évolution a servi à conforter aussi bien un matérialisme athée qu’une théologie, et c’est une argumentation philosophique qui décidera des prolongements d’une théorie scientifique dont le nom même a été emprunté par Darwin à Spencer. Contrairement à ce que croient beaucoup de vulgarisateurs, une proposition telle que « Tout est explicable par la théorie atomique » n’est ni scientifique (est-elle vérifiable ?) ni philosophique (peut-elle rendre compte d’elle-même ?). Elle n’est qu’une simple opinion, du moins tant qu’un philosophe (qui serait dans ce cas un matérialiste) n’aura pas entrepris de montrer que la théorie atomique est capable de fonder la vérité de sa propre énonciation. Les sciences avancent, indifférentes aux principes qui ont assuré leur progrès. Mais la fameuse injonction du dieu delphique, « Connais-toi toi-même », est la maxime même de la philosophie, bien avant d’être la recommandation du moraliste ou du psychologue.
C’est de ce caractère réflexif que dépend l’interprétation d’une rationalité critique que la recherche philosophique paraît avoir en commun avec la recherche scientifique depuis l’origine jusqu’aux plus récents développements. N’est-ce pas de la découverte grecque de la raison que sont issues d’abord la philosophie, puis les diverses sciences qui se sont détachées d’elle ? Le doute scientifique n’est-il pas l’héritier du doute philosophique, comme le disait Claude Bernard, mais avec la fécondité en plus ? Dernières à avoir acquis leur indépendance et leur positivité, les sciences humaines semblent avoir repris à la philosophie tout ce qui pouvait lui rester de prétentions scientifiques après l’essor des sciences de la nature.
Mais la rationalité critique qui s’exerce selon les méthodes propres à une science ne peut dépasser son domaine sans s’inverser en un dogmatisme inconscient de lui-même. C’est ainsi que se sont développés des « biologismes », des « sociologismes », des « psychologismes » qui croyaient pouvoir substituer à la question de la vérité les problèmes de l’adaptation au milieu, ceux des formes sociales du savoir ou de la psychologie de la connaissance. Ils se réclament d’une rigueur méthodologique qui fait toute leur rationalité critique, mais qui reste toujours subordonnée à la seule objectivité. Leur positivité même, attentive aux seuls faits, les rend oublieuses des conditions de la connaissance, de « l’énigme de la subjectivité », selon l’expression de Husserl, sans cesse à l’œuvre dans la recherche scientifique.
Le rapport de la philosophie à l’esprit critique en général est donc beaucoup moins simple qu’il n’est souvent dit. L’expression même a souvent une acception négative, sinon destructrice, et il n’est pas sûr que cette connotation polémique ne se maintienne pas peu ou prou jusque dans l’esprit scientifique lui-même. Sans doute la critique littéraire ou artistique peut-elle être laudative, mais encore, dans ce cas, implique-t-elle l’affrontement indéfini des opinions. Toute autre est une rationalité critique qui est un retour obstiné aux principes, quête d’un sol natal aussi distincte d’un nomadisme sceptique que d’une errance dans l’irrationnel. C’est elle qui fait l’unité de la tradition philosophique majeure depuis la dialectique platonicienne jusqu’au doute métaphysique cartésien, à l’idéalisme transcendantal kantien et encore de nos jours à la phénoménologie ou à la philosophie analytique. La critique retrouve alors son sens étymologique de discernement, dans son effort pour dégager un fondement ultime. La critique de la raison n’est pas une méthode extérieure à la philosophie qui la met en œuvre : elle n’est autre que la raison prenant conscience d’elle-même et de ses pouvoirs.
La philosophie n’est donc pas soumise à une rationalité dont les principes et les conditions lui échapperaient. Elle n’est pas l’application d’un rationalisme constitué en dehors d’elle sur un modèle technico-scientifique. Où et par qui a-t-il été décidé ce qu’il en est de la raison ? La question relève de la philosophie, et elle seule peut y répondre. La naissance de la philosophie est le surgissement même du logos