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Entre mythes et authenticités, situé dans des lieux réels et imaginaires,
Planètes éphémères est surtout la rencontre de deux êtres fantastiques, dans un décor bucolique, soucieux de mettre la nature au premier plan. Un Ange et une Sirène vont croiser leurs destins, pour laisser éclater des vérités cachées, oubliées. Les ténèbres de leur vie vont s’éclairer, mais à quel prix ? Fontainebleau, Paris, La Réunion, Hawaï… une aventure pour voyager, rêver, et croire en l’impossible.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Historien de formation,
Chris Nalon a visité plusieurs pays et est, depuis toujours, dépendant de ses sorties en forêt et de l’appel de l’eau pour satisfaire un besoin de proximité avec la nature. Plus qu’un livre, il signe, avec
Planètes éphémères - Tome I, une intrigue passionnante se démarquant des histoires sombres.
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Seitenzahl: 427
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Chris Nalon
Planètes éphémères
Tome I
Entre ciel et mer
Roman
© Lys Bleu Éditions – Chris Nalon
ISBN : 979-10-422-0186-9
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
UNE HISTOIRE banale. Voilà sa réaction devant cette nouvelle alerte bleue. Rien d’important, mais il devait intervenir rapidement, sinon le danger de propagation risquait de grandir. Si tel était le cas, l’alerte passerait à l’orange et nécessiterait une intervention grandeur nature. L’échelon suivant, c’était le rouge : cette fois, il faudrait être nombreux pour résoudre le problème. Mais heureusement, c’était rarement arrivé au cours de l’Histoire…
Deux promeneurs avaient rapporté aux forces de police une vision quelque peu extravagante : au détour d’un méandre du Ru d’Ancœur, ils avaient signalé la présence de deux animaux insolites. L’Autorité, ayant intercepté l’appel, avait prévenu son plus proche Agent du secteur pour qu’il règle cette affaire rapidement.
Il se trouvait tout près de chez lui quand il reçut son ordre de mission sur son denset. La journée fraîche mais ensoleillée se prêtait à la promenade, surtout qu’elle s’annonçait superbe. Il était donc parti le matin de bonne heure, à pied, prendre l’air, savourant l’atmosphère glacée de cette fin d’hiver. Une fine couche de neige recouvrait l’ensemble du paysage, donnant l’impression de nouveauté dans un quotidien routinier. Les branches d’arbres pliaient sous le poids de la neige et à cette époque de l’année, le ru qui traversait sa propriété charriait des torrents de boue. D’ailleurs, cette année, rarement le courant avait été aussi fort. L’été, le ru était traversable en tout point. L’hiver, la fraîcheur de l’eau, la profondeur et le courant auraient raison du plus téméraire. En cette froide matinée, il pouvait admirer avec délices de magnifiques stalactites glacées qui se suspendaient sous les herbes couchées au-dessus de l’eau. Chacune d’elle formait un dessin unique, façonné goutte par goutte, jusqu’à effleurer la surface du ruisseau. Ces sculptures éphémères offertes par la nature miroitaient grâce aux rayons tangents du soleil.
Malheureusement, le bip émis par son appareil de communication le rappela à ses obligations : le temps d’admirer le paysage était vraisemblablement terminé pour aujourd’hui. Sa vocation passait en priorité sur toute autre considération. Sans perdre de temps, il rentra chez lui, actionna l’ouverture automatique de son garage et fit démarrer aussitôt son véhicule tout-terrain. Il roula à vive allure pour arriver sur le lieu en quelques minutes. Les coordonnées envoyées par l’Autorité lui avaient indiqué l’endroit précis où les promeneurs étaient tombés sur les bêtes. Mais il préféra se garer dans un chemin agricole, un peu à l’écart, pour rester discret. Il ne s’y était pas rendu aussi vite qu’il l’aurait pu. Mais pour ce genre d’alerte, les moyens de locomotion normaux étaient de rigueur. Il vérifia une dernière fois les données envoyées par le Siège : deux ours avaient été aperçus tout près du Ru d’Ancœur. A priori, rien d’alarmant dans le fait d’apercevoir ces deux animaux. Sauf quand on sait que ce ru se trouve à cinquante kilomètres de Paris !
Il se dirigea vers le chemin des randonneurs, prêtant une attention particulière aux traces qu’il distinguait au sol. Il avait à peine commencé sa prospection qu’il se mit à pester sur les protocoles qu’il allait subir : l’Office Nationale des Forêts était déjà là ! Et s’il ne se dépêchait pas, il y aurait sûrement beaucoup de monde d’ici peu de temps, y compris la presse locale. Il accosta l’agent de l’ONF sans sommation :
« Bon, alors ! Où sont les bêtes ? »
L’agent de l’ONF avait tourné la tête vers cet importun qui s’approchait de lui.
« Excusez-moi, je n’ai pas entendu ? Vous êtes… ? »
Quest le dévisagea une seconde avant de lui répondre. Cet agent ne s’est pas laissé berner. Il faut continuer à être direct pour l’impressionner ou tergiverser pour l’enjôler.
« Ah ! Pardon. Je m’appelle Quest, Officier Délégué de l’Agence Nationale des Protections Naturelles.
— Connais pas.
— Oui, eh bien, je vous ferai un petit topo plus tard, l’ami. Tout de suite, l’impératif, c’est de retrouver les ours rapidement. Vous savez où ils sont ?
— J’ai vu des empreintes au bord du ruisseau… Vous… Vous avez un badge, une carte ? »
L’homme en uniforme paraissait étonné d’avoir répondu à ce soi-disant officier. Il avait posé les mains sur ses hanches et fixait droit dans les yeux ce personnage insolite qui se présentait devant lui. Quest lui répondit sans sourciller.
« Dans la voiture, mais ne perdons pas de temps avec ça ! »
Décidément, l’ONF n’est plus ce qu’elle était. À sa création, on était moins regardant sur la compétence des recrues. D’ailleurs, ça s’appelait Administration des Eaux et Forêts, beaucoup moins pompeux qu’Office National. Mais bon, c’était au XIIe, une autre époque, une autre culture… Plus simple à berner !
L’agent de l’ONF, les mains toujours calées sur ses hanches, encra et cala ses pieds dans le sol, en ayant l’air de vouloir les planter.
« Oh, mais je préfère perdre du temps à vérifier votre carte plutôt que perdre mon travail parce que j’ai laissé un braconnier mettre en fuite les ours !
— Un braconnier ? ! Et je les dépèce avec mes ongles ou vous pensez que je vais sortir un fusil de ma poche ? »
L’agent de l’ONF l’examina de haut en bas. Il semblait perturbé par quelque chose sans trouver la source de ce dérangement. Finalement, il décida d’adopter l’indifférence face à ce curieux importun.
« Bon, écoutez. J’ai vraiment autre chose à faire que de perdre mon temps en bavardages avec vous. Je vais vous demander de rester à l’écart de cette zone pour des raisons évidentes de sécurité. Les renforts ne devraient pas tarder à arriver. D’ici là, je ne pense pas que vous soyez indispensable, sans vouloir vous manquer de respect.
— Vous n’avez pas bien compris, je pense. Je ne vous demandais pas une autorisation. Je voulais savoir si nous pouvions y aller. Maintenant.
— Vous êtes un peu obstiné, vous. Je ne vous connais pas. Ni vous ni votre association ou je ne sais quoi. Il n’est pas question de laisser un simple touriste, ou même pire, un journaliste, s’inventer chasseur d’ours ! »
Quest apprécia la situation : Cette mission qui devait être facile commence à se pimenter.
« Bien, puisque vous ne me donnez pas le choix, je vais vous chercher mon badge… »
Un grognement sourd mais distinct se fit entendre. L’écho se répercuta de branche en branche dans la vallée boisée. L’oreille avertie de Quest estima l’origine du cri à quelque trois kilomètres. Pour l’agent de L’ONF, la distance semblait beaucoup plus courte.
« … Avec le risque de se faire surprendre par deux ours affamés de quatre cents kilos chacun, ou bien, je tente de les localiser maintenant afin d’éviter tout accident.
— Ne bougez pas. Je vais tenter de joindre la cellule de crise en préfecture par radio pour leur raconter ce qu’il se passe ici. Mon téléphone ne capte pas. »
Et ta radio non plus, gros nigaud ! L’Autorité se charge de brouiller toutes communications !
Quest garda ses pensées secrètes et attendit quelques secondes. L’agent de L’ONF surveillait du coin de l’œil ses moindres agissements, mais ses difficultés à joindre sa hiérarchie l’obligèrent rapidement à focaliser toute sa concentration sur sa radio inopérante.
Quest avait tout le champ libre pour partir subrepticement. Il fallait agir vite. Très vite. Même sans radio ni téléphone, les forces de sécurités et sûrement des curieux allaient arriver dans les prochaines minutes et cela compliquerait énormément la tâche. L’objectif était de neutraliser les ours avant qu’une autre personne ne les voie. Quest savait que l’Autorité se chargeait déjà des deux promeneurs : l’affaire ne devait pas s’ébruiter. Il s’occuperait lui-même de l’agent de l’ONF, plus tard.
Il se dirigea vers le Ru d’Ancœur et trouva rapidement des traces de pas. L’avantage, avec la neige, c’est qu’il est facile d’effacer les indices, ce qui faciliterait les conclusions de l’enquête : « aucune présence d’ours à signaler ». Les traces de pas remontaient le cours d’eau. Il s’enfonça dans une partie de la forêt sauvage où peu d’hommes s’aventuraient. La nature avait envahi le secteur en y développant autant de plantes et de buissons hostiles que d’insectes piquants, y compris l’hiver. Malgré ces obstacles imprévus, il courut afin de gagner un peu de temps.
La grâce de son élan ne laissait qu’une marque insignifiante dans la neige. Personne ne serait capable d’affirmer qu’il était passé par là. Dans sa course, il évitait également au maximum les feuilles et les branches mortes qui jalonnaient le sol afin de ne pas produire de bruit. Il espérait ainsi surprendre ses deux proies. Les empreintes qu’il suivait s’enfonçaient parfois de quelques centimètres dans le sol humide, laissant présager une corpulence anormalement grosse pour des ours. Le seul indice positif, c’était la confirmation de la présence de deux animaux seulement.
Il examinait une piste fraîche qui se rapprochait du Ru d’Ancœur quand subitement, toutes traces disparurent. Rien de l’autre côté du ruisseau, rien sur les côtés et pas de retour en arrière : il ne restait qu’une solution : l’eau. Les ours avaient plongé, nagé ou marché dans l’eau pour en ressortir… Quelque part !
Ses sens s’affinèrent encore un peu plus, attentifs au moindre bruit équivoque, fixant les broussailles pour y déceler ne serait-ce qu’une ombre suspecte, un mouvement furtif. La chasse venait réellement de commencer. Il avança prudemment, réalisant tout à coup le silence inquiétant de la forêt. Seul le cours d’eau, impassible, continuait sa litanie incessante.
Quest s’arrêta de marcher. Son regard balaya lentement le secteur, à la recherche d’un signe perceptible, si infime soit-il. Il se persuada que deux ours ne pourraient pas rester discrets au point de l’attaquer par surprise !
Un morceau de bois flottant au gré du courant attira son regard. Il s’approcha un peu plus près du bord du ru. Il remarqua alors une certaine opacité de l’eau, comme si le fond du ruisseau venait d’être remué. Soudain, il comprit : les ours n’étaient pas loin en amont et se déplaçaient dans le ru. Il reprit son pas de course pour remonter le long du cours d’eau. Il identifiait maintenant clairement la boue charriée par le courant et la vase fraîchement remuée. Il accéléra un peu la cadence, déterminé à fondre sur eux en embuscade. Ses yeux fixaient avec circonspection le point le plus éloigné du ruisseau, impatients d’apercevoir ses proies. Son habileté lui permettait de ne produire aucun son, mais il n’était pas invisible pour autant : un héron, dissimulé entre deux futaies, l’aperçut et s’envola à grands coups d’aile. Pris de panique, l’oiseau poussa des cris stridents en passant au-dessus de Quest. Ce dernier avait stoppé net sa course pour suivre du regard l’envol du héron, avant de scruter à nouveau le Ru d’Ancœur.
Les ours se tenaient au milieu de l’eau. Ils s’étaient retournés, attirés par le bruit perçant de l’échassier. Leurs regards immobiles étaient vissés sur Quest.
ENFOUIE au plus profond de son être, cette époque de sa vie venait de refaire surface. Presque soixante-cinq ans sans mettre un pied-à-terre. Ça commençait à faire long. C’était le 1er avril 1946. Elle se rappela sa détresse quand elle fut aspirée, puis rejetée par une force invisible mais puissante. Le tsunami qui s’ensuivit balaya de nombreuses îles ce jour-là, dont la sienne. Les dégâts colossaux engendrés par cette force de la nature amenèrent les hommes à s’organiser. Ce fut le début d’une coopération internationale pour la surveillance de l’Océan Pacifique, afin d’anticiper une nouvelle lame de fond meurtrière. Les capteurs dispersés dans l’eau l’avaient obligée, elle et ses Consœurs, à modifier leur système de communication.
Depuis quelques semaines déjà, les mêmes signes annonciateurs de 1946 recommençaient et elle n’avait aucune envie de revivre cette sensation d’implosion.
La douloureuse décision fut donc prise, un peu à la hâte, mais d’une certitude franche. De plus, elle y pensait depuis quelque temps déjà. Une nostalgie lancinante l’habitait qui l’attirait vers ce haut lieu de pèlerinage appelé autrefois Belle Eau. Elle était donc arrivée dans cette crique sauvage, quasiment inaccessible à pied, à la tombée de la nuit. À marée haute, l’eau recouvrait entièrement les galets pour heurter la base de la falaise de grès. Dans ce paysage abrupt, encerclant cette avancée de la mer, se trouvaient perchées en hauteur, de nombreuses grottes bien utiles. C’est dans l’une de ces cavités qu’elle trouva le nécessaire pour s’habiller : vêtements, chaussures, chapeau. C’est elle qui avait pris soin de déposer ces vêtements dans un coffre hermétique depuis quelques décennies déjà.
« J’espère que c’est toujours à la mode ! »
Elle enfila sa grande robe, qu’elle portait sous une cape. Sa veste couvrait un haut dont le généreux décolleté laissait entrevoir sa poitrine. Elle attacha ses longs cheveux noirs, mit son chapeau en feutre et entama son périple terrestre en escaladant prudemment la falaise.
Elle atteignit le sommet en quelques minutes, puis demeura debout un instant pour observer un temps d’adaptation. Après tant d’années en mer, fouler à nouveau la terre ferme entraînait obligatoirement ce rituel initiatique. Et comme toujours, elle tomba sous l’emprise de cette odeur d’humus, à la fois enivrante et déstabilisante quand on pense à son origine : des milliers d’êtres vivants disparus à jamais, faune et flore réunies pour former cette couche organique en décomposition. C’était toujours la même chose. Elle avait beau s’y préparer, des larmes insoumises perlaient le long de ses joues pour venir embrasser le sol. Et comme à chaque fois, des Anémones, symbole de mort et de renaissance, jaillissaient sous les impacts de ses gouttes salées. C’était un rituel involontaire, un temps de recueillement séditieux envers cette fatalité naturelle. Au moment de reprendre ses esprits, elle constata qu’elle n’était pas seule dans cet instant figé. De tous les environs, les oiseaux s’étaient posés en silence autour d’elle ; les rongeurs étaient venus nombreux pour la remercier de sa bienveillance. Une Hermine blanche lovée entre ses jambes lui transmettait des vibrations rassurantes. Cette fois, il y avait même une famille de Chevreuils, têtes inclinées vers le sol, comme pour dire au revoir. Cette multitude était autant impressionnante par le nombre que par le silence qui s’en dégageait.
« Merci à vous. »
C’était le signal du départ. Chacun reprit sa route inopinément arrêtée ou retrouvait son nid, son terrier, son territoire. C’était aussi le moment pour elle de partir. Elle patienta jusqu’au départ du dernier animal puis entreprit de commencer son voyage terrestre.
En dehors de l’adaptation psychique, il y avait surtout l’adaptation physique : sa démarche, dans un premier temps, n’était pas vraiment naturelle : elle devait se concentrer pour mettre un pied devant l’autre, garder l’équilibre, aspirer de l’air régulièrement, le tout bien coordonné !
« Allez. Tu l’as déjà accompli des dizaines de fois. C’est comme nager avec les Dauphins, quand on l’a pratiqué une fois, ça ne s’oublie pas. »
Elle emprunta un petit sentier de randonnée qui s’enfonçait dans une végétation riche et variée. La flore rasante composée de Bruyères et de Genêts céda rapidement la place aux buissons de Chèvrefeuille et au Saule. Malgré l’obscurité, ses yeux discernaient facilement le chemin à suivre qui s’éloignait de la côte. Ses pas encore incertains l’emmenèrent jusqu’à l’orée d’une forêt. La présence d’arbres l’envahissait de bonheur. Elle profita de la puissance dégagée par le premier Frêne rencontré pour y poser sa main, le caressant presque pour en ressentir le toucher rugueux. Cette sensation d’allégresse lui redonna du courage pour se focaliser sur sa démarche et quelques centaines de mètres plus loin, son jeté de jambe évolua dans un geste plus gracieux. Jusque-là hésitante et approximative, sa cadence de déplacement devenait plus uniforme et harmonieuse. Une personne avisée aurait pu remarquer qu’elle semblait respirer toutes les cinq minutes seulement. Consciente de ce problème, elle se motiva :
« Concentre-toi. Deux pas, une respiration. Deux pas, une respiration… »
Le sentier descendait majoritairement en pente douce et la végétation changea de nouveau. Elle quitta l’abri rassurant de la forêt pour continuer sa route à travers des champs de pâturage assemblés en bocage. Un petit panneau en bois indiquait le nom du large chemin qui s’offrait à elle : « le chemin des chenilles ». Elle aimait bien cette idée d’avoir deux vies dans une seule et même existence, connaître des sensations totalement différentes dans des environnements distincts.
Elle s’engagea sur cette nouvelle route rectiligne qui se substituait au tracé sinueux de l’étroit passage à travers les arbres. La terre et les petits cailloux avaient remplacé l’humus et les racines. Tous ces indices lui indiquaient qu’il était temps pour elle d’accélérer. Au bout de quelques kilomètres, le réglage entre sa démarche et son souffle fut quasi optimal et elle put enfin forcer le pas.
Le plus dur était passé et maintenant qu’elle se trouvait là, elle était pressée d’arriver : Belle-Eau avait conservé son aura magique d’antan et lui procurait toujours un sentiment de renaissance. Elle en ressentait le besoin, un appel muet mais impérieux. Pour se déplacer, sa préférence exigeait la marche ou la course plutôt qu’un moyen de locomotion mécanique ou animal. Le trajet lui prendrait donc la nuit, tout au plus. Une marge d’erreur était envisageable, car le paysage avait dû bien changer en soixante ans entre La Bretagne et Paris.
DEPUIS son observatoire, Quest voyait très bien les deux bêtes campées dans l’eau. La forêt était assez clairsemée à cet endroit, ce qui représentait un avantage et un inconvénient : on ne pouvait pas se cacher. Le combat serait donc frontal et rapide. Les ronces éparses ne ralentiraient pas les ours et seulement deux ou trois arbres à proximité pouvaient servir de refuge de secours en hauteur. Le seul vrai repère tactique à prendre en compte était le ru d’Ancœur. La force du courant obligerait les ours à le traverser avec précaution et la largeur assez conséquente du ruisseau les empêcherait de le franchir d’un bond. Quest, lui, pouvait le faire. Si le combat tournait en sa défaveur, il envisageait l’espoir de gagner un peu de répit en sautant sur l’autre rive. Il enregistra cette donnée et reporta son attention sur les bêtes restées au-devant de lui. Elles étaient toujours dans l’eau, focalisant toute leur attention sur Quest. Malgré le courant, les ours ne donnaient pas l’impression de peiner à se stabiliser. Quest les étudia pour tenter d’anticiper leur réaction.
« Il n’y a que deux options : soit ils ont faim et décident de m’attaquer, soit… ils ont peur de moi ! »
L’issue de ce round d’observation ne fut pas longue à venir : les ours n’étaient pas conditionnés à fuir. Leur instinct les menait vers une nourriture appétissante et voilà que se présentait à eux un festin. Un maigre festin, certes, mais après tout, cette mise en bouche leur semblait tout à fait honorable.
Quest demeura sur ses gardes, tous ses sens en éveil, les muscles tendus et l’esprit en alerte maximum. Il constata que les ours se déplaçaient sans aucun mouvement. Il supposa qu’ils devaient utiliser leur flottaison pour se laisser entraîner par le courant, se rapprochant inévitablement de leur proie. Sa vigilance restait à son paroxysme ; il se tenait prêt à bondir au moindre geste de leur part. Les deux bêtes se trouvaient maintenant à une trentaine de mètres. Leurs pattes de nouveau bien ancrées au fond du ruisseau leur permettaient de demeurer immobiles. Mais la patience n’était pas une des premières vertus des ours. Quest savait qu’ils ne tarderaient pas à passer à l’action.
« Allez, les Winnie, faites les premiers pas. Ne soyez pas timides ! »
Il continua à rester stoïque afin de calculer mentalement les éventuelles possibilités de déplacements, comme lors d’une partie d’échecs. Il y avait pourtant plusieurs données imprévisibles et surprenantes. Quest fut effrayé par le verdict de son analyse :
« J’étais loin de la vérité : ces bêtes doivent peser dans les neuf cents kilos. Un seul coup de patte suffirait à séparer une tête humaine du reste du corps. »
Un des ours lança un grognement si puissant qu’il plongea la forêt dans un silence absolu. Même le ru d’Ancœur sembla s’arrêter de s’écouler pendant un instant. L’intensité du cri eût paralysé d’effroi n’importe quel homme peu habitué à ce genre de situation. L’écho rebondissait d’arbre en arbre. Pendant quelques secondes, l’environnement sonore de Quest se résuma au seul cri de l’animal. Il ne pouvait entendre que le sourd grondement lancé par la bête enragée. Il conserva malgré lui toute sa lucidité pour comprendre que c’était le signal du début de l’assaut.
Une vingtaine de mètres le séparait de l’ours qui venait de sortir de l’eau en trombe. Le poids de l’animal ne concordait pas avec sa vitesse prodigieuse. Se propulsant hors de la rivière grâce à ses pattes postérieures, l’eau ruisselait de ses poils hirsutes quand il atterrit sur la terre ferme. Il enchaîna avec une course effrénée pour ne laisser aucune échappatoire à Quest. Les griffes effilées s’enfonçaient dans la terre pour expulser la créature dans un mouvement véloce. La bave qui s’écoulait de chaque côté de sa gueule ne laissait aucun doute sur ses intentions : il chargeait son prochain repas.
L’esprit de Quest était en ébullition, exécutant les questions-réponses, résolvant des problèmes à peine posés, établissant des schémas tactiques à une vitesse vertigineuse. Il se surprit à penser à la façon dont il allait gérer l’agent de l’ONF, avant de se concentrer de nouveau sur l’instant présent : il y avait encore une inconnue concernant leur programmation : quel degré d’intelligence possédaient-ils ?
C’est en se posant cette question qu’il constata que le deuxième ours paraissait étudier la scène… Comme lui ! Il n’avait pas bougé de l’eau. Il se maintenait debout et observait Quest, cherchant une révélation, un angle d’attaque. L’homme et la bête se fixèrent quelques secondes et le chasseur aurait juré que la bête souriait !
Un craquement de branches rompit ce duel à distance et rétablit l’inquiétude de Quest sur un problème nettement plus proche. Le premier ours arrivait sur lui. Beaucoup plus vite que prévu. Il espéra une chose et exprima à voix haute les possibilités :
« Bon, voyons : les capacités des ours devraient être complémentaires : la force physique pour l’un, l’intelligence pour l’autre. Dans ces conditions, la lutte ne devrait pas durer trop longtemps. »
Il voulut vérifier d’un dernier coup d’œil la position de l’ours malin, mais il s’aperçut qu’il ne se trouvait plus dans le cours d’eau. Surpris, il explora rapidement du regard les alentours, mais sans succès. La bête avait disparu. Ce bref égarement permit à l’ours trapu de fondre sur lui pour lui décocher au visage un coup d’une énorme patte. L’ours avait engagé un cri déjà victorieux au moment de toucher Quest, Mais ce cri se transforma en grognements rageurs quand la patte ne rencontra aucune résistance. Un instant incrédule, la bête se demanda comment il était possible qu’elle ait pu manquer sa cible. Pendant une seconde, son festin était à sa portée et l’instant d’après, la célérité surprenante de sa proie lui avait permis de s’échapper. L’ours commença à reconsidérer la situation et sa confiance aveugle se mua en une dangereuse incertitude. Il s’apprêtait à s’éloigner pour mieux évaluer la prochaine offensive.
Mais il était trop tard : l’ours comprit soudain que son adversaire du jour lui était supérieur. Sans réaliser d’où venait l’attaque, il sentit une légère pression sur le cou. L’animal tomba de tout son poids dans un profond sommeil.
Quest examina à nouveau les environs, à la recherche d’indices menant à l’ours malin. Il s’écarta légèrement du corps allongé à ses pieds afin d’être libre de ses mouvements au moment de l’attaque. Il savait que le combat le plus difficile n’avait pas encore commencé, ce qui n’était pas pour lui déplaire. Un petit défi matinal était toujours énergisant. Il le provoqua afin de pimenter encore un peu plus l’atmosphère :
« Qu’attends-tu ? Montre-toi ! Tiens, regarde. J’enlève mes gants. »
Quest les posa délicatement par terre, devant lui, relevant les mains bien en évidence pour prouver sa sincérité. Il guettait, immobile et en silence, le moindre son, quand le bruit d’une branche brisée se fit entendre. Il se retourna prestement, mais ne vit rien, à part un peu de neige tomber. Il leva alors les yeux et évita de justesse l’énorme masse de poils qui s’abattait sur lui. L’ours, campé sur ses quatre pattes, se trouvait entre Quest et les gants. L’arbre le plus proche ne lui permettait pas de s’abriter en sécurité. Il pouvait atteindre le ru en quelques secondes, mais serait-ce suffisant face à la vélocité de cette créature ? L’ours lança un grommellement de satisfaction et recula lentement sans quitter Quest du regard. Il baissa lentement son museau jusqu’au sol pour attraper les gants et les déchiqueta à grands coups de dents.
« Tu vas regretter ce geste. J’y tenais à ces gants ! Et quand j’en aurai terminé avec toi, je m’en ferai de nouveaux que je taillerai dans ta fourrure ! »
L’ours s’élança de tout son long pour atteindre Quest d’un seul bond. Enfin, c’est ce qu’il crut. L’ours ne cherchait pas à atteindre directement sa proie, mais se jeta sur le Bouleau à proximité de Quest. La force de ses muscles ne laissa aucune chance à cette essence fragile : le tronc se brisa du premier coup et Quest dut esquiver rapidement l’arbre qui se fracassait sur lui. Cette procédure de diversion donna l’opportunité à l’ours de se rapprocher en toute sécurité de Quest. La créature se jeta gueule ouverte au niveau des jambes, mais le chasseur expérimenté fit un pas sur le côté pour éviter la manœuvre. Dans le même temps, il habilla sa main droite d’un gant tiré d’une poche de sa veste. Aussitôt, la main chaussée, il tendit le bras afin de toucher le cou de l’ours. Celui-ci s’effondra comme le premier.
Quest apprécia momentanément cette victoire en fixant les deux animaux gisant sur le sol gelé.
« Allons, dépêchons avant que les renforts n’arrivent. »
Il rangea soigneusement sa paire de gants à aiguilles. Il appréciait particulièrement cet équipement pour sa simplicité, sa discrétion et surtout, pour son efficacité. À l’extrémité, une mini-dose de tranquillisant pouvait être injectée à travers une petite aiguille qui se trouvait dans le prolongement de chaque doigt. Quest n’avait pris aucun risque sur cette chasse. Il les avait tous pressés pour administrer un maximum de calmant. L’immense taille des ours lui avait fait craindre le pire et il ne possédait pas le luxe de pouvoir perdre du temps. Il devait encore s’occuper de l’agent de l’ONF avant que celui ne parte à sa recherche.
Il retira de la poche intérieure de sa veste une boîte métallique. Il la posa sur le sol pour l’ouvrir doucement et en sortit deux seringues contenant un liquide jaune vif. Il injecta le sérum dans chacun des ours, en prenant soin de piquer l’aiguille à équidistance entre les yeux. L’effet fut immédiat : les poils des ours endormis commencèrent rapidement à éclaircir de couleur et devinrent également de plus en plus bouclés. Leurs corpulences titanesques se mirent à se contracter. Dans un craquement sourd, le corps de chaque animal se transforma : le museau se raccourcit, les pattes s’affinèrent, les crocs laissèrent la place à des dents d’herbivores, les corps rétrécirent à vue d’œil.
« Et voilà. Mission terminée. Enfin presque… »
Quest retira quelques touffes de laine de l’un des deux Moutons endormis. Ils se réveillèrent quelques minutes plus tard, reprenant leur paisible vie, sans aucun souvenir des événements récents.
LONGTEMPS. C’est la première impression qui lui vint à l’esprit. Ça faisait trop longtemps qu’elle n’était pas venue en cet endroit. Elle aimait bien la Seine : toujours à la bonne température, le courant n’était pas trop fort et la nourriture excellente. Au terme de chacun de ses périples en France, elle ne pouvait pas s’empêcher de piquer une tête dès qu’elle se trouvait dans les environs de Paris.
Elle arriva à destination bien avant le lever du soleil.
Timing parfait.
À cette heure, les quais de Paris étaient désertés par les Hommes : seule la faune urbaine profitait de ces moments privilégiés. Quand elle sortit la tête de l’eau, elle put admirer la Tour Eiffel, brillante de mille ampoules, prolongeant la beauté de cet éclat dans les vagues du fleuve. Elle contemplait ce reflet quand une Loutre passa près d’elle pour lui souhaiter la bienvenue.
« Merci, lui dit-elle. C’est vrai qu’un certain nombre d’années ont passé depuis ma dernière visite. Je commence déjà à être curieuse des changements opérés. »
Elle savoura une dernière fois la vue avant de nager en direction de la rive droite. Le processus était plus rapide que la veille au soir en arrivant sur la plage bretonne. Pourtant, elle vérifia quand même la solitude des quais avant de se hisser hors de l’eau. La rue des Eaux se trouvait à quelques mètres de là : numéro un, cinquième étage, orientation nord évidemment, pour une meilleure hydratation de l’appartement. Et en bonus, vue sur la Tour Eiffel ! Elle espéra que la clé récupérée dans la grotte avec ses vêtements fonctionnerait… À sa dernière venue, elle avait dû forcer l’entrée ! La nuit, les bruits sont toujours amplifiés, elle avait eu l’impression de réveiller la ville entière.
Il devait être environ cinq heures du matin. Elle était assez insensible au froid, mais une légère brise vint lui rappeler la fraîcheur de l’hiver. Elle s’enveloppa d’un paréo qu’elle tira de son sac à dos étanche et vérifia qu’il contenait toujours la clé pour accéder à son appartement. Puis elle se hâta de traverser les quais, car la vie ne tarderait pas à fourmilier dans le coin. Arrivée devant l’entrée de son immeuble, elle ressentit un peu d’appréhension et fixa la porte d’entrée du hall pendant quelques secondes. Puis, le doux son d’un cliquetis de serrure la rassura. Elle s’engouffra rapidement dans le hall cossu puis monta les escaliers en bois jusqu’au dernier étage. Elle utilisa la même clé pour rentrer chez elle.
L’appartement n’était pas très grand mais suffisamment opulent et confortable pour un bref séjour. La porte d’entrée donnait directement sur un salon comprenant une table bleue aux reflets argentés, flanquée de deux chaises en rotin. Deux fauteuils en cuir beige logeaient l’un en face de l’autre, séparés par une table basse en verre opaque. Elle se dirigea directement vers la pièce adjacente en passant sans s’arrêter devant la cuisine ouverte. La chambre était aussi grande que le salon. Un grand lit occupait la majorité de l’espace avec une commode et une coiffeuse. Elle chercha en vain la manivelle pour actionner le store de la porte-fenêtre. À la place, elle aperçut un interrupteur digital qui indiquait deux positions. Son doigt effleura l’inscription « ouvert » et la faible lumière du jour naissant pénétra aussitôt dans la chambre à travers les interstices du store électrique.
Elle jeta son sac sur le lit, laissa glisser son paréo au sol et se dirigea vers la salle de bains pour prendre une douche rapide. Puis elle s’habilla avec des vêtements pris dans le dressing et ressentit tout à coup un besoin de respirer de l’air frais. Pourtant, l’appartement ne sentait pas le renfermé. Elle savait qu’un agent immobilier venait régulièrement pour aérer les pièces, changer le mobilier, aménager l’ensemble de quelques travaux. C’était simplement le fait d’être dans un endroit clos. Elle n’avait pas l’habitude.
Elle fit glisser la porte-fenêtre qui donnait sur la terrasse. C’était l’un des avantages d’habiter le dernier étage. L’accès à l’extérieur lui procurait l’occasion d’apprécier la vue, mais aussi de jouir des bienfaits de la météo. Le soleil froid d’hiver se levait péniblement et elle en profita pour rester un petit moment à l’extérieur. Elle s’appuya sur la balustrade pour évaluer les changements de la ville depuis sa dernière visite. Un bruit sourd continuait lentement d’augmenter, inlassablement. Elle l’avait entendu maintes fois lors de sa course folle de cette nuit, mais c’est surtout ici qu’elle le remarqua. Et ce bruit semblait avoir considérablement amplifié entre le moment où elle était à la porte, en bas de l’immeuble, et maintenant. Sur l’avenue du Président Kennedy, qui longeait le fleuve, juste en dessous de sa terrasse, de plus en plus de voitures circulaient. Elle avait bien entendu des rumeurs au sujet de l’explosion du nombre de ces engins, mais elle était loin d’en imaginer l’ampleur.
En contrebas, le nombre d’autos ne cessait de croître. Quelques minutes auparavant, elle pouvait encore percevoir les gazouillis d’un Moineau ou d’un Rouge-gorge. Mais maintenant, il lui fallait accomplir un effort de concentration pour les entendre encore. Outre le bruit, l’odeur la perturba également. Le temps d’adaptation était passé, elle le savait, mais elle devait à nouveau se focaliser sur l’inspiration et l’expiration de l’air dans ses poumons. Ce geste, qui ne lui était pas naturel, s’était altéré en raison de l’atmosphère viciée. Elle supposa que la quantité de voitures n’était pas étrangère à ce phénomène.
Les premiers piétons firent leur apparition, de plus en plus nombreux. Le pas pressé de chacun d’eux lui rappela qu’elle devait être vigilante lors de ses contacts avec les Hommes. Elle ne pouvait se permettre de se dévoiler. Cependant, c’est tout autre chose qui la choqua et son étonnement était si fort qu’elle parla involontairement à voix haute.
« Il n’y a plus de chapeaux ! »
La première personne qu’elle vit sans couvre-chef, elle s’était dit qu’elle avait dû l’oublier. C’était rare, mais plausible. Mais la deuxième personne ne portait rien non plus, puis une troisième, une quatrième… La tendance vestimentaire s’était, semble-t-il, totalement inversée, à son grand regret. Il y a soixante ans, rares étaient ceux qui ne portaient rien sur la tête. Elle avait bien pressenti à l’époque un certain déclin du port du chapeau, mais aujourd’hui, elle en avait la confirmation.
Au fur et à mesure du ballet incessant des piétons, elle nota également une seconde mutation : il n’y avait pas une personne habillée à l’identique : des chaussures à la coiffure, en passant par les vêtements du bas et du haut, tout était différent. Un sourire se dessina sur son visage éclairé par les premiers rayons de soleil : l’espoir de trouver des vêtements adaptés à sa plastique était peut-être enfin possible. Son passage à Paris était nécessaire pour régler certaines affaires. Cependant, elle n’avait pas particulièrement le désir de séjourner en milieu urbain, au cœur d’une foule d’inconnus, subissant le bruit, l’odeur, la frénésie. Ces quelques minutes enfermée dans son appartement et le spectacle affligeant qu’elle venait de voir l’avaient rendue maussade. L’envie de renouveler sa garde-robe dissipa un peu sa morosité pour se transformer en nécessité taquine.
« Si les habits extérieurs ont évolué, ceux d’en dessous doivent sûrement avoir suivi la même évolution. »
Cette fois, sa curiosité prenait implacablement le dessus sur toute autre considération. Elle se changea pour enfiler ce qui ressemblait le plus à ce qu’elle venait d’observer et décida de partir sur-le-champ remplir son dressing. En premier lieu, elle avait besoin de monnaie. Elle chercha donc la seule devise valable à travers tous les âges et tous les continents : l’or. Le mobilier de son appartement avait été remplacé, suivant la convention signée des siècles auparavant avec une agence spécialisée. Sauf les immuables, correspondant aux consignes.
C’était le cas de son secrétaire en acajou, incrusté d’ébène, avec des parements en bronze doré. Il se trouvait dans un recoin annexe au salon. Elle tapota doucement sur le dessous du rebord d’une moulure pour atteindre un loquet. Lorsqu’elle le trouva, elle tira dessus et un tiroir jusque-là invisible apparut sur le devant du meuble. Il se trouvait à l’intérieur plusieurs objets dont les plus anciens dataient du XVIe siècle. Elle avait eu en sa possession des babioles beaucoup plus anciennes. Cependant, elle organisait un roulement dans la revente afin de ne pas posséder d’objets trop antiques qui pourraient attirer l’attention, voire la suspicion des acheteurs. La discrétion restait sa devise.
Avant de monter à son appartement, elle avait pris soin de noter s’il existait toujours un concierge : c’était bien le cas. Elle descendit sans attendre dans le hall pour se renseigner sur le meilleur endroit pour acheter des vêtements. Elle sonna à l’interphone du concierge et attendit. Il y avait du bruit dans la loge, mais personne ne se présenta. Elle patienta encore quelques minutes et se décida à toquer à nouveau, mais la porte s’entrouvrit avant qu’elle puisse recommencer :
« Les horaires de l’accueil sont indiqués sur la porte d’entrée du hall ! Revenez cet après-midi ! »
La voix peu aimable signalait que le réveil venait tout juste de s’amorcer et la porte entamait déjà sa fermeture avant même qu’elle puisse répondre.
« Excusez-moi, monsieur ! Je suis nouvelle. J’habite au cinquième et… »
La porte s’ouvrit brusquement, laissant apparaître un visage hirsute et boursouflé par le manque de sommeil.
« Pardon ? Vous avez dit “cinquième” ?
— Oui, c’est ça. Je ne voulais pas vous déran…
— Et vous vous appelez comment, déjà ? »
Elle n’aimait pas du tout ce début de conversation : pas de formules de politesse, un accueil turpide et pire que tout, l’homme lui avait coupé la parole deux fois ! Un comble dans la mesure où c’était SON habitude à elle ! Elle résista à la tentation d’être belliciste et engagea au contraire un ton voluptueux :
« Je suis Mme Lexithoné, mais vous pouvez m’appeler Lexi.
— Mme Lexothoné… hm mm… Oui, ce nom me dit quelque chose…
— C’est Lexithoné. » Décidément, il est doué pour m’agacer ! J’espère qu’il n’est pas représentatif de cette époque !
« Oui, bon, c’est la même chose, répondit sèchement le concierge. » Pourtant, sa voix sembla se détendre, et son regard trahissait une curiosité croissante. Un sourire discret se dessina sur les lèvres de Lexi. Elle avait accroché son interlocuteur et pouvait maintenant lui raconter ce qu’elle voulait, sans être interrompue.
« Tout d’abord, permettez-moi de vous dire que je suis enchanté de faire votre connaissance. Je suis donc la propriétaire de l’appartement du haut, depuis un certain temps déjà, mais je n’ai pas pu venir avant aujourd’hui. J’ai été très occupée ces derniers jours.
— Ces derniers jours ! C’est peu dire ! Ça fait trente ans que je m’occupe des habitants de cet immeuble. Je n’ai jamais vu personne venir au cinquième. À part un agent immobilier qui vérifie chaque année l’état des lieux, règle les charges pour les douze prochains mois, change le mobilier et réalise quelques travaux. On l’appelle l’étage fantôme dans le quartier.
— Je vois. Voilà qui ne va pas m’arranger. Si je voulais rester discrète, c’est raté. Eh bien, vous pourrez rassurer tout le monde : je ne suis pas un fantôme. Ah ! Les Humains et leurs croyances folkloriques ! Bien, maintenant que les présentations sont faites, auriez-vous l’amabilité de me renseigner sur un point, s’il vous plaît ?
— Oui, oui, mais dépêchez-vous, les horaires d’ouver…
— Je sais, oui ! Cet après-midi ! Pourriez-vous m’indiquer l’endroit le plus fastueux pour s’acheter des vêtements ?
— Fastueux ? Vous voulez dire branché ? »
Le concierge prit conscience de la tenue vestimentaire de Lexi et l’examina de haut en bas. Sa mine ne laissait aucun doute sur son sentiment : le look de la nouvelle venue était peu orthodoxe. Toutefois, il apprécia ses courbes et toussa pour éluder le regard pesant de Lexi. Il reprit le cours de la conversation :
« Fastueux, donc. Oui. C’est un mot que l’on n’utilise plus beaucoup aujourd’hui. Je suppose que vous recherchez des boutiques branchées. Mais vous êtes à Paris, Madame, la capitale de la mode !
— Oui, évidemment. Au moins une constance depuis ma dernière venue. Ce que je souhaiterais connaître, c’est l’endroit précis pour trouver ce que l’on fabrique de plus beau.
— Dans ce cas, il n’y a qu’une seule rue. Ou plutôt, une avenue : les Champs-Élysées. Mais ce n’est pas à la portée de toutes les bourses ! »
Lexi commençait à trépigner. Elle se concentra encore un peu plus afin d’obtenir ce qu’elle désirait. Sa Voix se mua instinctivement et le concierge n’entendit qu’une douce mélodie. « Pouvez-vous me rendre un dernier service et m’appeler un chauffeur, s’il vous plaît ?
— Bien entendu. Tout de suite. Je vous appelle un taxi.
— C’est gentil. Je suppose que ce taxi n’est pas gratuit ?
— J’en ai bien peur. »
Lexi lui lança un regard accablé et continua en se lamentant.
« Je n’ai que des devises étrangères. Je dois passer à ma banque aujourd’hui…
— Ne bougez pas. Je vais vous chercher de la monnaie. Vous me rembourserez en rentrant. »
Le concierge s’absenta quelques secondes et revint avec de l’argent qu’il remit à sa pensionnaire préférée. Lexi relâcha un peu l’emprise de sa Voix.
« Je vous remercie infiniment et je vous souhaite la bonne journée. »
Comme tiré d’un rêve, le concierge dut accomplir un effort pour répondre :
« Merci. Euh… Je vous souhaite la… Euh… Je vous souhaite UNE bonne journée également. »
Lexi se positionna dans la rue et son taxi arriva quelques minutes plus tard. Elle fut étonnée du confort de ces nouvelles voitures et puisqu’elle ne disait rien, le chauffeur se tourna vers elle pour lui demander sa destination.
« Je vous dépose quelque part ?
— Euh oui. Excusez-moi. Les Champs-Élysées, s’il vous plaît. »
Le chauffeur devait connaître, se dit-elle, car il ne posa aucune question sur la façon de s’y rendre. Cela prouva, d’une part, qu’il était un habitué du secteur, elle ne perdrait donc pas de temps. D’autre part, elle était rassurée sur le prestige conservé de cette avenue.
Elle profita du trajet pour admirer tous les bouleversements depuis son dernier passage : elle confirma l’augmentation ostensible du nombre de véhicules et se demanda s’il n’y avait pas un problème physiologique contemporain qui expliquerait qu’il y ait autant de gens que de voitures. Son regard fut également souvent attiré par des panneaux publicitaires lumineux ou des vitrines resplendissantes qui s’étaient démultipliées pendant son absence prolongée.
Quand le chauffeur annonça qu’ils étaient arrivés, elle s’aperçut qu’elle n’avait aucune notion du temps. Son esprit avait divagué au gré des surprises et elle n’avait aucune idée des minutes égrenées depuis le départ de son appartement. Lexi pensa que cette époque semblait avoir progressé dans le bon sens. Les temps de trajet par véhicule avaient considérablement rétréci. Cette avancée technologique lui permettrait peut-être de se déplacer moins souvent à pied, ce qui réduisait le risque de se faire découvrir. Mais une autre conclusion était évidente : elle subissait un énorme décalage de mode de vie depuis sa dernière visite, ce qui la rendait vulnérable.
Elle se murmura à elle-même : « J’ai beaucoup de retard, on dirait !
— Pardon ? »
La voix du chauffeur soulignait qu’il était vexé. Lexi regretta immédiatement d’avoir parlé un peu fort, d’autant plus que sa remarque ne lui était pas destinée. La situation exigeait encore une fois l’utilisation de sa malice.
« Est-ce que vous travaillez tard ? Parce que j’aurai besoin de quelqu’un pour me ramener. »
Le chauffeur parut suspicieux, mais lui tendit une carte.
« Voilà. Vous m’appelez et normalement, je suis là en une demi-heure environ. Je ne travaille que dans l’ouest de Paris.
— Très bien. Je vous remercie. Et vous vous appelez comment ? »
Le chauffeur la regarda, perplexe, se demandant si c’était une blague. La beauté de sa passagère ne laissait aucun doute sur les espoirs qu’il pouvait envisager : jamais une telle femme ne lui ferait des avances. Donc, soit c’était une blague, soit c’était une touriste malgré son français impeccable.
Il opta pour la version touriste :
« Il suffit de m’appeler à ce numéro, là, en bas de la carte. Vous me direz qu’il faut vous ramener à la rue des Eaux et je me souviendrai de vous, ne vous inquiétez pas !
— Bien. Très bien. Merci pour cette course et… Je vous “appelle”, alors ! »
Lexi n’avait pas tout compris. Comment pouvait-il travailler en conduisant une automobile et être joignable par téléphone à tout moment ? Elle était peut-être restée trop longtemps absente cette fois…
Elle descendit de la voiture et se mit à arpenter l’avenue. Le hasard la mena face à une incroyable vitrine de magasin : des téléviseurs à foison diffusaient des images en couleurs. Loin des plans fixes qu’elle connaissait, la fréquence de celles-ci était ahurissante, voire déstabilisante avec tous ces mouvements. Elle était fascinée devant la retransmission d’un documentaire d’animaux de la savane africaine. Mais elle ne pouvait s’empêcher d’admirer un téléviseur diffusant les images de grandes créatures bleues aux yeux jaunes, vivant pratiquement nues dans les arbres. Des milliers de questions se bousculèrent dans sa tête. Les Humains auraient-ils exploré une autre planète ? Ou était-ce une fiction ? Cela lui confirma qu’elle avait une quantité de choses à apprendre sur cette époque. Notamment pourquoi un certain nombre de personnes parlaient à une petite boîte collée à leur joue ?
Alors que Lexi demeurait immobile sur le trottoir à observer ce soi-disant « ancien monde », elle discerna une altération dans l’environnement. L’air devint particulièrement respirable, comme si la pollution qu’elle subissait depuis le matin avait disparu. Les gens qui passaient à côté d’elle exhalaient plus de joie, mais pour certains, plus de craintes.
Elle se tint immédiatement sur ses gardes et chercha du regard l’origine de cette modification. Les écrans étincelants gênaient sa concentration. Ses yeux s’arrêtèrent sur la vitrine des téléviseurs. Elle aurait voulu pouvoir les éteindre d’un seul regard. Entre les images éblouissantes, elle aperçut, sur la vitre du magasin, le reflet d’un homme immobile qui la fixait intensément. Elle tourna la tête pour avoir une confirmation en direct. Mais elle ne vit personne. Sur la vitre, le reflet avait disparu. L’air putride issu de la pollution était revenu et les passants ne dégageaient plus autant d’émotions fortes.
Quest esquissa UNE IDÉE pour éviter la partie la moins intéressante de la mission : la rédaction du rapport. Pendant une fraction de seconde, il s’était dit qu’il l’enverrait en rentrant chez lui. Il disposait de toute la technologie nécessaire pour que toutes les informations soient communiquées le plus rapidement possible, voire instantanément : téléphones, ordinateurs, capture d’hologrammes, imprimantes 3D… Mais depuis la formidable avancée technologique des Hommes, l’Autorité ne voulait plus prendre le risque de voir ses télécommunications interceptées. Quest maudissait toujours les Réfractaires dans ces moments-là ! Ils étaient en partie responsables des plus grandes évolutions scientifiques des Hommes, notamment dans le domaine militaire. La capacité de l’être humain à innover comblait les lacunes restantes ou transposait le savoir vers d’autres domaines. C’était en partie cette faculté créatrice qui avait servi d’argument pour la sauvegarde de l’espèce. Mais loin de ce débat ancestral, l’Agent avait une préoccupation plus urgente : il devait se rendre au Siège pour établir le rapport sur cette affaire matinale. Avant de partir, il avait encore un dernier problème à régler.
L’agent de L’ONF devait attendre, avec sûrement de nouveaux soutiens, pensa-t-il.
Quest se pressa de rejoindre la voiture de l’agent, et constata que par chance, il était encore tout seul. Il ne s’affairait plus sur sa radio, guettant les alentours, offrant une attitude peu rassurée. Quest avait l’intention d’écourter toute conversation, mais il devait savoir si l’agent avait réussi à appeler du renfort.
« Alors l’ami, c’est bon ? Vous avez pu contacter la centrale ?
— Euh… Non. Que s’est-il passé ? Pourquoi n’êtes-vous pas resté ici comme je vous l’ai demandé ? J’ai entendu des cris et des grognements dont je ne soupçonnais même pas l’existence ! »
Tout en parlant, l’agent dévisageait Quest. À vrai dire, il était surpris de le voir revenir non seulement vivant, mais en plus, sans une seule égratignure. Sa décontraction lui semblait en totale contradiction avec la situation d’urgence. L’effet de surprise tombé, il ne put s’empêcher de poser une nouvelle question.
« Vous avez vu les ours ? Vous sauriez les situer ? »
Quest n’hésita pas une seconde.
« J’ai remonté des traces de pas jusqu’au Ru d’Ancœur. Je confirme. Il y a bien deux ours. Par contre, ils semblent plus gros que la moyenne. Et j’ai trouvé ceci… »
Quest s’était rapproché de l’agent tout en lui expliquant sa traque. Quand il fut à sa hauteur, avant que ce dernier ait eu le temps d’esquisser le moindre geste, il pressa ses doigts gantés sur son cou pour l’endormir. L’agent tomba dans un bruit sourd, heurtant le sol de la tête.
Parfait. Cette bosse donnera l’explication de ta perte de mémoire et ça m’évite de te frapper…
Il ressortit sa boîte métallique de sa poche intérieure et la posa toujours aussi délicatement sur le sol avant de l’ouvrir. Il s’empara d’une bombe aérosol et diffusa un gaz dans la bouche de l’agent.
« Ça va secouer tes amygdales, mais c’est pour ton bien. »
Quest n’aimait pas élimer les Hommes. Quand le choix s’offrait à lui, il optait pour la solution la moins douloureuse : l’effacement de la mémoire émotionnelle. Pour ce cas-là, il était persuadé que cet agent de l’ONF venait de vivre les deux heures les plus palpitantes de sa carrière. Toute la mémoire de cet événement pouvait donc être effacée de l’hippocampe en agissant directement sur les amygdales. Cependant, Quest prenait un risque, car une hypnose de l’agent, avec les bonnes questions, pouvait provoquer la résurgence de ce souvenir. Jusqu’ici, il n’avait jamais eu de tels retournements de situation et il était confiant pour que cela continue.
Sa mission touchait à sa fin. Il marcha jusqu’à sa voiture et retourna dans sa maison, à quelques kilomètres seulement. Il habitait un ancien moulin à eau, bâtisse datant du XIIe