Quinze jours au Sinaï - Alexandre Dumas - E-Book

Quinze jours au Sinaï E-Book

Dumas Alexandre

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Beschreibung

Un apprentissage du désert.

Un apprentissage du désert par un voyageur dont le sens de l'observation est aiguisé par la rudesse des lieux. Les hyènes et les chacals sont à l'affût non seulement des dromadaires, mais aussi des hommes qui s'égarent ; la ligne suivie par la caravane est tracée avec des ossements. Malgré tout, jamais l'auteur ne se départit de son humour dont le chapitre " Les bains du Caire " nous donne toute la mesure.

Plongez dans le journal d'un voyageur dont le sens de l'observation est aiguisé par la rudesses des lieux.

EXTRAIT

J’étais au plus profond de mon sommeil, et ayant perdu toute conscience de notre position, lorsque je sentis qu’on me secouait par le bras : je me réveillai aussitôt, et à peine réveillé je demandai à boire. En réponse à cette demande on me glissa le goulot de ma gourde dans la main ; je le portai à l’instant à ma bouche, et j’avalai, avec une sensation délicieuse, une large gorgée d’eau douce et fraîche. Comme on ne me retirait pas la gargoulette après ce premier essai, je jugeai que je pouvais en disposer entièrement, et que l’eau coulait pour tout le monde ; en conséquence, je la vidai sans désemparer, et ne la rendis au génie bienfaisant qui me l’avait apportée que lorsque je fus parfaitement sûr qu’elle était à sec. Ce génie était Béchara, qui, dès qu’il avait vu le campement établi, était monté sur son dromadaire, et seul, au milieu de la nuit, conduit par l’instinct plus que par la vue, avait fait quatre lieues au galop, pour nous aller chercher cette eau bienfaisante au puits près duquel nous n’avions pas eu le courage d’arriver.
Pendant les cinq minutes qui se passèrent avant que je me rendormisse, il me sembla qu’au murmure du vent se mêlait un bruit inconnu jusqu’alors ; c’était comme des gémissements, des cris inarticulés, des sanglots étouffés et lointains ; je pensais que j’étais toujours sous l’empire de mon hallucination, et je rentrai dans mon sommeil, momentanément interrompu, sans demander aucune explication à ce sujet. Le lendemain, en me réveillant, je ne me souvenais que de l’épisode de la gargoulette. Cette nuit de repos, cette eau fraîche qui nous était tombée comme une manne, la certitude que nos gourdes étaient pleines, et que nous n’en manquerions pas de la journée, nous avaient rendu nos forces ; et au point du jour nous remontâmes sur nos dromadaires frais, gaillards et dispos. Malheureusement, au premier pas qu’ils firent, nous nous aperçûmes que cette eau, toute miraculeuse et fortifiante qu’elle fût, n’était point la panacée universelle.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Alexandre Dumas est un écrivain français, né en 1802 à Villers Cotterêts, dans l'Aisne, mort en 1870 à Dieppe. Il est l'auteur de nombreux romans et récits de voyages.

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Couverture

Copyright

COLLECTIONLESIMOUN

1.Reconnaissance au Maroc

CharlesdeFoucauld

2.Le culte des des grottes au Maroc

HenriBasset

3.Voyage dans l’empire de Maroc

JeanPotocki

4.Voyage en Égypte et en Turquie

JeanPotocki

5.Quinze jours au Sinaï

AlexandreDumas

6.Les cérémonies du mariage au Maroc

EdwardWestermarck

Tousdroitsdereproduction,detraduction etd’adaptationréservéspourtouspays.

©2003ÉditionsduJasmin

4,rueValiton92110Clichy

ISBN978-2-352-84676-5

Titre

Avertissement de l’éditeur

Adrien Dauzats(Bordeaux, 1804 – Paris, 1868) peintre qui accompagna Taylor en Egypte ; c’est à partir de ses notes que Dumas rédigeaQuinze jours au Sinaï.

AVERTISSEMENT DE L’ÉDITEUR

Cette édition est conforme à l’édition Michel Levy Frères, Paris, 1861. Cependant, par souci de lisibilité, nous y avons apporté les modifications suivantes :

1. L’orthographe a été modernisée ; de nombreuses coquilles, corrigées.

2. La transcription des termes arabes (noms communs et noms propres), souvent flottante voire fantaisiste, a été revue et harmonisée. Le lecteur désireux d’approfondir le sujet pourra ainsi aisément se reporter aux dictionnaires historiques.

3. Quelques termes tombés en désuétude ont été expliqués entre crochets à la première occurrence.

ALEXANDRIE

Le 22 avril 1830, vers six heures du soir, nous fûmes interrompus au milieu de notre dîner par le cri « terre ! terre ! » poussé à bord du brick le Lancier, qui nous conduisait, messieurs Taylor, Mayer et moi, en Egypte. Nous montâmes rapidement sur le pont, et, aux derniers rayons du soleil couchant, nous saluâmes l’antique sol des Ptolémées.

Alexandrie est une plage de sable, un grand ruban doré étendu à fleur d’eau : à son extrême gauche, ainsi que la corne d’un croissant, s’avance la pointe de Canope ou d’Aboukir, selon que Ton veut penser à la défaite d’Antoine ou à la victoire de Murat. Plus près de la ville s’élèvent la colonne de Pompée et l’aiguille de Cléopâtre, seules ruines qui restent de la cité du Macédonien. Entre ces deux monuments, près d’un bois de palmiers, est le palais du vice-roi, mauvais et pauvre édifice blanc bâti par des architectes italiens. Enfin, de l’autre côté du port, se détache sur le ciel une tour carrée, bâtie par les Arabes, et au pied de laquelle débarqua l’armée française, conduite par Bonaparte. Quant à Alexandrie, cette antique reine de la Basse-Égypte, honteuse sans doute de son esclavage, elle se cache derrière les vagues du désert, au milieu desquelles elle s’élève comme une île de pierre sur une mer de sable.

Tout cela était sorti successivement de la mer, et comme par magie, à mesure que nous approchions du rivage ; et cependant nous n’avions pas échangé une parole, tant notre esprit était plein de pensées et notre cœur de joie. Il faut être artiste, avoir rêvé longtemps un pareil voyage, avoir touché, comme nous venions de le faire, à Palerme et à Malte, ces deux relais de l’Orient, puis enfin, vers le soir d’un beau jour, par une mer calme, au cri joyeux des matelots, dans un horizon éclairé comme par le reflet d’un incendie, avoir vu apparaître, nue et ardente, cette vieille terre d’Egypte, mystérieuse aïeule du monde, auquel elle a légué, comme une énigme, l’indéchiffrable secret de sa civilisation ; il faut avoir vu tout cela avec des yeux fatigués de Paris, pour comprendre ce que nous éprouvâmes à l’aspect de cette côte, qui ne ressemble à aucun paysage connu.

Nous ne revînmes à nous que pour nous occuper des préparatifs du débarquement ; mais le capitaine Bellanger nous arrêta en souriant de notre hâte. La nuit, si rapide à descendre du ciel dans les climats orientaux, commençait à ternir cet horizon brillant, et, aux dernières lueurs du jour, on voyait écumer, comme des vagues d’argent, l’eau qui se brise contre une chaîne de rochers qui ferme presque entièrement le port. Il eût été imprudent de risquer l’entrée de la rade, même avec un pilote turc, et il était cent fois probable que, ne partageant pas notre impatience, aucun de ces guides marins ne se hasarderait de nuit à venir à bord de notre bâtiment.

Il fallut donc prendre patience jusqu’au lendemain. Je ne sais ce que firent mes compagnons de voyage ; quant à moi, je ne dormis pas une minute. Deux ou trois fois pendant la nuit je montai sur le pont, espérant toujours apercevoir quelque chose à la lueur des étoiles ; mais pas une lumière ne s’alluma sur le rivage, pas une rumeur ne nous arriva de la ville : on eût cru que nous étions à cent lieues de toute terre.

Enfin le jour parut. Un brouillard jaunâtre couvrait tout le littoral, qu’on ne reconnaissait que par une longue ligne de vapeurs d’un ton plus mat. Nous n’en manœuvrâmes pas moins vers le port, et peu à peu le voile qui couvrait cette mystérieuse Isis, sans se lever, devint moins épais, et, comme à travers une gaze de plus en plus transparente, nous revîmes peu à peu le paysage de la veille.

Nous n’étions plus qu’à quelques centaines de pas des brisants, lorsque apparut enfin notre pilote. Il s’approchait sur une barque conduite par quatre rameurs, et ayant à sa proue deux grands yeux peints, dont le regard était fixé sur la mer, comme pour y découvrir ses écueils les plus cachés.

C’était le premier Turc que je voyais, car je ne considérais pas comme de vrais Turcs les marchands de dattes que j’avais rencontrés sur les boulevards, ni les envoyés de la Sublime Porte que j’avais de temps en temps aperçus au spectacle : aussi je regardai s’approcher ce digne musulman avec cette naïve curiosité du voyageur qui, las des choses et des hommes qu’il a vus, et venant de faire huit cents lieues pour voir de nouveaux hommes et de nouvelles choses, s’accroche au pittoresque aussitôt qu’il le rencontre, et bat des mains d’avoir enfin trouvé cet étrange et cet inconnu qu’il est venu chercher de si loin.

C’était, au reste, un digne fils du prophète, ayant une longue barbe, un habit ample et brillant, des gestes lents et réfléchis, et des esclaves pour bourrer sa pipe et porter son tabac. Arrivé sur notre vaisseau, il monta gravement à l’échelle, salua, en croisant ses mains sur sa poitrine, le capitaine, qu’il reconnut à son uniforme, et alla s’asseoir au gouvernail, à la barre duquel notre pilote lui céda sa place. Comme je marchais à sa suite et ne le quittais pas des yeux, au bout de quelques instants je vis sa figure se contracter comme s’il avait dans la gorge un corps étranger qu’il ne pût ni rendre ni avaler ; enfin, après des efforts inouïs, il parvint à prononcer ces deux mots : À droite. Il était temps qu’ils sortissent : une seconde de plus, ils l’étranglaient. Après une légère pause, le même paroxysme le reprit ; mais cette fois ce fut pour dire : À gauche. Au reste, c’étaient les deux seules phrases qu’il eût apprises : on voit que son éducation philologique s’était bornée au strict nécessaire.

Ce vocabulaire, si restreint qu’il fût, suffit cependant pour nous faire arriver à un excellent mouillage. Le baron Taylor, le capitaine Bellanger, Mayer et moi, nous nous élançâmes dans la chaloupe, et de la chaloupe à terre. Ce qui se passa en moi lorsque je touchai le sol serait impossible à décrire ; d’ailleurs je n’eus pas le temps d’approfondir mes sensations, un incident inattendu vint me tirer de mon extase.

Sur le port même, ainsi que nous voyons sur les places de Paris nos conducteurs de fiacres, de cabriolets et de coucous, les âniers attendent les arrivants. Il y en a partout où un homme peut mettre pied à terre : à la tour Carrée, à la colonne de Pompée, à l’aiguille de Cléopâtre. Mais, il faut l’avouer à leur louange, ils dépassent encore en prévenance et en ténacité nos cochers de Sceaux, de Pantin et de Saint-Denis. Avant que je n’eusse eu le temps de me reconnaître, j’avais été pris, enlevé, mis à califourchon sur un âne, arraché de ma monture, transporté sur une autre, renversé de celle-ci sur le sable, et tout cela au milieu de cris et de coups échangés si rapidement, que je n’avais pas eu le temps d’opposer la moindre résistance. Je profitai du moment de répit que me donnait le combat qui se livrait sur mon corps pour regarder autour de moi, et j’aperçus Mayer dans une position encore plus critique que la mienne : il était tout à fait prisonnier, et, malgré ses cris, emmené au galop par son âne et par son ânier. Je courus à son secours, et je parvins à le tirer des mains de son infidèle : nous nous élançâmes aussitôt dans la première ruelle qui se présenta à nous pour échapper à cette huitième plaie de l’Égypte dont ne nous avait pas prévenus Moïse ; mais nous ne tardâmes point à être rejoints par nos hommes, qui, pour plus grande diligence, ayant enfourché leurs quadrupèdes, avaient sur nous l’avantage de la cavalerie sur l’infanterie. Cette fois je ne sais pas comment la chose se serait passée, si de bons musulmans, nous reconnaissant à nos habits pour des Français, n’avaient eu pitié de nous, et, sans nous adresser la parole, sans nous prévenir par un geste de leurs bons sentiments à notre égard, ne fussent venus à notre secours en écartant nos officieux assaillants à grands coups de nerf d’hippopotame. La chose faite à notre satisfaction, ils continuèrent leur chemin sans attendre nos remerciements.

Nous pénétrâmes alors dans la ville ; mais nous n’y eûmes pas fait cent pas que nous vîmes quelle imprudence nous avions commise en refusant nos montures ; les ânes sont les cabriolets du pays, et il est presque impossible de s’en passer au milieu de la boue. C’est qu’à cause de la chaleur on est obligé d’arroser les rues cinq ou six fois le jour ; cette mesure de police est confiée à des fellahs, qui se promènent, une outre sous chaque bras, et les pressent l’une après l’autre pour en faire jaillir l’eau, accompagnant cette éjaculation alternative d’une double phrase arabe qu’ils prononcent d’un ton monotone, et qui veut dire : Prends garde à droite, prends garde à gauche. Grâce à cette irrigation portative, qui donne à ces braves gens l’apparence de nos joueurs de musette, l’eau et le sable forment une espèce de mortier romain, dont les ânes, les chevaux et les dromadaires peuvent seuls se tirer avec honneur ; quant aux chrétiens, ils s’en défendent grâce à leurs bottes ; mais les Arabes y laissent leurs babouches.

Cependant nous n’étions qu’au commencement de nos mésaventures ; en sortant de la rue sale et étroite dans laquelle nous nous étions engagés, nous tombâmes au milieu d’un bazar infect ; c’était un de ces foyers méphitiques dans lesquels la peste vient, une ou deux fois l’an, puiser les miasmes putrides qu’elle répand ensuite sur toute la ville ; mais, quelle que fût notre hâte de le traverser, il présentait un tel encombrement de ballots, d’ânes, de marchands et de dromadaires, que pendant quelques instants nous fûmes poussés, rudoyés, collés contre les boutiques sans pouvoir avancer d’un pas. Nous allions prendre le parti de retourner en arrière, lorsque nous aperçûmes le cadi, qui, comme dans les Mille et Une Nuits, faisait sa ronde à la tête de ses kaffas. À peine se fut-il aperçu que la voie publique était obstruée, qu’il se dirigea du côté de l’engorgement, et qu’avec une impartialité admirable il se mit, lui et ses aides, à frapper à grands coups de bâton sur le dos des bêtes et la tête des gens. Le moyen était efficace, une brèche fut pratiquée ; le cadi passa le premier, nous le suivîmes ; la circulation se rétablit derrière nous, comme un fleuve qui reprend son cours. À cent pas de là, le cadi prit à droite et nous à gauche, lui pour dissiper un nouveau rassemblement, et nous pour nous rendre chez le consul.

Nous suivîmes pendant une demi-heure à peu près des rues étroites, irrégulières et tortueuses, dont les maisons ont toutes des avant-toits saillants, qui, partant des premières fenêtres, vont, en empiétant toujours d’étage en étage, jusqu’au faîte du bâtiment ; ce qui resserre tellement l’espace vers le haut, que le jour est presque entièrement intercepté. Sur notre route, nous trouvâmes quelques mosquées, en général peu remarquables ; deux ou trois seulement dans toutes la ville sont ornées de madenehs1, mais peu élevés et n’ayant qu’une galerie. À leurs portes, que ne franchit jamais un giaour, étaient assis de vrais croyants, qui fumaient ou jouaient au maugallah2 ; enfin, après avoir mis une heure à peu près à venir du port, c’est-à-dire à faire un quart de lieue, nous arrivâmes chez le consul.

Monsieur de Mimaut nous accueillit avec une grâce parfaite. Homme de lettres distingué, archéologue infatigable, défenseur jaloux non seulement des droits, mais encore de la dignité de notre nation, tout Français était sûr de trouver auprès de lui hospitalité comme voyageur, protection comme compatriote ; il nous reçut dans une grande chambre qui avait autrefois été habitée par Bonaparte, Kléber, Murat, Junot et quelques-uns des généraux les plus braves et les plus renommés de notre expédition. Presque tous avaient adopté, en arrivant, la vie orientale et l’usage du café et des chibouques, qui constituent les plus habituelles distractions. Ils fumaient assis sur les larges divans qui font le tour de la chambre, et l’on nous montra sur le plancher, en différents endroits, les traces que le feu de leurs longues pipes y avait laissées. Je cite ce détail pour prouver combien les moindres particularités de notre séjour en Égypte sont restées dans la mémoire de ses habitants.

Après une conversation animée comme celle qui s’établit entre compatriotes qui se retrouvent à mille lieues de leur pays, et pendant laquelle monsieur Taylor exposa les motifs de son voyage et la mission dont il était chargé près du pacha, nous fîmes venir des guides et des ânes ; car cette fois nous étions guéris des voyages à pied, et nous nous acheminâmes vers la porte Mahmoudié, qui conduit aux ruines de la vieille Alexandrie. Dès lors, à l’abri de la boue et paisiblement installés sur nos montures, nous pûmes nous livrer à des observations plus curieuses en Égypte que partout ailleurs. Tout était, pour nous autres Parisiens, un objet de surprise : l’ordre physique et social nous semblait bouleversé ; c’étaient un ciel et une terre comme on n’en voit nulle part, une langue qui n’a d’analogie avec aucune langue, des mœurs qui n’existent que là, un peuple qui semble avoir pris notre vie au rebours. Chez nous on porte les cheveux longs, le menton rasé, les musulmans se rasent la tête et laissent pousser leur barbe. Nous punissons la bigamie et flétrissons le concubinage ; ils proclament l’une, et ne mettent aucune borne à l’autre. La femme est, dans notre existence, une épouse, une sœur, une amie ; dans la leur, ce n’est qu’une esclave, esclave plus malheureuse que tous les autres esclaves ; sa vie est celle d’une prisonnière : nul que son maître n’approche de son habitation. Plus elle est belle plus elle est malheureuse, car alors son existence est suspendue à un fil : si elle lève son voile, sa tête tombe !

En sortant de la porte Mahmoudié, nous nous détournâmes de quelques pas pour voir un petit monticule qui porte encore aujourd’hui le nom pompeux de fort Bonaparte. Alexandrie est une ville si basse que les ingénieurs français n’eurent qu’à amasser quelques pelletées de terre et à les couronner d’une batterie pour la forcer à se rendre. Nos honneurs et nos devoirs rendus à ce souvenir moderne, nous nous jetâmes tout entiers dans l’antiquité.

La vieille Egypte, l’Egypte descendue de l’Ethiopie avec le Nil, n’existait plus que dans les ruines d’Éléphantine et de Thèbes. Memphis la troyenne leur avait succédé, et sous ses murs avait vu tomber avec Psammenit l’empire des Pharaons, légué par Cambyse à ses successeurs. Darius régnait ; sa monarchie s’étendait de l’Indus au Pont-Euxin, et du Jaxarte à l’Ethiopie. Continuant l’œuvre de ses prédécesseurs, qui, depuis cent cinquante ans, tenaient en servitude la Grèce d’Asie et attaquaient la Grèce d’Europe tantôt avec des millions d’hommes, tantôt avec de l’or et des intrigues, Darius rêvait une troisième invasion, lorsque dans une province de cette Grèce, bornée à l’orient par le mont Athos, au couchant par l’Illyrie, au nord par l’Hoemus et au midi par l’Olympe, un jeune roi de vingt-deux ans se trouva qui résolut de renverser cet immense empire, et de faire ce que Cimon, Agésilas et Philippe avaient tenté vainement. Ce jeune roi s’appelait Alexandre.

Il lève trente mille hommes d’infanterie, quatre mille cinq cents de cavalerie, rassemble une flotte de cent soixante galères, se munit de soixante-dix talents, prend des vivres pour quarante jours, part de Pella, longe les côtes d’Amphipolis, passe le Strymon, franchit l’Hèbre, arrive en vingt jours à Sestos, débarque sans opposition sur les rivages de l’Asie mineure, visite le royaume de Priam, couronne de fleurs le tombeau d’Achille, son aïeul maternel, traverse le Granique, bat les Satrapes, tue Mithridate, soumet la Mysie et la Lydie, prend Sardes, Milet, Halycarnasse, soumet la Galatie, traverse la Cappadoce, subjugue la Cilicie, rencontre dans les plaines d’issus les Perses, qu’il chasse devant lui comme une poussière, monte jusqu’à Damas, redescend jusqu’à Sidon, prend et saccage Tyr, fait trois fois le tour des murailles de Gaza, traînant à son char son commandant Bœtis, comme fit autrefois Achille à Hector ; va à Jérusalem et à Memphis, sacrifie au dieu des Juifs et aux dieux des Égyptiens, redescend le Nil, visite Canope, fait le tour du lac Mareotis, et arrivé sur son bord septentrional, frappé de la beauté de cette plage et de la force de sa situation, se décide à donner une rivale à Tyr, et charge l’architecte Dynocrates de bâtir une ville qui s’appellera Alexandrie.

L’architecte obéit : il traça une enceinte de quinze mille pas, à laquelle il donna la forme d’un manteau macédonien, coupa sa ville par deux rues principales, afin que les vents étésiens qui viennent du nord pussent la rafraîchir. La première de ces rues s’étendait de la mer au lac Mareotis, et elle avait dix stades ou onze cents pas de longueur ; la seconde traversait la ville dans toute son étendue, et elle avait quarante stades ou cinq mille pas d’une extrémité à l’autre. Toutes deux avaient cent pieds de large.

Et la ville naissante ne s’agrandit pas peu à peu comme les autres villes, mais se leva tout à coup. Alexandre en jeta les fondements, partit pour le temple d’Ammon, se fit reconnaître pour le fils de Jupiter, et lorsqu’il revint, la nouvelle Tyr était bâtie et peuplée. Alors le fondateur continua sa course victorieuse. Alexandrie, couchée entre son lac et ses deux ports, écouta le retentissement de ses pas qui s’enfonçaient vers l’Euphrate et le Tigre ; une bouffée de vent d’orient lui porta le bruit de la bataille d’Arbelles ; elle entendit comme un écho la chute de Babylone et de Suze ; elle vit rougir à l’horizon l’incendie de Persépolis ; puis enfin cette rumeur lointaine se perdit derrière Ecbatane, dans les déserts de la Médie, de l’autre côté du fleuve Arius.

Huit ans après, Alexandrie vit rentrer dans ses murs un char funèbre, roulant ses deux essieux autour desquels tournaient quatre roues à la persane, dont les rayons et les jantes étaient dorés. Des têtes de lion, d’or massif, dont la gueule mordait une lance, formaient l’ornement des moyeux. Il y avait quatre timons, à chacun desquels était attaché un quadruple rang de jougs, et quatre mulets à chaque joug. Chacun d’eux avait sur la tête une couronne d’or, des sonnettes d’or aux deux côtés de la mâchoire, et autour du cou des colliers chargés de pierres précieuses. Sur ce char était une chambre d’or voûtée, large de huit coudées et longue de douze ; le dôme était orné de rubis, d’escarboucles et d’émeraudes. Au-devant de cette chambre régnait un péristyle d’or, soutenu par des colonnes d’ordre ionique, et dans ce péristyle étaient appendus quatre tableaux. Le premier de ces tableaux représentait un char richement travaillé ; un guerrier y était assis tenant en main un sceptre magnifique ; autour de lui marchaient la garde macédonienne tout armée et le bataillon des Perses ; l’avant-garde était formée par les oplites. Le second tableau se composait du train des éléphants armés en guerre, portant sur leur cou les Indiens, et en croupe des Macédoniens couverts de leur armes. On avait figuré dans le troisième des corps de cavalerie imitant les manœuvres et les évolutions du combat. Enfin le quatrième représentait des vaisseaux en ordre de bataille et prêts à attaquer une flotte que l’on voyait dans le lointain. Au-dessus de cette chambre, c’est-à-dire entre le plafond et le toit, tout l’espace était occupé par un trône d’or carré, orné de figures en relief d’où pendaient des anneaux d’or, et dans ces anneaux d’or étaient passées des guirlandes de fleurs, que l’on renouvelait tous les jours. Au-dessus du faîte était une couronne d’or, d’une assez grande dimension pour qu’un homme de haute taille pût se tenir debout dans le cercle qu’elle formait, et lorsque la lumière du soleil frappait dessus, elle renvoyait au loin ses rayons en éclairs. Enfin dans cette chambre il y avait un cercueil d’or massif dans lequel, sur des aromates, était couché le cadavre d’Alexandre.

C’était un de ces douze capitaines que la mort de leur général avait faits rois qui menait le deuil ; dans ce grand partage du monde qui s’était accompli autour d’un cercueil, Ptolémée, fils de Magus, avait pris pour lui l’Égypte, la Cyrénaïque, la Palestine, la Phénicie et l’Afrique. Puis, comme un palladium qui devait, pendant trois siècles et demi, conserver l’empire chez ses descendants, il avait détourné de sa route le corps d’Alexandre ; il le ramenait demander une tombe à cette ville à laquelle il avait donné un berceau.

À compter de ce jour, Alexandrie fut appelée reine, comme l’avait été Tyr, comme l’était Athènes, comme devait l’être Rome ; ses seize rois et ses trois reines ajoutèrent chacun une pierre précieuse à sa couronne. Ptolémée, appelé Soter ou Sauveur par les Rhodiens, fit bâtir la tour du Phare, joignit par une jetée l’île au continent, transporta de Sinope à Alexandrie les images du dieu Sérapis, et fonda la fameuse bibliothèque qui fut brûlée par César. Ptolémée II, surnommé ironiquement Philadelphe à cause de ses persécutions contre les princes de sa famille, recueille, fait traduire en grec les livres hébreux, et nous lègue la version des Septante ; Ptolémée III, dit le Bienfaisant, va chercher jusqu’au fond de la Bactriane et rapporte aux bouches du Nil les dieux de la vieille Egypte, enlevés par Cambyse. Le théâtre, le musée, le gymnase, le stade, le pannion, les bains, s’élevèrent sous leurs successeurs. Six canaux furent percés à travers des étendues de terrains immenses ; quatre se rendaient du Nil au lac Mareotis ; le cinquième conduisait d’Alexandrie à Canope ; enfin le sixième traversait l’isthme tout entier, coupait le quartier Rhacotis, et, parti du port Kibetos, allait se jeter dans le lac, à côté de la porte du Soleil.

Aujourd’hui il ne reste plus de l’ancienne ville que la jetée, agrandie et solidifiée par des atterrissements, et sur laquelle est bâtie la nouvelle ville. Au milieu de ruines presque sans formes, qu’on reconnaît cependant pour avoir été celles des bains, de la bibliothèque et des théâtres, il n’est resté debout que la colonne de Pompée et l’une des aiguilles de Cléopâtre, car l’autre est couchée et à moitié ensevelie dans le sable. Toute la partie qui était autrefois une île, au centre et à l’extrémité orientale de laquelle s’élevait la citadelle, et cette fameuse tour du Phare qui éclairait à trente mille pas de distance, n’est plus qu’une plage rase et aride, qui s’avance en forme de croissant pour ceindre la nouvelle cité.

La colonne de Pompée est un jet de marbre surmonté d’un chapiteau corinthien et reposant sur un massif composé de débris antiques et de fragments égyptiens. Le titre qu’elle porte et qui lui a été donné par les voyageurs modernes n’a aucun rapport avec son origine, qui, si Ton en croit l’inscription grecque qui en dépend, remonterait seulement à Dioclétien ; elle a éprouvé, vers la partie du sud, une inclinaison d’environ sept pouces ; au reste, ni le chapiteau, ni la base n’ont jamais été achevés. Quant à sa hauteur, je ne l’ai pas mesurée ; mais elle dépasse de près de deux tiers les palmiers qui poussent autour d’elle.

Quant aux aiguilles de Cléopâtre, dont l’une, ainsi que nous l’avons dit, est encore debout et dont l’autre est couchée, ce sont des obélisques de granit rouge à trois colonnes de caractères sur chaque face : ce fut le Pharaon Mœris qui, mille ans avant le Christ, les tira des carrières de la chaîne libyque, ainsi que d’un écrin, et les dressa de sa main puissante devant le temple du Soleil. Alexandrie les envia, dit-on, à Memphis, et Cléopâtre, malgré les murmures de la vieille aïeule, les lui enleva comme des bijoux qu’elle n’était plus assez belle pour posséder. Les dés antiques qui servaient de base à ces obélisques existent encore et reposent sur un socle de trois marches : ils sont de construction gréco-romaine, et viennent appuyer par leur date architecturale la tradition populaire, qui fait remonter leur seconde érection à l’an 38 ou 40 avant le Christ.

Nous errions depuis deux heures à peu près au milieu de ces ruines, notre Strabon et notre Plutarque à la main, lorsque mes yeux tombèrent par hasard sur le pantalon blanc de Mayer ; il était noir depuis le dessous des pieds jusqu’au genou, et gris depuis le genou jusqu’au haut de la cuisse. Je crus d’abord que, pressé de visiter les ruines, il avait gardé celui avec lequel il avait traversé les rues boueuses d’Alexandrie ; mais je m’aperçus bientôt, en prêtant une attention plus sérieuse au phénomène, que cette teinte sombre, qui allait en se dégradant à mesure qu’elle s’éloignait du sol, était mouvante et devait tenir à une cause particulière. Je portai immédiatement et par instinct mon regard sur moi-même, et un seul coup d’œil me suffit pour reconnaître l’épouvantable vérité : nous étions couverts de puces.

Ce qu’il y avait de mieux à faire dans une pareille extrémité, c’était de nous rendre sans retard aux bains dont si souvent nous avions entendu parler comme d’un délicieux délassement ; aussi à peine l’idée fut-elle émise par l’un de nous que la caravane l’adopta à l’unanimité. Nous fîmes signe à nos guides d’amener nos ânes, nous les enfourchâmes, avec plus ou moins de dextérité, selon nos études sur l’équitation et nos souvenirs de Montmorency, et nous revînmes au galop vers la ville ; mais à peines eûmes-nous communiqué à notre interprète l’intention qui nous ramenait que son visage prit une expression d’effroi tout à fait inquiétante : les bains nous étaient fermés pour toute la journée, et il y allait de notre tête de nous les faire ouvrir. Voici la cause de cette interdiction.

Le vendredi est le dimanche des Turcs. Or, le Coran enjoint à tout bon musulman de remplir ses devoirs conjugaux pendant la nuit du vendredi au samedi, sous peine de payer en entrant au paradis un chameau par chaque fois qu’il y aurait manqué3 : il en résulte que le samedi est consacré aux ablutions féminines, et les bains exclusivement réservés à la purification des harems. En conséquence, nous vîmes passer de véritables troupeaux de femmes couvertes d’une mante de soie noire ou blanche, chaussées de brodequins jaunes, le visage voilé d’une petite pièce d’étoffe longue d’un pied et demi et de la largeur du visage ; cette espèce de barbe, pareille à celle d’un masque de domino, et terminée comme elle en pointe, pend devant la figure à partir des yeux, et se rattache au voile qui couvre le front par une chaîne d’or, de perles ou de coquillage, selon la fortune ou le caprice de celle qui le porte. Ces femmes, qui ne sortent jamais à pied, étaient montées sur des ânes et conduites par un eunuque, marchant en tête, un bâton à la main. Nous vîmes de ces escadrons qui montaient à soixante, à quatre-vingts et même à cent femmes : quelques-uns étaient suivis de leurs maîtres, ce qui, vu la circonstance religieuse à laquelle cette sortie faisait allusion, nous parut, de la part de ces derniers, le comble de la fatuité.

1 Espèce de clocher du haut duquel le muezzin appelle les fidèles à la prière.

2 Morceau de bois massif taillé en carré long, ordinairement en cèdre et en chêne ; il est creusé de trous demi-sphériques, incrusté quelquefois de nacre. C’est une espèce de tric-trac auquel chaque partner joue avec trente-six coquillages.

3 Cette injonction, on s’en doute, ne se trouve dans aucune sourate du Coran. (N. d. E.)

LES BAINS

Le lendemain je me présentai aux bains dès qu’ils furent ouverts. Les bains sont, après les mosquées, les plus beaux monuments des villes orientales. Celui auquel on me conduisit était un vaste bâtiment d’une architecture simple et recouverte d’ornements ingénieux ; on entre d’abord dans un grand vestibule, ayant à droite et à gauche des chambres où l’on dépose le manteau. Au fond et en face de l’entrée est une porte hermétiquement fermée ; on la franchit et l’on se trouve dans une atmosphère plus chaude que l’air extérieur. Arrivé là, il est encore temps de se retirer, mais dès qu’on a mis le pied dans un des cabinets qui sont contigus à cette chambre, on ne s’appartient plus. Deux domestiques s’emparent de vous, et vous devenez la chose de l’établissement.

C’est ce qui m’arriva, à mon grand étonnement ; à peine entré, deux vigoureux garçons de bain m’appréhendèrent au corps ; en un instant je me trouvai nu comme la main, puis l’un deux me noua un châle de lin autour de la ceinture, tandis que l’autre me bouclait aux pieds une paire de patins gigantesques, qui me grandirent immédiatement d’un pied. Cette chaussure insolite me rendit aussitôt non seulement toute fuite impossible, mais encore, exhaussé démesurément comme je l’étais, je n’aurais pas même pu conserver mon centre de gravité, si mes deux esclaves ne m’eussent soutenu chacun sous une épaule. J’étais pris ; il n’y avait pas à reculer ; je me laissai conduire.

Nous passâmes dans une autre chambre ; mais là, quelle que fût ma résignation, la vapeur était si intense et la chaleur si grande, que je me sentis suffoquer. Je crus que mes guides s’étaient trompés et étaient entrés dans un four ; je voulus me débattre, mais ma résistance avait été prévue ; je n’étais d’ailleurs ni en costume ni en situation favorable pour soutenir la lutte, aussi m’avouai-je vaincu. Il est vrai qu’au bout d’un instant je fus moi-même étonné de sentir, à mesure que la sueur me coulait le long du corps, ma respiration revenir et mes poumons se dilater. Nous passâmes ainsi dans quatre ou cinq chambres, dont la température suivait une marche progressive si rapide qu’enfin je commençai à croire que depuis cinq mille ans l’homme s’était trompé d’élément, et que sa véritable vocation était d’être bouilli ou rôti. Enfin nous entrâmes dans l’étuve ; là, le brouillard était si épais, que je ne pus, au premier abord, rien apercevoir à deux pas de moi, et la chaleur si insupportable que je me sentis défaillir. Je fermai les yeux et me laissai aller à la merci de mes guides, qui me firent faire quelques pas encore, m’enlevèrent ma ceinture, me dégrafèrent mes patins et m’étendirent à moitié évanoui sur l’estrade qui s’élevait au milieu de la chambre, et qui ressemblait à la table de marbre d’un amphithéâtre.

Cependant cette fois encore, au bout de quelques instants, je commençai de m’habituer à cette température infernale ; je profitai du retour graduel de mes facultés pour jeter discrètement les yeux autour de moi. Comme mes autres organes, ma vue se familiarisait avec l’atmosphère qui m’enveloppait, si bien que je parvins, malgré le brouillard, à voir assez distinctement les objets environnants. Mes deux bourreaux paraissaient m’avoir momentanément oublié ; je les voyais occupés à l’autre bout de la chambre, et je songeai à mettre à profit le moment de relâche qu’ils voulaient bien me donner.

Je m’orientai donc petit à petit, et je finis par me rendre compte de ma situation : j’étais au centre d’un grand salon carré, incrusté, jusqu’à hauteur d’homme, de marbres de différentes couleurs ; des robinets ouverts versaient incessamment sur les dalles une eau fumante qui allait, aux quatre coins de la salle, se perdre dans quatre bassins pareils à des chaudières, à la surface desquels je voyais s’agiter des têtes rasées qui exprimaient leur béatitude par des expressions de physionomie des plus grotesques. J’étais si occupé de ce tableau que je ne prêtai qu’une attention médiocre au retour de mes deux garçons de bains. Ils revenaient à moi, tenant, l’un une large sébille de bois dans laquelle il avait fait dissoudre du savon, l’autre un paquet de filasse fine. Tout à coup il me sembla que des milliers d’aiguilles m’entraient dans la tête, par les yeux, le nez et la bouche ; c’était mon scélérat de baigneur qui venait de m’inonder le visage avec cette préparation, et qui, pendant que son camarade me maintenait par les épaules, me frottait avec rage la figure, les cheveux et la poitrine. La douleur était si insupportable qu’elle me rendit toute mon énergie ; il me parut ridicule de me laisser ainsi torturer sans me défendre, j’écartai l’un d’un coup de pied, je culbutai l’autre d’un coup de poing, et, ne voyant pas d’autre remède à mon mal qu’une immersion complète, je me dirigeai vers celui des quatre bassins qui me parut le mieux habité, et je m’y élançai hardiment ; l’eau était bouillante. Je jetai un cri de brûlé, et m’accrochant à mes voisins, qui ne comprenaient rien à mon agitation, je remontai sur le bord de la cuve presque aussi rapidement que j’y étais descendu. Cependant, si courte qu’eût été l’ablution, elle avait produit son effet ; j’avais le corps rouge comme un homard.

Je restai un instant stupéfait et me crus sous l’empire d’un cauchemar. J’avais devant les yeux des hommes qui cuisaient dans une espèce de court-bouillon, et qui paraissaient prendre le plus grand plaisir à ce supplice. Cela bouleversait toutes mes idées sur le plaisir et sur la douleur, puisque ce qui était douleur pour moi était plaisir pour eux ; aussi pris-je la résolution de ne plus m’en rapporter à moi-même, de ne plus croire à mes sensations, et de me laisser tout bonnement faire, quelque chose qu’on me fît ; mes deux bourreaux me trouvèrent donc parfaitement résigné lorsqu’ils revinrent à moi, et je les suivis sans résistance vers l’un des quatre bassins. Arrivé aux marches, ils me firent signe de descendre ; j’obéis passivement, et je me trouvai dans une eau qui me parut avoir de 35 à 40 degrés. Cela me parut une chaleur fort tempérée.

De ce bassin je passai à un autre d’une température plus élevée, mais supportable encore. J’y restai, comme dans le premier, à peu près trois minutes. Au bout de ce temps, mes hommes me conduisirent dans un troisième, qui pouvait avoir 10 ou 12 degrés de plus que le second ; enfin de ce troisième ils me dirigèrent vers le quatrième, qui était celui où j’avais fait mon apprentissage de damné. Je m’en approchai avec la plus grande répugnance, quelque résolution que j’eusse prise de tout supporter. Aussi, arrivé à la descente, je commençai par tâter l’eau du bout du pied ; elle me parut toujours chaude, mais non plus au degré que je lui avais connu. Je risquai une jambe, puis l’autre, enfin tout le corps, et je fus on ne peut plus étonné de ne plus éprouver la même cuisson. C’est que cette fois j’étais arrivé par gradation, et que les autres bassins m’avaient préparé à celui-ci. Au bout de quelques secondes, je n’y pensai plus, et cependant je crois pouvoir répondre que l’eau avait de 60 à 65 degrés de chaleur ; seulement, lorsque je sortis, ma peau avait encore foncé en couleur : du ponceau j’étais passé au cramoisi.

Mes deux traîtres me reprirent et me renouèrent de nouveau une ceinture autour des reins ; puis ils me roulèrent un châle sur la tête, et me ramenèrent successivement dans les salles où nous étions déjà passés, ayant soin, à chaque changement d’atmosphère, de me mettre une nouvelle ceinture et un nouveau turban. Enfin j’arrivai dans la première chambre, où j’avais laissé mes habits. J’y trouvai un bon tapis et un oreiller, on m’enleva encore une fois ma ceinture et mon turban pour m’envelopper tout le corps d’un grand peignoir de laine, on me coucha comme un enfant, puis on me laissa seul.

J’éprouvai alors un sentiment de bien-être indéfinissable : je me sentais parfaitement heureux, mais d’une faiblesse telle que, lorsqu’on rouvrit, une demi-heure après, la porte de ma chambre, on me retrouva exactement dans la même position où on m’avait laissé.

Le nouveau personnage qui entrait en scène était un jeune Arabe vigoureux et bien découplé ; il s’approcha de mon lit en homme qui avait affaire à moi. Je le regardai s’avancer avec une espèce d’effroi, bien naturel à un homme qui vient de passer à travers de pareilles épreuves ; mais j’étais si faible, que je n’eus pas même l’idée de me soulever ; il commença par me prendre la main gauche, dont il fit craquer toutes les articulations ; puis il passa à la main droite, à laquelle il rendit le même service. Après le tour des mains vint celui des pieds et des genoux ; enfin, par un dernier effort habilement combiné, il me mit dans la position d’un pigeon à la crapaudine, et, comme on donne le coup de grâce à un patient, il me fit craquer l’épine dorsale. Pour cette fois je jetai un véritable cri de terreur, je croyais avoir la colonne vertébrale brisée. Quant à mon masseur, satisfait du résultat qu’il avait obtenu, il abandonna le premier exercice pour passer à un autre, et se mit à me pétrir les bras, les jambes et les cuisses, avec une dextérité admirable ; cela dura environ un quart d’heure, au bout duquel il me quitta. J’étais plus faible encore qu’auparavant ; de plus, toutes les jointures me faisaient mal. Je voulus tirer mon tapis pour me recouvrir ; je n’en eus pas la force.

Un domestique m’apporta du café, une chibouque et des cassolettes ; puis, me voyant nu, il me jeta une couverture de laine sur le corps, et me laissa m’enivrer de parfums et de tabac. Je passai ainsi une demi-heure entre la veille et le sommeil, perdu dans les vagues méditations d’une ivresse délicieuse, éprouvant un sentiment de bien-être inconnu et dans une parfaite insouciance des choses de ce monde. Je fus tiré de mon extase par le barbier, qui commença par me raser, puis me peigna la barbe et les moustaches, et finit par me proposer de m’épiler entièrement ; comme je n’avais aucun goût pour ce genre de cérémonie, la proposition demeura sans résultat.

Le barbier fut remplacé par un enfant de quatorze à quinze ans, qui entra sous le prétexte de me frotter les talons avec de la pierre ponce. Ignorant complètement ses intentions ultérieures, je lui livrai mes pieds ; mais voyant que, l’opération terminée, il demeurait debout et comme attendant quelque chose, je lui demandai ce qu’il voulait : il me répondit par une phrase arabe dont je ne compris pas un mot. Je secouai la tête en signe de non intelligence ; il développa alors sa proposition par un geste si expressif qu’il n’y avait pas moyen de s’y tromper. Je ripostai par un autre qui l’envoya rouler à dix pas de moi.

Au bruit qu’il produisit en tombant, le masseur rentra : je lui fit signe que je voulais sortir ; il m’apporta mes habits et m’aida à m’en revêtir, car j’étais si faible et si disloqué encore, qu’à peine si je pouvais me tenir debout. Il me reconduisit alors dans la chambre qui s’ouvre sur le vestibule, où je retrouvai mon manteau ; puis je payai pour ce bain, qui avait duré trois heures, pour les domestiques, le masseur, le barbier, la pipe, le café, les parfums, la proposition qu’on m’avait faite, et le coup de pied que j’avais donné, une piastre et demie, c’est-à-dire onze sous de notre monnaie. – C’est merveilleux !

Je trouvai des ânes à la porte, et cette fois je ne me fis pas prier. J’enfourchai ma monture, et m’en allai tranquillement au pas. Quoiqu’il fût dix à onze heures du matin, il me semblait que l’air était très frais. Cela tenait à la comparaison, et je compris dès lors le fanatisme des Turcs pour ce délassement qui m’avait paru, à moi, une fatigue si intolérable.

En rentrant au consulat, j’appris que nous serions reçus le jour même par Ibrahim Pacha, en l’absence de son père, qui était dans le delta. L’audience était pour midi. J’avais deux heures devant moi, j’en profitai pour me mettre au lit.

À l’heure indiquée, un officier du prince arriva pour prendre la conduite du cortège, et se plaça à sa tête. La caravane se composait de monsieur de Mimaut, du baron Taylor, du capitaine Bellanger, de Mayer et de moi. Elle était éclairée sur ses flancs par deux kaffas, dont l’office était d’écarter à coups de bâton les curieux qui auraient pu gêner la marche de l’ambassade.

Un grand changement somptuaire venait d’être fait par le pacha. Depuis six mois à peu près, il avait répudié l’ancien costume militaire et adopté le nouveau, nommé nizamjedid. Le cortège rencontra plusieurs corps d’infanterie affublés de cet uniforme, qui consiste dans un tarbouch rouge, une veste rouge, une culotte rouge et des pantoufles rouges. Cet habit est scrupuleusement adopté, et les régiments présentent un ensemble de couleur assez satisfaisant. Il est vrai que les figures des soldats offrent par opposition un assortiment de nuances les plus variées, depuis la peau blanche et mate du Circassien jusqu’au teint d’ébène de l’enfant de la Nubie ; mais tous les efforts du pacha n’ont encore pu remédier à cet inconvénient.

Un autre, qui n’est pas moins grand, est celui que j’ai déjà signalé. Ces régiments, qui s’avancent dans le rues boueuses d’Alexandrie au son des tambours qui battent des marches françaises, malgré toute la discipline qu’essaient de maintenir les sergents placés en serre-file, ne peuvent non seulement marquer le pas, mais encore conserver leurs rangs. Cela tient à ce que, de cinq minutes en cinq minutes, les babouches rouges des soldats restent dans la boue, et que leurs propriétaires sont obligés de s’arrêter pour ne pas les perdre. Cette manœuvre perpétuelle, qui n’a point été prévue par l’école du fantassin, met dans les rangs de la milice égyptienne un désordre qui, au premier abord, pourrait la faire prendre pour la garde nationale du pays. La méprise serait d’autant plus innocente, que, sous ce climat brûlant où tout poids est un fardeau, chacun porte son fusil à volonté, et de la manière qui lui est la plus commode.

Enfin le cortège vainquit tous les obstacles et arriva au palais. Dans la cour nous trouvâmes un régiment des mêmes troupes qui nous attendait sous les armes. Nous passâmes entre deux haies, montâmes l’escalier, et traversâmes une suite de grandes salles blanches sans aucun ameublement, au milieu de chacune desquelles s’élançait un jet d’eau. Dans l’avant-dernière, monsieur Taylor s’arrêta pour disposer les présents destinés au prince Ibrahim. Ils consistaient en armures de colonels de cuirassiers et de carabiniers, en fusils de chasse et en pistolets de combat. Cette disposition faite, nous entrâmes dans la salle de réception.

Elle était en tout pareille aux précédentes, et sans autre meuble qu’un énorme divan, qui en faisait le tour. Dans l’angle le plus obscur de cette salle, une peau de lion était jetée sur le divan, et sur cette peau de lion, accroupi, une jambe pendante par dessus l’autre, était Ibrahim, tenant un rosaire de la main gauche et jouant de la droite avec les doigts de son pied.

Monsieur Taylor salua et s’assit à la droite du prince, monsieur de Mimaut à sa gauche, et le reste du cortège ainsi qu’il lui plût. Pas un mot ne fut échangé dans cette première partie de la réception. Aussitôt que chacun eut pris sa place, Ibrahim fit un signe ; on apporta des chibouques tout allumées, et l’on fuma. Pendant les cinq minutes que dura cette opération, nous eûmes le temps d’examiner à loisir le prince Ibrahim. Il était coiffé d’un bonnet grec, portait le nouvel uniforme militaire, et paraissait avoir quarante ans. Du reste, il était petit, trapu, robuste, avait les yeux vifs et brillants, le visage rouge, et la moustache et la barbe de la couleur de la peau de lion sur laquelle il était assis.

Lorsque les pipes furent vidées, on apporta le café. La pipe et le café réunis constituent les grands honneurs. Dans les audiences ordinaires, on n’offre généralement que l’un ou l’autre. Le café bu, Ibrahim se leva lentement, marcha vers la porte, et, suivi de monsieur Taylor et de nous tous, entra dans la salle des présents. Il les examina les uns après les autres avec une satisfaction visible ; les armures de carabiniers, ornées de leur soleil d’or, semblèrent surtout lui faire grand plaisir. Cependant l’inspection finie, il parut encore chercher autre chose ; mais ne trouvant point ce qu’il cherchait, il adressa quelques mots à son interprète, qui, se tournant vers monsieur Taylor :

– Son Altesse, dit-il, demande si vous avez pensé à lui apporter du vin de Champagne.

– Oui, dit le prince accompagnant ces trois mots français d’un geste expressif de la tête ; oui, du champagne ! du champagne !

Monsieur Taylor répondit qu’on avait prévenu les désirs de Son Altesse, et que plusieurs caisses remplies de ce liquide devaient déjà être déposées au palais.

Dès ce moment, Ibrahim se montra de l’humeur la plus charmante : il rentra dans la salle de réception, parla beaucoup de la France, qu’il regardait, disait-il, comme une seconde patrie, étant petit-fils d’une Française. Puis, pour dernière marque d’honneur, des esclaves entrèrent avec des cassolettes tout allumées, et, les approchant de nos poitrines, ils en parfumèrent notre barbe et notre visage. Cette cérémonie achevée, monsieur Taylor se leva et prit congé du prince en portant successivement sa main droite au front, à la bouche et à la poitrine, ce qui veut dire, dans le langage figuré et poétique de l’Orient : « Mes pensées, mes paroles et mon cœur sont à toi ! »

Puis l’ambassade rentra au consulat dans le même ordre qu’elle en était sortie.

Le soir, monsieur de Mimaut nous offrit d’aller au spectacle. Il y avait à Alexandrie comédie bourgeoise : l’on jouait deux vaudevilles de Scribe.

DAMANHOUR

Cependant, pour que nous ne perdissions pas à Alexandrie, où il était forcé d’attendre le pacha, un temps précieux, monsieur Taylor nous envoya d’avance, Mayer et moi, dessiner les mosquées de cette ville des Mille et Une Nuits, que les Arabes nomment el-Masr et les Français le Caire. Le 2 mai au matin, nous quittâmes Alexandrie, montés chacun sur un âne et suivis de nos deux âniers et de notre domestique Mohammed, qui marchait à pied.

Ce dernier était un Nubien jeune, vigoureux, alerte et intelligent, parlant un peu le français et portant le costume de son pays ; ce costume, des plus simples et en même temps des plus pittoresques, consistait en un caleçon blanc et une tunique bleue, dont les larges manches étaient relevées et retenues par un cordon de soie qui formait une croix au milieu du dos. Sa tête était couverte du tarbouch et entourée d’un turban blanc ; il portait sur ses épaules le manteau noir, appelé abbaye, et sa taille était serrée par une ceinture qui soutenait un poignard à manche d’ivoire ; sa tête, pleine d’expression et de finesse, était encadrée par des cheveux noirs, longs et ondoyants ; sa moustache retombait aux deux côtés de sa bouche parfaitement dessinée, et sa barbe, rare sur les faces, se réunissait plus touffue au menton, où elle se terminait en pointe.

Outre nos deux âniers et notre Nubien, notre escorte était encore renforcée de deux cavas, espèces de gardes du corps appartenant à la milice de la ville, et que le gouverneur d’Alexandrie nous avait donnés pour nous faciliter les débuts du voyage : ils portaient un uniforme particulier, ressemblant à celui des mamelouks, et avaient mission d’obtenir pour nous aide et protection de la part des autorités turques. Nous ne tardâmes point à avoir besoin de leurs bons offices.

Nous suivions depuis quelques heures le chemin qui conduit d’Alexandrie à Damanhour, lorsque nous rencontrâmes le canal Mahmoudié, qui pourrait bien n’être autre que l’ancienne Fossa, qui conduisait les eaux du Nil de Schedia à Alexandrie ; le défilé était gardé par des troupes turques, auxquelles nous justifiâmes de nos tekeriks ou passeports. Le chef s’inclina devant les hiéroglyphes dont ils étaient ornés, et nous déclara que nous étions parfaitement libres de continuer notre route, mais à pied et sans suite. Nous demandâmes l’explication de cette étrange décision, et nous présentâmes de nouveau nos passeports ; à cette seconde exhibition, le chef répondit, en s’inclinant toujours, que nos laissez-passer étaient parfaitement en règle, portaient à leur centre, il est vrai, le plan et l’élévation du temple de Salomon, et à leurs quatre angles, le sceau de Saladin, le cachet de Solyman, le sabre et la main de justice de Mahomet, mais rien qui concernât notre domestique, nos ânes et nos âniers. Nous appelâmes alors nos cavas à notre aide ; mais nous les trouvâmes sans aucune opinion sur la question qui nous divisait. Cependant ils nous donnèrent un avis, c’était d’offrir une dizaine de piastres au chef du poste. Comme la piastre égyptienne vaut à peine sept ou huit sous de notre monnaie, nous ne vîmes aucun inconvénient à suivre leur conseil ; au reste, nous ne tardâmes pas à nous apercevoir qu’il était le meilleur. Les barrières du canal s’ouvrirent, et nous passâmes triomphalement, nous, nos bêtes et nos gens ; quant aux cavas, ils n’allèrent pas plus avant, leur mission se bornant à nous faire ouvrir les barrières du canal : on vient de voir comment ils l’avaient remplie. Nous ne leur en donnâmes pas moins le batchis [bakchis], qui est le pourboire de France, le trenkgeld des Allemands, la bonne-main d’Espagne, la clef d’or de tous les pays.

Nous suivîmes les bords du canal, et, après deux heures de marche par un pays monotone et plat, nous fîmes halte à la porte d’un Grec nommé Tuitza, qui nous reçut dans sa petite maison carrée, et nous donna l’autorisation de manger à l’ombre, à condition que nous nous fournirions notre déjeuner et qu’il en prendrait sa part. Cette hospitalité me rappela celle de Sicile, où ce sont les voyageurs qui nourrissent les aubergistes.

Le repas terminé, nous prîmes congé de notre hôte, et nous nous remîmes en route. Le chemin d’Alexandrie à Damanhour n’a de remarquable que sa stérilité ; nous marchions dans une mer de sable où nos ânes et nos hommes enfonçaient jusqu’aux genoux. De temps à autre quelque brûlante rafale de vent mêlée de poussière nous aveuglait en passant, et nous reconnaissions à l’oppression momentanée de notre poitrine que nous venions de respirer la chaude haleine du désert. Parfois, à notre droite et à notre gauche, nous apercevions sur des points élevés, qui, lors des débordements du fleuve, deviennent des îles, des villages ronds, dont les maisons, de forme conique, bâties de briques et de terre, étaient percées de petits trous carrés destinés à laisser pénétrer dans l’intérieur la lumière strictement nécessaire et le moins de chaleur possible. Enfin, à des intervalles inégaux, mais assez rapprochés, nous rencontrions au bord de la route quelques tombeaux isolés de solitaires ou de derviches, ombragés par un palmier, religieux ami du sépulcre, et au-dessus duquel tournaient avec des cris aigus une nuée rapide d’éperviers

Il était trois heures à peu près quand nous aperçûmes de loin Damanhour ; c’était la première ville franchement arabe que nous allions visiter, car Alexandrie, avec sa population cosmopolite, n’est qu’un mélange de peuples divers, dont le caractère et l’originalité s’effacent peu à peu par le frottement.

Le mirage nous montrait la ville comme une île entourée d’eau et de brouillards ; à mesure que nous approchions, les vapeurs de ce lac factice s’évaporaient peu à peu, et les objets nous apparaissaient sous leur véritable forme ; nos ombres s’allongeaient aux derniers rayons du soleil couchant, les palmiers balançaient gracieusement leur parasol de verdure au vent frais du soir, lorsque nous mîmes pied à terre aux portes de la ville, dont les élégants madenehs s’élançaient au-dessus des murailles des mosquées, peintes alternativement de bandes rouges et blanches.

Nous nous arrêtâmes un instant avant de franchir les portes, pour contempler ce paysage si nouveau pour nous. Un ciel pur, transparent et d’une finesse de tons dont aucun pinceau ne pourrait donner l’idée, des étangs qui bordent réellement un côté de la cité et qui reflètent ses murailles dans leurs eaux dormantes, de longues files de chameaux conduites par les paysans arabes, et se glissant lentement dans la ville, tout donnait à ce merveilleux tableau un air de vie, de calme et de bonheur, plus remarquable encore après cette préface du désert que nous venions de traverser.

Damanhour ne possède qu’une auberge, quoique sa population soit de huit mille âmes. Mohammed, après nous avoir fait traverser des rues d’une sauvage originalité, nous conduisit à ce bienheureux caravansérail, dont nous nous faisions d’avance, et d’après les descriptions des Mille et Une Nuits, une idée tout à fait féerique. Malheureusement nous ne fûmes point à même de comparer la poésie à la réalité : l’hôtellerie était pleine à n’y pas loger une souris, et, quoi que nous pussions dire et quelque offre que nous fissions, il nous fallut retourner sur nos pas. Quoique déjà désappointés sur bien des choses, le souvenir de l’hospitalité arabe, si souvent vantée par les voyageurs et célébrée par les poètes, me revint à l’esprit, et j’invitai Mohammed à faire quelque tentative auprès des propriétaires des maisons les plus confortables que nous rencontrâmes sur notre route ; mais toutes furent inutiles : nous en fûmes pour nos avances, et fort humiliés des refus dont nous étions l’objet, force nous fut de rejoindre nos amis, qui, plus prudents que nous et ne voulant pas faire des pas inutiles, nous attendaient à la porte de Damanhour. Il n’y avait pas deux partis à prendre ; je regardai autour de nous pour chercher un endroit favorable à notre campement, et, ayant avisé un massif de dattiers, je fis étendre nos tapis sous leur feuillage ; puis je donnai le premier l’exemple de la résignation aux décrets de la Providence, en serrant la ceinture de mon pantalon, et en me couchant le dos tourné à la ville inhospitalière qui nous avait repoussés de son sein.

Malheureusement, du côté opposé à la ville, et juste dans le cercle qu’embrassait mon rayon visuel, s’élevait une charmante maison arabe, dont les murs blancs se détachaient sur un bosquet de mimosas d’un vert délicieux. Je ne pus résister au désir de faire une dernière tentative, et j’envoyai Mohammed en ambassade au propriétaire de cet oasis. Il était à la ville, et en son absence ses serviteurs n’osaient prendre sur eux de recevoir un étranger.

Une demi-heure après je vis sortir de Damanhour et s’avancer vers nous un cavalier richement vêtu, monté sur un magnifique cheval blanc et suivi d’une escorte nombreuse ; je présumai que c’était notre homme, et je fis ranger notre petite caravane, en lui recommandant de prendre l’air le plus piteux possible, sur le bord de la route où il devait passer. Lorsqu’il fut à dix pas de nous, nous le saluâmes, il nous rendit notre salut, et, nous reconnaissant à nos habits pour des voyageurs francs, il s’informa du motif qui nous retenait hors de la ville à une heure aussi avancée. Nous lui racontâmes alors notre mésaventure dans les termes les plus propres à l’attendrir. Notre récit fit un effet merveilleux, et, quoique la traduction eût dû lui faire perdre de son intérêt, il ne nous en invita pas moins à le suivre et à venir passer la nuit dans cette maison blanche aux mimosas verts, qui était depuis une heure l’objet de tous nos désirs.

On nous conduisit d’abord dans une grande chambre, autour de laquelle régnait un large divan recouvert de nattes. Nous étendîmes nos tapis par dessus, ce qui, malgré cette précaution, n’en faisait pas un matelas bien moelleux. À peine avions-nous achevé ces préparatifs nocturnes que trois domestiques entrèrent, portant chacun un plat de porcelaine recouvert d’un dôme d’argent d’un joli travail : l’un contenait une espèce de ragoût de mouton, l’autre du riz, et le troisième des légumes ; ils posèrent ce service à terre. Nous nous accroupîmes, Mayer et moi, en face l’un de l’autre. Un esclave nous apporta un bassin à laver les mains, et nous commençâmes notre apprentissage de gastronomes orientaux en nous servant chacun avec nos doigts ; ce qui, malgré notre appétit, ôta un peu de charme à notre repas. Quant à notre boisson, c’était tout bonnement de l’eau de citerne, dans une gargoulette à bouchon d’argent. Le souper terminé, le même esclave nous donna de nouveau de quoi nous laver les mains et la bouche ; puis on apporta le café et les chibouques, et on nous laissa libres de veiller ou de dormir.

Nous nous regardâmes quelque temps encore à travers la fumée de nos pipes ; puis, après avoir rendu grâce à l’hospitalité de notre hôte, nous fermâmes les yeux en le recommandant au prophète.

Le lendemain je me réveillai avec le jour ; en deux sauts je fus sur pied et hors de la maison. Je fis le tour de la ville, pour en trouver le meilleur aspect ; puis, après en avoir dessiné une vue générale, je fis deux ou trois croquis de mosquées, et je revins tout courant retrouver ma caravane et donner l’ordre du départ. Avant de quitter la maison, je voulus remercier le maître ; mais notre sage musulman était dans son harem, il n’y eut donc pas moyen de le voir ; je demandai son nom, afin de le transmettre à la postérité : il s’appelait Rustum-Effendi. Je donnai le batchis aux esclaves, nous enfourchâmes nos montures, et à cinq cents pas de Damanhour nous nous retrouvâmes au milieu du désert.

Nous marchâmes six à sept heures dans le sable ; puis enfin nous arrivâmes sur une crête peu élevée, du sommet de laquelle nous aperçûmes tout à coup et sans préparation le Nil.