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Au IIIᵉ siècle avant J.-C., trois hommes d’exception fondent le Sanmimeng, une société secrète, et se donnent pour mission de garantir la protection éternelle du pouvoir impérial chinois. Passionnément consacrés à leur vocation, ses membres, qu’ils soient ordinaires ou exceptionnels, se voient confier un destin périlleux : accompagner, dans l’ombre mais dangereusement proches du pouvoir, ceux qui gouvernent la Chine, depuis les débuts de l’Empire jusqu’à nos jours. Cette épopée haletante est un voyage initiatique à travers le temps et l’espace chinois, offrant un regard sur son histoire et sa culture, marquées par des luttes de pouvoir, des guerres féroces et rencontres amoureuses brûlantes. Structurée comme un ouvrage classique de l’empire du Milieu, cette œuvre dévoile la profondeur de l’âme chinoise et présente des personnages marquants. Elle rend hommage à la Chine et à sa civilisation millénaire.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Professeur de langue et civilisation chinoises,
Thierry Daullé est passionné par les voyages et la découverte des cultures et peuples du monde. Il tient à raconter des histoires captivantes et enrichissantes, qui transportent et dépaysent, tout en dévoilant un univers souvent mal compris et victime de préjugés et de contre-vérités.
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Seitenzahl: 320
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Thierry Daullé
Pour le trône du dragon
Naissance d’une société secrète
Roman
© Lys Bleu Éditions – Thierry Daullé
ISBN : 979-10-422-6739-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
– Le chameau qui boitait, Benevent, 2005 ;
– Les trois sceaux de l’année du singe, Éditions du Panthéon, 2015 ;
– Trois singes pour un dragon, Éditions du Panthéon, 2017 ;
– Le voyage en Occident d’un singe d’Orient, Éditions du Panthéon, 2018 ;
– Jamais tu ne verras Venise !, Le Lys Bleu Ėditions, 2019 ;
– Une bicyclette pour Lhassa, Le Lys Bleu Ėditions, 2019 ;
– Crime de guerre, Le Lys Bleu Ėditions, 2020 ;
– À Pompei, dans vingt ans ?, Le Lys Bleu Ėditions, 2020 ;
– Un génie du mal à Pékin, Le Lys Bleu Ėditions, 2021 ;
– L’inconnue de Lisbonne, Le Lys Bleu Ėditions, 2022 ;
– Si loin du Goulag, Le Lys Bleu Ėditions, 2023 ;
– La Tibétaine – Journal d’une nonne de Lhassa devenue mannequin à Shanghai, Le Lys Bleu Ėditions, 2024.
Le texte de ce roman, qui va traverser toute l’Histoire de l’empire du Milieu, jusqu’à nos jours, est organisé, dans sa forme, à la manière des grands ouvrages romanesques chinois d’autrefois, tant dans son découpage, sa présentation, que pour les liaisons entre les chapitres. Une manière d’entrer dans l’atmosphère de l’Extrême-Orient. Des notes détaillées permettent de mieux suivre la progression du récit, du point de vue culturel, historique et géographique.
Paris
Assis sur un banc, les yeux distraitement levés vers la noble et bienveillante façade de la Sorbonne, le vieux restaurateur chinois s’adresse d’une voix cassée à son petit-fils. D’un habile mouvement de l’annulaire droit, il fait tomber à ses pieds les cendres d’une cigarette en papier maïs à demi-fumée, qu’il tient délicatement entre le pouce et le majeur, puis il crache un long jet de salive derrière son épaule.
— Oh, Yéyé ! s’exclame le jeune homme sur un ton gentiment réprobateur.
— T’es-tu posé une seule fois la question, petit Dragon ? dit alors le vieil homme en plissant ses yeux malicieux. Toi qui es maintenant docteur en Histoire, toi qui m’as rendu si fier de toi, toi qui promets tellement pour l’avenir, t’es-tu posé cette simple question ?
— Quelle question, Yéyé ?
Le jeune homme, intrigué, s’est tourné vers son grand-père, qui aspire une longue bouffée de sa cigarette.
— T’es-tu, une seule fois, demandé pourquoi l’empire de Chine est toujours debout aujourd’hui, sous sa forme actuelle, bien entendu, mais toujours debout, avec son organisation, ses frontières, sa langue, sa culture et sa place dans le monde ?
— Oh, Yéyé, je sens que tu as une idée dans la tête. Et c’est peut-être une grande idée. Alors tu m’intéresses beaucoup, tu sais !
— Écoute. Aujourd’hui, maintenant que tu es diplômé de cette prestigieuse université, je peux te livrer une réflexion, une pensée toute simple. Car j’ai beaucoup lu dans ma vie, tu le sais.
Le vieil homme souffle la fumée et se racle la gorge avant de cracher une nouvelle fois.
— Mon garçon, tu vas à coup sûr être d’accord avec moi. Écoute bien. Tous les grands empires, tous, ont aujourd’hui disparu. L’Empire assyrien, l’Empire égyptien, l’Empire perse, l’empire des Grecs, celui d’Alexandre le Grand, l’Empire romain, et puis tous les empires d’Asie centrale, le califat arabe des Omeyades, l’empire de Charlemagne, l’Empire ottoman, l’Empire romain germanique, l’empire d’Espagne, sur lequel le soleil ne se couchait jamais, l’Empire inca et aussi l’Empire aztèque, l’Empire austro-hongrois, l’empire de Napoléon, l’Empire maudit du IIIe Reich… Je n’oublie pas les empires d’Afrique… Tous ont disparu. L’empire du Japon n’est qu’un fantôme, l’Empire britannique n’est qu’un décor, une coquille vide, l’Empire russe est émietté à jamais, malgré tout…
Le vieil homme s’est tu, il ferme les yeux et prend une profonde inspiration.
— … Mais le pays du Milieu est toujours debout, intact, dans l’enceinte de ses frontières impériales sacrées. Lui seul est là, dans sa majesté, depuis le règne du premier Auguste souverain des Qin. Il a survécu aux cataclysmes, aux désastres, aux guerres, aux divisions, aux famines, aux invasions, aux révolutions, aux luttes et aux déchirements, aux colonisations, aux pillages, aux pires souffrances qu’un peuple ait subies… Pourquoi donc, Vieux Ciel ? Pour quelle raison ? Le sais-tu ?
— Quand on y pense… tu as bien raison, Yéyé. C’est une réflexion surprenante : pourquoi ? À quel mystère, ou à quelle volonté supérieure, la Chine doit-elle d’être toujours pleinement elle-même encore aujourd’hui ?
— Une question qui mériterait d’être creusée, ne crois-tu pas, docteur petit Dragon ? Médite-la avec soin !
— C’est bien vrai. C’est un véritable mystère de l’Histoire. Peut-être qu’un jour, on comprendra, et que l’on saura pourquoi, lao Yé !
— C’est que… Peut-être y a-t-il eu, et y a-t-il encore, sur cette Terre, des hommes qui savent depuis longtemps, très longtemps, comment répondre à cette question, petit Dragon. Tu ne crois pas ?
Les appellations chinoises sont toujours énoncées dans l’ordre suivant : nom de famille, puis prénom. Pour plus de clarté, les prénoms ont été traduits en français, car il n’existe pas, comme en Occident, de liste de référence sur laquelle les parents puissent choisir un prénom. La famille, les parents fabriquent ou choisissent donc eux-mêmes un prénom selon différents critères, origine sociale, nature, souhaits des parents, période et lieu de naissance, références culturelles, etc. La transcription utilisée est le « pinyin », en vigueur en République Populaire de Chine.
– Les membres du Sanmimeng : Sun Song 孙松 (le Pin) vice-ministre ; Wu Gaoyi 伍高意 (Intentions élevées) général ; Chen Huoli 陈活力 (Vitalité) haut-fonctionnaire puis ministre.
– Ying Zheng 赢政 : roi de Qin, puis premier empereur de Chine sous le nom de règne Qin Shihuangdi 秦始皇帝.
– Li Si 李斯 : Premier ministre de Qin.
– Zhao Gao 赵高 : grand Eunuque, principal conseiller et homme de confiance de Qin Shihuangdi.
– Maître Pan 盘, et son épouse, Wu Xingxing 巫星星 (Étoile) : forgerons-fondeurs.
– Hu Mama 胡妈妈 : tenancière d’une Maison de fleurs à Xianyang.
– Fei Gong 费公 : Duc Fei Yang 费阳 (Soleil), beau-père de Chen Huoli.
– Fei Yumei 费玉玫 (Rose de Jade) : fille du Duc Fei, épouse de Chen Huoli.
– Chunli 春丽 (Beauté printanière) : épouse du duc Fei, belle-mère de Chen Huoli.
– Chen Fangling 陈芳翎 (Plume parfumée) : fille de Chen Huoli et Chunli.
– Jia Donglei 贾东雷 (Tonnerre de l’Est) : ministre de la Guerre.
– Fu Su 扶苏 : prince héritier de Qin, se suicide en 210 sur l’ordre de Zhao Gao.
– Huhai : deuxième empereur de la dynastie Qin (230-207).
– Xu Fu 徐福 (Bonheur) : Mage taoïste (255-210), guérisseur, spécialiste de l’immortalité, accompagne toute la fin du règne de Qin Shihuangdi.
– Liu Bang 刘邦 (Le Pays) nom d’origine : Liu Ji ; premier empereur de la dynastie des Han sous le nom de règne Han Gaozu 汉高祖 (256-195).
– Zhang Zhan 张战 (Guerre) : un des espions de Sun Song.
– He Xiaolong 何小龙 (Petit Dragon) : un des espions de Sun Song.
– Ling : aide de camp du Général Wu Gaoyi.
– Xiang Yu 項羽 (Plume) : Prince de Chu.
– Ma Hongtou 马红头 (Tête rouge) : peintre et poète officiel de la cour de Liu Bang.
– Gong 弓 (l’Arc) : capitaine des gardes de la prison du Yamen de Wu.
– Ziying 子婴 (Jeune enfant) : fils aîné du prince Fusu, troisième empereur de la dynastie Qin, mort en 206.
– Zhang Liang 张两 (Deux) : un des commandants de l’armée de Liu Bang.
– Chen Ping 陈萍 (Lentille d’eau) : un des capitaines de l’armée de Liu Bang.
– La belle-mère de Zhang Gaofeng, dame d’une famille fortunée de Chang’an.
– Qiuyun 秋云(Nuage d’automne) : camériste de Wu Jué.
三人与永恒标志
Trois hommes et un symbole d’éternité.
Où l’on découvre que le vice-premier ministre du futur empereur de Chine prépare d’étranges et parfois terribles projets, n’hésitant pas à se mêler secrètement au peuple.
En l’année du Lièvre, l’an ji-mao1. An 221 avant l’ère des chrétiens.
La Chine vit ses tout derniers jours d’incertitude. La date favorable est maintenant si proche, fixée conformément aux prescriptions de neuf astrologues, devins et voyants. Dans deux semaines, au cœur de l’immense palais royal de Xianyang, un ensemble vaste comme une ville, édifié au centre de la capitale2, le Grand Roi Ying Zheng de Qin, vainqueur, après d’interminables guerres, de tous les États combattants, vaincus, soumis et annexés un à un, va être proclamé empereur des sept royaumes du Nord. Le nouvel Empire du Milieu aura alors à sa tête le Premier Auguste Souverain de la dynastie Qin.
Depuis un bon moment, le tambour a battu l’heure du Coq3. Sun Song repense à ce qu’il va entreprendre, en cette fin d’après-midi. Il pèse aussi les risques terribles qu’il va courir, et les actes qu’il devra commettre. Des actes que le Ciel ne lui pardonnera peut-être jamais.
Il se tient debout, bien droit, au milieu de son cabinet de vice-premier ministre. Il porte les cheveux en chignon, déjà blanchis, à l’approche de la soixantaine. Il a le corps noueux et énergique, la silhouette encore mince. Son visage glabre, figé, creusé de deux fines rides aux coins de la bouche, inspire naturellement le respect.
Ses yeux enfoncés dans les orbites sous de fines paupières sont perçants et glacés. À l’évidence, ses longues mains aux doigts fuselés n’ont jamais travaillé la terre ni tenu un outil. De lui émanent noblesse, élégance et mesure, en toutes choses. Chez Sun Song, tout est empreint de précision, de lenteur calculée, il ne fait aucun mouvement inutile, et tous ses gestes s’enchaînent sans la moindre hésitation.
Après s’être vêtu d’une longue robe toute simple, couleur souris, déjà passée de mode, il a posé sur sa tête un bonnet noir parfaitement banal et ordinaire. S’étant ainsi rendu méconnaissable, il quitte son cabinet et se faufile en direction de la cour arrière du palais. Le ciel est rouge flamboyant. À l’ouest, la tour d’angle de l’édifice se détache sur un coucher de soleil, tout en camaïeu, du vermillon très pâle au rouge sang de bœuf. Un vent tiède fait lever la fine poussière ocre qui vole sur les larges dalles de terre cuite gris foncé. Rasant les murs des galeries latérales, il évite avec soin les regards des gardes, en poste à la porte nord de la future cité impériale. Sun Song se dissimule le visage derrière sa longue manche. Sans un bruit, il franchit une poterne basse ouvrant directement sur les larges douves qui enserrent le palais. Trois grenouilles se répondent et semblent s’injurier au milieu des roseaux, nullement dérangées par le vice-premier ministre qui prend place, debout, sur un court sampan au fond plat, humide et grinçant, qui paraissait l’attendre là. Les effluves aigres-doux d’eau stagnante et de lentilles en décomposition montent à ses narines. D’une godille habile, plongée droit dans l’eau sombre et glauque, évitant le moindre clapotis, le haut personnage aborde discrètement l’autre rive, sous un bouquet de saules. Là, il dissimule son embarcation, afin de s’assurer un retour sans encombre jusqu’au palais.
Ayant prestement escaladé la berge, Sun Song s’engage dans une ruelle étroite et gagne d’un pas mesuré le quartier des artisans. Une foule animée et bruyante va-et-vient au milieu des cris. Une odeur d’huile de soja et d’épices flotte dans l’air. Qui pourrait remarquer la présence du vice-premier ministre dans ce secteur de Xianyang ? Le personnage au bonnet noir remonte alors le plus tranquillement possible la rue encombrée de charrettes, de brouettes et de porteurs de palanches qui piétinent dans la poussière jaune en criant à tue-tête, pour se frayer un passage.
L’homme d’État s’arrête bientôt devant l’atelier d’un forgeron-fondeur de métaux. Il pose la main sur la poignée, usée, lisse, et comme cirée par les paumes des mains de tous ceux qui l’ont saisie, et il pousse la lourde porte à claire-voie. On peut encore voir, collés de part et d’autre de l’encadrement, les restes déchiquetés de deux bandes de papier rouge portant en sinogrammes noirs des formules de vœux collées là, en leur temps, à l’occasion de la nouvelle année. À gauche, à peine lisible, on devine : « L’étoile du bonheur brille pour celui de toute la famille » et à droite : « La lumière du printemps qui emplit la maison toujours l’illumine ».
Venu du fond du sombre local, le fondeur s’approche en traînant les pieds et en se raclant longuement la gorge. Passant devant le feu qui lèche la hotte de la forge, il y projette un long crachat qui semble le soulager délicieusement. Maître Pan est un homme rond. Tout en lui est arrondi : sa tête, son visage en face de lune, ses grands yeux globuleux, ses grosses lèvres épaisses comme deux figues, son ventre proéminent. Il essuie à son tablier maculé de taches multicolores ses mains épaisses dont les doigts forment comme des bouquets de beignets à l’huile. D’un coup d’œil, il jauge l’inconnu qui se tient, très droit, dans l’entrée de la fonderie : un homme à l’allure plutôt noble à première vue, bien que vêtu sans aucune recherche. Voilà un personnage cherchant à paraître simple, mais qui n’a visiblement pas l’habitude de recevoir des ordres.
— Au premier coup d’œil, on repère la valeur du bonhomme4, marmonne le forgeron entre ses dents. … Qu’est-ce qu’il me veut, ce duc déguisé en simple fonctionnaire ? Ng…, c’est… pour quelle affaire, messire ?
— Maître Pan, bonjour ! dit Sun Song sans parvenir à sourire. Je suis venu te voir, car je suis chargé par, disons, une personne importante, de te faire réaliser un ouvrage assez particulier. Un véritable travail de confiance, commandé par quelqu’un qui préfère encore rester anonyme pour l’instant.
— Quoi, au juste ? C’est honnête, au moins ?
— Certainement ! Tout à fait honnête ! Il s’agit de créer, comment te dire, une sorte de… porte-sceau, assez particulier. Voilà pourquoi je viens te trouver, toi qui as une assez jolie réputation de maîtrise et de savoir-faire.
— Allons, allons… Venez au fait ! Expliquez !
— C’est pour quelqu’un de très exigeant, reprend calmement Sun Song, mais il saura être très généreux. Écoute-moi et prends bien note. Le futur sceau devra être dissimulé à l’intérieur d’un tube, de sept pouces de longueur, d’un pouce et demi de diamètre, avec, à l’intérieur, un mécanisme, totalement invisible, permettant de faire apparaître et disparaître la partie gravée, sans que rien ne puisse se deviner de l’extérieur lorsqu’il est en position fermée. Tiens, pour être plus clair, je t’ai apporté un croquis. Tu peux y jeter un coup d’œil !
Maître Pan détaille le dessin en clignant des yeux au point qu’ils disparaissent sous ses paupières tombantes, et il pousse un long soupir. Le poignet toujours entouré de son chiffon sale, il se gratte la tête et, après un moment, siffle entre ses dents.
— Oh, oh, très ingénieux ! Mais ce sera bien difficile à réaliser. À mon avis, il me faudra un bronze, bien trempé, et bien riche en cuivre… Dis-moi, quel prix proposes-tu pour ce travail ?
— En premier lieu, si tu l’acceptes, ce doit être impérativement réalisé dans les dix jours. Pour cela, tu seras payé deux lingots d’argent, au jour de la livraison : un pour ton ouvrage, et un pour ton silence. Car ce doit être totalement confidentiel. Bien noté ?
— Tout se passera selon notre volonté ; à cœur vaillant…5 ! Accepté. Ce sera prêt le cinquième soir de la semaine qui vient.
— Parfait. Et surtout, n’oublie pas, cela doit rester absolument confidentiel. Allons, que la soirée te soit calme, maître Pan.
— À se revoir, grand frère.
Les préparatifs des grandes fêtes de la proclamation impériale ont transformé le quartier du palais royal en un immense champ de foire. Des guirlandes rouges et or, ainsi que des lanternes de papier, ont été suspendues à de longs fils, tendus au-dessus du lacis de rues qui convergent vers la place du palais, décorée de centaines d’étendards à longues franges claquant dans le vent du nord. Le frissonnement incessant des drapeaux fait penser à celui des voiles faseyant dans la tempête naissante. Les exercices quotidiens des militaires et des fanfares, qui se préparent pour le grand jour, attirent du matin au soir des badauds de tous âges.
Assis sur une rangée de petits tabourets de bois, quelques vieux à la barbiche filandreuse et au teint cuivré observent les répétitions du défilé en clignant des yeux, et en tirant sur leur longue et fine pipe. Derrière les spectateurs agglutinés, des enfants courent après leurs petits cerfs-volants multicolores en forme de lièvre, poussant des cris joyeux. Dans un coin de la place, un cercle de jeunes gens, quatre hommes, torse nu et pantalon roulé jusque sous le genou, accompagnés d’une jeune paysanne à l’allure martiale, disposés en cercle, se lancent un volant emplumé, avec une habileté féline, sans une parole, en ne se servant que de leurs pieds. Le volant ne tombe presque jamais sur le sol, les échanges sont interminables et les souffles sont courts.
Un marchand ambulant pousse sa carriole et vient se poster près d’un groupe de spectateurs. Sous un parasol qui résiste de son mieux au vent du nord, au centre du plateau de sa petite cabane à hautes roues pleines, le commerçant-cuisinier a allumé le feu sous un gros wok creux à long manche. Dans un chuintant jaillissement, il jette des légumes, quelques morceaux bien noirs d’oreille de bois, et de la ciboule. Il ajoute des petits dés de viande grise. Il fait ensuite adroitement sauter le tout sur la haute flamme qui lèche la grosse poêle creuse. Le parfum délicieux du mélange s’échappe du parasol. Comme un seul homme, tous les vieux ont tourné la tête vers la cuisine mobile, et leur pomme d’Adam va et vient de haut en bas, tandis qu’ils se lèchent les lèvres.
— Laï, laï, laï ! Approchez ! Pas cher du tout et tellement bon ! chante le marchand en agitant les doigts de la main droite comme des crochets, la paume tournée vers le sol. En un clin d’œil, il a prestement déplié trois ou quatre tabourets de bois sur lesquels il a disposé un bol et une paire de baguettes, et il attend les gourmands.
Deux jours à peine avant les grandes célébrations impériales, en début de soirée, peu avant l’heure convenue, le vice-premier ministre, s’étant rendu une nouvelle fois méconnaissable, reprend le chemin de l’atelier de fonderie de maître Pan. Avant de quitter le palais, sans être vu, Sun Song a pris soin de charger son palefrenier d’aller poster dans un étroit passage, non loin du portique qui délimite le quartier des artisans, une voiture légère, fermée, aux fenêtres grillagées et aveuglées par de lourds rideaux baissés. Selon les ordres, le véhicule ne portera aucune marque, aucune décoration, et il sera attelé à un seul petit cheval bai dont les rênes seront nouées autour d’une lourde pierre déposée entre les sabots de ses membres antérieurs.
Faisant toujours preuve de sa capacité à se mêler discrètement à la cohue, le vice-premier ministre s’est vêtu d’un long manteau de laine recouvrant une ample blouse grise serrée à la taille et d’un pantalon court. Il est chaussé de bottines militaires usagées et porte un long sac de toile, derrière l’épaule. Il gagne la fonderie sans être reconnu et se glisse dans l’atelier obscur, au fond duquel le feu de la forge est activé par une femme. Sun Song, parfaitement renseigné, a tout lieu de penser qu’il s’agit là de l’épouse du maître-fondeur. Celle-ci porte un large tablier de grosse toile, elle active avec énergie et agilité le gros soufflet de la main gauche, tandis que, de la droite, à l’aide d’un torchon maculé de poussière de charbon, elle essuie de temps à autre son visage sombre, baigné d’une sueur luisante.
Le forgeron s’est avancé, les yeux presque fermés par une affreuse grimace d’appréhension, avec dans les mains un objet allongé, enveloppé dans un chiffon noir. À cette vue, Sun Song écarquille les yeux, mais il se reprend aussitôt, tandis que Pan le salue des deux poings liés en s’inclinant, avec un respect dont il n’avait pas fait montre, dix jours plus tôt.
— Frère aîné, une soirée paisible ! Voici. Le travail a été achevé à temps. Vous devriez être assez satisfait. Regardez, je vous prie…
Le fondeur déroule lentement, presque solennellement, les plis du chiffon noir devant le vice-premier ministre, qui s’est légèrement penché en avant, dissimulant de son mieux sa violente émotion. Enfin, Pan présente des deux mains un tube de bronze doré, rutilant, lisse, mystérieux, dépourvu de toute soudure apparente, qui fait bien ses sept pouces de long et un pouce et demi de diamètre. L’objet est fermé aux deux extrémités par deux bouchons bombés, l’un gravé d’un dragon, l’autre d’un phénix.
— Voici l’objet, frère aîné. Vous pouvez l’ouvrir vous-même, d’une seule main, de cette façon, en pressant ici.
Sun Song, retenant son souffle, caresse un instant la ligne sobre et pure de l’étrange cylindre. Puis, du pouce, il appuie avec précaution sur l’emblème du dragon. Délicieusement effaré, le vice-premier ministre entend un ressort se détendre au cœur de l’objet dont le contact a provoqué chez lui une montée de tension. À l’extrémité opposée à celle qu’il a pressée, le phénix disparaît en basculant à l’intérieur du tube tandis qu’un glissement feutré se fait entendre, et qu’apparaissent lentement le piétement et la plaquette sur laquelle il sera possible de fixer un sceau. Maître Pan scrute le visage de son client qui est resté médusé. Il avance l’index avec respect.
— Pour refermer, frère aîné, il vous suffit de presser à nouveau le dragon, comme ceci…
Le mécanisme fait alors à nouveau entendre son chuintement délicat, métal poli contre métal poli, et le porte-sceau est escamoté dans le tube tandis que le phénix réapparaît et reprend sa place initiale. Le forgeron est au comble de l’appréhension.
— Alors, frère aîné, qu’en dites-vous ?
— Je te dis que cela peut aller. Maître Pan, j’estime que tu as bien mérité ton paiement. Mais vois-tu, par prudence, je préférerais remettre les deux lingots à ton épouse, en personne. Les femmes sont les gardiennes de nos richesses, elles les protègent, n’est-ce pas ? Appelle-la, je te prie, et dis-lui de s’approcher.
— Ah, bon, vraiment ? Comme vous voulez. Ai ! Xingxing, viens un peu ici ! Dépêche-toi. Allons, laisse le feu pour l’instant. C’est important.
Le vice-premier ministre replie le chiffon autour du chef-d’œuvre du fondeur et le dissimule dans sa manche d’où il tire un paquet. La petite femme trapue et renfrognée, étalant la crasse sur son visage trempé du revers de sa manche, traverse l’atelier et vient se planter effrontément devant l’inconnu au bonnet noir. Sans un sourire ni une salutation, elle interroge Sun Song, tout en levant le menton et clignant des yeux.
— C’est pour quelle affaire ?
— Dame, intervient Sun Song d’une voix grave et paisible, j’ai ici le paiement du travail de ton mari. Voici deux lingots d’argent. Regarde, je les déballe pour toi.
— Deux ling… ?
— Oui, deux lingots d’argent. Maître Pan a vraiment bien travaillé. Ces lingots, je vais maintenant te les remettre. Et puis, je vais prier ton mari de venir partager avec moi trois coupes de bon vin et un peu de viande séchée. Nous nous rendons tous les deux à la maison de thé, celle qui est proche de la porte du quartier. Allons-y maintenant, c’est le moment. Je te souhaite une soirée paisible, et aussi beaucoup de courage pour toutes les journées qui vont suivre.
— …
Sans même écouter la fin de la phrase ni oser ouvrir la bouche, la femme de Pan saisit en tremblant les deux lingots d’argent, les emboîte soigneusement l’un sur l’autre, les portant devant elle comme des objets sacrés, puis elle disparaît derrière la porte menant au logement du couple.
Incapable d’ajouter un mot, comme emporté par l’autorité naturelle qui émane de son client, maître Pan ôte prestement son tablier de forge, pose un bonnet sur sa tête et sort de l’atelier en emboîtant le pas de Sun Song qui remonte déjà la rue à grandes enjambées.
Arrivé aux abords du portique qui limite ce quartier, le vice-premier ministre cherche du regard sa voiture, la découvre à l’endroit convenu, chasse du pied le chien endormi sous l’essieu et caresse la crinière du cheval qui s’ébroue comme s’il émergeait d’un petit somme. L’homme d’État dénoue prestement les rênes et invite maître Pan à prendre place sur le siège étroit et à refermer la porte de la voiture. Puis, passant par l’arrière du véhicule, Sun Song glisse son long sac ainsi que le tube enveloppé du chiffon sous le siège et monte s’asseoir à son tour, tout en saisissant les rênes. Il se tourne en souriant vers le forgeron-fondeur, et lui dit d’une voix douce tout empreinte d’une irrésistible autorité contenue :
— Avant de boire un bol ensemble, si tu le permets, je voudrais te montrer quelque chose et avoir ton avis d’expert. Ce ne sera pas long. Qu’en dis-tu ?
— Ça marche ! Comment vous le refuser ?
D’un claquement de langue, Sun Song réveille complètement le petit cheval bai qui tire aussitôt avec vaillance sur les brancards. La voiture quitte rapidement le quartier. Quelques minutes se passent dans un silence seulement ponctué du bruit rythmé des sabots. Maître Pan ferme les yeux, bercé par le trot de l’animal. Sa tête vacille un moment, puis vient lentement se poser sur l’épaule du conducteur, tandis que la chaleur du corps du forgeron affalé contre lui provoque chez l’homme d’État une sensation de gêne indescriptible.
C’est maintenant la moitié environ de l’heure du Chien. À la porte nord de la capitale, un homme de confiance avait été posté de longue main. Quelques mots banals sont échangés avec les vigiles du guet. Ceux-ci ne posent aucune question, ne procèdent à nulle vérification, et Sun Song franchit la chicane de la porte de la Plaine. La voiture peut sortir sans encombre dans la fraîcheur de la campagne et s’éloigne rapidement des hauts remparts de Xianyang. L’attelage s’engage sur la route de la Montagne du Cheval Noir dont la masse sombre barre l’horizon. Une vingtaine de minutes plus tard, une fois parvenu dans la forêt, le conducteur vire sur la droite, suivant une sente encombrée de fougères, et, après quelques instants passés à cahoter rudement, il arrête la voiture au centre d’une clairière. Il a la bouche sèche et ses doigts tremblent légèrement. L’obscurité du crépuscule commence à descendre sur les fourrés, sous l’ombre des grands arbres. Saisissant alors sous le siège son sac de forme allongée, Sun Song en sort un étui fait de cuir et de bois qu’il glisse sous son manteau, le vice-premier ministre fait le tour du véhicule, attache la bride à une basse branche, ouvre la porte de son passager, toujours assoupi, et lui tape doucement sur le genou.
— Eh bien, maître Pan, dit-il d’une voix blanche, vous avez bien besoin de vous reposer, dirait-on. Voyez, c’est ici que j’ai besoin de vous. C’est tout près, à quelques pas d’ici, vous venez avec moi ? Descendez, je vous prie. Et passez donc devant moi.
L’esprit encore embrumé par ce bref moment de sommeil, certain que son expertise méritera encore récompense, à peine étonné de se trouver dans la forêt, maître Pan s’étire, se frotte vigoureusement le visage des deux mains, et il s’engage le premier sur le sentier que lui a indiqué son respectable compagnon. L’un derrière l’autre, les deux hommes progressent en silence.
— Nous y sommes presque… souffle Sun Song dans un râle enroué.
Au moment où le forgeron passe, en traînant la jambe, à côté d’une longue tranchée fraîchement creusée dans les fougères, Sun Song, qui marche à deux pas derrière maître Pan, sort prestement de sous son manteau le fourreau dissimulé contre sa jambe. Le vice-premier ministre pousse un profond soupir. De la main droite, il tire sans un bruit la longue lame d’une lourde épée de fer au tranchant acéré. Lâchant le fourreau, le vice-premier ministre soulève l’arme à deux mains au-dessus de sa tête, puis, fermant les yeux avec une grimace terrible, il l’abat de toute sa force dans un sifflement sinistre. Avec une incroyable facilité, il fend en deux, jusqu’au cou, la tête du gros homme qui pousse un horrible rugissement, se vide les poumons avec un bruit rappelant le soufflet de sa forge, avant de s’abattre mollement dans la tranchée, sur les genoux, puis de s’affaler, bras écartés, la face dans les feuilles mortes.
La pelle est bien là, dissimulée derrière un hêtre. Le corps du forgeron, l’épée et le fourreau sont vite recouverts de terre. Deux buissons transplantés habilement refont un décor banal. Rien ne pourrait attirer le regard.
Sun Song pousse un soupir abyssal.
— C’est effrayant… Mais, que le Ciel me comprenne… Secret d’État fait loi !
Si vous tenez à savoir quels projets secrets, d’une importance capitale, le vice-premier ministre continue à nourrir, il vous faudra lire le Livre 2 et, qui sait, suivre Sun Song jusque dans une Maison de Fleurs.
Où l’on voit que deux natifs de l’année du Singe peuvent passer en tête à tête une étrange soirée, de nature à bouleverser profondément le cours de leur existence.
En l’année du Singe, l’an jia-shen. 216 avant l’ère des chrétiens.
Douze années ont passé. Cinq fois, la Fête du Printemps est donc passée sur Xianyang, l’immense capitale, depuis que l’empire de Chine a été proclamé. Chargés par l’empereur de traiter des dossiers d’une importance capitale, le Premier ministre Li Si6 et son intègre bras droit Sun Song ont achevé l’unification de la monnaie, des poids et des mesures de l’empire de Chine. Ils ont même traité la question de l’écartement des essieux des chars et des voitures. Désormais, plus de déchargements ni de changements de véhicules, lors des passages de frontières entre les anciens royaumes. Les voies dallées de larges pierres étaient naguère creusées de véritables rails, dus à l’usure causée par les bandages métalliques des roues. Ces rails, qui étaient jusqu’aujourd’hui de largeurs diverses, selon les royaumes, ont disparu. Ils ne seront donc plus désormais une entrave à la rapidité, à l’efficacité des transports routiers qui va en être démultipliée. Et en outre, les chantiers de mise aux nouvelles normes offrent au peuple du travail sans compter.
La langue de l’Empire constitue aujourd’hui un riche agglomérat de caractères, de mots, de proverbes et d’expressions venus des sept royaumes. Certains prétendent même qu’il existe près de cinquante mille sinogrammes, et que neuf vies ne suffiraient pas à les connaître tous. Après tant d’années de guerre, la Chine est enfin en paix et partout, ne dit-on pas que la vie y est belle ?
Un des plus importants dossiers que Li Si et Sun Song ont eu à traiter, en étroite collaboration avec le Grand Eunuque Zhao Gao, qui a toute la confiance du souverain, est l’expansion de l’espace chinois vers le sud. Des territoires nouveaux, acquis aujourd’hui par la force, en réponse à de continuelles et insupportables attaques frontalières, ou provenant de la simple vassalité, s’étendent désormais jusqu’au grand Océan de la Paix, et se rapprochent de la mer méridionale. L’Auguste Souverain, Shihuangdi, règne déjà sur un continent. L’ambition, la foi en lui-même et la montée des désirs du premier empereur de Chine n’ont plus qu’une seule limite, et il le sait : sa propre longévité.
Non loin de la capitale, au pied du Mont Li, l’empereur a entamé de gigantesques et mystérieux travaux. Se sont ouverts de vastes chantiers7, sévèrement gardés par l’armée. Et on chuchote des histoires que l’on ose à peine colporter, à propos de ce que tracent, creusent et bâtissent les ouvriers, enfermés jour et nuit sous la montagne, derrière de hautes palissades dissimulant les sites de ces travaux.
Le souverain est parti effectuer une tournée à l’est, vers Sanchuan, chez les provinciaux de l’ancien royaume historique de Zhou, les derniers héritiers de l’ancienne et prestigieuse dynastie royale8, eux qui attendaient d’être enfin mis à l’honneur par l’empereur. La garde impériale restera en campagne, au long de ces déplacements, tant que sa majesté Dragon n’aura pas achevé sa longue quête de la recette de l’immortalité. La recherche de l’immortalité : Qin Shihuangdi consacra une partie importante de son règne à rechercher toutes les recettes possibles de l’immortalité, discipline taoïste, alimentation, consultation de mages et de sorciers, jusqu’à la quête des légendaires îles Immortelles pour lesquelles il sacrifia des centaines de vies humaines (voir en outre Livre 4, note 12).
Cependant, le Grand Œuvre du vice-premier ministre Sun Song, ce projet secret qui l’éveille la nuit en sursaut, couvert de transpiration, qui l’accable parfois en d’infinies réflexions, c’est la pérennité du pouvoir sacré régnant aujourd’hui sur l’Empire.
Depuis des années, il a fidèlement servi ce roi, devenu aujourd’hui empereur, souverain au tempérament chaotique. Un chef omnipotent, à la fois génie visionnaire et dément incontrôlable, qui ne songe plus qu’à ses recherches de la vie éternelle, qui gouverne à force de décrets impossibles à contester, parfois sans liens les uns avec les autres. L’intègre vice-premier ministre Sun Song, si investi dans l’idée qu’il se fait de la grandeur et de l’éternité de la Chine, est contraint de rester dans l’ombre du Grand eunuque Zhao Gao et du Premier ministre Li Si. Ce dernier, un illuminé froid et cruel, poussé par une ambition sans limites, est pour sa part littéralement possédé par la religion de la Loi9. Il vit le pouvoir au jour le jour et administre sans état d’âme la grandeur du nouvel état. Et pourtant, il s’accommode étrangement de l’évidente corruption que l’on remarque chez certains des plus puissants de l’Empire.
Pour sa part, jour et nuit, Sun Song ne vit en corps et en esprit que pour le service de la Chine, pour la grandeur de la Magnificence du Milieu10, et il craint sans cesse pour ce jeune et gigantesque Empire. Il se sent bien seul, sous le Ciel, à ressentir cette fragilité de l’édifice au sommet duquel trône l’Auguste souverain au caractère si mouvant et aux projets de visionnaire inconstant.
Avant même le couronnement de Qin Shihuangdi, cet homme intègre avait senti que ce premier règne impérial pourrait bien ne pas s’étirer très longtemps dans la déjà riche histoire de la Chine. Cependant, il n’est pas question pour Sun Song d’accepter que s’éteigne la grande dynastie Qin.
Jamais. À aucun prix.
Alors, il a déjà conçu un moyen sûr de protéger l’Empire. Il faudrait doter le souverain en place d’un symbole à jamais sacré, d’un signe tangible et vénéré que les empereurs se transmettraient, avec la protection du Ciel bienveillant. Malgré la crainte d’être privé, au jour de sa mort, de l’accès à l’éternité du Palais Céleste, Sun Song a mis au point, sans état d’âme, les étapes meurtrières de la fabrication du tube de bronze. Dans ce tube, le sceau sacré dédié à l’Auguste Souverain, Fils du Ciel deviendra pour toujours le témoin de l’autorité suprême, que les empereurs devront se transmettre, de règne en règne, jusqu’à la nuit des temps, afin de préserver l’éternité de l’Empire. Avec l’aide d’un technicien militaire, il a conçu le plan ingénieux du mécanisme. Grâce au forgeron Pan, il a fait réaliser l’objet sacré.
Ces deux hommes ont payé de leur vie leur participation au Grand Œuvre, qui doit absolument rester secret. Et cela, Sun Song ne pourra jamais l’effacer de sa conscience douloureuse.
Et puis, le vice-premier ministre a poursuivi sa réflexion sur son projet, jusqu’à son complet accomplissement. Il a conçu seul, dans le plus grand secret, nuit après nuit, le mode de transmission du sceau. Après une interminable période de réflexion et d’enquêtes, longue de plus de quatre années, qui ont passé pour lui comme quatre saisons, Sun Song s’est pénétré de cette mission sacrée. Il a résolu de fonder une société secrète, un groupe, qui sera limité à trois Initiés, dépositaires à jamais du sceau impérial, et en charge de veiller pour toujours sur la transmission et la protection du Mandat du Ciel. Cette société aura pour nom : le Sanmimeng.11
Au terme de ces années de maturation, Sun Song l’a décidé : c’est lui qui prendra en personne la tête du Sanmimeng. Il a choisi d’être assisté, dans sa mission, d’un mandarin civil et d’un fonctionnaire militaire de haut rang. Et depuis qu’il a pris cette décision, l’angoisse qui le hantait semblait presque l’avoir enfin quitté. Mais elle est très vite revenue, tapie au fond de sa réflexion. Car comment choisir les deux futurs Initiés qui vont l’accompagner dans une démarche qui dépasse tout ce que l’homme a fait de plus grand sous le Ciel ? Et en définitive, de quelle manière confier à trois personnes, trois mortels, fussent-ils irréprochables et intègres, une part de la responsabilité de maintenir le mandat divin et d’être, de ce fait, placés entre le Ciel et l’Auguste souverain ? Et comment, dans la pratique, assurer la transmission du sceau sacré, le jour où le trône changera de maître ? Et puis, après tout, pourquoi l’empereur accepterait-il, si haut placé qu’il est, que trois Initiés, se déclarant élus par une prétendue volonté suprême, puissent lui imposer, à lui, l’insurpassable, de recevoir et de détenir ce sceau sacré, marque de la grandeur de son pouvoir et de sa charge, mais aussi de sa propre fragilité face à la volonté du Ciel ?
Pour se conforter lui-même, le vice-premier ministre s’accroche à ce vieux précepte : celui qui offre domine, et celui qui reçoit s’incline.