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Une femme neurasthénique, un homme dans une situation plutôt particulière et une cellule pas comme les autres se lancent dans une quête singulière : affronter, pour le pouvoir, un groupe de vingt tyrans. Ce trio renégat y parviendra-t-il ?
À PROPOS DE L'AUTRICE
Corinne Tarits est enseignante-chercheuse à l'Université de Bretagne Occidentale – UBO. Après un essai scientifique sur l’environnement, elle signe, avec "Point chaud", une science-fiction colorée et dynamique.
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Seitenzahl: 349
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Corinne Tarits
Point chaud
Roman
© Lys Bleu Éditions – Corinne Tarits
ISBN : 979-10-377-9449-9
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article l.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article l.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles l.335-2 et suivants du code de la propriété intellectuelle.
À mon grand-père, Raymond Bringer
À vous, cher lecteur
Définition d’un point chaud
ISSBN 978-2-10-082831-9 :
Chapitre 1
La tête en l’air, les pieds sur terre
2661, fin de l’hiver, un jour :
La pluie avait lavé le ciel, au loin, au-delà, devant le bateau. Le ciel s’était éclairé à l’aube, immense et pesant, indifférent.
Mais sur le fleuve, dans cette région de la planète conservatoire, la température était douce, la brise légère comme une caresse.
Le bateau glissait suivant le courant, au milieu du fleuve.
Si large était le fleuve que ses berges se cachaient au-delà de l’horizon.
Allongée nue en étoile de mer, sur le pont en bois verni du bateau, la conservatrice regardait défiler les nuages dans le ciel. Ils glissaient doucement.
En tournant la tête, de temps à autre, elle apercevait les eaux du fleuve onduler, chatoyer à perte de vue. Le bateau dérivait sur une mer d’eau douce et sous un ciel serein.
Roaming free. Le temps glissait comme les nuages, comme le bateau, sur le fleuve.
La conservatrice voyageait peu. Elle passait le plus clair de son temps sur la planète dont elle avait la responsabilité.
Elles’était installée sur le bateau, hérité au décès de sa grand-mère. Elle avait fait de son bateau son lieu de travail et son lieu de vie.
La plupart du temps, le bateau naviguait sur le fleuve. Il n’accostait que rarement et ce fleuve était l’un des plus longs, des plus puissants fleuves de la planète.
Une existence aussi morne qu’un séjour au purgatoire. Et ce mal-être lancinant qu’elle n’arrivait pas à étouffer. Et la voix du petit fauve qui, sans relâche depuis quelque temps, lui murmurait :
— Ça ne te convient pas !
Dans l’année de ses huit ans, le même jour, au beau milieu d’un été, il s’était passé deux événements majeurs dans sa vie.
Sa mère mourait et les dirigeants de la fédération, les concepteurs, annonçaient urbi et orbi, la promesse, à court terme, de l’abolition de la mort naturelle pour toute l’humanité.
N’était-ce pas un bel exemple de ce que l’on nomme l’ironie du sort ?
Après le décès de sa mère, la conservatrice s’était mise à entendre des voix. Enfin, une voix seulement. Et même quelques fois dans son demi-sommeil, elle avait cru sentir le pas léger d’un animal – un chat ? – sur les couvertures au fond de son lit. Et ça ne lui faisait pas peur. Au contraire, elle percevait que cette présence dématérialisée était bienveillante à son égard.
Une fois, les pas sur les couvertures l’avaient réveillée. Elle s’était appliquée à rester immobile et à ne pas ouvrir les yeux pour regarder. Elle avait peur que ce ne soit pas réel. Qu’il n’y ait rien sur le lit. Que ce soit juste le fruit de son imagination. Parce que cette présence, vraie ou pas, l’accompagnait et même si c’était malgré elle, elle lui parlait à l’occasion.
Au début, elle l’avait appelé son frère et elle n’avait pas caché cette drôle de relation aux adultes qui l’entouraient.
Mais comme les adultes se moquaient d’elle et la rabrouaient chaque fois qu’elle leur en parlait, elle avait fini par garder cela pour elle seulement. Et comme ce frère continuait de lui parler, elle avait fini aussi par s’adapter bon gré mal gré à cette bizarrerie. Les années passant, elle avait changé son nom en le nommant le petit fauve.
Les concepteurs, eux, qui décidaient de la politique fédérale, l’avaient tenu, leur promesse. Ils en avaient même fait une loi fédérale.
Tous les êtres humains vivants, à la date de la publication de la loi, accédaient de droit à l’entretien de leur corps ad vitam aeternam. En revanche, chaque nouveau-né, qui verrait le jour après cette date, se devrait de séjourner dans le cénobion sur Terre au moins une fois avant l’âge de sa majorité pour disposer de ce nouveau droit.
Personne n’habitait plus sur Terre hormis la conservatrice. L’humanité habitait des gouttes de vie, des cénobes, éparpillées à la surface des objets habitables du système solaire – quatre planètes à croûtes solides, des « lunes » et des astéroïdes dont la taille dépassait deux cent cinquante kilomètres.
De l’extérieur, toutes les cénobes, avaient la même forme. Des demi-sphères, transparentes, posées, collées, telles des ventouses géantes, sur les surfaces solides des planètes.
À l’intérieur, aucune cénobe ne ressemblait à une autre.
Les colons, qui les habitaient, avaient créé des modèles réduits d’habitats terrestres, adaptés à leurs choix sociétaux.
La conservatrice au fil des ans, comme tous les êtres humains, était devenue un fossile vivant, dont la santé était régulièrement surveillée et les organes renouvelés.
Son travail lui laissant beaucoup de temps libre, elle avait développé quelques hobbies, comme celui de s’intéresser à la lignée de son ADN.
Elle avait appris que la plupart de ses ancêtres, bien avant de devenir des hominiens, avaient été des organismes aquatiques.
Certes, ses ancêtres, parmi les plus anciens, avaient été les premiers à quitter le monde de la mer pour conquérir les continents et leurs terres fermes et sèches.
Mais, au fil de l’évolution de sa lignée, d’autres de ses ancêtres, plutôt du genre prédateur, s’étaient adaptés de nouveau au monde aquatique.
Ceux-là n’étaient pas retournés à la mer, ils avaient choisi les eaux douces et vives des rivières et des fleuves.
Puis ses ancêtres étaient retournés sur la terre ferme et s’y étaient fixés.
Devenus hominiens, ils avaient engendré des chasseurs renommés, des meneurs d’hommes, des chefs de guerre, mais aussi des faiseurs de silex taillés et plus tard des forgerons.
Dans l’histoire récente, ils avaient été des artisans forgerons aussi, des horlogers et, enfin des intellectuels.
Leurs statuts sociaux s’étaient élevés génération après génération. La conservatrice était la dernière de sa lignée.
Elle avait un autre hobby. Elle était capable de lire des textes, imprimés sur des supports divers, comme le papier, le bois ou la pierre. Elle savait aussi écrire.
La conservatrice avait installé une bibliothèque dans la cale du bateau.
Du plancher jusqu’au plafond, des livres s’alignaient, reposant sur les étagères en bois, sur des dizaines de mètres.
Si nombre d’exemplaires lui venaient des deux bibliothèques de sa grand-mère et de sa mère, elle avait aussi, au fil du temps, collecté ses propres livres.
La cale de son bateau était remplie aux deux tiers de livres.
Mais elle gardait quelques livres fétiches dans la salle des barres. La conservatrice l’appelait la pièce.
Après le décès de sa grand-mère, au fil des années qui avaient passé, peu à peu, elle avait agrandi et transformé la salle des barres.
La pièce était devenue un grand salon abritant son espace de travail et une zone dévolue au repos.
Et c’est dans la pièce que la conservatrice travaillait, se reposait, dormait et d’où, elle commandait le bateau.
La pièce se trouvait à l’avant du pont du bateau, à une dizaine de mètres derrière le garde-corps de la proue.
Elle n’avait qu’une porte extérieure, ouvrant sur la coursive droite du pont. Son intérieur de la pièce était sobre, confortable.
Il y faisait plutôt sombre sauf au niveau de la baie panoramique, qui occupait la moitié supérieure de la paroi donnant sur la proue du bateau.
Sous la baie panoramique se trouvait l’espace de travail de la conservatrice, une vaste console, avec de nombreux écrans encastrés.
Contre la paroi qui faisait face à son espace de travail et à la baie panoramique, la conservatrice avait disposé un large canapé qui servait de lit.
Des tables basses, couvertes d’un fouillis de livres en cours de lecture, des tapis sur le plancher, des tableaux accrochés sur les parois de la pièce, une armoire ancienne qui abritait les livres fétiches et une curieuse collection de pierres taillées. Tout cela constituait une ambiance chaleureuse, feutrée et nostalgique.
Un jour, la conservatrice avait fait construire, par ses automates, un grand terrarium.
Elle l’avait fait poser sur le parquet chauffant de la pièce, au pied de la console des écrans.
Depuis lors, un Bob de compagnie y vivait.
Un Bob de compagnie ? Était-ce un automate ?
Non ! Le Bob était un organisme terrestre bien connu. Il n’était ni un végétal, ni un animal, ni même un champignon.
Il était fait d’une seule cellule, contenant une myriade de noyaux et pas de cerveau.
Il fonctionnait comme une assemblée de copropriétaires qui devaient gérer, en commun, un immeuble, leur seule cellule.
A contrario, le corps de la conservatrice était constitué d’un cerveau et d’une myriade de cellules avec, chez chacune, un seul noyau.
La conservatrice et le Bob partageaient toutefois une physiologie comparable.
Par exemple, quatre de leurs cinq sens s’exprimaient de manière identique : vue, odorat, goût, et toucher. Et parce que le Bob était capable de créer un avatar, tout comme la conservatrice, ils pouvaient se parler.
Le Bob pensait par lui-même. Il avait un mauvais caractère et un sens de l’analyse critique développé.
Dans son terrarium, il se complaisait dans l’obscurité, la chaleur et une légère humidité. Et même si dans la nature, sa famille se nourrissait de vieux bois, le Bob considérait comme sa friandise absolue, les grains d’avoine.
La conservatrice l’avait rencontré par hasard.
Un jour qu’elle était allée se promener sur son île préférée, au milieu du fleuve, elle avait ramassé comme elle le faisait, presque à chaque promenade, quelques petits cailloux qui lui semblaient avoir été taillés par ses semblables vivant à des époques lointaines.
Elle rapporta ses cailloux sur le bateau dans l’espoir qu’une fois nettoyés, quelques-uns d’entre eux se révéleraient aptes à rejoindre sa collection de pierres taillées.
En lavant elle-même, un des cailloux, elle s’aperçut qu’il était recouvert sur une de ses faces par une plaque gluante et rose.
La chose avait des contours très doux, arrondis. Mais tout autour de ses bords, la chose disposait de diverticules mouvants, larges avec des extrémités tout aussi rondes et douces.
La chose ressemblait à une marguerite rose et sale.
La conservatrice essaya de la décoller de la surface du caillou et elle constata que la chose était une plaque de substance gélatineuse et gluante.
En observant de plus près la surface de cette plaque, elle constata qu’elle était fine et un peu transparente. À l’intérieur de cette plaque, il y avait un réseau de canaux internes dans lequel du fluide se déplaçait. La chose était vivante.
La conservatrice n’était pas étonnée par sa trouvaille.
La plaque était un Bob. C’était un organisme certes assez original, mais qu’elle savait reconnaître néanmoins sans l’aide de ses automates.
Le nettoyage du caillou à l’eau avait revigoré le Bob.
Pendant que la conservatrice était penchée sur lui, occupée à l’observer, elle perçut derrière elle, une voix faible.
La peur et la surprise la firent se retourner vivement.
Une sorte de sphère fantomatique dont le diamètre était d’environ un mètre, faite d’un ensemble de poussière grise, avec des limites floues, flottait dans la pièce.
La conservatrice pouvait voir au travers d’elle.
La sphère, qui évoluait librement, stationnait à plus d’un mètre au-dessus du plancher. Et faisant face à la conservatrice, elle lui parla :
— Et quoi, tu n’as jamais vu d’avatar ? Nous pouvons faire mieux, mais là, on est vraiment crevé. L’eau c’était une bonne idée parce qu’on se sentait au bout du bout. Tu pourrais nous aider, s’il te plaît ?
— Tu as besoin de quoi ?
— Merde ! Je suis un Bob, ça ne se voit pas non ? Alors d’abord, tu ne nous tutoies pas, toi, qui n’as qu’un cerveau. Tu sais combien, on est dans ce bout de cellule ? La politesse, ça te parle ? Pour commencer, décolle-nous de cette immondice que tu as l’air de vénérer. La majorité d’entre nous se demande bien pourquoi tu ne l’as pas déjà fait. La minorité, qui ne s’est pas exprimée, est épuisée. Elle a déjà commencé à s’endormir. Attrape du papier ! il y en a beaucoup ici, nous le sentons, ça sent bon. Ça sent boonnn !!!!! Si seulement il était mouillé ! On en peut plus, on a faim ! Et mouille-le ce papier ! Pose notre cellule dessus et éteins cette putain de lumière !!! Ah oui ! pas de lumière. Mets-nous à côté de la chaleur, on est mort de froid !
Sur ce, l’avatar du Bob avait disparu, en faisant exploser ses images de poussières, dans la pièce. Et à cet instant précis, elle entendit clairement la voix du petit fauve :
— Tu as réussi à communiquer avec lui ! Mais garde ce secret !
C’est ainsi que le Bob était entré dans la vie de la conservatrice.
Il passa quelque temps dans une boîte en bois fermée par un couvercle et dont le fond était recouvert d’une bonne couche de papier humide.
La conservatrice prît goût à lui distribuer des grains d’avoine, à nettoyer sa boîte et veiller à l’humidité, au confort du Bob.
Bien que presque mort, le Bob avait envoyé très vite des diverticules roses, dans toutes les directions autour de lui pour explorer le plancher intérieur de la boîte. Il occupa ensuite en un rien de temps, les parois et jusqu’au couvercle de la boîte.
La conservatrice se mit alors à découper le Bob régulièrement, comme on se coupe les cheveux lorsqu’ils sont devenus trop longs.
C’est à cette période qu’elle ordonna à ses automates, de fabriquer le terrarium. Et elle se garda de leur signaler que cet organisme avait le don de créer des avatars capables de communiquer avec des humains.
Lorsqu’elle nettoyait le terrarium ou qu’elle y déposait des grains d’avoine, la conservatrice, quelques fois, marmonnait en direction du Bob :
— Un merci peut-être ?
… Quelques fois, mais pas toujours, le Bob réagissait. Dans la masse rose, elle voyait alors, s’agiter, de manière fugace, son réseau de canaux internes. Était-ce un merci ?
Si la grande famille des Bobs était connue de la conservatrice, elle avait ignoré jusque-là qu’ils pouvaient communiquer directement, avec des êtres humains, via des avatars.
De plus, un Bob sur le bateau était une menace pour le bois et le papier.
Les automates du bateau chassaient ce type d’organisme, sans pitié. Aussi, était-il essentiel que le Bob ne s’échappe pas du terrarium.
La conservatrice se décida à prendre le risque de garder ce Bob au moins pour un temps, mais elle ordonna à ses automates, de le surveiller de près.
Les Bobs, as de l’évasion en douce, pouvaient envoyer leurs diverticules au travers de fissures de taille nanométrique.
À l’occasion, elle se proposait de le relâcher sur le site où elle l’avait trouvé. Mais n’était-ce pas le prétexte pour ne pas déclarer, aux concepteurs, cette bizarrerie qui lui avait pris de communiquer avec un Bob, via son avatar ?
Et que penser de sa bibliothèque, de ce plaisir de collectionner des parallélépipèdes de papier et qui plus est, de les lire ? Elle n’avait jamais cessé de pratiquer l’écriture et la lecture. Quelques fois, elle se demandait si cette connaissance pouvait lui être reprochée par les concepteurs ? Elle faisait comme avec le petit fauve, elle ne l’évoquait jamais. Elle gardait ce qu’elle pensait être des petits secrets pour elle.
Oui ! elle savait que rares étaient les êtres humains à avoir entretenu cette excentricité. L’humanité n’écrivait plus, ne lisait plus. Les images et le son avaient remplacé l’écriture.
Il faut dire qu’avec la non-mort naturelle, tous les individus de l’humanité avaient acquis deux âges : l’âge absolu qui correspondait au jour de la naissance et l’âge apparent que chaque individu choisissait pour faire modeler son corps.
En âge absolu, la conservatrice était un des très anciens êtres humains parce qu’elle était née avant la date de l’abolition de la mort naturelle.
En âge apparent, elle avait choisi le corps d’une femme eurasienne d’une trentaine d’années.
Quelques fois, quand la conservatrice laissait son esprit dériver, le même souvenir revenait la hanter.
« Quand j’avais huit ans, ma mère est morte et on ne me l’a pas dit ».
C’était dans la maison de vacances. C’était l’été à l’heure du déjeuner. Le soleil brûlait la rue du village, de l’autre côté du mur de la cuisine.
Pourquoi les volets étaient-ils fermés ? Pourquoi n’y avait-il que son arrière-grand-mère qui préparait le déjeuner devant la cuisinière et qui l’invitait à venir s’amuser à découper des morceaux de pommes de terre ?
Mais pourquoi ? Elle n’avait jamais le droit de s’approcher de la cuisinière.
D’ailleurs, d’habitude, à cette heure-là, il y avait toujours beaucoup de femmes, sa mère, sa grand-mère… du bruit, des discussions vives et légères…
Ce jour n’était pas « d’habitude ».
Ce jour, dans cette cuisine aux volets clos, dans la pénombre chaude de cet été malsain, il n’y avait que son arrière-grand-mère qui faisait cuire des petits cubes de pommes de terre.
Il n’y avait que son arrière-grand-mère qui pleurait en silence.
Cette pénombre n’était pas d’habitude. Cette pénombre était malsaine.
Pour la petite fille qui deviendrait la conservatrice, dans cette cuisine aux volets clos, au plus profond de son être, quelque chose s’était bloqué.
Elle ne leur en avait pas voulu.
Les adultes qui l’entouraient : son père et sa grand-mère qui – elle était la mère de sa mère – avaient fait ce qu’ils avaient pu, dans le malheur où ils s’étaient trouvés plongés.
Dans cette situation incontrôlable à laquelle ils avaient dû faire face, ils avaient fait les choses, étape par étape, l’une après l’autre, mécaniquement, soigneusement.
Pour eux, la petite fille était une enfant, pas une personne. Ils avaient choisi de voiler son regard sur tout ce qui concernait le décès de sa mère.
L’avaient-ils fait pour la protéger ? Ou plutôt parce qu’ils leur étaient impossible de parler ? Parce qu’ils ne trouvaient pas les mots pour dire la mort d’une jeune mère, la mort d’une fille unique, la mort d’une épouse chérie ?
Pour eux, c’était un temps où il n’y avait pas de place pour les enfants.
À aucun moment, elle n’avait ignoré qu’il se passait quelque chose.
Mais, et, dès le début de cet événement tragique, farouchement, elle s’était gardée de poser des questions aux adultes qui l’entouraient de peur que l’un d’entre eux ne lui réponde et lui dise la vérité.
Elle se sentait complice. Chaque jour qui passait lui montrait que sa mère n’était plus là.
Sa mère n’était pas partie. Elle n’était plus là.
Mais, elle, la petite fille, allait vivre avec sa grand-mère et ça, c’était comme un miracle.
Vivre avec sa grand-mère, c’était son désir le plus inavouable et le plus fort.
Et ce souvenir qui hantait la conservatrice n’était que la tête d’une horde de cauchemars.
Ces derniers formaient des épisodes sombres qui, tels des pets nauséabonds, explosaient en flash dans le cerveau de la conservatrice.
Sa grand-mère adorée revenant à la maison, accompagnée par son oncle préféré, le frère de son père.
La conservatrice adorait cet oncle et son énorme voiture américaine.
Pourtant, là encore, ce n’était pas « d’habitude ». Sa grand-mère conduisait sa voiture seule la plupart du temps. Dans d’assez rares occasions, son grand-père, sa mère ou son père lui servaient de chauffeurs dans leurs propres voitures.
La conservatrice ne l’avait jamais vu se laisser conduire seule par son oncle.
Puis sa grand-mère était entrée dans la cuisine, s’était précipitée sur la petite fille et l’avait saisi frénétiquement.
Elle l’avait serré tellement fort contre elle que la conservatrice ne se souvenait que de sa joue qui lui faisait mal en s’imprimant dans la ceinture de sa jupe.
Sa grand-mère avait crié :
— Je ne te quitterai jamais !
Elle était secouée par des sanglots qui lui échappaient de manière convulsive.
La petite fille avait compris qu’elle était bel et bien avec eux deux – sa grand-mère et son père – enfermée dans un cube de malheur hermétique.
Mais tant qu’ils lui reconnaissaient une place entre eux deux, cela la rassurait.
Elle décida donc de se faire toute petite à côté d’eux, car, elle avait appris qu’ils ne lui disaient pas tout.
Ils ne la voyaient pas comme une personne à part entière et ils ignoraient qu’elle, si elle les voyait comme des adultes tout puissants, elle avait découvert qu’ils étaient tout aussi faillibles qu’elle.
Sa grand-mère l’avait élevé, après le décès de sa mère. C’est elle, aussi, qui menait la cellule familiale.
À force de travail, sa grand-mère avait réussi à acheter une très grande péniche. C’était son bateau.
Toute sa vie, elle n’avait eu de cesse de l’agrandir, de l’améliorer et la cellule familiale habitait sur son bateau.
De l’extérieur, mis à part sa taille, le bateau n’avait rien de brillant, de remarquable.
Sa coque métallique ressemblait à celle d’un tanker, un de ces immenses porte-containers qui naviguaient sur les océans anciens.
Grand, solide, résistant jusqu’à l’extrême, il était fait pour affronter victorieusement les pires tempêtes.
Sa grand-mère ne l’autorisait pas à couler.
Mais, et sa grand-mère y veillait jalousement, il était très propre.
Son bord contrastait avec son apparence. Sa grand-mère avait transformé l’ancienne péniche en un steamer au luxe discret.
Le pont, large et long, était fait en bois verni.
Mais il était très encombré par des empilements d’objets et de meubles rigoureusement rangés.
Autant de souvenirs du temps de sa mère, que sa grand-mère stockait.
Les jeter lui était impossible.
La cale, les zones d’habitations, la salle des barres étaient en bois aussi.
Le confort y régnait en maître austère.
Il n’y avait pas de place pour l’inutile. Tout devait servir. Tout devait avoir un sens.
Beaucoup de personnes, plus des relations amicales de voisinage que des amis, étaient autorisées à monter à bord. Le pont constituait la partie visible de la cellule familiale.
Sa grand-mère avait fait son espace personnel de la salle des barres.
Il était très rare qu’une personne autre que la conservatrice ou quelques fois son père soit invité à y entrer.
Quant à la cale, seuls, sa grand-mère, son père et son arrière-grand-mère y descendaient.
Sans doute que le grand-père de la conservatrice réussissait à y entrer aussi.
Mais une chose était sûre, il ne l’aurait pas osé devant sa femme.
La conservatrice n’y allait jamais.
Sa grand-mère ainsi que les autres membres de la famille ne le lui reprochaient pas. Le sujet n’était, même jamais évoqué.
Pourtant, c’était dans la cale qu’étaient entreposées les cendres de sa mère défunte, au centre d’un sanctuaire construit par sa grand-mère. Derrière le sanctuaire, la cale était aussi encombrée que le pont et les meubles, les objets, y étaient stockés sans ordre. La conservatrice ne put d’ailleurs connaître cette partie de la cale qu’en triant les affaires après le décès de sa grand-mère.
Sa grand-mère sortait peu de la salle des barres. Quelquefois, elle se rendait sur le pont pour s’aérer ou pour échanger quelques paroles, sans importance, avec des visiteurs. Elle souriait beaucoup. Elle plaisantait beaucoup.
Sa grand-mère l’avait mise dans la confidence, lui avait même montré, qu’elle se moquait de ses interlocuteurs. Son humour n’était qu’une manière d’éviter les questions, les obstacles.
Elle se moquait subtilement, méchamment de tous, sauf de sa petite fille, la conservatrice.
La conservatrice se sentait complice de sa grand-mère. Sa mère était morte. Elle le savait. Mais elle vivait aux côtés de sa grand-mère comme si de rien n’était.
Pour elle, vivre avec sa grand-mère, c’était comme si elle avait gagné le gros lot d’une loterie.
Un vœu magique s’était réalisé.
Elle avait toujours voulu, et de toutes ses forces, vivre avec sa grand-mère, y compris du temps où sa mère était vivante.
Durant son enfance, même avant le décès de sa mère, la conservatrice s’était toujours sentie coupable de ressentir ce besoin. On ne dit pas des choses pareilles aux adultes.
Les années passaient. Son père et sa grand-mère l’aimaient simplement et la conservatrice croyait que l’amour allait de soi.
Ensemble, sa grand-mère et son père développèrent chez elle, le sens de l’analyse critique et le besoin de faire.
Durant ses études, sa grand-mère lui avait fixé un objectif : ne jamais redoubler, mais ne jamais essayer d’être la première de la classe, pour plaire à un professeur qui n’aurait pas d’influence sur son avenir à long terme.
C’est ainsi que la conservatrice fut une élève, puis une étudiante, moyenne qui ne travaillait vraiment que les matières qui l’intéressaient.
Sur ces matières, en revanche, les notes qu’elle obtenait étaient remarquées par les enseignants.
Non seulement les notes étaient toujours au plus haut, mais, plus d’une fois, la conservatrice s’amusait à proposer dans le temps des épreuves, plusieurs manières de répondre aux questions posées dans les sujets. La conservatrice imitait sa grand-mère en se moquant de ses professeurs.
Sa vie sociale ne se développait pas. Elle n’avait pas d’amis. Elle ne rencontrait en dehors de ses activités scolaires puis universitaires que des personnes de son âge.
En apparence, elle n’en souffrait pas. Elle n’avait pas de comparaison à faire avec la vie qu’aurait pu avoir un frère ou une sœur.
Elle était fille unique, et les autres, à part sa grand-mère, ne suscitaient, en elle, que de l’indifférence.
Et les autres, surtout ceux de son âge, le lui rendaient bien. Elle s’était aperçue que son statut d’orpheline faisait peur à certains.
De quoi avaient-ils peur ? Qu’il leur arrive le même malheur qu’à elle ? Que sa présence risquait de leur envoyer un mauvais sort ?
D’autres encore, la considéraient comme la victime d’une maladie chronique. Ils se sentaient obligés, pour avoir bonne conscience, pour eux-mêmes donc, de lui accorder des faveurs et des indulgences qu’elle ne demandait pas.
Les années avaient continué de passer. Elle avait atteint l’âge adulte. Elle occupait un poste de directrice d’un musée national dans la métropole qui l’avait vu naître. Tous les siens étaient décédés de mort naturelle, y compris sa grand-mère, qui s’était éteinte en dernier.
C’est peu après le décès de sa grand-mère que les concepteurs avaient ordonné la mise en place effective des dispositifs médicaux qui devaient permettre à chaque être humain vivant de jouir d’une non-mort naturelle.
Et lorsque les concepteurs ordonnèrent la création d’une vingtaine de conservatoires génétiques dans le système solaire, la conservatrice fut chargée d’organiser la nouvelle structure fonctionnelle du conservatoire Terre.
La Terre devint une réserve intégrale de la nature.
Tous les êtres humains qui l’habitaient encore furent expropriés et relogés dans des cénobes extra-terrestres.
Dans le système solaire, il existait de nombreuses catégories de conservatoires. Certains se trouvaient dans les cénobes. D’autres avaient été créés à l’extérieur des cénobes, dans des zones inhabitées des planètes ou de leurs satellites.
La Terre, devenue réserve intégrale, isola la nature qui avait permis l’apparition de l’espèce humaine. Il n’était pas possible de visiter la planète sauf à un seul endroit : l’hygiasphère – le sanctuaire des origines.
La Terre était le symbole des origines pour l’humanité des cénobes.
C’est ainsi que chaque individu se devait de venir séjourner une fois au moins dans son sanctuaire. Le certificat de la visite était obligatoire pour obtenir la déclaration de son ADN et se voir accorder sans limite, l’entretien de son corps.
Ce sanctuaire se trouvait abrité dans une cénobe spéciale qui ne contenait pas de résident permanent, mais qui était dédiée uniquement au sanctuaire et aux millions de visiteurs qui s’y pressaient tout au long de l’année.
Le moment venu, la conservatrice concourut au poste de dirigeante du conservatoire « Terre ». En obtenant le poste, elle devint la seule résidente permanente avec pour missions de conserver l’état sauvage de la planète et de gouverner les activités du hygiasphère.
L’humanité s’était développée au fil des siècles, en s’adaptant aux différents environnements qu’elle avait colonisés, en les exploitant jusqu’à épuisement puis en les quittant pour d’autres environnements toujours plus lointains.
L’humanité s’était adaptée, comme elle l’avait toujours fait depuis l’apparition de son espèce.
Des colons s’étaient installés sur tous les objets dans le système solaire qui se situaient en zone d’habilité favorable.
En développant sa technologie, l’humanité ne dépendait plus d’une seule planète. Elle avait colonisé le système solaire. Son économie en avait bénéficié largement.
La Terre, petite planète mère, musée désuet, passage obligé pour obtenir son enregistrement ADN, n’était pas à la mode.
Les êtres humains vivaient en colonies dans des cénobes très éloignées les unes des autres. Le nombre des êtres humains était très réduit au regard de l’immensité des distances dans le système solaire.
Et au-delà du système solaire, s’étendait l’univers que l’humanité coloniserait sans doute dans l’avenir.
Quelle était sa taille exactement ? Combien de galaxies comptait-il ?
2 000 milliards ? Combien d’étoiles dans la Voie lactée ? 200 milliards ? Et combien de planètes tournant autour de ces étoiles ? 300 milliards ? Parmi ces planètes, combien d’entre elles ressemblaient à la Terre ? Des millions ?
La notion de mort naturelle n’existait plus, grâce à la Biotechnologie. Les biotechnologues, lointains descendants des professionnels de la santé, avaient enregistré les ADN de tous les êtres humains vivants au moment de la mise en place de la non-mort naturelle. Ces professionnels avaient en charge la maintenance des corps et, plus largement, le développement de la technologie au service de l’humanité.
La notion de travail n’existait plus. Les automates le faisaient.
La notion de guerre n’existait plus. Comme les groupes familiaux préhistoriques, les colonies dans leur cénobe, se trouvaient si dispersées dans l’immensité du système solaire, si éloignées les unes des autres, que les conflits d’intérêts pour exploiter les ressources ou cultiver des croyances ne se posaient plus.
D’ailleurs un autre corps de professionnels, les géotechnologues s’occupaient d’exploiter les ressources naturelles et de les acheminer vers les cénobes.
Par extension, ils étaient aussi en charge du transport des êtres humains soit dans des automates spacieux pour les petits voyages, soit par téléportage pour les longues distances.
À l’humanité : les sables mouvants de l’oisiveté et l’assurance béate d’habiter un corps régénéré sans fin, plus de mort naturelle.
Pas de mort naturelle…
Beaucoup la confondaient avec la notion d’immortalité, mais ils apprenaient à leurs dépens qu’il existe bien d’autres façons de mourir : des suicides, des crimes avec disparition complète de la victime, des petits conflits internes dans des cénobes…
Et que dire de l’oisiveté ? Plus de travail obligatoire pour assurer ses revenus en espérant faire fortune et faussement immortels.
Certains le supportaient mieux que d’autres. Alors, beaucoup de suicides là aussi, beaucoup de folie, beaucoup de drogues, beaucoup de voyages de cénobe en cénobe, beaucoup d’existences chaotiques…
L’humanité ne s’était pas universalisée. Elle avait fini par créer une organisation fédérale incluant toutes les cénobes.
La fédération était dirigée par vingt concepteurs. Ils prenaient les décisions de politique commune aux cénobes.
Ils se devaient, avant chaque décision, de prendre conseil auprès d’un bureau de direction constitué de quarante membres.
Trente de ces membres étaient élus parmi les dirigeants des cénobes et dix étaient nommés par les concepteurs : trois biotechnologues, trois géotechnologues, un conservateur et trois concepteurs.
C’étaient les membres du bureau de direction, appelés les grands électeurs, qui élisaient un nouveau concepteur – lorsqu’une place se libérait – parmi les géotechnologues ou les biotechnologues, membres du bureau de direction.
Ainsi seules deux professions – deux statuts sociaux : les biotechnologues et les géotechnologues – permettaient d’accéder au statut ultime en termes de pouvoir temporel et d’aisance éternelle, devenir un concepteur.
La conservatrice occupait le siège du conservateur au bureau de direction et cela n’était pas dû à une reconnaissance quelconque de son mérite ou de sa valeur professionnelle.
Le conservateur de la planète Terre avait un double statut. Il était à la fois le dirigeant du cénobion et le conservateur de la réserve intégrale du vivant de la planète.
C’est ainsi que par tradition, il était nommé dans le bureau de direction pour représenter tous les conservateurs de la fédération.
Les grands électeurs étaient, les seuls êtres vivants à entretenir un contact direct avec les concepteurs. Ils les conseillaient et surtout, faisaient appliquer leurs ordres.
Les concepteurs, s’adressant aux colonies des cénobes, présentaient, les grands électeurs, comme les aristocrates de la fédération parce qu’eux seuls avaient le pouvoir de voter.
Après le décès de sa grand-mère, la conservatrice s’était installée sur le bateau. Elle avait fait construire un site funéraire sur le continent dans les ruines de la métropole où elle était née. Elle y avait fait placer les cendres de tous ses chers défunts, y compris celles de sa mère.
Puis des années s’étaient écoulées pendant lesquelles, elle avait beaucoup développé sa carrière et amélioré le standing du bateau.
Enfin, dès qu’elle avait pris ses nouvelles fonctions de conservatrice de la planète Terre, elle avait fait transporter le bateau sur un des plus puissants fleuves de la planète.
Elle avait alors déclaré aux concepteurs, le bateau comme le centre de travail général du conservatoire Terre et elle en avait aussi fait sa résidence privée.
Chaque jour, la conservatrice travaillait, assise devant la console des écrans, sous la baie panoramique du bateau, dans la salle des barres, sa pièce.
Elle commençait par étudier les bilans et la qualité de fonctionnement des automates qui surveillaient la planète pour elle. Plus tard, elle validait des rapports établis par les automates du bateau et elle les transmettait elle-même aux concepteurs.
Elle avait beaucoup développé sa carrière, notamment parce qu’elle avait su travailler en priorité, par l’acquisition progressive d’automates de toutes sortes, sa réputation de qualité dans l’exécution des tâches qui lui étaient confiées.
Elle était assistée par une myriade d’automates très spécialisées. Certaines lui signalaient les ordres que les concepteurs envoyaient sous la forme de vidéos-messages.
Ces mêmes automates veillaient à lui montrer les autres vidéo-messages qui n’étaient pas des ordres des concepteurs mais qui appelaient une réponse de sa part.
D’autres automates surveillant la planète sans relâche, effectuaient des prélèvements d’échantillons à étudier, réalisaient les analyses, pouvaient réparer des désordres aussi bien sur terre que sous la mer.
Il y avait un automate de voyage pour ses déplacements personnels.
Enfin, parmi l’armée d’automate qu’elle avait su se constituer au fil du temps, quelques-uns s’occupaient de son bien-être, de sa santé et d’autres de sa sécurité.
La conservatrice disposait ainsi de beaucoup de temps libre.
Sur son bateau, dans sa pièce, elle échangeait régulièrement par vidéo avec d’autres êtres humains pour le travail ou, de manière plus personnelle, sur ses collections de pierres ou de livres. Mais elle n’échangeait jamais sur sa faculté à lire et à écrire dans son langage de naissance.
Pourtant, pourquoi en faire un secret ? Combien parmi les concepteurs, s’intéressaient à ce menu plaisir qu’un être humain pouvait prendre, à savoir déchiffrer des signes, les utiliser, les dessiner sur des supports divers ? Personne n’utilisait plus des signes. Les images, les vidéos, étaient bien plus pratiques pour communiquer.
Comme tous les êtres humains, assistés par des automates de service, la conservatrice savait que les concepteurs étaient renseignés par leurs propres automates, qu’ils avaient connaissance des moindres détails concernant son existence.
Cette manie de collectionner des parallélépipèdes en matière végétale ou des pierres taillées. Ils la connaissaient.
Mais tout le monde a des manies, n’est-ce pas. Celle-là ne leur paraissait pas dangereuse, mais obsolète, inutile, ridicule. Le mépris, c’est l’ignorance, dit-on.
Elle se comportait avec les concepteurs comme avec les adultes qui l’avaient élevé après le décès de sa mère. Une part de sa personne ne jouait jamais franc jeu lors de ses relations avec les autres. Elle avait appris depuis longtemps à se cacher derrière leur mépris.
Mais revenons un peu sur les concepteurs. Comment vivaient-ils ? Où habitaient-ils ? Quelles apparences physiques avaient-ils ?
Les concepteurs, dès lors qu’ils étaient élus, se libéraient de leur corps. Seuls leurs cerveaux étaient recréés dans un lieu souterrain, caché, protégé, pour vivre ensemble comme une colonie de bactéries. Ce lieu, on l’appelait l’hygiasphère, la bulle de bien-être.
Où se trouvait ce lieu ? Dans un noyau de planète peut-être ? Le fonctionnement de la colonie était un secret. Les esprits, dans chacun des cerveaux, s’unissaient en une seule unité.
Il y a longtemps, en prétextant, qu’ils étaient les représentants les plus crédibles des sociétés vivant dans les cénobes, ils avaient pris le contrôle de l’homologation des automates, devenus indispensables à la vie en général, et, à l’humanité en particulier.
Et il n’y avait pas eu de guerre. Cela s’était passé sans bruit. Cela faisait-il des concepteurs des tyrans ?
Ils n’étaient pas invasifs dans les choix de sociétés que faisaient les différentes cénobes.
Ils communiquaient avec les grands électeurs seulement, via des vidéos-messages, recevant des bilans, donnant des ordres.
Ils réunissaient, en conférence, les membres du bureau de direction.
Pour le reste, ils ignoraient les autres êtres vivants sauf à de rares occasions, où ils faisaient apparaître leurs avatars dans des cénobes pour présider à de grands événements festifs.
Les concepteurs étaient, en toute discrétion, véritablement immortels. Une fois élu, chacun d’entre eux était assuré d’une vie luxueuse dans l’hygiasphère. Ils pouvaient abandonner leur mandat à n’importe quel moment.
Ensuite, ils choisissaient un lieu de résidence et ils retrouvaient leurs corps. Mais plus aucune tâche ne leur était assignée et ils se voyaient accorder une armée d’automates à leur service exclusif.
Seuls les concepteurs avaient le pouvoir d’habiliter les nouveaux automates. C’était l’essence même de leur pouvoir.
L’univers contenait un autre type de matière, invisible, la matière noire et si l’extrême majorité des automates étaient fabriqués avec de la matière ordinaire, il existait un type d’automate, un seul, qui était fait de matière noire.
C’était un type d’automate de guerre unique en son genre. Les concepteurs l’avaient baptisé : Titan-noir. Il en existait vingt exemplaires, tous aux ordres directs des concepteurs.
Les caractéristiques et la puissance de ces monstres étaient telles qu’ils n’étaient utilisés qu’à des fins de dissuasion.
Et un jour arriva, où les concepteurs annoncèrent deux découvertes technologiques diaboliques : l’ADN synthétique et pire encore, la Densité relative.
L’ADN synthétique donna à chaque individu de l’humanité, la garantie de ne plus mourir de mort naturelle.
Chaque corps était révisé régulièrement comme un automate, les organes potentiellement défectueux, changés.
La Densité relative, les concepteurs en réservèrent l’exclusivité à leurs vingt automates mythiques, les Titan-noirs.
La Densité relative était une technologie qui permettait à un automate qui en était équipé de faire varier sa taille sans changer sa masse.
Par exemple, les Titan-noirs étaient les seuls automates capables de changer de volume à volonté et à une vitesse presque instantanée.
Leur taille pouvait diminuer jusqu’à atteindre celle de la matière noire et cela leur conférait deux atouts majeurs.
La possibilité d’atteindre des vitesses de déplacement inatteignables pour toutes autres automates – car à masse égale, plus la taille des Titan-noirs diminuait et plus la densité augmentait – et celle de devenir invisible comme la matière noire.
Les Titan-noirs étaient des automates surpuissants, avec des contours qui, lorsqu’ils étaient visibles, étaient grands, anguleux, très agressifs.
Mais leur présence était surtout une arme dissuasive et la menace potentielle qu’elle représentait, suffisait à assurer la paix dans le système solaire.
Ces automates de mort, les Titan-noirs, étaient très rares. Leur coût de fabrication était lui aussi hors norme.
Les Titan-noirs en tant que tels, n’étaient pas des secrets. Ils allaient dans les cénobes pour participer, en groupe ou seuls, à des exhibitions. Leur fonctionnement, par contre, était secret.
Beaucoup de bruits et de légendes urbaines courraient sur leurs allures secrètes, leurs présences supposées dans des secteurs de l’univers… L’origine de ces légendes était bien orchestrée et très contrôlée par les concepteurs.
Après tout, les Titan-noirs n’étaient-ils pas l’assurance vie des concepteurs et du système politique qu’ils avaient créé ?
Certains grands électeurs savaient aussi que les Titan-noirs abritaient un lourd secret qui limitait leur nombre.
Ces automates capables d’utiliser la Densité relative et qui étaient faites de matière noire, non métallique, étaient si complexes à piloter, qu’ils requéraient un cerveau synthétique presque aussi performant qu’un cerveau humain naturel, pour les commander.
Les biotechnologues avaient réussi à manufacturer des cerveaux synthétiques dont les performances s’approchaient de très près des caractéristiques d’un cerveau d’être humain.
Mais très près ne suffisait pas aux concepteurs.
Les concepteurs avaient, depuis longtemps, commandité des recherches archéologiques secrètes sur la Terre, pour trouver des ADN d’êtres humains morts, avant la date de la déclaration de la non-mort naturelle.
Encore fallait-il que ces morts n’aient pas été recensés et que leur ADN soit suffisamment bien conservé pour être utilisé.
Les concepteurs cherchaient donc la perle rare en espérant trouver l’ADN d’un combattant, porté disparu, qui avait commandé durant sa vie, un engin de guerre.
Il allait de soi que si la procréation était tout à fait licite, déterrer des ADN anciens non déclarés, et recréer leur corps humain était un interdit moral majeur.
C’était un tabou absolu.
Si les cénobes apprenaient ce secret, le scandale ferait imploser tout le système politique des concepteurs et entraînerait le chaos.
La conservatrice savait, par ses automates, que ces recherches « secrètes » s’étaient toujours révélées infructueuses.
Enfin… Jusqu’à ce qu’elle signale aux concepteurs, un glissement de terrain ordinaire.
Ce glissement de terrain avait révélé la présence d’une épave d’un grand bateau qui avait coulé jusqu’à venir reposer sur un ancien fond marin.
Et cette épave, très bien conservée, était un ancien sous-marin militaire.
Les concepteurs trouvèrent ainsi la perle rare qu’ils cherchaient depuis si longtemps.
Autour de la Terre, à 600 km de sa surface, c’était l’espace qui commençait, le vide interstellaire. Qui n’a de vide que le nom au vu des automates de tous types qui le traversaient sans cesse.
Certains transportaient des voyageurs, d’autres des marchandises ou de l’énergie. Ils avaient en commun, leurs matériaux de fabrication, des métaux, de la matière ordinaire.
Les plus communs des automates de transport de marchandises, surnommés pachydermes, se déplaçaient sans interruption, avec régularité, suivant des cycles reliant des cénobes.