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La pression montait un peu plus à chaque pas le rapprochant du terrain. Rafael marchait droit devant lui sans se soucier de là où il mettait les pieds et bousculait plusieurs personnes sur son passage. Çà et là, des spectateurs étaient réunis par groupes, assis ou debout, pour applaudir et brandir des pancartes. Partout autour de lui, la foule était en délire. Des sonorités étranges, d’innombrables noms d’oiseaux, des paroles de douleur, d’amour, des accents de colère, des voix perçantes ou étouffées, tout cela accompagné de battements de mains, faisaient un tumulte qui tournoyait dans cet air festif, pareil au tourbillon des tempêtes de sable. De Rafa - À l’école de la rue à Rafa II - L’équipe type, Rafael nous entraîne au cœur d’une aventure trépidante dans ce récit empreint d’humour et de suspens.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Footeux dans l’âme – pas celui de la télé, mais celui qui consiste à courir sur un vrai terrain avec de vrais gens –,
Raphaël Chiron s’est inspiré de sa passion pour imaginer les aventures de Rafa au Brésil, la terre du football.
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Seitenzahl: 198
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Raphaël Chiron
Rafa II
L’équipe type
Roman
© Lys Bleu Éditions – Raphaël Chiron
ISBN : 979-10-377-9091-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Le jour se levait sur la Rocinha et la vie s’invitait petit à petit dans ses rues.
Un peu partout, les commerçants installaient à tour de rôle leurs stands de marchandises. Rafael connaissait quelques-uns d’entre eux, mais de tous, son préféré était le vendeur de fruits et de légumes de la rue Saint Parraxo. Il s’agissait d’un vieil homme d’une soixantaine d’années à la longue barbe grise et qui fumait la pipe à longueur de journée. Cela avait pour effet de lui donner l’air d’être un vieux marin sympathique.
À chaque fois, sur le chemin de l’école, cet homme proposait à Rafael une pomme qu’il ne refusait pour ainsi dire jamais.
Nous étions au cœur de l’été et la journée s’annonçait une nouvelle fois chaude.
L’insouciance de la jeunesse comme armure, leur cartable sur le dos, Pablo, João et Rafael arpentaient les allées de la Rocinha d’un pas rapide. Encore une fois, le car était parti sans eux (le réveil matin de la mère de João avait de plus en plus souvent un sérieux problème d’allumage).
Sur le chemin, des camarades d’école venaient se greffer peu à peu au petit groupe. Parmi eux, il y avait ce gars qui avait un léger accent italien. Il s’appelait Tonio, mais, à part sa grand-mère chez qui il vivait, la plupart de ses amis l’appelaient Rital.
La rumeur racontait que sa mère l’avait abandonné alors même qu’il n’était qu’un bébé. Elle l’aurait laissé en pleine nuit devant la porte de la maison de sa génitrice avec un mot dans le landau qui disait à quelque chose près ceci : Maman, je te laisse mon fils. Il s’appelle Tonio. Je suis sûre que tu t’en occuperas bien. Je ne me sens pas le courage d’être mère, pardonne-moi. Je t’aime.
Ce matin-là, le sujet principal des conversations concernait Rafael.
Ses amis voulaient à tout prix savoir qui étaient les propriétaires de cette luxueuse voiture dans laquelle il était monté la veille.
Rafa fit en sorte de ne pas s’étaler sur le sujet, détournant assez vite la discussion sur les dernières performances de son équipe préférée : Flamengo.
Sa stratégie fut payante puisqu’ils ne parlèrent ensuite plus que de football. Et puis, après tout, ce n’étaient pas leurs oignons.
Alors que l’école n’était maintenant plus qu’à quelques mètres, un vent frais se leva et la température baissa subitement.
Au loin, l’horizon devint sombre, comme si, là-bas, on avait éteint les lumières. Une avalanche d’énormes nuages noirs se rapprochait à une vitesse prodigieuse et de premières gouttes de pluie se mirent à tomber.
À l’abri sous un large parapluie, le maître d’école était présent au niveau du petit portillon de bois.
Il était coiffé d’un large couvre-chef d’une couleur située entre le jaune et le marron. Ce chapeau donnait à sa figure un air curieux, mais qu’on aurait su définir. Il regardait par-dessous comme un gardien de phare grognon.
D’un geste du bras, il stoppa Rafael dans son élan et l’invita à le rejoindre sous sa sombre ombrelle toilée.
— Bonjour Rafael. J’aimerais te parler de quelque chose, mais je vais attendre que tout le monde soit rentré.
Rafael se demanda dans un premier temps de quoi il pouvait s’agir avant de se rendre à l’évidence. Il allait lui aussi l’interroger sur ces types.
Un petit nez fin, des cheveux coupés à la brosse, de grandes oreilles soutenant des lunettes aux verres épais comme des fonds de bouteille, un mètre dix debout, les bras levés sur une chaise, Baptiste fut le dernier élève à franchir le portail.
Il avait semblé surgir de nulle part, comme si un prestidigitateur l’avait tout à coup fait sortir de son chapeau.
Ses camarades de classe le surnommaient « petite taupe » étant donné que sans ses lunettes, il ne voyait pas plus loin que le bout de son nez.
Rafael le trouvait marrant. Et cela était dû en partie au fait qu’il avait un cheveu sur la langue qui le faisait zozoter à la moindre syllabe un peu sifflante.
D’énormes gouttes de pluie, grosses comme des pièces de monnaie, claquaient autour de lui. L’eau ruisselant sur ses verres, ses lèvres, sur ses joues, son menton pointu.
Il était trempé de la tête aux pieds, mais cela ne semblait pas le déranger plus que ça, et il bafouilla les mots :
— Bonjour, monsieur. Falut Raf ! Il fait un fale temps aujourd’hui, pas vrai ?
— Bonjour, Baptiste. Oui, mais la terre en a besoin en ce moment. Il a fait trop chaud ces derniers temps, lui répondit le vieil instituteur, un peu mal à l’aise.
— Vous avez raison, en plus moi je n’aime pas quand il fait trop faud.
Comme pour lui donner la réplique, au loin, l’orage gronda.
Rafael laissa soudain échapper un petit rire maladroit, mais Jose, dont l’esprit sérieux l’emportait toujours, fronça les sourcils immédiatement après et dit :
— Va te mettre à l’abri mon grand, on arrive !
La tête d’ampoule hocha la tête et se mit à courir en direction de la salle de classe l’instant d’après.
Rafael s’apprêta à rire à nouveau au moment où José l’interloqua de sa grosse voix professorale :
— Que te voulaient ces deux hommes à qui tu as parlé hier ?
Sous le regard inquisiteur du vieil homme, Rafa eut soudain l’impression d’être observé aux rayons X.
Il ne répondit pas tout de suite, figeant, silencieux, son attention sur un très vieux monsieur qui, malgré la pluie battante, marchait à découvert, une laisse à la main avec au bout, un minuscule chien blanc qui lui fit penser à une serpillière mal essorée.
L’ancêtre remontait la rue comme un zombie, la tête rentrée dans le col de son manteau. Il faisait peur à voir. Pitié aussi.
— Ils sont venus me proposer de rejoindre l’école de foot de Vasco de Gama, balbutia-t-il finalement d’une voix chevrotante.
— Oh. Je vois. Ce n’est certes que mon avis, mais, pour le peu que je les ai vus, ces loustics ne m’inspiraient rien de bon. Qu’en pensent tes parents ?
La voix du maître d’école lui sembla venir de loin, de très loin.
Rafael le regarda un instant en silence, l’air béat avant de lui répondre :
— Il n’y a que ma mère qui les a vus. Et elle ne les a pas beaucoup aimés, elle non plus à vrai dire.
— Et toi, ils t’ont paru sérieux ou pas ?
— À vrai dire, je n’en sais trop rien. Mais ils m’ont vendu du rêve en tout cas, ça c’est certain.
— J’imagine mon grand. Il faudrait que ton père les rencontre avant de décider quoi que ce soit.
— Oui, c’est prévu m’sieur. Dimanche, ils reviennent à la maison normalement.
En guise de ponctuation à sa phrase, un énorme éclair déchira le ciel, suivi d’un coup de tonnerre gigantesque. En l’espace de quelques secondes, ils furent criblés de grêlons gros comme des cailloux. Le vent soufflait fort et les grains rebondissaient sur la chaussée comme une rafale de mitraillette.
Il était temps de courir et c’est ce qu’ils firent.
Dans la classe, les élèves étaient en train de s’installer à leurs places avec une certaine indiscipline. Dix grosses minutes furent nécessaires afin que la chose se produise enfin.
Jose observa la scène dans un silence contenu. Et puis, il s’assit à son tour et commença la lecture de l’une de ses fiches. Un condensé de trucs barbants à souhait.
Sans surprise, au fil des paragraphes, il perdit une grande majorité de son auditoire.
Dehors, les éclairs se succédaient à présent dans un ciel devenu noir comme de l’encre. Rafael imagina un instant que ce déchaînement des éléments avait un rapport avec la mort de Pépé. Que les cieux s’étaient enfin décidés à protester contre, peut-être.
Il éprouvait une sympathie pour ce ciel en colère. Car c’était comme si cette puissance aveugle et brutale le rendait profondément VIVANT.
Au final, la matinée passa vite. À tel point qu’il se demanda s’il n’avait pas dormi au moment où sonna l’heure du déjeuner.
Aux alentours de 14 h, l’orage céda la place à une pluie fine, régulière et il naquit un arc-en-ciel à l’ouest, là où le soleil brillait sous des nuages bordés d’or.
Rafa était à ce moment-là en train de flâner dehors, à observer l’endroit exact que ses pieds foulaient pour tenter d’éviter les flaques d’eau présentes un peu partout sur le sol.
Son point de chute serait la piaule de son pote Manolo, il en avait décidé ainsi.
Au moment d’arriver devant chez lui, il ne fut pas surpris de constater que sa fenêtre de chambre était grande ouverte.
Malgré son absence, il alla s’allonger sur son lit. Malgré le fait que cela ne soit qu’un vieux sommier en mousse posé sur une armée de ressorts rouillés, il le trouvait plutôt confortable.
Cette petite pièce était baignée comme à son habitude d’un subtil mélange d’odeurs de marijuana, de transpiration et de chaussettes sales.
L’intense silence fut soudain interrompu par un bruit de chasse d’eau et Manolo débarqua peu de temps après.
Vêtu d’un simple slip à la couleur vaguement blanche et d’une paire d’escarpins miteux, il n’avait pas vraiment d’allure.
— Qu’est-ce tu fais là toi ? Tu crois que c’est la fête ou quoi ? interrogea-t-il avec son air de vieux chat aigri.
Rafael arbora un grand sourire et rétorqua :
— Salut, mon pote, j’avais envie de te voir. Tu sais bien que t’es comme une seconde mère pour moi.
Manolo ne riait pas. Pour tout dire, il semblait même franchement énervé.
Rafael réajusta l’oreiller sous sa tête, joignit les mains derrière la nuque et lui demanda s’il voulait aller à la plage.
Ce à quoi il répondit :
— Tu n’as pas d’école cet après-midi ?
— Bah non, on est mercredi.
— Ah oui, c’est vrai. J’avais oublié qu’on était la journée de la glande aujourd’hui, autant pour moi.
En disant cela, Manolo s’était saisi d’une fin de mégot qui était à dormir dans un cendrier en forme de grosse godasse.
Et puis, il le ralluma avec l’aisance de l’habitude, tira une grande bouffée de fumée et rétorqua qu’il était d’accord à la condition qu’on lui laisse le temps d’enfiler son nouveau maillot de bain.
Sur le moment, tout en le regardant quitter la pièce, Rafael se demanda qui était ce « on » que Manolo avait pris soin de mentionner.
Peu de temps après, il réapparut avec son maillot et prit la pause à la manière d’une statue grecque.
— Alors, il en jette un max mon maillot, pas vrai ? interrogea-t-il avec entrain.
Rafael eut pendant un court moment le sentiment de ne plus savoir parler et resta muet, l’air gêné avant de finalement dire :
— Oh, tu veux vraiment la vérité ?
— Hum… Je sens qu’elle va être vexante, mais vas-y quand même pour voir !
Rafael se leva alors d’un bond du lit et lui répondit, d’une voix remplie d’assurance, qu’il trouvait que son maillot ressemblait à celui d’une gonzesse.
Manolo haussa le ton :
— Pff… Tu n’y connais rien à la mode, c’est désespérant mon pauvre.
— Tu es au courant qu’il est rose ton machin ou pas ?
— N’importe quoi, il est rouge espèce d’aveugle !
— Non, ça, c’est du rose mon pote, rétorqua Rafael dans un large sourire.
Manolo, qui s’était à présent assis à un bout de sa couchette, les mains pendantes entre les genoux, le regarda avec un air distrait, tira une grosse latte sur sa cigarette et rétorqua, l’air franchement énervé :
— Non, ROUGE !
— Je crois qu’il est temps que tu retournes en maternelle pour y réviser tes couleurs mon copain.
La bouche de Manolo se pinça rien qu’un instant, mais Rafael le vit. Il l’avait piqué au vif et en éprouva une joie incroyable.
Le souffle qu’il avait retenu lui échappa finalement dans un profond soupir et sans ajouter un mot, il chargea son sac de quelques livres et d’une large serviette de bain vaguement verte.
Rafael jeta un œil à sa montre au moment de rejoindre la rue, il était 15 h.
L’arc-en-ciel avait disparu et le ciel était à présent immaculé de bleu.
En chemin, les deux amis croisèrent la route de Rodolfo qui animait comme à son habitude la rue principale de Rocinha avec sa guitare.
Avec ses longs cheveux bouclés, son petit panama sur la tête, ses lunettes de soleil de forme ronde à la teinture sombre, sa chaînette couleur or, sa chemise à fleurs, ce quarantenaire bedonnant avait à n’en pas douter une certaine classe.
Ils ne s’arrêtèrent pas pour l’écouter. Et pour cause : le gars devait connaître en tout et pour tout trois accords qu’il s’acharnait à faire tourner en boucle pendant des plombes et qui sonnaient faux une fois sur deux.
Sans surprise, la plage était bondée de monde (la chaleur et l’horaire suffisaient à expliquer un tel état de fait).
À voir tous ces gens affalés sur le sable, collés les uns aux autres, Rafael eut le sentiment de se retrouver face à une colonie de phoques et partagea cette pensée avec son ami. L’idée fit sourire Manolo, mais il resta silencieux, observant l’océan, un brin rêveur. Tout comme la légère brise qui lui caressait les narines, entendre le bruit des vagues s’écraser contre la plage lui apaisait l’esprit.
Son état méditatif prit fin à l’instant où Manolo prononça les mots :
— Allez, suis-moi mon copain, on va aller marcher sur deux ou trois cadavres, ça va nous distraire !
Manolo avait ponctué sa phrase avec un sourire qui lui fendit la bouche jusqu’aux oreilles.
Et puis, Rafael lâcha un petit rire en forme d’accord.
Un instant plus tard, les deux garçons s’invitaient dans une foule de corps pour la plupart inertes et presque nus.
Rafa trouva drôle de voir à quel point tous ces gens pouvaient être différents les uns des autres : il y en avait des jeunes, des vieux, des gros, des minces, des musclés, des maigres, des grands, des petits, des noirs, des blancs, des marrons, des jaunes…
D’une certaine façon, cela était étrange de se dire que tous ces corps entremêlés appartenaient à la même espèce. Celle-là même à la fois capable de voyager dans l’espace et, dans le même temps, raser des forêts entières, en faire du papier et écrire dessus : sauvons les arbres.
Sur cette grande étendue de sable fin, il était difficile pour les garçons de ne pas marcher sur un bout de serviette, une main, un pied ou quelque chose qui ne leur appartenait pas.
Ils s’installèrent finalement sur le sable mouillé, à même pas deux mètres de l’eau.
Rafael s’allongea sur la serviette de bain que Manolo lui avait prêtée pour l’occasion. Une étoffe de tissu rêche d’une taille à peine plus grande que celle d’une serviette de table.
Et puis, après s’être aspergé le corps de crème solaire, il se mit à contempler au loin l’énorme statue du Christ du mont Corcovado.
D’épais nuages cotonneux lui coiffaient à ce moment-là la tête. Du haut de ses 38 mètres, avec son visage sévère et calme, ses longs bras positionnés en croix, elle dominait de façon impressionnante la ville de Rio et ses environs.
L’imposant bloc de béton semblait rencontrer le ciel comme une pièce de puzzle s’y emboîtant. C’était une vision impressionnante. Oui, vraiment.
Chaque minute, la chaleur était plus intense.
Pour Rafael, la baignade devenait une affaire urgente et il le fit savoir à son ami en ces termes :
— On va se baigner vieille loque ?
La réponse de Manolo fut une espèce de bouillie sonore, un bouquet de consonnes prononcées avec une intonation de voix faisant penser à un : non, plus tard.
Rafael n’insista pas et se dirigea seul en direction de l’eau.
Il la trouva affreusement froide.
Dans le même temps, assis sur sa serviette, Manolo le regardait d’un œil moqueur.
Et puis, il se leva à son tour et pénétra peu de temps après l’eau avec fracas. Il termina sa course par un plongeon à l’image de la taille de son ventre : énorme.
Rafael fut trempé aussi sec.
— T’es qu’une foutue baleine mec ! lui lança-t-il alors, furieux.
— Ce n’est pas trois gouttes d’eau qui vont te tuer, lui répondit l’effronté avant de disparaître sous l’eau.
Rafael prit le temps de la réflexion avant de juger qu’il avait somme toute raison de dire cela et de plonger à son tour.
Il aimait cette sensation d’immersion, cet instant où plus rien ne semble vraiment exister à part vous-même. Le sel avait beau lui brûler les yeux, il les gardait ouverts. Un poisson pouvait faire irruption à n’importe quel moment et c’était là un spectacle qui valait bien le risque de quelques yeux rouges.
Entre deux baignades, l’après-midi passa, inexorablement.
Le soleil commençait à tomber derrière la ligne d’horizon lorsque débarqua Barbara, une adolescente aux longs cheveux noirs et au physique de mannequin.
Elle passa juste devant les garçons, sans un regard, la tête haute avec sa démarche féline habituelle.
Manolo essaya de se montrer discret à la regarder, mais l’espionnage n’était pas son point fort et il la fixa avec tellement d’insistance qu’on aurait dit une espèce de satyre.
Si cette fille avait eu à ce moment-là accès aux images qu’il était en train de se fabriquer dans son cerveau, elle aurait appelé la police immédiatement, sans aucun doute.
— Arrête de la mater comme ça l’ami ou tu vas finir par te faire sortir les yeux des orbites, lui lança Rafael avant d’ajouter, t’es amoureux ou quoi ?
Manolo leva les yeux vers lui, un point d’interrogation sur la figure et dit :
— Bien sûr que je le suis. N’importe quel garçon qui croise son regard le devient sur le champ mon petit pote !
Rafael se racla la gorge et lui répondit, l’air amusé :
— Tu te trompes. Je ne suis pas amoureux d’elle, moi !
Les moqueries de Manolo pouvaient ronger comme de l’acide. Et voilà que sa réponse lui en valait quelques gouttes.
— Pff… Toi, tu es amoureux d’une baballe. Tu n’es pas normal donc ça ne compte pas !
— N’importe quoi !
— Si, tu sais très bien que j’ai raison.
Rafael ne répondit mot, plaqua sa tête au sol et se mit à observer les nuages danser au gré du vent.
Manolo s’était pendant ce temps-là assis en tailleur sur sa serviette, les lunettes de soleil tombées à la pointe du nez, la mâchoire pendante.
Voir une belle femme se mouvoir dans un petit bikini avait tendance à faire chez lui cet effet-là.
« Ferme la bouche l’ami ou tu vas finir par gober une mouche », s’esclaffa Rafael dans un large sourire.
Trop absorbé par la découverte des tentations que Barbara déclenchait en lui, Manolo ne lui rétorqua rien. On aurait dit qu’il était tout à coup rentré dans un état d’hypnose profond.
Derrière lui, à une dizaine de mètres, des badauds se faisaient une partie d’altinho (un jeu consistant à se passer la balle avec le pied dans l’idée qu’elle ne touche pas le sol).
L’exercice était pratiqué avec une grâce et une aisance impressionnante. On aurait dit que ces mecs-là avaient fait ça toute leur vie. Ce qui en soi n’était pas loin d’être vrai.
Une gonfle, une plage, la liberté !
Alors qu’au loin le soleil était devenu d’une couleur franchement rouge, le vendeur de friandises attitré de la plage fit son apparition.
Une nouvelle fois, avec son physique de déménageur et son uniforme bleu, il avait passé sa journée à arpenter des kilomètres de sable. Une barrique sur chaque épaule : d’un côté le maté, de l’autre la limonade.
Avec sa démarche nonchalante, il hurlait « Olha o mate » pour avertir de sa présence et proposer à qui en voulait son fameux mate limão. Il en coûtait deux reis pour s’offrir le saint breuvage dosé sur mesure.
Rafael n’avait pas d’argent et cela l’énerva.
Il avait la bouche sèche et aurait donné cher pour avoir droit à un coke bien frais.
C’est trop nul d’être pauvre, pensa-t-il, dépité.
Au moment de détourner son regard, il aperçut à une cinquantaine de mètres deux silhouettes familières venir vers lui. Et pour cause, c’étaient deux de ses fidèles potes.
Tom était de petite taille, avec un visage rond, un petit nez droit, de grands yeux marron et une longue chevelure blonde.
En comparaison, Tonio était déjà beaucoup plus grand. Ce n’était pas véritablement un beau garçon, mais il possédait un je-ne-sais-quoi qui plaisait aux filles. Ses grands yeux bleus, peut-être.
La grande majorité de leur temps libre, ils le passaient ensemble. À jouer de la musique le plus souvent. Tom jouait de la gratte et Tonio l’accompagnait au chant.
Ils se produisaient au moins une fois par semaine dans un des bars du coin, un petit zinc d’une rue de Copacabana où la mélodie de l’âme brésilienne résonnait à chacun des pas que l’on y faisait.
Le gérant du troquet leur portait une affection certaine. Chaque fois que les garçons venaient chez lui faire de la musique, il leur offrait toujours une consommation gratuite avec en plus, s’ils le désiraient, quelques cacahuètes.
C’était un homme d’une trentaine d’années, plutôt petit, maigre, avec un visage en lame de couteau, des cheveux très courts grisonnants, taillés en brosse, et qui portait toujours un costume gris sombre. Si tant est qu’un homme puisse porter sa profession sur sa figure, celui-là ne donnait pas l’impression d’être responsable de bar, mais plutôt avocat.
On ne refusait jamais une Caïpirinha bien fraîche (un cocktail brésilien à base de Cachaça, de sucre, de cannes et de citron), et cela encore moins quand cette dernière vous était offerte de bon cœur par Suzanne, la femme du patron. Une magnifique brune taillée façon déesse.
Rafael avait une estime toute particulière pour Tom, car en plus de le trouver sympa, il était un de ses rares amis à posséder une mobylette. Et pas n’importe laquelle : son guidon était tellement incurvé que cela lui donnait des airs de petite moto de course. Elle avait la classe, vraiment.
En les voyant, Rafael poussa une exclamation ravie et fut aussitôt déçu de constater qu’ils ne semblèrent pas partager son enthousiasme.
En guise de bonjour, Tom aspira à l’aide d’une paille une rasade de soda en canette, et demanda, l’air faussement inquiet :
— Est-ce que Manolo dort ou alors est-ce qu’il est décédé ?
— Il dort. Enfin, je crois, répondit Rafael dans un mélange d’amusement et d’inquiétude.
Tom se rapprocha de Manolo, forme humaine inerte allongée sur le dos, les bras en croix. Ses cheveux défaits lui tombaient sur la nuque comme des algues rejetées sur le sable. On aurait dit un cadavre dont on aurait pris soin de cacher le visage.
Tom approcha ensuite son oreille de sa bouche et s’exclama avec un large sourire accroché aux oreilles :
— Oh, il est marrant son ronflement, on dirait celui d’un petit cochon.
— Mouais. Moi, j’aurais plutôt dit celui d’un gros, rétorqua Rafael avec un large sourire en guise de ponctuation.
— Vous savez ce qu’il vous dit le cochon bande de nazes ? répliqua Manolo en faisant l’effort d’ouvrir un œil.
Il se redressa ensuite tant bien que mal de sa serviette, salua ses amis d’une brève poignée de main puis sortit de son petit sac en bandoulière une boîte métallique dans laquelle se trouvait le kit du parfait petit drogué : feuilles à rouler, briquet, boulette de chanvre.
Et puis, il se roula un cône, naturellement.
Comme aspiré par la mer et ses profondeurs, le soleil tombait à présent à une vitesse prodigieuse, laissant une traînée rouge sang sur l’horizon.
Les quatre amis rejoignirent le grand escalier principal de la plage.
Tom avait garé sa petite charrette métallique pas très loin de l’édifice en question. Laquelle était attachée à une borne métallique avec une grosse chaîne cadenassée. Pour lui, cette mob était bien plus qu’un moteur et une carrosserie, c’était une fidèle amie à la mécanique fiable.