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"Les yeux mi-clos, Eugénie franchit le seuil de la porte. La clarté du jour l'étourdit. Elle se dirige vers l'arrière de la ferme, son seau à la main. Il tape contre son mollet et la poignée métallique grince au rythme de ses sabots. Elle sent l'humidité de la terre, la brume accrochée aux herbes mouille ses chevilles. L'air est vif, elle se repait de ses senteurs matinales. Elle arrive à la cabane, soulève le loquet et retient sa respiration. Trop tard : comme à l'accoutumée, la puanteur qu'elle traverse lui saisit la gorge. Un nuage de mouches vrombit au-dessus de la fosse, elle vide le pot et ressort précipitamment." La narratrice, alors en plein burn-out, débute l'écriture d'un livre. Un dialogue singulier entre elle et son personnage principal Eugénie s'installe, des liens se tissent, de la poésie se mêle à la prose. "Réclamer le ciel" est le récit d'une mise en mouvement initiée en état de fragilité, et d'une émancipation conquise depuis cet endroit.
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Seitenzahl: 116
Veröffentlichungsjahr: 2023
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À mes grands-mères, Andrée et Marie-Louise
« Tout avait l’air en mosaïque : les animaux marchaient les pattes vers le ciel sauf l’âne dont le ventre blanc portait des mots écrits et qui changeaient. La tour était une jumelle de théâtre ; il y avait des tapisseries dorées avec des vaches noires ; et la petite princesse en robe noire, on ne savait pas si sa robe avait des soleils verts ou si on la voyait par des trous de haillons. »
Max Jacob, « Kaléidoscope »
Les personnages
Prologue
La femme qui tombe (s’échouer)
Eugénie
J’en sais un peu plus à propos d’Eugénie
Honorine
Photo de mariage
L’Étang Rond
Orage
Liminarité
Sorties de confluence
Irréversibilité
Notre balançoire
Ami, sais-tu ?
Le festin de Marcelle
La petite fille aux allumettes
À la ferme de Lucien
Le vacher
Une vieille querelle
Qui de la chouette, qui de la pie ?
Jour d’hiver
La maille du temps
Réclamer le ciel
Un après-midi tranquille
À bicyclette
Anagnorisis
Kaléidoscope
L’épicerie
Métier à tisser
Le fil du monde
Épilogue
Clair de Lune à Milos
Remerciements
Eugénie : née en 1900. Elle épouse Émile. Ils auront un fils, Alexandre.
Émile : le grand amour d’Eugénie.
Alexandre : fils d’Eugénie et Émile. Pharmacien. Il épouse Marcelle.
Marcelle : Parisienne d’origine, elle vit avec sa belle-mère Eugénie dans la Creuse pendant la seconde guerre mondiale.
Mariette : fille de Marcelle et d’Alexandre, née au début de la Seconde Guerre mondiale.
Gustave et Yvonne : parents d’Émile.
Jeanne : sœur d’Émile.
Louise : fermière voisine et amie d’Eugénie.
Amable : mari de Louise.
Agathe : leur fille.
Marcel : compagnon de détention d’Alexandre.
Michel : âgé de 10 ans. Il aime bien Eugénie, il lui rend souvent visite.
Lucien et Simone : fermiers d’un village voisin, grand-père et mère de Michel.
Honorine : la vieille dame qui faisait goûter Eugénie après l’école.
Ferdinand : le vieil épicier, un parent éloigné d’Eugénie.
Félicien : l’épicier ambulant, sillonne les routes à bord de sa camionnette Citroën.
Germain : l’ancien pharmacien du village.
Écrire un roman, vraiment ?
Alors que je suis en train de tomber, que je m’écroule.
Le corps, le mental, ce sur quoi je m’appuie se dérobe.
Fuir.
Quitter ce travail et ce contexte inappropriés.
Je me dessèche, je me dévitalise.
Trop tard…
Je suis cramée.
Boire – Manger – Dormir.
Je respire, je sais que je suis en vie.
Entre lit et canapé, entre avocat et médecins.
Ma famille et ma maison sont belles.
Mon cerveau a disjoncté, capitulé, je ne ressens plus le stress, le maelström dans lequel je baignais s’est apaisé.
Sur le moment c’est une délivrance.
Je me lève du canapé, je fais trois pas, un, deux, trois, hop !
J’oublie pourquoi je me suis levée.
J’observe le long éboulement du corps et du mental, je m’abandonne…
Je me vois glisser vers un lieu qui m’aurait sûrement effrayée auparavant.
Une nuit noire de l’âme.
Mon corps réclame, je ne résiste pas, je m’abandonne…
Je fais néant, un roman prend naissance.
Étrange concomitance.
Lire – Écrire.
Je découvre que je peux toujours lire et écrire.
Oh, bien sûr ! Pas autant qu’avant, mais je peux.
Pour tout le reste : concentration-trois-secondes.
Pour lire et écrire : des minutes, des heures qui ne font pas effort.
Lire et écrire – comme boire et manger.
Le néant attendra.
« Heureusement le fond n’a pas été atteint, vous avez de la chance » me dira plus tard une spécialiste.
Ma famille et ma maison sont belles.
L’amour, la présence du chéri, le fils-chéri et son adolescence… Il grandit !
Le risotto, les cerises, leur jus sucré…
Le réconfort de la parole qui porte, l’Amie et l’Homme-quidétricote. Démêler, aider à ramener les bords du trou, refermer le gouffre du chagrin.
Tricoter des liens avec d’autres compagnons, écouter ce qui pulse, la petite voix qui sourd – j’ai été sourde si longtemps. L’écriture.
La joie qui s’invite dans le délitement.
Écrire un roman. Haha, l’audace des premières fois !
Quitter ce travail.
Tension de la bataille.
Quitter pour me sauver.
Pantalonnade de la débâcle.
« On ne veut pas travailler de la façon que tu proposes. »
Mais vous êtes venus me chercher pour ça.
Erreur de casting.
Comment fait-on pour trouver sa place dans ce qui vous vomit ? Rejet quand j’incarne ma façon de travailler. De seule, je deviens isolée. (Personne ne veut être mon responsable hiérarchique pendant presqu’un an – absence des RH et DRH – un jour Celuiqui-est-venu-me-chercher m’annonce depuis le garage de montagne où il change les plaquettes de freins de sa voiture la suppression de mon titre de poste, la communication est mauvaise le wifi coupe les mots tranchent. Plus tard viendra la suppression des moyens financiers pour ladite mission – plus d’équipe donc – et enfin, à la faveur d’un déménagement je me retrouverai à un bureau dans un open-space, entre deux équipes avec qui je n’ai aucune relation de travail.)
Perte du sens si je continue ma mission à cet endroit.
Perte de sens si je renonce à cette mission : je déshabille la raison d’être de mon identité professionnelle, le sens de ma venue à cet endroit.
Or, je ne peux m’adapter que si je me réalise, sinon je me tords.
Perte ou perte. Perdante à tous les coups.
Tous les coups en face sont permis.
Résoudre le paradoxe – perdante ou perdante – retrouver le Nord, ma boussole.
La perte de sens est une violence.
Résoudre le paradoxe, puis fuir.
Résister à la peur au harcèlement aux coups bas, ne pas collaborer aux actions qui génèrent tout sauf ce que cette organisation réclame et clame dans sa communication institutionnelle.
Apprendre à se protéger, ne pas utiliser leurs armes.
Me respecter et rester alignée sur ma p… de mission, la déontologie de mon métier comme phare.
Comment fait-on pour résister sans violence ? Qu’est-ce que je préserve de plus précieux pour moi ?
« On ne travaille pas comme ça ici. »
Oui, ça m’a pris plusieurs mois pour le comprendre, mais j’ai
questionné échelon par échelon, jusqu’au grand-chef-à-plumes.
Je voulais l’entendre dire : « On ne travaille pas comme ça ici. »
Il a envoyé un messager pour me le notifier, je l’ai remercié pour sa réponse.
J’avais résolu le paradoxe, je pouvais partir.
Mais qu’est-ce qu’il tord ce merci-là, il annonce l’effondrement à venir.
Fuite, tension de la fuite.
Médecins, avocat.
Le reste du temps, je me dépose. C’est bon.
Ou je me décompose, c’est selon.
Selon quoi ?
Si seulement je savais comment je fais pour me déposer, je le
ferais plus souvent.
La plupart du temps c’est un effondrement.
Des pans entiers de la vie d’avant : ce qui a fait pilier, ce qui a
fait élan.
Pierre par pierre, ça tombe, ça se dérobe.
Récolement.
Des amis s’esquivent, l’amitié s’envole.
Plus tard, des vagues de colère et de tristesse déferleront sans que j’en comprenne le mouvement.
Ce n’est pas la nuit noire de l’âme que j’affronte.
Repère par repère, tout s’éboule, tout dégringole.
Non ! Pas tout !
Le chéri, le fils-chéri, l’écriture, la faim, la soif, la poésie, la vénusté de la lune, les aubes roses, la délicatesse du magnolia, les peintures de Séraphine Louis, ce parfum senti en boutique et mes larmes devant la vendeuse médusée. Je réaliserai plus tard qu’il me rappelle celui de la laque dont ma mère aspergeait abondamment ses cheveux.
Non ! Pas tout !
Les liens avec des frères et sœurs en humanité,
les voyages,
la joie qui s’invite comme un jaillissement de printemps.
Et le Temps. Il est consistant, j’en éprouve la matérialité.
Le reste est une pièce de théâtre dont mon personnage aimerait
se soustraire au plus vite.
Patience du Temps qui éprouve la mienne.
En attendant,
de la douceur avant toute chose,
de la poésie et de la prose.
Un roman débute.
Les yeux mi-clos, Eugénie franchit le seuil de la porte. La clarté du jour l’étourdit.
Elle se dirige vers l’arrière de la ferme, son seau à la main. Il tape contre son mollet et la poignée métallique grince au rythme de ses sabots. Elle sent l’humidité de la terre, la brume accrochée aux herbes mouille ses chevilles. L’air est vif, elle se repait de ses senteurs matinales.
Elle arrive à la cabane, soulève le loquet et retient sa respiration. Trop tard : comme à l’accoutumée, la puanteur qu’elle traverse lui saisit la gorge. Un nuage de mouches vrombit au-dessus de la fosse, elle vide le pot et ressort précipitamment.
Elle laisse là ses sabots et court vers l’évier de pierre devant la demeure. Elle aime enfoncer ses orteils dans la terre, elle aime en éprouver le contact souple puis solide sous la plante de ses pieds.
D’habitude elle fait semblant de faire une toilette de chat, mais ce matin elle laisse l’eau glacée couler longuement sur ses avant-bras et ses mains. Elle asperge ses yeux, gonflés du chagrin qu’elle a ramassé toute la nuit.
L’instituteur lui avait parlé, elle pourrait étudier. Puis il était venu un soir rendre visite au Père à la ferme : « Ce serait un gâchis de ne pas poursuivre. »
Le Père avait répondu : « La filha quita l’escòla. »
L’instituteur avait longuement argumenté. Il avait apporté une bouteille et il remplissait régulièrement le verre du Père. Puis il s’était échauffé, et s’était mis à parler fort en patois, c’est la première fois qu’Eugénie l’entendait causer ainsi.
Le Père, visage buté, répétait : « La filha quita l’escòla. »
Assise un peu à l’écart de la table, la tête baissée, la Mère restait silencieuse. Seules ses mains s’agitaient, elle chiffonnait son tablier et le frottait entre ses doigts, comme si cette tâche requérait de sa part la plus grande attention.
Eugénie avait cherché longtemps un regard, un soutien.
L’instituteur était parti en claquant la porte, vociférant contre l’entêtement du paysan.
Eugénie avait fui. Elle suffoquait, hoquetait, des spasmes lui secouaient la poitrine, elle courait, le visage barbouillé de larmes et de morve.
Elle prend appui contre le bac de pierre et offre son visage à la chaleur naissante, l’eau dégouline le long de son cou, mouille le col de sa blouse.
Elle laisse son esprit flotter, vagabonder au-dessus de la prairie. C’est un jeu qu’elle affectionne, jouer à l’oiseau, parcourir d’en haut cette campagne que ses pieds connaissent par cœur.
Elle ne s’envole pas.
Le paysage perd ses contours familiers. La tâche sombre du bois, préservé encore du soleil matinal, menace d’étendre son ombre.
La prairie à moitié fauchée lui apparait plus petite, les hautes herbes que la faux n’avait pas encore coupées forment un mur contre lequel son regard vient sans cesse buter.
Je te vois très nettement, toute vêtue de noir, sèche, ton visage parcheminé de rides, tes cheveux gris ramassés en un vague chignon, tes mains noueuses.
Tes yeux noirs enfoncés sous les arcades percent et traversent l’autre quand ils le regardent.
C’est ainsi que tu m’es apparue la première fois, un fantôme qui impose sa présence par deux billes noires qui éclairent ton visage. Je le caresse, et tes rides sous mes doigts forment un parchemin à déchiffrer.
Je sais pas mal de choses sur toi. Je les note sur mon cahier, ça arrive en vrac, j’ai du mal à suivre. Moi qui n’ai pas une écriture fluide, les détails affluent.
Tu t’appelles Eugénie.
Je voulais parler de Marcelle, c’était Marcelle mon personnage principal, toi tu étais là en arrière-plan.
Tu m’as rencontrée tout de suite, tu t’es imposée.
Où cela va-t-il nous mener ?
Eugénie tambourine avec son petit poing à la porte, tandis que son autre main tient relevés les coins de son tablier. Il est rempli de champignons qu’elle vient de ramasser.
« Honorine, c’est moi ! »
Eugénie entend à l’intérieur un fauteuil frotter sur le sol et un pas traînant se rapprocher de l’entrée.
La porte s’ouvre, un visage auréolé de cheveux blancs et au sourire avenant l’invite : « Entre mon petit ! »
Eugénie pénètre dans la grande salle, la pièce est soignée, et une chaleur réconfortante se fait immédiatement sentir. Des lampes, des bougies et un feu généreux réchauffent l’atmosphère, la baignent d’une douce lumière orange, à moins que ce ne soit celle de l’automne qui pénètre par les fenêtres.
« Qu’est-ce que tu transportes dans ton tablier ?
– Pour toi, lance Eugénie en déversant sa récolte sur la table.
– Quelle magnifique cueillette ! Où les as-tu trouvés ?
– Je ne te dirai pas, c’est un secret !
– Tu as raison, les vrais connaisseurs gardent leur endroit à champignons secret, pour le préserver longtemps. Tiens, installe-toi, je te prépare un chocolat avec une tartine… C’est gentil de continuer à venir me voir, comme…
– … comme avant, comme quand j’allais à l’école ! »
Honorine habite la première maison à l’entrée du village, à l’opposé de là où se situe l’école, une grande maison au bord de la route, en bas de la côte dans le virage, juste avant le panneau du village. La demeure s’élève sur deux étages. La présence de fenêtres sur trois de ses façades et celle d’un perron surélevé annoncent l’aisance des propriétaires. En l’occurrence, une vieille dame respectable et respectée, veuve depuis de nombreuses années. Eugénie avait pour habitude de prendre son goûter chez elle après l’école, elle y faisait aussi ses devoirs, avant d’entamer les deux kilomètres de marche qui la ramenaient chez elle.
« Oui, et tu me récitais tes leçons… C’est comme ça, que veux-tu ! »
Honorine s’affaire autour de la cuisinière. Elle découpe une grande tartine dans une miche enveloppée d’un grand torchon immaculé. Elle dépose un bol et un pot de confiture sur la table.