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Un père perd sa fille. Il lui écrit. Au fil de ce récit bouleversant, l'auteur mêle le deuil le plus intime à une autre disparition, plus ancienne, plus collective : celle d'un monde enfoui sous le silence, celui des Français d'Algérie. Entre les souvenirs d'enfance, les lettres laissées derrière elle, et les non-dits familiaux, se dessine peu à peu une enquête intérieure, une quête de sens, un besoin de comprendre ce qui relie une mort d'aujourd'hui à un exil d'hier. Des colloques mémoriels jusqu'à Oran, en passant par les Pyrénées, ce livre traverse les générations, les blessures et les géographies. Il interroge la mémoire, la filiation, et le poids des secrets transmis sans le vouloir. Un texte sobre, vivant, traversé d'humour et de tendresse. Un témoignage rare sur ce qui se tait, et sur ce qui survit - même après la mort.
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Seitenzahl: 490
Veröffentlichungsjahr: 2023
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À Amina
PRÉAMBULE
PIEDS - NOIRS
DAME BLANCHE
TERRE ROUGE
Notes
Du même auteur
"Il n'existe aucune douleur plus déchirante que la perte d'un enfant".
La perte est douloureuse certes, je peux en témoigner, et j'en témoignerai. Mais l'est-elle davantage que le souvenir d'une enfance vécue sous les rafales de mitraillettes ? Qu'une course folle vers le plus proche aéroport pour s'évader de l'enfer ? Qu'un décret tombé de nulle part qui transmue à la volée des milliers d'identités séculaires ? Ce sont des destins. Des arrachements. Des abandons. Des pertes.
La mort d'un enfant est un exil soudain. Le monde bascule ; le passé sombre. Fini la petite famille, les anniversaires joyeux, les bisous le soir. La nostalgie se lève comme l'aurore et ne cesse plus d'éclairer le jour de son paradis perdu. Le socle se dérobe. Les identités se dissolvent. Qui suis-je maintenant ? Puisque je ne suis plus.
Puis-je mettre en parallèle la perte d'un enfant et la perte d'une terre natale ? Cet autre socle. "Bienvenue chez toi" disent-ils. La mémoire est un cauchemar.
Ce livre est un séjour dans l'entre-deux.
Celui qui médite vit dans l’obscurité ;
Celui qui ne médite pas vit dans l’aveuglement.
Nous n’avons que le choix du noir.
Victor Hugo – William Shakespeare
22 mai 2017 - Si je meurs je veux que :
PAPA :
− Tu réconfortes Maman et Irma
− Tu te fasses tatouer « SOMELY DE BRANDERSOUS »
− Tu ne dises à personne ce que cela signifie
− Tu le mettes sur ma tombe
Je sais que ça va être dur sans moi. Mais je sais que tu resteras fort, je le veux ! En tout cas, j’espère que je te regarde de là-haut, et que je ne me suis pas réincarnée en fourmi… Et puis, comme on dit, « les meilleurs partent en premier ! ». C’est pour ça que je suis partie avant toi AH AH AH ! Je ne veux pas que tu sois triste, même si c’est dur, même très dur ! QUE LA FORCE SOIT AVEC TOI !!! JE T’AIME mon FAZAOUR. De toute façon, j’étais nulle en anglais !
PS : Tu as vraiment été un super papa. Ne t’occupe pas des erreurs que tu as faites, j’ai passé de super moments avec toi ! Et merci de m’avoir tenu le bras !
C’est sûr que j’en ai fait des erreurs mon Lapin, je ne les compte même plus, et elles ont commencé bien avant toi. Mais je vais les taire parce qu’elles mettraient en jeu tant de personnes et tant d’événements qu’on n’en finirait plus. Il faut savoir garder pour soi ce qui ne mérite pas d'être rappelé.
« Un secret est fait pour être partagé sinon c’est une pensée ».
Tu m’as envoyé ce message un jour en me demandant ce qu’il signifiait. Tu n’avais même pas dix ans. La phrase te trottait dans la tête depuis longtemps déjà, et tu t’interrogeais sur son sens. Je t’ai répondu que je n’en avais aucune idée, mais que ça n’avait pas d’importance, elle était magnifique. Tu ne l’avais lue nulle part, elle venait de toi, de ton for intérieur, un for impossible à pénétrer, inaccessible.
Alors je ne partagerai pas Somely de Brandersous qui me fait rire toutes les fois que j’y pense, c’est notre for intérieur à tous les deux, mais le reste mérite d’être raconté, ce qui t’a précédée, m’a précédé moi-même, n’a jamais été partagé, et m’a plombé pendant quarante ans jusqu’à ce que ta mamie, ma mère, s’éteigne sans prévenir le 15 février 2009 à l'hôpital Saint-André de Bordeaux.
Sa sœur aînée – qui s’appelait Andrée – est aussi morte un 15 février, mais en 1954, à l’âge de onze ans et demi. Je ne le savais pas. Les secrets rongent l’âme, tu as raison, il faut les partager. C’était à Lyon. Andrée y allait pour se faire opérer du cœur et le choc de l’anesthésie lui a été fatal. Mon grand-père l’a ramenée à Oran, en Algérie, où tout le monde habitait à l’époque, pour l’enterrer au cimetière chrétien de Tamashouet une semaine plus tard. Il paraît qu’il y avait du monde.
Pour toi, on a préféré le petit comité. C’était doux, sans pleurs, apaisé. Je serais bien en peine d’expliquer pourquoi. Probablement l’amour. On en revient toujours aux évidences même si les évidences sont troubles.
Merci de m’avoir tenu le bras…
J’imagine que le lecteur métaphorise ces mots, me regarde t’accompagner durant toutes ces années pour te soutenir dans ta maladie ou plus simplement dans ta vie quotidienne, mais il se trompe. Il n’y a aucune métaphore. Je n’ai jamais aimé les métaphores et tu ne les aimais pas non plus. Le réel, rien que le réel, opaque.
Je te tenais le bras quand les infirmières prélevaient du sang parce que la piqûre te rendait hystérique. Il fallait quelqu’un sans états d’âme pour maintenir ce petit membre qui cherchait par tous les moyens à se défiler. Et j’étais celui-là. Le type sans états d’âme. Celui qui fait le sale boulot. « Tu me tiendras bien le bras, Papa. T’inquiète pas si je crie. C’est pas grave si j’ai mal ». D’accord mon Lapin...
On en riait entre deux piqûres tellement l’échange nous paraissait surréaliste. Le personnel médical avait fini par s’habituer à la violence de ces moments. Il fallait juste que l’infirmière assure, le plus rapidement possible, en silence. Tu en ressortais épuisée.
Merci de m’avoir tenu le bras…
Notre petit noyau d’amour baignait dans une violence sourde. Les apparences disent autant que ce qu’elles cachent. Il n’y a pas d’amour sans violence ni violence sans amour, même si les belles âmes aimeraient dissocier l’un de l’autre. Ce sont les deux faces d’une même pièce. Peut-être m’as-tu préparé au terrain miné bordé d’amour qu’est l’Algérie, ou au terrain d’amour bordé de mines, comme on voudra. À dix ans, il faut un papa pour nous tenir le bras, à quarante, il n’y a pas le choix, on doit le faire soi-même. C’est la dure condition du vieux baron de Münchhausen qui doit s’extraire des sables mouvants en se tirant lui-même par les cheveux, la difficile condition de l’adulte, à laquelle on accède ou pas. On peut rester enfant très longtemps. Je le suis toujours, mais moins depuis mon voyage en pays pied-noir.
Ta maman, qui recopie ton journal intime année par année, m’a envoyé quelques extraits l’autre jour. Tu avais dix ans. C’était la période de mon premier séjour à Oran :
Lundi 7 avril 2014
Je vais faire un exposé avec mon amoureux. Ce sera sûrement sur les avions. Voilà. Ah oui, Papa part à Oran en Algérie, vendredi prochain, pendant 10 jours. Irma, ma sœur, est en Grèce.
Vendredi 11 avril 2014
Ouin, Ouin, Ouin ! Papa est parti pour l’Algérie. J’ai trop peur qu’il se fasse tuer. Irma revient demain.
Mardi 15 avril 2014
Aujourd’hui, on avait mes cousines. Enfin, depuis hier, elles ont dormi ici. Moi, j’ai dormi avec les deux, car Irma ne voulait pas dormir avec une des deux. Donc j’ai dormi avec les deux et j’ai fait nuit blanche. L’une ronfle et l’autre a besoin de lumière pour dormir. Donc avec quelqu’un qui ronfle et la lumière, c’est dur de s’endormir. Je me suis endormie à 1h du matin et réveillée à 7h20, car la lumière ne marchait plus. Ma cousine m’a appelée pour qu’on allume la grande et je n’ai pas pu me rendormir. 20h29 : j’ai trop bu d’eau et en plus il y a une mouche. Bzzzzzzz, bzzzzz. PS : on mange pâtes carbo ! C’est trop bon ! Ah oui, Papa est toujours en Algérie. Il va bien et nous appelle jeudi soir ! Il me tarde ! J’aime pas les mouches...
Mercredi 16 avril 2014
Papa va nous appeler demain !!!! Il me tarde ! Sinon, moi, je me suis fait mal au pied droit en voulant refermer la porte de la voiture et maintenant, je peux à peine marcher. Je ne voudrais pas avoir des béquilles, j’en ai eu une fois et je n’en veux plus ! Et j’ai mal à l'œil, mais ça n’a aucun rapport.
Vendredi 18 avril 2014
Papa a appelé hier soir et c’était trop bien ! Oh, j’avais trop envie de pleurer et je suis sûre qu’on lui manque aussi, car dans ses SMS, il dit toujours : « Vous êtes mes amours, je vous aime » Alors que d’habitude, il ne dit pas ça. Je l’aime trop mon Papa. Bref, là il est 22h04, je regarde « The best, le meilleur artist ». C’est bien, c’est pas génial, mais ça va. Il y a le fer à repasser à côté de moi. Il chauffe me dit maman. The Best, ça ne m’intéresse pas trop, mais j’ai envie de veiller.
Lundi 21 avril 2014
Je suis chez « Les Cricris ». C’est comme ça que s’appelle la maison de Papi. Bref, hier nous avons fêté Pâques, nous avons caché les œufs et nous les avons cherchés. C’était bien drôle. Demain soir, Papa va enfin revenir. Il me manque trop. Cet après-midi, j’ai pleuré, car il me manquait trop. Il nous a dit par SMS qu’il allait acheter les cadeaux, mais je m’en fiche moi, je veux le voir ! J’aimerais bien aller dans la Grange. La Grange, c’est la petite maison qu’il y a à côté de chez Papi. Et nous trois, on va dormir à la Grange. Donc, comme je suis fatiguée, j’ai envie d’y aller.
Mercredi 23 avril 2014
Je suis revenue de chez Papi hier et j’ai revu Papa ! J’étais hyper contente de le voir ! Comme cadeau, il m’a rapporté de la terre rouge d’Oran et un joli petit coffre trop beau !
Je crois que je vais bien malgré ta disparition parce qu’on ne m’a jamais autant aimé. Je ressens toujours ton amour en moi, où que tu sois, au Ciel ou ailleurs. Il a remplacé tous les amours bancals qui m’ont précédé, sur lesquels je me suis construit, ces amours eux-mêmes construits sur de l’exil. Un désastre. J’ai traîné pendant des années une verrue sous le pied droit. Elle est partie trois jours après avoir obtenu mon visa pour l’Algérie. J’en aurais pleuré.
Les gens pleurent toujours quand ils vont en Algérie.
Mais le voyage en Algérie, c’est presque l’apothéose. La fin du parcours. La ligne d’arrivée. Ce n’est pas le plus difficile. On va chercher sa terre rouge comme un trophée, parmi les youyous et les acclamations, les makrouds et la calentica, les « Bienvenue chez toi ». C’est le Kansas, mon lapin, ou le Palais d’Émeraude, l’Algérie. Tu te rappelles ce que dit Dorothy à la fin du Magicien d’Oz, cette bible américaine qu’on a beaucoup regardée quand tu étais petite : « There is no place like home ». On n'est bien que chez soi. Moi je ne suis bien que Là-bas.
Dans le film il y a aussi un lion comme celui d’Oran, une carlingue d’avion en fer blanc qu’il faut remettre d’aplomb après son exil dans la forêt, et un épouvantail à corbeaux par lequel tout commence. Œuvre au noir, œuvre au blanc, œuvre au rouge. Ça commence par les Pieds-Noirs et ça finit par la Terre Rouge.
Le plus difficile, ce n’est pas la terre rouge d’Oran, c’est les Pieds-Noirs, ces épouvantails qui effraient tout le monde et servent de boucs émissaires. Tu les postes à la croisée des chemins et tu sais que personne n’ira jamais s’aventurer dans le champ de mines et préférera prendre l’avion pour survoler les rancœurs.
Mais l’Algérie sans les Pieds-Noirs, c’est comme l’Algérie sans les Ottomans, sans les Espagnols, sans les Mérinides, et sans les Berbères, c’est bancal. Un petit morceau de terre qui s’effondre à la moindre brise. Si je savais voyager dans le temps, j’irais parler aux Mérinides et aux Espagnols et je leur demanderais qu'ils me racontent Oran, puis je te rapporterais un souvenir de la ville du quinzième siècle, avec un peu de terre rouge. Mais je ne sais pas encore traverser les siècles, alors je me contente d’aller à la rencontre des vivants, Algériens d’aujourd’hui, Pieds-Noirs d’hier, et je questionne.
Je vais voir ton papi aussi, un reclus des Pyrénées avec qui je me suis embrouillé à l’adolescence parce que je n’avais rien compris, et dont j’ai découvert un jour la caverne à double-fond. Tu connais son antre, on y mangeait le midi autour de Noël avant de migrer chez ma sœur ces dernières années ; tu t'occupais de tirer les numéros de son vieux loto d’Oran pendant que je les rangeais dans l’ordre, à côté de toi. On formait une belle équipe.
Il a tout gardé ton papi. Un jour il a acheté deux appartements, un pour vivre et l’autre pour se souvenir. Au quatrième étage, il vaque à ses occupations la télé branchée sur Canal Algérie ; au premier, il se promène dans sa mémoire. Il y a tous les meubles de ses parents et de sa grand-mère. S’il devait choisir, il garderait plutôt ceux de sa grand-mère parce qu’ils arrivent de Valmy – el Kerma aujourd’hui – un petit village près d’Oran.
Chez ta mamie, il n’y avait rien parce qu’elle a rejeté en bloc l’Algérie de son enfance qui lui rappelait sa famille calamiteuse, mais chez ton papi il y a tout. Sous un lit, on trouve même une valise, l’emblème absolu du Pied-Noir, avec tous les papiers de ses ascendants à l’intérieur. Il est difficile de faire des généralités, mais c’est rarement neutre chez les Pieds-Noirs, on pourrait faire une géographie de chaque intérieur. La souffrance s’y cache plus ou moins bien. Chez les parents de ton papi, elle s’était retirée dans l’intimité des chambres, un peu comme tu avais toi-même relégué la tienne dans l’intimité de ton journal.
Toujours le 22 mai 2017 :
PAPA, MAMAN, IRMA
Bon, si vous lisez ça je dois être morte. C’est pas drôle, ce doit être très dur, mais je ne veux pas que vous restiez triste trop longtemps. Je ne vous demande pas de m’oublier hein, au contraire, mais essayez de prendre ça dans un autre sens. Je suis sûrement mieux là où je suis, et je n’ai plus de problème de santé !
J’ai eu une vie heureuse, mais j’ai cette envie de mourir depuis presque un an (à l’heure où j’écris aujourd’hui). Je ne suis pas malheureuse, loin de là, mais je vivrai sûrement mieux là-haut !
Vous m’avez rendue heureuse, j’ai eu une superbe vie, grâce à vous trois, je vous aime profondément. Je vous autorise à lire tous mes journaux intimes, je vous y oblige même ! Si vous pouviez, ça me ferait plaisir ! N’ayez pas peur de rentrer dans mon intimité. ALLEZ-Y !
Bon, je n’ai plus rien à dire, je vous ferai des signes de là-haut. Cela dit, je ne suis pas encore morte à l’heure où j’écris, mais ça faisait longtemps que je voulais écrire ça, alors voilà ! CIAO ma famille, vous avez été au top. Je m’en vais en dabant. D’ailleurs faites un dab à mon enterrement, ça me fera rire !
Ah et j’ai quelque chose de moins drôle à vous demander… je voudrais être incinérée… je sais c’est dur… mon urne sera dans un cimetière avec ma salamandre dedans.
Sur ce, JE VOUS AIME, LA BIZ !
C'est incroyable comme ta souffrance se cache derrière le rire. Pas toujours, mais souvent. C’est les Pieds-Noirs, ça. Où que tu ailles, ils rient fort pour masquer leur douleur. C’est aussi leur dignité ; on ne se répand pas en lamentations.
« Faites attention, il y a beaucoup de souffrance ».
Cette phrase pourrait s’appliquer à ton journal souvent si drôle qu’on en oublierait que la vie est une jungle qui n’est pas faite pour les handicapés même si tout le monde s’applique à leur rendre le quotidien plus facile comme on l’a fait pour toi. Il fallait faire attention à tout et pas seulement aux trottoirs inadaptés à ton fauteuil roulant. Tu étais une urne remplie de larmes, d’une sensibilité extrême, les émotions toujours à fleur de peau. Non, c’est une dame qui a prononcé ces mots un jour, à Bassemeul, au premier colloque pied-noir auquel j’ai assisté. Elle a eu de la chance, j’avais l’habitude de faire attention, de repérer les urnes remplies de larmes. Je n’en ai jamais vu autant réunies dans un même lieu.
C’est un ami qui m’a conseillé d’y aller. Un ami qui aurait dû participer au colloque, mais qui a trouvé le moyen de se fâcher avec tout le monde quelques jours plus tôt. Les Pieds-Noirs aiment bien se fâcher dans le bruit et la fureur pour se réconcilier autour d’une kémia. C’est leur mode de fonctionnement. Ce n’est pas le mien donc il n’y avait aucun risque pour que je mette le feu au colloque. Mais j’ai eu le malheur de dire à la dame que cet ami m’avait conseillé de venir. Elle a pris peur : « faites attention, il y a beaucoup de souffrance ». J’ai pris mon visage le plus doux pour la rassurer : je viens juste pour comprendre, je me ferai tout petit, c’est promis. Elle n’a été rassurée qu’à moitié. Les urnes sont à la fois remplies de larmes et de craintes.
C’était un colloque consacré à la transmission entre générations. On était fin juin 2012, cinquante ans après l’exode, le comité d’organisation avait gonflé des tonnes de petits ballons dans le réfectoire sur lesquels des pieds noirs (des vrais petits pieds avec cinq orteils) étaient dessinés. 1962 était inscrit sur le pied gauche et 2012 sur le pied droit. J’ai trouvé l’idée drôle. Je me suis demandé si je t’en rapporterais puis j’ai laissé tomber. Je venais déjà de faire une journée de colloque, j’avais la tête emplie de désastres en tous genres, je pensais que le tien, ton petit désastre quotidien, suffisait déjà. Je ne me voyais pas l’alourdir davantage avec des histoires atroces. Ces ballons n’avaient rien de joyeux. Je les ai laissés voltiger dans le réfectoire. Tant pis pour la transmission.
Il faut dire aussi que j’avais été refroidi par ma première journée. Et pas seulement à cause des histoires calamiteuses que j’avais endurées toute la journée, mais surtout parce que j’étais le seul enfant de Pieds-Noirs ou presque là au milieu. La plaquette indiquait que ce serait un formidable moment de rencontre et d’échange entre les plus de cinquante ans et les moins de cinquante ans. J’avais 42 ans à l’époque. Je pense que j’étais le plus jeune.
Je ne sais pas ce que j’imaginais.
Le choc a été rude quand j’ai lu dans ton journal que tu avais envie de mourir.
Et puis ta maman m’a dit l’autre jour qu’elle était tombée sur un documentaire consacré à l’association Aladin qui « réalise les rêves des enfants gravement malades » et qu’une jeune fille de vingt ans l’avait un peu réconfortée par son témoignage. Ta maman aussi a reçu un choc en lisant ton journal. Parce que si moi j’ai commis des erreurs, ta maman a été parfaite. Tu le lui as écrit d’ailleurs. Il n’empêche que tu avais envie de mourir. Ou plutôt, que tu es passée par des moments où tu avais envie de mourir. On va se rassurer comme ça.
La jeune fille expliquait qu'il ne se passe pas une journée sans penser à la mort lorsqu'on est malade. Mais vraiment malade. Depuis toujours et pour toujours. Ça fait partie du quotidien. La seule chose qui permet de tenir, c’est l’amour des proches. Je m'en doutais un peu parce que je pensais souvent à ta mort, moi aussi. Mais pas tous les jours. L'évidence surgissait par surprise, à la suite d'une IRM ou devant ton petit neurofibrome de rien du tout sur le nez ; je me rappelais soudain qu'on avait tous les trois une épée de Damoclès sur la tête, Irma, ta maman et moi, que la sentence pouvait tomber à tout instant. Tu pouvais mourir. Mais j'oubliais aussitôt. Par fuite ou parce qu'il est inutile d'y penser. À quoi bon. On faisait le maximum de toute façon. On t’aimait vingt-quatre heures sur vingtquatre.
À Bassemeul, la mort était partout. La vie aussi. Tu m'as peut-être aidé à surmonter cette contradiction sans le savoir. J'étais prêt à côtoyer des morts en sursis, des urnes vivantes, des révoltés en larmes. Je découvrais un monde. Un monde qui commençait toujours la journée en chantant C'est nous les Africains qui revenons de loin, en chœur, debout, dressé fièrement, la tête haute et la voix profonde. Ils revenaient tous de l'enfer, ces chanteurs en fin de vie, portés par des morts qui leur intimaient de s’exalter furieusement contre le vent de l’Histoire. Je te jure que j’ai pris peur la première fois. Je me demandais où j’étais tombé. Je suis resté scotché à mon siège en attendant que ça passe, abasourdi.
Mais j'étais motivé, mon Lapin. Tu imagines à peine. J’avais la certitude que tu étais malade de cette histoire, que je te l’avais transmise, et que je pouvais te guérir si je lui réglais son compte une bonne fois pour toutes. Il y a beaucoup d’autres raisons pour lesquelles je me suis plongé dans ce monde, mais la principale, la plus inconsciente, celle que j’aurais mis des années à entrevoir, c’est que je tenais peut-être une possibilité de te sauver. La recette n’a pas fonctionné parce que c’est idiot, mais le trajet n'a pas été inutile. Triste consolation.
Quand tout le monde s’est assis après avoir entonné le Chant des Africains, j’ai pu redevenir anonyme, un peu honteux. Je venais d’expérimenter ma première lâcheté. La salle avait sommé chacun de choisir son camp, je pouvais me tenir debout avec tout le monde si je le voulais, intégrer la communauté pied-noir en une fraction de seconde, ou bien rester seul assis, à part, en dehors de mon histoire. J’étais resté assis, apathique, incapable de décider de la place que j’étais en droit de m’accorder dans ce nouveau monde. Étais-je autorisé à chanter moi aussi le Chant des Africains sachant que je n’étais pas né en Algérie, que je n’avais connu ni la guerre ni l’exode, que je pouvais à peine placer Oran sur une carte, et que l’art de la calentica m’était totalement étranger ? Le fait que toute ma famille arrive d’Oran suffisait-il à justifier une présence active et chantante ? Et puis avais-je vraiment envie de chanter le Chant des Africains ? Des dizaines de questions se bousculaient dans ma tête.
Ce qui m’étonne toujours, c’est à quel point on se pose des questions pour soi-même qu’on ne se pose pas pour les autres. Si tu avais été là mon Lapin, et que tu avais douté de la légitimité de ta présence, je t’aurais dit, tu doutes ? Toute la famille de ton père arrive d’Oran, s’est coltinée une guerre, un exode, des morts, des disparus, des perdus de vue, des abandons de sépultures et j’en passe, et tu doutes de ta légitime présence ici ? Si tu as envie de chanter, ne te gêne pas, mon cœur ! C’est maintenant ou jamais. Si quelqu’un n’est pas content, je lui casse la figure. Mais je ne pouvais pas me lancer cette diatribe à moi-même. Quelque chose coinçait.
Le soir, je suis allé voir l’organisateur, puis, après avoir échangé quelques politesses d’usage, je lui ai dit avec un certain aplomb que le Chant des Africains en ouverture du colloque ce n’était pas possible, il ferait fuir n’importe quel enfant de Pieds-Noirs. Il m’a répondu très courtoisement que c’était le symbole des Pieds-Noirs et qu’il était inimaginable de s’en passer. C’était tellement définitif que j’en suis resté bouche bée. Était-ce vraiment le symbole des Pieds-Noirs ? Ta mamie se reconnaissaitelle dans ce chant ? Je suis sûr que non. Mais ton papi oui. Davantage en tout cas. Et mes grands-parents ? L’auraient-ils chanté ? L’avaient-ils chanté ? Mes grandsmères j’en doute fortement, mais mes grands-pères ? Peut-être.
Si on se lance dans l’histoire de ce chant, c’est tellement opaque qu’on ne sait plus quoi en penser, si ce n’est qu’il n’a pas la cote. Mais qu’est-ce qui a la cote dans le monde pied-noir ? À peu de choses près, rien. C’était le chant de l’armée d’Afrique et c’est devenu le chant des partisans de l’Algérie française. Il a été inscrit au répertoire national des marches militaires puis interdit puis autorisé puis interdit puis autorisé. Je comprends pourquoi ta mamie ne le chantait pas et pourquoi ton papi le chantait. Et peut-être pourquoi je n’ai pas réussi à le chanter. Je peux assumer mon histoire sans problème, l’aimer même, et profondément, mais pas au point de désirer son retour. On ne peut pas souhaiter le retour d’un système politique aussi bancal et dévastateur. Mais était-ce vraiment ce qui se jouait à Bassemeul ?
Le dimanche matin, j’ai bu mon café devant une vieille dame très délicate qui était venue au colloque parce qu’elle avait besoin d’entendre parler de son histoire ; sa fille lui interdisait de l’évoquer en famille. Je l'imagine bien, cette descendante, parce que j'ai aussi eu vingt ans, trente ans, et même quarante, et que les colères contre De Gaulle, la France traîtresse, ou l’adulation du pays de Cocagne de l'autre côté de la Méditerranée m’assommaient. Il y a des limites au supportable, surtout à vingt ans. On n'a pas la sagesse suffisante pour laisser passer les tempêtes au-dessus de sa tête et attendre que les soubassements se présentent. L'idée même des soubassements ne nous effleure pas l'esprit. Les gens sont comme ils sont parce que c'est dans leur nature, qu'on est mal tombé, qu'ils sont nés sans passé, sans histoire politique, sans guerre, et sans exode. Mais je n'avais plus vingt ans et les vieilles dames me passionnaient.
Celle qui se trouvait devant moi pensait aussi qu’il y aurait une rencontre entre les plus de cinquante ans et les moins de cinquante ans, qu’elle pourrait transmettre son histoire, raconter sa petite vie quotidienne en Algérie. Mais c’était sans compter sur une évidence qui est le talon d’Achille de la communauté pied-noir : les moins de cinquante ans fuient ce genre d’ambiance. Et je peux comprendre. Autant je pourrais retourner à Nîmes Santa Cruz jusqu’à la fin de mes jours pour retrouver des gens que j’aime, un sanctuaire que j’aime, une procession que j’aime, une histoire que j’aime, autant je ne conduirais personne ici parce que personne n’y trouve de place pour exister.
À Nîmes, on aurait fait la course, toi en fauteuil roulant électrique poussé au maximum à la vitesse cinq comme on s’amusait à le faire dans la galerie marchande de Carrefour où tu gagnais en riant parce que je ne pouvais pas lutter contre la vitesse cinq, mais ici, à Bassemeul, où aurait-on fait la course ? Où pouvait-on trouver une place pour commencer à vivre ?
La vieille dame elle-même, si drôle, en était désolée. Non seulement elle ne pouvait pas évoquer son histoire chez elle parce que sa fille refusait d’en entendre parler, mais le colloque la repoussait au plus loin de la journée, comprimant les petits ateliers d’échanges et de témoignages sur une demi-heure, entre la poire des conférences et le fromage du dîner, vite fait bien fait, histoire de se débarrasser d’une promesse encombrante, pour que les historiens de la grande Histoire puissent tenir le haut du pavé, écraser de leurs atrocités l’embryon de vie qui cherchait à germer, refouler les vieilles dames au plus profond de leur douleur – on ne va quand même pas s'embêter avec ce genre de problèmes – parce que ce qui compte, c’est le 19 mars au lendemain d’Évian, le 26 mars à Alger, et le 5 juillet à Oran.
Je suis trop dur. Je n’ai pas envie de taper sur ce monde militant. S’il n’existait pas, qui aurait entendu parler du 5 juillet à Oran ? Pas même ton papi qui ne l’a appris qu'à sa retraite. Mais que le souvenir des morts s’exalte aux dépens des vieilles dames m’exaspère. Dans la hiérarchie des douleurs, les vivants auront toujours ma priorité sur les morts. Irma aura désormais priorité sur toi, mon Lapin, parce que j’ai vu à quel point la vénération des morts a détruit ta mamie et que je ne veux pas de cette violence pour ta sœur. Sa mère s’est détournée de ses deux enfants pour pleurer chaque jour Andrée, la petite morte du 15 février 1954, il n’y a rien de plus dramatique pour ceux qui restent. Ta mamie aura passé sa vie à chercher du regard le regard de sa mère qui ne s’est plus jamais reposé sur elle. La vieille dame attendait que le colloque la regarde enfin, elle attend toujours et peut attendre longtemps, il n’y en a que pour les morts.
La seule chose qui permet de tenir, c’est l’amour des proches, disait la jeune fille à la télévision. Quand on n’a pas l’amour des proches parce que les proches se tiennent à distance, que les enfants ne veulent plus parler aux parents, on cherche une communauté contre laquelle se blottir, une communauté sur qui épancher sa petite douleur refoulée, ses petits cauchemars, son petit chagrin délicat, mais la communauté ne répond pas toujours à l’appel, prise elle-même par ses propres démons, enfermée dans ses obsessions, terrorisée à l’idée de trahir ses morts, de ne pas assez parler d’eux, de ne plus chanter le Chant des Africains au lever du soleil, d’être punie par le grand vent de l’Histoire qui a déjà puni une fois, et la voilà qui se fige, se sclérose, s’enferme sur elle-même et meurt de sa belle mort en préparant un colloque sur la transmission pour des enfants qui ne viennent pas. C’est d’une solitude, Bassemeul.
Faites attention, il y a beaucoup de souffrance, disait la dame à l’entrée. En effet, vous n’imaginez pas.
Bon, j’ai menti pour le plaisir de la narration. Je n’étais pas seul à Bassemeul, on était deux. Deux enfants de Pieds-Noirs. Peut-être dix, allez. Huit fantômes et deux motivés. L’autre motivée était une femme qui devait avoir mon âge, quarante-deux ans à l’époque, pleine d’énergie. On était deux naïfs à croire aux miracles.
Un embryon de quelque chose a failli surgir le samedi en fin de journée, devant la porte d’une salle de classe qui devait être consacrée à « L’agriculture en Algérie en 1958 ». Les ateliers d’échanges entre les plus de cinquante ans et les moins de cinquante ans devaient débuter à 17h30 et se terminer à 19h. Ils ont commencé à 18h30 et se sont terminés à l’heure ; on n’en pouvait plus et tout le monde avait faim. Un bonhomme attendait devant la porte que quelqu’un s’intéresse à son sujet. Il ressemblait à un vieux professeur à la recherche de ses élèves.
Je ne sais pas dans quelle mesure organiser le colloque dans les locaux d’un lycée est une bonne idée, ça nous renvoie tous à l’école, un lieu où tu t’es sérieusement ennuyée. On partait pour ton collège en voiture le matin et on se disait qu’un jour il faudrait qu’on aille à la plage sans rien dire à personne. Je passerais un coup de fil à la vie scolaire avant 8h, je te ferais porter pâle, puis on préparerait des sandwiches et on achèterait des M&M’s bleus avant de filer jusqu’à Lacanau Océan. On boirait un chocolat chaud devant les vagues, on ferait deux ou trois parties de Yam et une d’échecs, on se lancerait dans une course en fauteuil roulant sur la promenade, je te montrerais l’endroit où je me suis fait ramener en hélicoptère il y a trente ans, on mangerait sur une table en bois sous les pins le midi, et on filmerait notre journée pour la monter le soir à l’ordinateur, comme à Socoa il y a trois ans, avec des petites musiques et des effets spéciaux. On s’amuserait. C’était presque notre sujet préféré dans la voiture avec Somely de Brandersous. On en rêvait. On était à deux doigts de le faire un jour du mois de juin tellement tu en avais marre, tellement j’en avais marre que tu en aies marre, et tellement notre petite fugue n’aurait eu aucune importance pour personne, mais on s’est retenus parce qu’il aurait fallu mentir à ta maman. Ce n’était pas possible. On le savait tous les deux.
J’aurais pu le faire avec Irma, ta maman n’aurait pas été contente non plus, mais elle aurait fini par en rire. Je le sais. Avec toi, elle se serait sentie trahie, parce que la confiance était nécessaire pour qu’on puisse avancer tous les trois et t’accompagner, ne pas douter les uns des autres, être sûrs que la parole circulerait toujours, que tu parlerais s’il y avait un problème, que je parlerais à ta maman s’il y avait un problème, qu’elle me parlerait s’il y avait un problème. On ne pouvait pas jouer avec la maladie. Il y allait de ta santé mentale qui commandait à la fois ton corps et le bien-être familial. Tu le savais comme je le savais. On ne faisait que rêver dans la voiture. Je te serrais fort dans mes bras devant le collège avant de te laisser avec ton auxiliaire de vie scolaire pour claudiquer jusqu’à la salle de cours et t’y ennuyer à mourir. Ça me déchirait.
Aujourd’hui, je me dis qu’on aurait peut-être dû téléphoner à ta maman, qu’elle aurait probablement dit oui parce qu’elle était prête à tout pour toi, mais le charme aurait été rompu. On aurait demandé l’autorisation de transgresser ? C’est un non-sens. Et puis c’était notre petit rêve à tous les deux. On était bel et bien coincés. Impossible de trahir.
La trahison, il n’y a rien de pire pour un Pied-Noir de Bassemeul. Tant qu’on n’a pas intégré cette donnée, on n’a rien compris, on passe à côté de tout. Elle est à la source de chacun de ses mouvements : il ne croit plus en la moindre parole, il ne fait plus confiance en personne, il se méfie de tout le monde, même de ses enfants, en vérité de tous ceux qui cherchent à l’aimer. Il sait que les paroles sont du vent, il ne supporte plus d’entendre qu’on l’aime, qu’on le comprend, parce que la dernière fois qu’on l’a compris on l’a trahi du haut d’un balcon, il ne juge plus qu’aux actes. Tu es ce que tu fais. Montre-moi ce que tu fais et je te dirai si tu m’aimes. Alors je t’aimerai. Peutêtre.
À Bassemeul, je n’avais pas encore intégré cette donnée, j’arrivais la fleur au fusil, presque en chantant, tout heureux d’avoir franchi ce pas déjà si difficile à accomplir, je croyais qu’on m’accueillerait à bras ouverts, comme l’enfant prodigue : enfin un descendant qui s’intéresse à notre histoire, viens là mon petit, tu es des nôtres. Erreur. J’avais tout à prouver : « faites attention, il y a beaucoup de souffrance ».
On en revient toujours là, mais pour d’autres raisons, je devais faire attention, non seulement parce qu’il y avait beaucoup de souffrance, mais parce que la méfiance était la donnée de base, que j’étais peut-être le loup dans la bergerie, le mouton noir parmi les loups, le type bizarre qui s’intéresse à notre histoire. Celui qui allait forcément trahir. Attention, il tient un blog.
Le vieux bonhomme devant la salle de classe ruminait sa colère quand je suis arrivé. Pas vraiment parce que ses élèves avaient fait l’école buissonnière, mais parce qu’un jeune professeur d’Histoire-Géographie de vingt-cinq ans (on était trois idiots finalement) avait lancé une bombe pendant la conférence de l’après-midi et avait trahi. Il avait eu le malheur de dire que le multiculturalisme c’était très bien, et que dans sa classe, c’était l’idée fondamentale qu’il essayait de faire passer, le vivreensemble. Cette lumineuse valeur de notre modernité anachronisée aux années cinquante en Algérie avait eu le don d’énerver toute la salle. Qu'en était-il au juste du vivre-ensemble à Oran et ailleurs à l’époque ? C’était sa question et les huées furent sa réponse. Je n’avais pas encore de réponse à cette question pour ma part, mais je savais que la question était explosive, et j’avais promis de me comporter en observateur sage et discret ; je faisais attention parce qu’il y avait beaucoup de souffrance. Le jeune professeur n’avait pas tenu compte de la souffrance, et le bonhomme devant sa classe bouillait encore de rage, trois heures plus tard, prêt à exploser. Il s’était senti trahi.
Dans le questionnaire de Proust, à la question « pour quelle faute avez-vous le plus d’indulgence ? », Yves Saint Laurent, qui était d’Oran quand il n’allait pas flirter derrière le cabanon de ses parents sur les plages de Trouville, répond : « la trahison ». J’ai toujours trouvé cette réponse d’une profondeur inouïe. On plonge dans des abîmes de réflexion.
J’imagine qu’il évoquait les histoires d’amour parce que l’amour est le terrain de jeu favori de la trahison, mais je ne suis pas sûr qu’il la limitait à ce domaine, tant son intelligence lui permettait d’étendre sa pensée plus loin que les petites histoires sentimentales, au fond banales. Qui n’a pas trahi ? Qui n’a pas été trahi ? En amour ou ailleurs. Venant d’un ancien Français d’Algérie, la réponse ne manquait toutefois pas de sel, voire de piment. Le lecteur pied-noir qui avale ces lignes est peutêtre parti se rafraîchir la gorge et maudire le couturier de Trouville. Il est d’ailleurs probable qu’il ne revienne jamais et préfère cultiver son jardin. On ne trahit pas la sacro-sainte trahison.
À quatorze ans, tu n’avais pas le talent d’Yves Saint Laurent pour dessiner, mais tu l’égalais déjà en sagesse ; tu savais qu’on trahirait ton journal intime et tu nous encourageais à trahir encore et encore pour accéder à davantage de vérité.
Allez-y ! Je vous autorise à lire tous mes journaux intimes, je vous y oblige même ! Si vous pouviez, ça me ferait plaisir ! N’ayez pas peur de rentrer dans mon intimité.
Il fallait qu’on trahisse ton intimité pour conserver ton amour, changer ta mort en vie, te ressusciter sous une autre forme puisque l’ancienne reposait dans une urne ; tu avais déjà compris le danger qu’il y a à idolâtrer les morts, ne pas vouloir y toucher, les respecter soi-disant, les trahir en vérité, en les tuant définitivement. Au contraire, tu nous obligeais à danser avec ton intimité, parce que la transgression est le seul moyen de vivre audelà des urnes. « Il faut que tout change pour que rien ne change » écrivait le duc de Lampedusa dans Le Guépard devant l’effondrement de l’aristocratie italienne, il faut savoir se trahir soi-même et trahir les morts, changer donc, pour qu’advienne une nouvelle génération qui rende hommage à la génération trahie, soudain apaisée et indulgente. Il n’y a pas d’autre chemin. Trahir les morts pour les ressusciter.
Le vieux monsieur était donc très en colère après le jeune professeur d’Histoire-Géographie. J’ai vaguement défendu le point de vue du professeur parce que je suis un petit malin qui aime se faire l’avocat du diable, mais je n’ai pas trop insisté non plus et dérivé vers d’autres choses, tant et si bien que la conversation s’est engagée sur l’après 62 et la façon dont cette histoire serpente sournoisement à l’intérieur des familles.
Je ne détaillerai pas ce qu’il a raconté parce que je reviendrai sur ce problème, et que l’essentiel, pour cette fois, se passait ailleurs. À force de discuter devant la salle, des gens se sont agglutinés et ont commencé à participer à la conversation. La femme de mon âge – qui était très exactement dans le même état d’esprit que moi – a commencé à poser des questions aux uns et aux autres, et pendant dix minutes, nous nous sommes retrouvés à animer un groupe de discussion fort enjoué et très joyeux. C’était l’embryon de vie que j’attendais depuis 24h, celui qui aurait pu me décider à t’amener à Bassemeul si j’avais dû y retourner un jour, celui qu’une personne a tué dans l’œuf quelques minutes plus tard bien malgré elle : c’est vous qui animez l’atelier ? Non, pas du tout, l’atelier c’est « L’agriculture en Algérie en 1958 ».
Tout le monde est alors entré dans la salle et j’ai suivi. On ne pouvait pas laisser le vieux bonhomme en plan alors que les organisateurs lui avaient déjà sacrifié une heure. Il avait été doublement trahi ; on n’allait pas le trahir à notre tour. Il a parlé une demi-heure puis la cloche du repas a sonné. On l’a trahi et on est partis. L’appel du ventre est sans pitié. J’espérais du gâteau au chocolat en dessert.
Le lendemain matin, Daniel Lefeuvre, un historien calé sur les chiffres et malheureusement décédé un an plus tard, s’est assis à côté de moi tout à fait par hasard dans l’amphithéâtre et m’a posé une question l’air dépité : il y a d’autres jeunes qui doivent arriver ? Non, à ma connaissance, les moins de cinquante ans sont tous là… On lui avait vendu de la jeunesse et on l’avait trahi lui aussi. Il a un peu regardé autour de lui et m’a dit : la moyenne d’âge doit être de soixante-dix ans. J’ai confirmé. Il s’est enfoncé dans son fauteuil et a attendu que ça passe.
Bassemeul avait fait son choix : au nom des morts, on trahirait tous les vivants, un par un.
Il y a les vieilles dames, toujours dans la retenue, délicates, et puis les vieux messieurs, touchants. C’est ce que j’aurais appris de Bassemeul. Ils me font penser à toi.
Il ne fallait pas trop te secouer parce que tu étais remplie de larmes, comme le dit Henri Calet, un palais de cristal prêt à se briser en mille morceaux. Dès qu’on te reprochait une toute petite chose, ta voix commençait à chevroter, et tu partais dans ta chambre ou dans la salle de bain sous un prétexte ou un autre, probablement pour verser quelques larmes en cachette.
À Bassemeul, il n’était pas toujours possible de se cacher, les yeux s’embuaient facilement à la moindre évocation du passé. Je m’en suis rendu compte en posant des questions sur Oran. Je n’étais pas venu pour ça, mais j’y suis retourné très vite, parce que c’était la seule chose intéressante, Oran et les petits yeux embués.
Il ne faut pas trop qu’on me demande de parler de toi sinon les larmes me montent aux yeux. Je pense tout de suite « mon petit Lapin » et je pleure. Et si on me parle de petits lapins, je pense à toi et je pleure. Donc j’évite les petits lapins et ton prénom.
J’ai découvert il y a quelques années le syndrome d'évitement qui accompagne un choc post-traumatique. Je ne le connaissais pas. On se débrouille pour contourner tout ce qui peut rappeler le traumatisme. Si c’est une personne, on évite la personne ; si c’est un événement ou un lieu, on évite d’y penser ou d’y remettre les pieds. Beaucoup de Pieds-Noirs ne peuvent plus retourner en Algérie pour cette raison. Certains ne peuvent même pas faire une escale à l’aéroport d’Alger pour aller à Dakar, ils préfèrent encore annuler leur voyage. Moi, j’évite de penser à nous deux dans l’appartement, à nos petites soirées McDo devant une série Netflix, collés l’un contre l’autre sur le canapé ou au fond du lit, avec Broutille étalée de tout son long entre nos jambes. C’est peut-être mal d’éviter, mais pour l’instant, je ne peux pas faire autrement.
Parfois, j’ai l’impression que Bassemeul était un énorme syndrome d’évitement à lui tout seul. Si je m’approchais d’un vieux bonhomme pour lui dire que ma famille était d’Oran, je le faisais pleurer, et dans la foulée il déroulait tous ses souvenirs, alors qu’il pouvait écouter les pires horreurs dans un amphithéâtre sans verser la moindre larme, on ne touchait pas à son intimité meurtrie, au contraire, le conférencier distrayait sa douleur en parlant d’autre chose.
Devant moi, en revanche, il était pris par surprise et ne pouvait plus fuir dans des considérations historiques, ses yeux s’embuaient à l’évocation de Santa Cruz, de la cathédrale, de l’hôpital Baudens, ou du bus qui traversait le centre-ville. Les madeleines se comptaient par centaines, il suffisait de connaître les lieux et de les évoquer pour troubler les regards, faire chevroter les voix. Je connaissais tes petites madeleines à toi sur le bout des doigts et je faisais bien attention à ne pas les évoquer, mais je n’avais aucune retenue à Bassemeul, je découvrais avec un sentiment de toute-puissance les clés des mémoires oranaises.
Et encore, je connaissais mal Oran à l’époque. Je ne pouvais pas donner de nom de rues, d’écoles, de musées, de plages, ni raconter des histoires de carricos ou de migas. J’étais dans les gros symboles (la montagne des Lions, Santa Cruz, la place d’armes, etc.), très loin d’avoir intégré un état d’esprit, une manière de vivre, des références communes, une culture. Je n’y connaissais rien et j’avais faim d’Oran.
Quiconque avait connu la ville me paraissait divin, je voulais toucher son bras, l’entendre raconter sa vie. L’exode ne m’intéressait pas et la guerre encore moins. Je désirais accéder à un mode de vie oranais dégagé de toute idéologie : que mangeait-on chez Espi place de la cathédrale ? Comment les jeunes gens flirtaient-ils rue d’Arzew ? Quels films étaient projetés au Familia ? Qui allait au Belvédère et à quoi ressemblait le Petit Vichy ? Je crois qu’à l’époque, je ne connaissais ni le Familia ni le Belvédère, mais Espi et le Petit Vichy étaient liés à ta mamie et fonctionnaient assez bien dans leurs rôles de madeleines, probablement parce que le Petit Vichy était un jardin d’enfants et qu’Espi vendait des sorbets comme le créponné, tous les gamins en avaient mangé un jour ou l’autre.
Je me rappelle avoir parlé à un bonhomme entre deux conférences, dehors en fumant une cigarette, parce que j’avais repéré qu’il était Oranais. Je m’étais dirigé vers lui et j’avais commencé à évoquer sa ville natale. La lumière était apparue dans ses yeux. C’est lui qui me reste en tête lorsque je pense aux vieux Pieds-Noirs de Bassemeul, même si j’ai eu l’occasion de discuter avec d’autres, parce qu’il avait passé une demi-heure à me raconter ses échappées nocturnes dans les forêts de l’Aïdour. Je serais bien incapable de reproduire ici ses péripéties, mais il me reste l’image d’une passion intime, d’un feu intérieur, qui pouvait enfin se consumer hors de la cage thoracique, cesser de brûler son âme, pour se déployer dans l’air ambiant. Il avait trouvé un réceptacle à son histoire, plus jeune que lui, un peu naïf, une sorte de page blanche sur laquelle inscrire des souvenirs.
Il y en avait partout à Bassemeul des vieilles dames et des vieux messieurs dont la flamme intérieure ne trouvait pas le moindre support pour s’écrire. Ils arrivaient tous pleins d’espoir et repartaient consumés. Ton papi a d’ailleurs cessé d’aller à ce genre de réunion, il ne supporte plus de ressasser sa douleur sans lui trouver une porte de sortie, il préfère apporter son vieux loto d’Oran chaque Noël pour te faire jouer avec les jetons du passé et t’entendre annoncer à voix haute les numéros depuis l’âge de six ans. Son petit feu intérieur reprend vie une fois par an, durant quelques heures, en regardant ta main plonger dans ce vieux sac qui a traversé les générations pour récupérer des bouts de bois numérotés. Le mélange de sa nostalgie et de ta vitalité semble davantage lui convenir que les conférences d’où il repart toujours en colère et frustré. Ce loto est tellement associé à toi maintenant qu’il a décidé de le ranger. Pour lui « Noël est maintenant bien fini ». Tu as gagné, tu vois ; ce n’est pas un mince exploit que de prendre le dessus sur un vieil objet. Sa nostalgie devra trouver une autre pousse sur laquelle se greffer pour continuer à vivre.
J’ai longtemps cherché ce qui clochait à Bassemeul, pourquoi les petits feux intérieurs ne trouvaient pas de jeunes pousses sur lesquelles s’épanouir, pourquoi les courses de fauteuil roulant étaient inimaginables, pourquoi les vieilles dames et les vieux messieurs s’épanchaient sur moi plutôt que sur d’autres.
C’est peut-être le samedi soir que j’ai compris, au repas. Il y avait la table des conférenciers et puis toutes les autres tables. Cette répartition me rappelait le métier que je venais de quitter pour créer mon activité, avec d’un côté le coin des profs, et de l’autre, le chahut des élèves. D’un côté le savoir, à part, sacré, bien souvent dérisoire, et de l’autre la vie profane, foisonnante et désordonnée, insaisissable. Des petites flammes un peu partout, pétillantes et incontrôlables, autour d’un grand vide central, froid, cendré. Avec une impossibilité structurelle pour les petites flammes de venir embraser les cendres. Comment redonner vie aux historiens et à l’Histoire, et surtout, comment les ramener au contact du petit monde d’en bas, plein d’espoir le samedi et de déception le dimanche, se consolant derrière des rires de méchouis ?
Le gouffre me questionnait.
Ces personnes étaient censées arriver du même monde, mais ne partageaient rien ; chacun attendait de l’autre ce qu’il ne pouvait lui offrir, à commencer par du réconfort. Les historiens espéraient être entendus et les participants parler, mais les morts régnaient en maîtres, vénérés par les uns et craints par les autres. La frustration seule s’exprimait, mais depuis tant d’années déjà, que la lassitude avait gagné la partie. On s’agitait bruyamment, on montrait sa colère, on s’applaudissait, puis on rentrait chez soi, conscient surtout de la fin d’un monde, avec toujours l’angoissante question : qui prendra le relais de notre histoire ?
Le dimanche midi, je n’en pouvais plus. J'étouffais. Je crois que je ne suis pas resté manger. J’ai prétexté une longue route et je t’ai rejoint pour retrouver un peu de vie, te tenir dans mes bras, rire. Je n’étais pas désespéré en revenant de Bassemeul, mais j’avais compris que pour moi le chemin ne passerait pas par-là, qu’après tout, ce n’était qu’un minuscule pourcentage de Pieds-Noirs qui avait fait le choix de vénérer les morts et de se figer dans le temps, parce qu’on ne peut tout simplement pas passer sa vie à ça, que la grande majorité vivait sa vie ailleurs, en France et dans le monde, et que tout se passait au fond des cœurs et du silence. Je devais juste partir en quête de l’invisible. Trouver des Pieds-Noirs qui te ressemblent.
À la fois morts et vivants.
On ne sait jamais très bien par où commencer une recherche.
Tu as disparu en quatre mois, petit à petit, sous notre nez à tous les trois, Irma, ta maman et moi, mais c’est comme si tu t’étais subitement évanouie dans un petit nuage. Tu étais là et puis tu n’as plus été là. La sensation est tellement déconcertante, inconcevable, que mon cerveau a pris peur et s’est réfugié dans le travail pour ne surtout pas penser. Que faire devant un tour de magie aussi déstabilisant ? Tu étais avec moi tous les jours, je te préparais à manger, on regardait des séries, on allait au cinéma, on jouait avec Broutille, on riait, et puis tu as disparu. Comme ça. D'un coup.
J’ai découvert que quatre mois de soins palliatifs sont quatre mois hors du temps. Les secondes ne s’écoulent pas. Elles ont repris leur tic-tac à ta mort, si bien que j’ai surtout eu le sentiment d’un tour de magie particulièrement habile. Trop même. Le magicien t’invite dans une armoire puis il l’ouvre à nouveau et tu n’y es plus. Je le regarde. Il va peut-être te faire réapparaître ? Non. Il peut faire disparaître, mais pas réapparaître. Il est désolé. On était au spectacle et tu as disparu dans une armoire. Je ne te reverrai donc plus.
Mais je ne veux pas me plaindre. C’est la règle et ça tombe sur n’importe qui. Il n’y a pas de faveur. Jeune, vieux, handicapé, valide, peu importe, ça tombe. Amstramgram, ce sera toi. J’aurais au moins appris qu’il est inutile d’imaginer qu’on sera récompensé de ses efforts puisque la fin ressemble davantage à un tirage au sort qu’à une forme de mérite. Il faut vraiment n'avoir rien vécu pour s'imaginer qu'on maîtrise quoi que ce soit. On est surtout ballotté au gré du hasard et des coups de baguette magique.
Je craignais beaucoup ta disparition. J’imaginais que je n’y survivrais pas, que je m’effondrerais, que je te chercherais partout à tous les coins de rue, que tu serais mon petit fantôme à moi, et puis je m’aperçois que je continue d’avancer, que je peux encore manger, lire, écrire, conduire, et même rire. C’est incompréhensible. J’en avais un peu honte les premiers mois, et puis je me suis dit que si tu me regardais de là-haut, tu préférais encore me voir vivant plutôt qu’en larmes toute la journée au fond de mon lit.
C’est peut-être parce que je sais que tu as vraiment disparu, que la mort t’a vraiment emportée. J’avais embrassé ton visage dur et froid comme de la pierre. Ce n’était plus toi. Tu étais ailleurs ou nulle part, mais certainement pas dans cette statue de sel. Contre quoi allais-je me révolter ? La vie ? J’avais été familiarisé avec les vrais disparus de l’année 62 à Oran dont les familles mettent aujourd’hui encore une assiette à table en prévision d’un improbable retour, je m’estimais heureux d’avoir pu embrasser ta statue de sel. J’avais pu toucher ton absence définitive, ton vide essentiel, ton étrangeté absolue. Tu ne me reviendrais pas. C’était impossible. Je n’ai jamais remis ton assiette.
La seule assiette qui me tienne à cœur aujourd’hui et que je garde religieusement est décorative. Elle est arrivée de Jérusalem la veille de ta mort. C’est ton amie du lycée qui te l’a envoyée avec un joli mot. Tu ne l’as jamais vue puisque tu n’as plus ouvert les yeux, mais tu as dû la voir quand même. Elle nous a fait du bien. Un petit signe réconfortant de l’au-delà, comme ma grand-mère en avait elle-même reçu un de sa grand-mère, la vieille Zohra, depuis le fin fond de sa tombe.
Elle descendait de ces juifs d’Algérie naturalisés français d’un coup de baguette magique un jour d’octobre 1870 par le fameux décret Crémieux. Ça aussi, ça doit être une drôle d’expérience, se réveiller un beau matin citoyen français, en babouche et parlant arabe. Je n’ai découvert que très tard son ascendance, en grande partie parce qu’elle ne s’en vantait pas. À Oran, il n’a jamais fait bon s’afficher juif, quelle que soit l’époque.
Institutrice de la République avant tout, latiniste de goût, et parfaitement soumise à son mari tyrannique – un descendant d'Espagnols sûr de lui et dominateur – elle ne pouvait pas s’empêcher de dormir la nuit et de rêver comme tout un chacun. Une nuit donc, sa grand-mère à elle, Zohra, la naturalisée juive arabe de 1870, endormie dans une tombe depuis déjà un bon moment, réveilla ma grand-mère dans son sommeil pour lui signaler qu’un petit garçon la gênait dans son repos éternel. Ni une ni deux, ma grand-mère réveilla mon grand-père : il faut aller au cimetière !
J’imagine qu’ils ont attendu le lendemain matin. Un petit angelot s’était en effet renversé et brisé sur la tombe de Zohra. Trois coups de balayette plus tard, l’affaire était réglée. Il n’y avait pas de quoi en faire un plat. Quelques années plus tard pourtant, mon grand-père rationaliste et républicain dans l’âme, incapable de mettre les pieds dans une église, tançait ma grand-mère : mais enfin, rappelle-toi ! Tu as rêvé que ta grand-mère demandait ton aide ! Non, elle ne se le rappelait pas. Était-ce vraiment si important ? Il faut vraiment être né de ce côtéci de la Méditerranée pour accorder de l'importance à ce genre de faits. Le reste du monde le considère comme naturel, au même titre que boire ou manger. Le rapport à la mort a bien changé. On a vraiment beaucoup perdu en la reléguant au fin fond des hôpitaux.
Alors en bon Occidental que je suis, j’accorde une importance démesurée à l’événement le plus banal du monde, et je conserve ta petite assiette de Jérusalem comme une relique, un signe de Zohra et de ces juifs d’Algérie, alors que je devrais sûrement m’en servir le soir pour manger ma tarte épinards chèvre devant une bonne série Netflix. Le résultat d’une assimilation qui n’a pas pris plus de quatre générations pour s’oublier ellemême.
Je ne connais que deux personnes – peut-être même trois si je compte ta maman – avec un rapport aussi doux à la mort. Une Algérienne dont je parlerai plus tard, et une centenaire décédée en 1998, mon arrière-grand-mère paternelle, auvergnate d’origine, mais passée par l’Algérie, comme tout le monde dans la famille. J’en avais fait une petite chronique sur Facebook pour tenter de faire passer ce que pouvait être un exode, en profondeur, vraiment. C’est-à-dire la perte, sous toutes ses formes. Et je décrivais à quoi ressemblait la grand-mère de mon père. Je ne peux pas faire mieux donc je copie-colle :
Mon arrière-grand-mère centenaire était toujours joyeuse, où qu’elle aille et en toute saison, aussi bien chez elle qu’en maison de retraite. À 95 ans, elle aidait encore les bonnes sœurs de l’institut à entretenir le potager commun, les conseillant sur la meilleure manière de faire pousser les tomates. Rien ne l’atteignait, elle possédait la flamme, le grand souffle vital. Gamin, elle me servait de « l’eau qui pique » (j’ai mis un temps fou avant de faire le rapprochement avec la limonade) en apéritif, et du couscous au déjeuner, tous les mercredis midi. Les restes étaient destinés aux voisins qui fuyaient parfois son envahissante générosité. Elle fouillait aussi les poubelles pour faire de la récupération et nous offrir ses trouvailles quand on repartait. Mon père, fou de rage, nous interdisait d’y toucher et jetait tout aux ordures en arrivant à l’appartement. Je ne peux pas m’empêcher de rire en l’écrivant. Elle était plus libre que l’air.
C’était une disparue elle aussi, le modèle le plus courant à l’époque, c’est-à-dire une personne perdue de vue dans la cohue du départ. Son fils (mon grand-père) et son petitfils (ton papi) espéraient juste, depuis Pau où ils avaient réussi à se replier, qu'elle était toujours en vie quelque part, en Algérie ou ailleurs. Ils ont été des dizaines de milliers à s’évaporer comme ça dans la nature, plus de nouvelles de personne, chacun éparpillé aux quatre coins de la France, de l’Espagne, d’Israël, de l’Australie même, que sais-je. Une diaspora instantanée, un grand coup de pied dans la fourmilière, et des fourmis qui tentent de retomber sur leurs pattes comme elles peuvent avant de se demander un peu hébétées où sont passés leurs congénères. Il y avait quelque chose et il n’y a plus rien.
Un jour d’août 1962, mon arrière-grand-mère a fini par atterrir à Pau pour sonner à la porte de la toute fraîche maison familiale. « Coucou c’est moi ! Impossible de rester en Algérie, c’est le bazar ». Elle aurait bien aimé, elle a tenté d’y rester, mais l’été 62 était encore plus invivable que le précédent. Elle a laissé tomber.
Elle est arrivée toute joyeuse parce que c’est comme ça, quand on a la flamme on ne la perd pas, mais elle aurait eu le droit de pleurer parce qu’elle n’avait plus de nouvelles de son autre fils, l’aîné. Perdu dans la cohue lui aussi. Alors elle a fait comme toutes les autres fourmis hébétées – mais en chantonnant – elle a ouvert le journal tous les matins pendant des années parce que le journal est le royaume du hasard, tout peut arriver, surtout du côté des faits divers. Il aura fallu cinq ou six ans pour que le hasard finisse par croiser sa route : une voiture tombe dans la Meuse, elle reconnaît son fils, coup de chance dans le désastre généralisé. Voilà l'aîné qui réapparaît d’un coup de baguette magique un matin d’hiver. Ainsi soit-il. La vie n’a ni queue ni tête. Il vaut mieux éviter de se poser des questions. Le hasard est l’ombre de Dieu.